CHAPITRE 25

 

 

Ils informèrent Charlotte pour Baronski après son réveil. Sa mort annula enfin tous les liens quelle avait avec son passé. Elle avait tellement dépendu de lui, ce dont elle ne s’était pas rendu compte avant. Mais, à présent, il ne lui restait plus rien, personne à appeler, nulle part où aller.

Elle décida de s’occuper de Fabian. La dernière promesse faite à un homme mort. Et Fabian avait besoin qu’on s’occupe de lui. Son existence n’avait été que luxe, grâce aux soins d’un personnel qui s’échinait à lui faciliter la vie. Quoi qu’il désire, il lui suffisait d’un coup de téléphone, et il boudait si ses repas n’étaient pas servis à temps. Il ne connaissait rien d’autre. Et il venait de voir son foyer et son père tomber du ciel, en flammes.

Elle était convaincue que les médecins d’Event Horizon ne se rendaient pas compte de la profondeur du problème. Ils attribuaient tout au choc. Des calmants, une thérapie de quelques semaines, quelques mois pour rebondir et ce serait fini. Ils avaient l’habitude de soigner des blessures contractées au combat, pas des adolescents perdus et traumatisés.

Fabian ne pleurait même plus. On leur avait donné une chambre dans la clinique de la plate-forme. Quand elle s’était réveillée, un peu après minuit, il regardait le plafond. Il avait passé le reste de la nuit niché dans ses bras et ne s’était endormi qu’au petit jour.

Après le petit déjeuner, l’infirmière de service lui avait trouvé des vêtements, un Levi’s délavé, des tennis et un sweat-shirt orné du logo du groupe Organic Flux Capacity. Elle avait retroussé les jambes du jean pour qu’elles ne tombent pas sur ses tennis et demandé une ceinture. Charlotte se regarda dans le miroir de la salle de bains et haussa les épaules. Une disciple du grunge mal habillée. Personne de sa connaissance ne pouvait la voir, Dieu merci.

Puis il fallut attendre, de nouveau. Le personnel de la clinique ne savait pas quoi faire d’eux, se demandant s’ils étaient invités ou prisonniers.

Suzi était dans la chambre voisine, le genou enveloppé de membranes bio-intelligentes connectées aux processeurs médicaux par un fouillis d’épais câbles de fibre optique. Charlotte l’avait remerciée de les avoir sortis du Colonel Maitland, elles avaient bavardé mais Suzi ne savait pas non plus ce qui se passait.

— Greg va bientôt rentrer, lui avait-elle dit. Alors on saura. Et tu auras ton grand moment.

La manière dont elle avait dit ça avait glacé Charlotte, comme si elle n’avait d’autre choix que leur dire ce qu’elle savait, réduite au rôle de cyborg. Sa vie était programmée par les autres. Ce n’était pas nouveau, mais maintenant c’était différent.

Livrer cette putain de fleur. Son seul acte d’indépendance depuis des années. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû le faire. Mais livrer une fleur de la part d’un amoureux, c’était seulement amusant. Sans danger. Comment cela avait-il pu se terminer ainsi ?

Baronski aurait su quoi faire. En fait, il l’aurait prévenue dès le départ si elle s’était confiée à lui.

Finalement, l’apathie de Fabian était trop lourde pour elle. Elle demanda à prendre l’air. Ils avaient même prévu un garde pour les accompagner.

Dehors, il faisait chaud, le bruit et l’odeur étaient insupportables. Ils marchèrent le long de la plate-forme, regardant les tuyaux de décharge du générateur pisser de l’eau brune dans l’océan, ça puait le sel et le soufre. Le tonnerre de la cascade la mettait mal à l’aise.

— De la merde de requin pure, dit Josh Bailey, le membre de l’équipe d’intervention qui marchait avec eux. On doit vivre avec tout le temps. Je suis presque immunisé maintenant.

— Vous avez de la chance.

Charlotte savait qu’elle devait montrer de l’intérêt. « Établis une relation avec toute personne que tu rencontres », lui avait appris Baronski. « Essaie de comprendre où elle se situe, comment elle te considère. » Ça semblait assez inutile à présent.

Fabian se penchait au-dessus du garde-corps et fixait du regard les trois chutes d’eau qui plongeaient dans l’océan verdi par les minuscules particules d’algues qui y flottaient. Comme une soupe épaisse.

