CHAPITRE 28

 

 

Les vagues se déplaçaient en motifs irréguliers sur la mer du Nord, comme de petits chevaux blancs trottant rapidement, fouettés par les obstacles submergés. La société North Sea Farm n’était pas aussi grande que Listœl, elle ne comptait qu’une centaine de champs, mais les fruits marins qu’on y récoltait étaient vendus beaucoup plus cher que du krill. Et avaient bien meilleur goût, estimait Victor, mais c’était facile.

Les fruits marins ressemblaient à des potirons, une écorce épaisse, jaunâtre et ridée sur une chair ressemblant à celle de la pomme. Victor leur avait toujours trouvé le goût d’un melon salé. Mais ils étaient riches en protéines et très populaires dans toute l’Europe. De nouvelles variétés apparaissaient chaque année, à mesure que les généticiens les raffinaient.

C’était devenu une industrie assez importante. La plupart des pays possédaient des plantations sur leurs côtes. Et la partie la moins profonde de la mer du Nord, avec sa chaleur et sa basse salinité, offrait les conditions de production idéales.

Julia avait lancé North Sea Farm trois ans auparavant, aidée par d’importants subsides du ministère de la Pêche. Le département n’était pas aussi grand que certaines des fermes combinées qui étaient apparues dans la mer du Nord, mais le profit était raisonnable.

Quand les nodules de Victor lui avaient fourni un profil de la ferme, il avait découvert que l’organisation employait beaucoup de chercheurs et qu’un grand nombre de champs expérimentaient de nouvelles techniques. Comme il le suspectait, Julia couvrait ses options.

C’étaient certainement ces installations de recherches qui avaient attiré Royan. Les laboratoires de la station étaient équipés pour des opérations de modification génétique très sophistiquées.

Quand le Pegasus commença sa manœuvre d’approche, Victor devina les champs sous la surface. Des murs de corail génétiquement modifié d’un kilomètre de longueur dessinaient un énorme plateau d’échecs. De nouveaux murs poussaient sur les côtés, telles des lignes sortant du sable. Les couleurs des fruits marins plantés à l’intérieur des murs couvraient toutes les teintes de bruns.

Diverses tours et plates-formes dépassaient de l’eau à intervalles réguliers. Certaines étaient d’anciennes plates-formes pétrolières du XXe siècle. Pas de gaspillage. Mais la majorité avait été construite avec les mêmes sections de béton que les plates-formes de générateurs thermiques de Listœl, produites massivement par Event Horizon au bord de la Nene. Des cargos étaient amarrés aux plates-formes pour le chargement. D’énormes barges traversaient les champs, de petits sous-marins jaunes étaient visibles sous l’eau.

Quand le Pegasus se fut posé sur une plate-forme, Victor quitta rapidement l’hypersonique. Eliot Haydon, le directeur de la ferme, l’attendait, vêtu d’un short bleu marine et d’une casquette de baseball avec le logo d’Event Horizon.

Victor accéda à son profil dans les dossiers du personnel : quarante-sept ans, ancien de l’université de Norwich où il avait obtenu un diplôme en biologie marine. Il travaillait depuis dix-neuf ans pour l’entreprise, dont les cinq derniers comme directeur, responsable des profits de la ferme.

Un autre de ces cadres très professionnels d’Event Horizon. Victor se demanda si Julia le classait dans la même catégorie. Probablement.

Eliot Haydon serra la main de Victor, d’une poigne chaude et sèche.

— Monsieur Tyo, nous n’avons pas souvent droit à une visite de votre division.

— Judy Tobandi est un bon officier, répondit Victor. La ferme ne pose aucun problème de sécurité. Quand tout se passe bien, il n’y a aucune raison d’intervenir.

Eliot Haydon sourit, montrant quatre dents en or.

— Tiens, tiens, une administration éclairée… et au plus haut niveau ! Vous devez avoir glissé dans le filet de captage du personnel. Que puis-je faire pour vous ?

— Je cherche Royan. Le connaissez-vous ?

— Oui, bien sûr. Mais, si vous vouliez lui parler, j’ai bien peur que vous arriviez trop tard, il nous a quittés il y a trois semaines. N’avez-vous pas vérifié les mémoires centrales de notre gestion ?

— Cela fait partie de mon problème. Nous avons bien vérifié. Il n’y a aucune mention de son passage.

