Gravi cothurno torvus, orchestra truci
Dudum cruentus, Galliæ justus stupor
Audivit et vatum decus Cornelius.
Laudem poetæ num mereret comici
Pari nitore et elegantia, fuit
Qui disputaret, et negarunt inscii;
Et mos gerendus insciis semel fuit;
Et, ecce, gessit, mentiendi gratia
Facetiisque, quas Terentius, pater
Amœnitatum, quas Menander, quas merum
Nectar Deorum Plautus et mortalium,
Si sæculo reddantur, agnoscant suas,
Et quas negare non graventur non suas.
Tandem poeta est: fraude, fuco, fabula,
Mendace scena vindicavit se sibi.
Cui Stagiræ venit in mentem, putas,
Quis qua præivit supputator algebra,
Quis cogitavit illud Euclides prior,
Probare rem verissimam mendacio?
Constanter[305], 1645.

A MONSIEUR
CORNEILLE,
SUR SA COMÉDIE
LE MENTEUR[306].

Eh bien! ce beau Menteur, cette pièce fameuse,
Qui étonne le Rhin et fait rougir la Meuse,
Et le Tage et le Pô, et le Tibre romain,
De n'avoir rien produit d'égal à cette main,
A ce Plaute rené, à ce nouveau Térence,
La trouve-t-on si loin ou de l'indifférence
Ou du juste mépris des savants d'aujourd'hui?
Je tiens tout au rebours qu'elle a besoin d'appui,
De grâce, de pitié, de faveur affétée,
D'extrême charité, de louange empruntée.
Elle est plate, elle est fade, elle manque de sel,
De pointe et de vigueur; et n'y a carrousel
Où la rage et le vin n'enfante des Corneilles
Capables de fournir de plus fortes merveilles.
Qu'ai-je dit? Ah! Corneille, aime mon repentir;
Ton excellent Menteur m'a porté à mentir.
Il m'a rendu le faux si doux et si aimable,
Que sans m'en aviser, j'ai vu le véritable
Ruiné de crédit, et ai cru constamment
N'y avoir plus d'honneur qu'à mentir vaillamment.
Après tout, le moyen de s'en pouvoir dédire?
A moins que d'en mentir, je n'en pouvois rien dire.
La plus haute pensée au bas de sa valeur
Devenoit injustice et injure à l'auteur.
Qu'importe donc qu'on mente, ou que d'un foible éloge
A toi et ton Menteur faussement on déroge?
Qu'importe que les Dieux se trouvent irrités
De mensonges ou bien de fausses vérités?
Constanter.

EXAMEN.

Cette pièce est en partie traduite, en partie imitée de l'espagnol. Le sujet m'en semble si spirituel et si bien tourné, que j'ai dit souvent que je voudrois avoir donné les deux plus belles que j'aye faites, et qu'il fût de mon invention. On l'a attribué au fameux Lope de Végue[307]; mais il m'est tombé depuis peu entre les mains un volume de don Juan d'Alarcon, où il prétend que cette comédie est à lui, et se plaint des imprimeurs qui l'ont fait courir sous le nom d'un autre[308]. Si c'est son bien, je n'empêche pas qu'il ne s'en ressaisisse. De quelque main que parte cette comédie, il est constant qu'elle est très-ingénieuse; et je n'ai rien vu dans cette langue qui m'aye satisfait davantage. J'ai tâché de la réduire à notre usage et dans nos règles; mais il m'a fallu forcer mon aversion pour les a parte[309], dont je n'aurois pu la purger sans lui faire perdre une bonne partie de ses beautés[310]. Je les ai faits les plus courts que j'ai pu, et je me les suis permis rarement sans laisser deux acteurs ensemble qui s'entretiennent tout bas cependant que[311] d'autres disent ce que ceux-là ne doivent pas écouter. Cette duplicité d'action particulière ne rompt point l'unité de la principale, mais elle gêne un peu l'attention de l'auditeur, qui ne sait à laquelle s'attacher, et qui se trouve obligé de séparer aux deux ce qu'il est accoutumé de donner à une. L'unité de lieu s'y trouve, en ce que tout s'y passe dans Paris; mais le premier acte est dans les Tuileries, et le reste à la place Royale[312]. Celle de jour n'y est pas forcée, pourvu qu'on lui laisse les vingt et quatre heures[313] entières[314]. Quant à celle d'action, je ne sais s'il n'y a point quelque chose à dire, en ce que Dorante aime Clarice dans toute la pièce et épouse Lucrèce à la fin, qui par là ne répond pas à la protase. L'auteur espagnol lui donne ainsi le change pour punition de ses menteries, et le réduit à épouser par force cette Lucrèce qu'il n'aime point. Comme il se méprend toujours au nom, et croit que Clarice porte celui-là, il lui présente la main quand on lui a accordé l'autre, et dit hautement, quand on l'avertit de son erreur, que s'il s'est trompé au nom, il ne se trompe point à la personne. Sur quoi, le père de Lucrèce le menace de le tuer s'il n'épouse sa fille après l'avoir demandée et obtenue; et le sien propre lui fait la même menace. Pour moi, j'ai trouvé cette manière de finir un peu dure, et cru qu'un mariage moins violenté seroit plus au goût de notre auditoire. C'est ce qui m'a obligé à lui donner une pente vers la personne de Lucrèce au cinquième acte, afin qu'après qu'il a reconnu sa méprise aux noms, il fasse de nécessité vertu de meilleure grâce, et que la comédie se termine avec pleine tranquillité de tous côtés.


LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES POUR LES VARIANTES DU MENTEUR.

ÉDITIONS SÉPARÉES.

  • 1644 in-4o;
  • 1644 in-12.

RECUEILS.

  • 1648 in-12;
  • 1652 in-12;
  • 1654 in-12;
  • 1656 in-12;
  • 1660 in-8o;
  • 1663 in-fol.;
  • 1664 in-8o;
  • 1668 in-12;
  • 1682 in-12.

ACTEURS.

GÉRONTE, père de Dorante[315].
DORANTE, fils de Géronte.
ALCIPPE, ami de Dorante et amant de Clarice.
PHILISTE, ami de Dorante et d'Alcippe.
CLARICE, maîtresse d'Alcippe.
LUCRÈCE[316], amie de Clarice.
ISABELLE, suivante de Clarice.
SABINE, femme de chambre de Lucrèce.
CLITON, valet de Dorante.
LYCAS, valet d'Alcippe.

La scène est à Paris.[317]

LE MENTEUR.

COMÉDIE.

ACTE I[318].


SCÈNE PREMIÈRE.

DORANTE, CLITON.

DORANTE.
A la fin j'ai quitté la robe pour l'épée:
L'attente où j'ai vécu n'a point été trompée;
Mon père a consenti que je suive mon choix,
Et j'ai fait banqueroute à ce fatras de lois[319].
Mais puisque nous voici dedans les Tuileries,5
Le pays du beau monde et des galanteries,
Dis-moi, me trouves-tu bien fait en cavalier?
Ne vois-tu rien en moi qui sente l'écolier[320]?
Comme il est malaisé qu'aux royaumes[321] du Code
On apprenne à se faire un visage à la mode,10
J'ai lieu d'appréhender....
CLITON.
Ne craignez rien pour vous:
Vous ferez en une heure ici mille jaloux.
Ce visage et ce port n'ont point l'air de l'école,
Et jamais comme vous on ne peignit Bartole[322]:
Je prévois du malheur pour beaucoup de maris.15
Mais que vous semble encor maintenant de Paris?
DORANTE.
J'en trouve l'air bien doux, et cette loi bien rude
Qui m'en avoit banni sous prétexte d'étude.
Toi qui sais les moyens de s'y bien divertir,
Ayant eu le bonheur de n'en jamais sortir[323],20
Dis-moi comme en ce lieu l'on gouverne les dames.
CLITON.
C'est là le plus beau soin qui vienne aux belles âmes,
Disent les beaux esprits. Mais sans faire le fin,
Vous avez l'appétit ouvert de bon matin:
D'hier au soir seulement vous êtes dans la ville,25
Et vous vous ennuyez déjà d'être inutile!
Votre humeur sans emploi ne peut passer un jour,
Et déjà vous cherchez à pratiquer l'amour!
Je suis auprès de vous en fort bonne posture
De passer pour un homme à donner tablature;30
J'ai la taille d'un maître en ce noble métier,
Et je suis, tout au moins, l'intendant du quartier.
DORANTE.
Ve t'effarouche point: je ne cherche, à vrai dire,
Que quelque connoissance où l'on se plaise à rire,
Qu'on puisse visiter par divertissement,35
Où l'on puisse en douceur couler quelque moment.
Pour me connoître mal, tu prends mon sens à gauche.
CLITON.
J'entends, vous n'êtes pas un homme de débauche,
Et tenez celles-là trop indignes de vous
Que le son d'un écu rend traitables à tous.40
Aussi que vous cherchiez de ces sages coquettes
Où peuvent tous venants débiter leurs fleurettes[324],
Mais qui ne font l'amour que de babil et d'yeux,
Vous êtes d'encolure à vouloir un peu mieux.
Loin de passer son temps, chacun le perd chez elles;45