Elle mit sa main sur la sienne.

— Il n’a rien senti, Fabian.

— Tu as vu la nacelle ! Il a brûlé vif. C’est une façon horrible de mourir.

— Il devait être inconscient bien avant que les flammes n’atteignent son bureau, à cause de la fumée.

Fabian tourna la tête, les yeux affolés, il voulait y croire.

— Tu le penses vraiment ?

— Quand une maison prend feu, c’est toujours ce qui empêche les victimes de s’échapper, elles sont asphyxiées par la fumée.

— Oh. (Il baissa de nouveau la tête pour fixer l’eau sale.) Je n’ai jamais habité dans une maison.

— Tu t’y habitueras.

— Oui, j’imagine. (Il se raidit, il parlait avec une dignité fragile.) Je suppose que tu vas me laisser, maintenant.

— Non, à moins que tu le souhaites.

Il leva les yeux, trop effrayé pour y croire.

— Mais tu n’es plus payée et je les ai entendus te dire que Baronski était mort.

— Fabian ! (Elle lui prit la tête pour le contraindre à la regarder, enveloppant son visage de ses mains pour qu’il ne puisse détourner les yeux.) L’argent de ton père n’a jamais acheté le temps que nous avons passé ensemble.

Il se mit à pleurer, mais il souriait derrière ses larmes.

— Oh, Fabian !

Elle le berça contre elle, l’embrassant sur le crâne. Ses bras se resserrèrent autour d’elle avec la force du désespoir.

— J’ai peur, hoqueta-t-il.

— Moi aussi. Mais c’est moins terrible quand on a quelqu’un avec qui partager les choses.

Ils restèrent longtemps enlacés. Elle ne souhaitait pas interrompre cette proximité, muette mais réelle. Elle lui avait dit la vérité, la peur était plus facile à affronter ainsi.

Le Pegasus apparut dans le ciel, trois chasseurs pointus l’encadrant en formation serrée. Il se dirigeait droit sur la plate-forme. Charlotte sentit la tension monter.

Le cybofax de Josh Bailey sonna.

— Ne vous dérangez pas, lui dit-elle. Ce doit être pour moi.

 

Fabian la suivit automatiquement, ce qui pouvait être un problème quand ils atteignirent la salle de conférence. Josh Bailey sembla sur le point de protester, mais Charlotte lui adressa une prière muette et il haussa les épaules avant de les faire entrer.

Alors, enfin, elle rencontra Julia Evans en chair et en os et lui serra la main, la saluant d’une voix tremblante. Ses jambes frissonnaient, comme si elle avait couru un marathon. Julia Evans se contenta de sourire, murmurant quelques mots d’encouragement. Ce fut quasiment une fuite quand Charlotte, soulagée, rejoignit un siège derrière la table. Aucune allégation d’aucune sorte, aucune hostilité, Julia Evans ne la rendait pas responsable de ses problèmes.

Julia dit quelques mots à Fabian, ses doigts caressant l’hématome autour de l’œil que la femme de chambre avait frappé et qui, grâce aux soins médicaux, commençait à dégonfler. Fabian rougit et baissa les yeux.

Charlotte s’assit à côté de Suzi, arrivée avant eux. La petite dure à cuire portait une salopette de la sécurité d’Event Horizon. Le tissu faisait une bosse au niveau de son genou, mais elle ne claudiquait pas.

Rick Parnell se présenta et s’assit promptement en bout de table, précédant Greg qui parut momentanément ennuyé avant de s’asseoir à côté de Parnell. Victor Tyo s’installa en face de Charlotte, activant le terminal devant lui.

Fabian prit un siège à côté d’elle et fouilla sous la table pour attraper sa main. Elle la serra rapidement pour le rassurer.

Les trois écrans plats sur le mur s’allumèrent tandis que Julia s’asseyait en tête de table. L’un des écrans affichait le visage d’un vieil homme, les deux autres Julia elle-même, aucun n’avait d’arrière-plan.

— Ce sont des images synthétisées, expliqua Julia. Mon grand-père et moi avons stocké nos souvenirs dans des blocs abritant des réseaux neuronaux.