— Quoi ?

— C’est plutôt compliqué, mais il couvre très efficacement ses traces. Pouvez-vous me dire ce qu’il faisait ici ?

— Il faisait des recherches sur la génétique des coraux, il tentait d’améliorer le ratio d’absorption minérale. (Une trace de malaise assombrit le large visage solaire d’Eliot Haydon.) C’est ce qu’il disait en tout cas. C’était un poste temporaire, bien sûr. Nous recevons souvent des scientifiques d’autres fermes et des instituts marins nationaux. Maintenant que l’effet de compétition s’est calmé, nous trouvons tous que la coopération est très utile.

— Avez-vous assigné un laboratoire de génétique à Royan ?

— Oui. Il en voulait un pour lui tout seul. C’est assez inhabituel, mais son niveau d’autorité le lui permettait. Il y a eu quelques plaintes quand nous avons redistribué les places.

— Que s’est-il passé après ?

— Après quoi ?

— Après son départ. A-t-il laissé des équipements ? Qui a repris le laboratoire ? Que sont devenues ses recherches ?

Eliot Haydon tira son cybofax de la poche de son short et lui posa quelques questions. Il consulta l’écran puis regarda Victor attentivement.

— Selon nos dossiers, son laboratoire est toujours inoccupé. C’est anormal, l’espace de travail est très important dans cette station. Les blocs de gestion sont programmés pour redistribuer l’espace dès qu’un labo devient disponible.

Victor s’attendait à quelque chose de ce genre, et il détestait être manipulé comme un cyborg.

— J’aimerais le voir, s’il vous plaît.

 

Le petit sous-marin cylindrique possédait un nez transparent hémisphérique. Victor était assis à l’avant à côté d’Eliot Haydon qui les emmenait loin de la plate-forme, utilisant un volant qui aurait pu provenir d’une voiture. L’appareil était conçu pour transporter vingt personnes vers la station sous-marine principale de la ferme, mais il n’y avait que lui et son garde du corps à bord.

L’eau était étrangement claire. Eliot Haydon expliqua que le fruit marin lui-même était responsable de cette limpidité, ses racines retenant le sable. C’était une variété développée par les généticiens d’Event Horizon.

Des globes bien mûrs pendaient à un mètre du lit de la mer, suspendus sur une corde épaisse comme un escadron de ballons. Ils se balançaient en rythme dans la pulsation lente des courants. Trente dauphins frankenstein, dotés de longues nageoires agiles, nageaient entre les rangées de fruits. L’un d’entre eux se plaça sous un globe, le détacha de la corde à l’aide son nez puissant, l’attrapa avec ses nageoires et l’emporta jusqu’à un énorme filet en bout du champ, le laissant tomber dans l’ouverture avec la dextérité et le panache d’un joueur de basket-ball.

La station principale s’étalait sous les champs, une grosse soucoupe jaune de soixante mètres de diamètre avec des hublots sur les côtés. Elle s’élevait à quinze mètres au-dessus du fond sur trois solides piliers cylindriques. Eliot Haydon pilota le sous-marin sous le bâtiment, manœuvrant pour le placer contre un sas au niveau de la quille. Ils s’y amarrèrent dans un grand bruit. Les pompes commencèrent à siffler.

— Nous gardons la pression interne de la station à une atmosphère, expliqua Haydon en éteignant les machines du sous-marin. Comme ça, une fois accroché, on y reste. L’inverse d’un vaisseau spatial.

— Que fait-on exactement dans cette station ? demanda Victor.

Eliot Haydon se leva et traversa le sous-marin vers le sas au plafond. Il vérifia l’écran du sceau avant de tourner la roue.

— Du travail pratique, des recherches sur les techniques de culture dans les fonds marins, des méthodes de ramassage. Plusieurs fermes combinées utilisent des drones pour récolter les fruits, nous avons découvert que les dauphins frankenstein étaient tout aussi efficaces. Mais c’est essentiellement une installation de recherche génétique. Nous améliorons les espèces de fruits marins, nous modifions des poissons. Une équipe travaille sur le corail, nous voulions installer de petites cavernes dans les murs, un peu comme pour du gruyère, pour y élever des crustacés. Le projet pilote est assez réussi.