Et le jeu, comme on dit, n'en vaut pas les chandelles.
Mais ce seroit pour vous un bonheur sans égal
Que ces femmes de bien qui se gouvernent mal,
Et de qui la vertu, quand on leur fait service,
N'est pas incompatible avec un peu de vice.50
Vous en verrez ici de toutes les façons.
Ne me demandez point cependant de leçons[325]:
Ou je me connois mal à voir votre visage,
Ou vous n'en êtes pas à votre apprentissage;
Vos lois ne régloient pas si bien tous vos desseins55
Que vous eussiez toujours un portefeuille aux mains.
DORANTE.
A ne rien déguiser, Cliton, je te confesse
Qu'à Poitiers j'ai vécu comme vit la jeunesse;
J'étois en ces lieux-là de beaucoup de métiers;
Mais Paris, après tout, est bien loin de Poitiers.60
Le climat différent veut une autre méthode;
Ce qu'on admire ailleurs est ici hors de mode[326]:
La diverse façon de parler et d'agir
Donne aux nouveaux venus souvent de quoi rougir.
Chez les provinciaux on prend ce qu'on rencontre;65
Et là, faute de mieux, un sot passe à la montre[327].
Mais il faut à Paris bien d'autres qualités:
On ne s'éblouit point de ces fausses clartés;
Et tant d'honnêtes gens, que l'on y voit ensemble,
Font qu'on est mal reçu, si l'on ne leur ressemble.70
CLITON.
Connoissez mieux Paris, puisque vous en parlez.
Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés;
L'effet n'y répond pas toujours à l'apparence:
On s'y laisse duper autant qu'en lieu de France;
Et parmi tant d'esprits plus polis et meilleurs,75
Il y croît des badauds autant et plus qu'ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte;
Et dans toute la France il est fort peu d'endroits
Dont il n'ait le rebut aussi bien que le choix.80
Comme on s'y connoît mal, chacun s'y fait de mise[328],
Et vaut communément autant comme il se prise:
De bien pires que vous s'y font assez valoir.
Mais pour venir au point que vous voulez savoir,
Êtes-vous libéral?
DORANTE.
Je ne suis point avare.85
CLITON.
C'est un secret d'amour et bien grand et bien rare;
Mais il faut de l'adresse à le bien débiter.
Autrement on s'y perd au lieu d'en profiter.
Tel donne à pleines mains qui n'oblige personne:
La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne[329].90
L'un perd exprès au jeu son présent déguisé;
L'autre oublie un bijou qu'on auroit refusé.
Un lourdaud libéral auprès d'une maîtresse
Semble donner l'aumône alors qu'il fait largesse;
Et d'un tel contre-temps il fait tout ce qu'il fait,95
Que quand il tâche à plaire, il offense en effet.
DORANTE.
Laissons là ces lourdauds contre qui tu déclames,
Et me dis seulement si tu connois ces dames.
CLITON.
Non: cette marchandise est de trop bon aloi;
Ce n'est point là gibier à des gens comme moi;100
Il est aisé pourtant d'en savoir des nouvelles,
Et bientôt leur cocher m'en dira des plus belles.
DORANTE.
Penses-tu qu'il t'en dise?
CLITON.
Assez pour en mourir:
Puisque c'est un cocher, il aime à discourir.

SCÈNE II.

DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE.