Philip Evans, le fondateur d’Event Horizon. Charlotte se souvenait de lui. Elle avait souvent entendu ses mécènes l’évoquer et savait qu’il avait joué un rôle important dans la chute du PSP.

Le concept était extraordinaire. Julia pouvait être à deux, trois, quatre endroits à la fois. Pas étonnant qu’Event Horizon fonctionne aussi bien. Charlotte sentit un sourire d’admiration se former sur ses lèvres. C’était vrai, personne ne pouvait battre Julia Evans. La réalité était plus étonnante que la légende.

— C’est comme ça que vous êtes entrée dans le réseau du Colonel Maitland ! s’exclama Fabian.

Il était impressionné.

— Oui. Et je vous serais obligée de garder pour vous l’existence de mes blocs RN, ainsi que ce dont nous allons discuter aujourd’hui, s’il vous plaît.

— Bien sûr, répondit Charlotte.

Elle donna un coup de coude à Fabian.

— Oui, acquiesça-t-il.

— Bien. J’ai cru comprendre que Nia Korovilla vous posait des questions à propos de la fleur, Charlotte…

— Elle voulait savoir qui me l’avait donnée.

— Beaucoup de gens le souhaitent, intervint doucement Greg. Nous le révélerez-vous ?

Charlotte avait l’intention de marchander : de l’argent, une garantie pour sa sécurité. Mais elle ignorait quelle somme demander et une part d’elle, pleine de colère, voulait que justice soit faite pour Baronski. Elle se doutait que les assassins du vieil homme n’étaient pas du genre à payer pour leurs crimes. Et il fallait aussi protéger Fabian.

Julia Evans était la seule personne qui pourrait accomplir ce genre de choses. Il valait mieux ne pas se la mettre à dos.

— Oui, dit finalement Charlotte. Il ne m’a jamais donné son nom. Il m’a simplement dit qu’il était prêtre.

— Décrivez-le, s’il vous plaît, demanda Greg.

— Je crois qu’il avait cinquante-cinq, peut-être soixante ans, taille moyenne, quatre ou cinq centimètres de moins que moi, un visage très pâle, le cou flasque, les cheveux grisonnants avec une queue-de-cheval. Il avait un sourire merveilleux, il suffisait de le regarder pour lui faire confiance.

Elle s’interrompit. Prononcé à voix haute, cela paraissait stupide, mais son sourire était ce qui l’avait poussée à accepter de livrer la fleur.

— Ce n’est pas Royan, dit Julia.

— Le reconnaîtriez-vous si vous le revoyiez ? demanda Greg.

— Absolument. Il portait une salopette grise, vieille mais propre. Tous les Célestes sont propres.

Victor leva les yeux de son terminal.

— Vous voulez dire que ça s’est passé à New London ?

— Désolée, je ne l’ai pas précisé ? Oui, c’était pendant mes vacances.

Julia et Greg se souriaient.

— Vous vous êtes rendue à New London après la Nouvelle-Zélande ? s’enquit Greg.

— Comment avez-vous…

— Vous êtes quelqu’un de très important. Victor, que vous voyez ici, a sur vous un dossier très épais.

— Oui. J’ai pris un vol au spatioport de Mangonui.

— Avec votre client ?

— Non. J’ai dit que c’était des vacances. J’y suis allée seule.

— Comment les avez-vous payées ?

— Je ne les ai pas payées. C’était un cadeau d’adieu de mon dernier mécène, tous frais compris. Baronski me l’a laissé. Normalement, je lui donne tous les cadeaux que je reçois, mais il pouvait difficilement revendre ces vacances, alors il m’a laissée partir.

Victor laissa échapper un grognement.

— Je ne risquais pas de retracer vos déplacements avec votre carte Amex. Quel était le nom de ce client ?

— Ali Murdad.

— Vous a-t-il envoyée à New London pour récupérer la fleur ? demanda Greg. Ou pour une autre faveur ?

— Non, il s’agissait vraiment de vacances.

— J’ai la confirmation pour le billet, intervint l’une des Julia. Un package royal chez Thomas Cook, réservé par Aflaj Industrial Cybernetics dont Ali Murdad est un des directeurs. Une dizaine de jours au High Savoy avec une carte d’accès universel pour le club et les installations de loisirs.

— C’est ça, confirma Charlotte.