Le sas circulaire s’ouvrit dans un sifflement. Un peu d’eau dégoulina sur la tête d’Eliot Haydon. Il s’engagea sur l’échelle métallique.

 

Le laboratoire GD7 occupait une pièce rectangulaire sur un bord de la station. Trois hublots donnaient sur les champs et les récifs, la constitution chimique de la vitre épaisse les teintait en vert-bleu. Des éventails de lumière jade s’y infiltraient, dansant sur les plans de travail blancs le long des murs.

Le GD7 paraissait standard. Les plans de travail étaient couverts de matériel spécialisé, de modules d’équipement en composite, de longues rangées de bocaux en verre cristallin et de cuves de culture. Une série d’aquariums vides couvrait le mur du fond. Une section entière était consacrée au microscope électronique. Tout était propre, inutilisé et éteint. En attente, pensa Victor.

Kiley était installée sur un piédestal au centre de la pièce, une structure octogonale de deux mètres de diamètre sur cinquante centimètres de hauteur dont les panneaux extérieurs étaient couverts de mousse de protection thermique. Des tuyères de gaz froid de la taille de dés à coudre traversaient la mousse, ainsi que trois séries de senseurs, deux antennes omnidirectionnelles coniques, des prises électriques ombilicales et une clé d’interface. Sept des arêtes possédaient un aileron thermique. La huitième était équipée d’une poignée pour que le bras télécommandé du Pomme de Newton puisse l’agripper au moment du retour.

Au sommet de la sonde, une structure en grappe d’un mètre de haut avait contenu la cuve de ramassage. Elle était à présent vide et ses montants traînaient un fouillis de fils électriques et de câbles en fibre optique. Au-dessus, une antenne de communication – une ombrelle de papier argent ultra fin – était méchamment froissée et déchirée.

Victor chercha autour de lui et repéra la cuve de ramassage sur l’un des plans de travail, un ballon de rugby en titane, coupé en deux. Vide. Une carte blanche y était accrochée. Il la ramassa.

« Je parie que c’est toi, Victor… »

L’écriture était celle de Royan. Victor chiffonna la carte en boule serrée. C’était un laboratoire superbement équipé. Qu’est-ce que Royan avait bien pu y faire ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Eliot Haydon qui faisait prudemment le tour de Kiley. Une sonde spatiale ?

— Oui. Des échantillons en provenance de Jupiter.

— Seigneur, qu’est-ce que ça fout là ?

— C’est une putain de bonne question.

>Ouverture canal aux blocs RN Julia Evans.

— J’ai trouvé Kiley, ou du moins ce qu’il en reste.

— Génial. Où ?

— Elle est dans la station sous-marine principale de la ferme, le laboratoire GD7. Mais rien d’autre, il a tout nettoyé.

— Reste en ligne, je vais revérifier les mémoires centrales du laboratoire.

Victor pensa détecter une trace de ressentiment dans la voix silencieuse.

— Royan a-t-il emporté quelque chose en partant ? demanda-t-il.

Eliot Haydon observait toujours Kiley, la main gauche caressant les panneaux du radiateur thermique.

— Juste une capsule de cargo standard. (Il éloigna ses mains de la sonde et se frotta les doigts.) Oh, et une plante. Une drôle de chose, moitié cactée, moitié palmier. Il la portait quand il est monté dans l’avion, c’est pour ça que je m’en souviens.

Victor eut un frisson.

— Cette plante était-elle en fleur ?

— Était-elle…

Eliot s’interrompit, troublé.

— En fleur. Avait-elle des fleurs ?

— Je ne crois pas, non.

— Je ne peux toujours rien trouver, Victor, dit le bloc RN1.

Victor se retourna. La persona devait être là. Royan s’attendait à ce qu’il la trouve.

Commence par le plus simple, se dit-il. Une construction de données devait se trouver dans un processeur, et ce devait être évident, Royan n’essayait pas de cacher, c’était supposé être un avertissement. Un endroit où on ne pouvait pas tomber sur lui par accident, mais pas trop obscur non plus.

Il aurait aimé avoir Greg et son intuition dans le labo. Greg aurait trouvé tout de suite.

Victor se tourna lentement et détailla Kiley. Le minuscule œil de verre de la clé d’interface lui retourna son regard. Il tira le cybofax de sa poche intérieure et le leva.