CLARICE, faisant un faux pas, et comme se laissant choir[330].
Ay!
DORANTE, lui donnant la main.
Ce malheur me rend un favorable office,105
Puisqu'il me donne lieu de ce petit service;
Et c'est pour moi, Madame, un bonheur souverain
Que cette occasion de vous donner la main.
CLARICE.
L'occasion ici fort peu vous favorise,
Et ce foible bonheur ne vaut pas qu'on le prise.110
DORANTE.
Il est vrai, je le dois tout entier au hasard:
Mes soins ni vos desirs n'y prennent point de part;
Et sa douceur mêlée avec cette amertume
Ne me rend pas le sort plus doux que de coutume,
Puisqu'enfin ce bonheur, que j'ai si fort prisé,115
A mon peu de mérite eût été refusé.
CLARICE.
S'il a perdu sitôt ce qui pouvoit vous plaire,
Je veux être à mon tour d'un sentiment contraire,
Et crois qu'on doit trouver plus de félicité
A posséder un bien sans l'avoir mérité.120
J'estime plus un don qu'une reconnoissance:
Qui nous donne fait plus que qui nous récompense;
Et le plus grand bonheur au mérite rendu
Ne fait que nous payer de ce qui nous est dû.
La faveur qu'on mérite est toujours achetée;125
L'heur en croît d'autant plus, moins elle est méritée;
Et le bien où sans peine elle fait parvenir
Par le mérite à peine auroit pu s'obtenir.
DORANTE.
Aussi ne croyez pas que jamais je prétende
Obtenir par mérite une faveur si grande:130
J'en sais mieux le haut prix; et mon cœur amoureux,
Moins il s'en connoît digne, et plus s'en tient heureux.
On me l'a pu toujours dénier sans injure;
Et si la recevant ce cœur même en murmure,
Il se plaint du malheur de ses félicités,135
Que le hasard lui donne, et non vos volontés.
Un amant a fort peu de quoi se satisfaire
Des faveurs qu'on lui fait sans dessein de les faire:
Comme l'intention seule en forme le prix,
Assez souvent sans elle on les joint au mépris,140
Jugez par là quel bien peut recevoir ma flamme
D'une main qu'on me donne en me refusant l'âme
Je la tiens, je la touche et je la touche en vain,
Si je ne puis toucher le cœur avec la main.
CLARICE.
Cette flamme, Monsieur, est pour moi fort nouvelle, 145
Puisque j'en viens de voir la première étincelle.
Si votre cœur ainsi s'embrase en un moment,
Le mien ne sut jamais brûler si promptement[331];
Mais peut-être, à présent que j'en suis avertie,
Le temps donnera place à plus de sympathie.150
Confessez cependant qu'à tort vous murmurez
Du mépris de vos feux, que j'avois ignorés.

SCÈNE III.

DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE, CLITON.

DORANTE.
C'est l'effet du malheur qui partout m'accompagne.
Depuis que j'ai quitté les guerres d'Allemagne,
C'est-à-dire du moins depuis un an entier,155
Je suis et jour et nuit dedans votre quartier;
Je vous cherche en tous lieux, au bal, aux promenades;
Vous n'avez que de moi reçu des sérénades;
Et je n'ai pu trouver que cette occasion
A vous entretenir de mon affection.160
CLARICE.
Quoi! vous avez donc vu l'Allemagne et la guerre?
DORANTE.
Je m'y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre[332].
CLITON.
Que lui va-t-il conter?
DORANTE.
Et durant ces quatre ans
Il ne s'est fait combats, ni siéges importants,
Nos armes n'ont jamais remporté de victoire,165
Où cette main n'ait eu bonne part à la gloire:
Et même la gazette a souvent divulgués[333]....
CLITON, le tirant par la basque.
Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez?
DORANTE.
Tais-toi.
CLITON.
Vous rêvez, dis-je, ou....
DORANTE.
Tais-toi, misérable.
CLITON.
Vous venez de Poitiers, ou je me donne au diable;170
Vous en revîntes hier.
DORANTE, à Cliton.
Te tairas-tu, maraud[334]?
Mon nom dans nos succès s'étoit mis assez haut
Pour faire quelque bruit sans beaucoup d'injustice;
Et je suivrois encore un si noble exercice,
N'étoit que l'autre hiver, faisant ici ma cour,175
Je vous vis, et je fus retenu par l'amour.
Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes;
Je me fis prisonnier de tant d'aimables charmes;
Je leur livrai mon âme; et ce cœur généreux
Dès ce premier moment oublia tout pour eux.180
Vaincre dans les combats, commander dans l'armée,
De mille exploits fameux enfler ma renommée[335],
Et tous ces nobles soins qui m'avoient su ravir,
Cédèrent aussitôt à ceux de vous servir.
ISABELLE, à Clarice, tout bas.
Madame, Alcippe vient; il aura de l'ombrage[336].185
CLARICE.
Nous en saurons, Monsieur, quelque jour davantage.
Adieu.
DORANTE.
Quoi? me priver sitôt de tout mon bien!
CLARICE.
Nous n'avons pas loisir d'un plus long entretien;
Et malgré la douceur de me voir cajolée,
Il faut que nous fassions seules deux tours d'allée.190
DORANTE.
Cependant accordez à mes vœux innocents
La licence d'aimer des charmes si puissants.
CLARICE.
Un cœur qui veut aimer, et qui sait comme on aime,
N'en demande jamais licence qu'à soi-même.