— Parlez-nous du prêtre, engagea Greg. Êtes-vous certaine que c’était un Apôtre céleste ?

— Oui. Il y avait un groupe de Célestes qui faisait le tour des touristes sur la plage de surf en chute libre. Deux d’entre eux m’ont abordée, ils avaient à peu près mon âge, ils m’ont expliqué ce qu’étaient les Célestes. Ils étaient très dévots, je ne veux pas dire idiots comme les Hare Krishna ou mortellement ennuyeux comme les Témoins de Jéhovah. Ils avaient le sens de l’humour, mais ils croyaient vraiment que notre destin est dans les étoiles. Ils m’ont demandé si je voulais rester à New London de manière permanente. Ils ont précisé que ce n’était pas une vie à la dure, pas comme les sectes qui exploitent les enfants sur Terre, mais plutôt basique. Ça ne les dérange pas, ils croient que ce n’est que temporaire, que lorsque l’événement divin se produira tout changera. Je pense qu’ils espèrent une plus grande bénédiction que les autres ou l’admission au paradis, quelque chose de ce genre. Un Apôtre céleste est supposé occuper une position plus proche de Dieu.

— Mais vous avez refusé.

— Bien sûr. Je peux me rendre à New London quand je veux. Je ne tiens pas à passer le reste de ma vie à ennuyer les touristes avec un dogme foldingue. Et ils avaient l’air un peu simples, vous voyez ? Le genre rêveurs.

— Ce prêtre faisait-il partie du duo avec lequel vous avez parlé ?

— Non. Il m’a approchée quand ils sont partis. Il connaissait mon nom, c’était étrange. J’ai eu l’impression qu’il attendait que les deux autres aient fini. Il m’a dit être désolé que les Célestes ne soient pas parvenus à me montrer la lumière, puis il m’a demandé si je pouvais rendre un service à l’un de ses amis.

— Quel était le nom de cet ami ? l’interrompit Victor.

— Il a affirmé ne pas pouvoir me le révéler pour des raisons évidentes.

Julia sourit comme si elle savait déjà.

— Poursuivez.

— Il m’a demandé de vous remettre un cadeau de votre amant, sans que personne ne l’apprenne. J’ai pensé… eh bien, vous avez déjà un mari, alors un autre homme dans votre vie… c’était excitant et romantique de faire l’intermédiaire entre vous deux. Je n’ai pas pu refuser. Vous êtes… eh bien, vous êtes Julia Evans, n’est-ce pas ? J’aurais été impliquée dans un secret délicieux, on aurait même pu me demander de recommencer. J’ai interrompu mes vacances et je suis rentrée. Dmitri m’a obtenu une invitation pour le bal de Newfields.

Elle regarda ses ongles, mortifiée. Que penserait Fabian de son comportement d’écolière ?

— Il connaissait votre nom, dit Greg dans le silence qui suivit. Il savait que vous aviez les contacts nécessaires pour être invitée au dernier moment au bal le plus important de Monaco, et que vous possédiez le savoir-faire pour remettre la fleur. Ça, c’est de l’Apôtre céleste !

— Tu penses que c’est l’un d’eux, mon garçon ? demanda Philip Evans. L’extraterrestre ?

— Un extraterrestre ? déglutit Charlotte.

Fabian se redressa et dévisagea l’image de Philip Evans.

Personne ne réagit. Tous regardaient Greg, s’en remettant à lui, comme s’il était une sorte de gourou. Il cilla lentement et se concentra sur elle. Charlotte s’agita, mal à l’aise, sentant la main moite de Fabian dans la sienne serrer un peu plus, silencieusement. Greg ne se contentait pas de la regarder, il la jaugeait. Un psi ! Cela ne la décontracta pas. Il y avait des rumeurs…

— Vous dites que vous avez écourté vos vacances pour livrer la fleur ? demanda-t-il.

— Oui.

Sa gorge se serrait.

— De combien de temps ?

— Quatre jours. Le package d’Ali était pour dix jours, mais j’ai échangé mon billet. L’agent m’a dit qu’il n’y avait aucun problème. J’ai atterri au Cap et j’ai pris un avion pour Monaco.

— Ah. (Un sourire éclaira son visage.) Je crois qu’il faut qu’on vous explique quelques petites choses.