SCÈNE IV.

DORANTE, CLITON.

DORANTE.
Suis-les, Cliton.
CLITON.
J'en sais ce qu'on en peut savoir,195
La langue du cocher a fait tout son devoir[337].
«La plus belle des deux, dit-il, est ma maîtresse,
Elle loge à la Place, et son nom est Lucrèce.»
DORANTE.
Quelle place[338]?
CLITON.
Royale, et l'autre y loge aussi.
Il n'en sait pas le nom, mais j'en prendrai souci.200
DORANTE.
Ne te mets point, Cliton, en peine de l'apprendre.
Celle qui m'a parlé, celle qui m'a su prendre,
C'est Lucrèce, ce l'est sans aucun contredit:
Sa beauté m'en assure, et mon cœur me le dit.
CLITON.
Quoique mon sentiment doive respect au vôtre,205
La plus belle des deux, je crois que se soit l'autre.
DORANTE.
Quoi? celle qui s'est tue, et qui dans nos propos
N'a jamais eu l'esprit de mêler quatre mots?
CLITON.
Monsieur, quand une femme a le don de se taire[339],
Elle a des qualités au-dessus du vulgaire;210
C'est un effort du ciel qu'on a peine à trouver;
Sans un petit miracle il ne peut l'achever;
Et la nature souffre extrême violence[340]
Lorsqu'il en fait d'humeur à garder le silence.
Pour moi, jamais l'amour n'inquiète mes nuits;215
Et quand le cœur m'en dit, j'en prends par où je puis;
Mais naturellement femme qui se peut taire
A sur moi tel pouvoir et tel droit de me plaire,
Qu'eût-elle en vrai magot tout le corps fagoté,
Je lui voudrois donner le prix de la beauté.220
C'est elle assurément qui s'appelle Lucrèce:
Cherchez un autre nom pour l'objet qui vous blesse;
Ce n'est point là le sien: celle qui n'a dit mot,
Monsieur, c'est la plus belle, ou je ne suis qu'un sot.
DORANTE.
Je t'en crois sans jurer avec tes incartades[341].225
Mais voici les plus chers[342] de mes vieux camarades:
Ils semblent étonnés, à voir leur action.

SCÈNE V.

DORANTE, ALCIPPE, PHILISTE, CLITON.

PHILISTE, à Alcippe.
Quoi? sur l'eau la musique et la collation?
ALCIPPE, à Philiste.
Oui, la collation avecque la musique.
PHILISTE, à Alcippe.
Hier au soir?
ALCIPPE, à Philiste.
Hier au soir.
PHILISTE, à Alcippe.
Et belle?
ALCIPPE, à Philiste.
Magnifique.230
PHILISTE, à Alcippe.
Et par qui?
ALCIPPE, à Philiste.
C'est de quoi je suis mal éclairci.
DORANTE, les saluant.
Que mon bonheur est grand de vous revoir ici!
ALCIPPE.
Le mien est sans pareil, puisque je vous embrasse.
DORANTE.
J'ai rompu vos discours d'assez mauvaise grâce:
Vous le pardonnerez à l'aise de vous voir.235
PHILISTE.
Avec nous, de tout temps, vous avez tout pouvoir[343].
DORANTE.
Mais de quoi parliez-vous?
ALCIPPE.
D'une galanterie.
DORANTE.
D'amour?
ALCIPPE.
Je le présume.
DORANTE.
Achevez, je vous prie,
Et souffrez qu'à ce mot ma curiosité
Vous demande sa part de cette nouveauté.240
ALCIPPE.
On dit qu'on a donné musique à quelque dame.
DORANTE.
Sur l'eau?
ALCIPPE.
Sur l'eau.
DORANTE.
Souvent l'onde irrite la flamme.
PHILISTE.
Quelquefois.
DORANTE.
Et ce fut hier au soir?
ALCIPPE.
Hier au soir.
DORANTE.
Dans l'ombre de la nuit le feu se fait mieux voir:
Le temps étoit bien pris. Cette dame, elle est belle?245
ALCIPPE.
Aux yeux de bien du monde elle passe pour telle.
DORANTE.
Et la musique?
ALCIPPE.
Assez pour n'en rien dédaigner.
DORANTE.
Quelque collation a pu l'accompagner?
ALCIPPE.
On le dit.
DORANTE.
Fort superbe?
ALCIPPE.
Et fort bien ordonnée.
DORANTE.
Et vous ne savez point celui qui l'a donnée?250
ALCIPPE.
Vous en riez!
DORANTE.
Je ris de vous voir étonné
D'un divertissement que je me suis donné.
ALCIPPE.
Vous?
DORANTE.
Moi-même.
ALCIPPE.
Et déjà vous avez fait maîtresse?
DORANTE.
Si je n'en avois fait, j'aurois bien peu d'adresse,
Moi qui depuis un mois suis ici de retour[344].255
Il est vrai que je sors fort peu souvent de jour:
De nuit, incognito, je rends quelques visites;
Ainsi....
CLITON, à Dorante, à l'oreille.
Vous ne savez, Monsieur, ce que vous dites.
DORANTE.
Tais-toi; si jamais plus tu me viens avertir....
CLITON.
J'enrage de me taire et d'entendre mentir!260
PHILISTE, à Alcippe, tout bas[345].
Voyez qu'heureusement dedans cette rencontre
Votre rival lui-même à vous-même se montre.
DORANTE, revenant à eux.
Comme à mes chers amis je vous veux tout conter.
J'avois pris cinq bateaux pour mieux tout ajuster[346];
Les quatre contenoient quatre chœurs de musique,265
Capables de charmer le plus mélancolique.
Au premier, violons; en l'autre, luths et voix;
Des flûtes, au troisième; au dernier, des hautbois,
Qui tour à tour dans l'air poussoient des harmonies
Dont on pourvoit nommer les douceurs infinies.270
Le cinquième étoit grand, tapissé tout exprès
De rameaux enlacés pour conserver le frais,
Dont chaque extrémité portoit un doux mélange
De bouquets de jasmin, de grenade et d'orange.
Je fis de ce bateau la salle du festin:275
Là je menai l'objet qui fait seul mon destin;
De cinq autres beautés la sienne fut suivie,
Et la collation fut aussitôt servie.
Je ne vous dirai point les différents apprêts,
Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets:280
Vous saurez seulement qu'en ce lieu de délices
On servit douze plats, et qu'on fit six services,
Cependant que les eaux, les rochers et les airs
Répondoient aux accents de nos quatre concerts.
Après qu'on eut mangé, mille et mille fusées,285
S'élançant vers les cieux, ou droites ou croisées,
Firent un nouveau jour, d'où tant de serpenteaux
D'un déluge de flamme attaquèrent les eaux,
Qu'on crut que, pour leur faire une plus rude guerre,
Tout l'élément du feu tomboit du ciel en terre.290
Après ce passe-temps on dansa jusqu'au jour,
Dont le soleil jaloux avança le retour:
S'il eût pris notre avis, sa lumière importune[347]
N'eût pas troublé sitôt ma petite fortune;
Mais n'étant pas d'humeur à suivre nos désirs,295
Il sépara la troupe et finit nos plaisirs.
ALCIPPE.
Certes, vous avez grâce à conter ces merveilles;
Paris, tout grand qu'il est, en voit peu de pareilles.
DORANTE.
J'avois été surpris; et l'objet de mes vœux
Ne m'avoit tout au plus donné qu'une heure ou deux.
PHILISTE.
Cependant l'ordre est rare, et la dépense belle.
DORANTE.
Il s'est fallu passer à[348] cette bagatelle:
Alors que le temps presse, on n'a pas à choisir.
ALCIPPE.
Adieu: nous nous verrons avec plus de loisir.
DORANTE.
Faites état de moi.
ALCIPPE, à Philiste, en s'en allant.
Je meurs de jalousie.305
PHILISTE, à Alcippe.
Sans raison toutefois votre âme en est saisie:
Les signes du festin ne s'accordent pas bien.
ALCIPPE, à Philiste.
Le lieu s'accorde, et l'heure; et le reste n'est rien.

SCÈNE VI.

DORANTE, CLITON.

Oeuvres de P. Corneille, Tome IV
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