CLÉANDRE.
Envers ce prisonnier as-tu fait cette feinte,
Ma sœur?
MÉLISSE.
Sans me connoître, il me croit l'âme atteinte,
Que je l'ai vu conduire en ce triste séjour,485
Que ma lettre et l'argent sont des effets d'amour;
Et Lyse, qui l'a vu, m'en dit tant de merveilles,
Qu'elle fait presque entrer l'amour par les oreilles.
CLÉANDRE.
Ah! si tu savois tout!
MÉLISSE.
Elle ne laisse rien;
Elle en vante l'esprit, la taille, le maintien,490
Le visage attrayant et la façon modeste.
CLÉANDRE.
Ah! que c'est peu de chose au prix de ce qui reste!
MÉLISSE.
Que reste-t-il à dire? Un courage invaincu?
CLÉANDRE.
C'est le plus généreux qui jamais ait vécu[648];
C'est le cœur le plus noble, et l'âme la plus haute....
MÉLISSE.
Quoi? vous voulez, mon frère, ajouter à sa faute,
Percer avec ces traits un cœur qu'il[649] a blessé,
Et vous-même achever ce qu'elle a commencé?
CLÉANDRE.
Ma sœur, à peine sais-je encor comme il se nomme,
Et je sais qu'on n'a vu jamais plus honnête homme,500
Et que ton frère enfin périroit aujourd'hui,
Si nous avions affaire à tout autre qu'à lui.
Quoique notre partie aye été si secrète
Que j'en dusse espérer une sûre retraite,
Et que Florange et moi, comme je t'ai conté,505
Afin que ce duel ne pût être éventé[650],
Sans prendre de seconds, l'eussions faite de sorte
Que chacun pour sortir choisît diverse porte[651],
Que nous n'eussions ensemble été vus de huit jours,
Que presque tout le monde ignorât nos amours,510
Et que l'occasion me fût si favorable
Que je vis l'innocent saisi pour le coupable
(Je crois te l'avoir dit, qu'il nous vint séparer,
Et que sur son cheval je sus me retirer);
Comme je me montrois, afin que ma présence515
Donnât lieu d'en juger une entière innocence,
Sur un bruit épandu que le défunt et moi
D'une même beauté nous adorions la loi,
Un prévôt soupçonneux me saisit dans la rue,
Me mène au prisonnier, et m'expose à sa vue.520
Juge quel trouble j'eus de me voir en ces lieux:
Ce cavalier me voit, m'examine des yeux,
Me reconnoît, je tremble encore à te le dire;
Mais apprends sa vertu, chère sœur, et l'admire.
Ce grand cœur, se voyant mon destin en la main,525
Devient pour me sauver à soi-même inhumain;
Lui qui souffre pour moi sait mon crime et le nie,
Dit que ce qu'on m'impute est une calomnie,
Dépeint le criminel de toute autre façon,
Oblige le prévôt à sortir sans soupçon,530
Me promet amitié, m'assure de se taire,
Voilà ce qu'il a fait; vois ce que je dois faire.
MÉLISSE.
L'aimer, le secourir, et tous deux avouer
Qu'une telle vertu ne se peut trop louer.
CLÉANDRE.
Si je l'ai plaint tantôt de souffrir pour mon crime,535
Cette pitié, ma sœur, étoit bien légitime;
Mais ce n'est plus pitié, c'est obligation,
Et le devoir succède à la compassion.
Nos plus puissants secours ne sont qu'ingratitude;
Mets à les redoubler ton soin et ton étude[652];540
Sous ce même prétexte et ces déguisements,
Ajoute à ton argent perles et diamants;
Qu'il ne manque de rien; et pour sa délivrance
Je vais de mes amis faire agir la puissance.
Que si tous leurs efforts ne peuvent le tirer[653],545
Pour m'acquitter vers lui j'irai me déclarer.
Adieu: de ton côté prends souci de me plaire,
Et vois ce que tu dois à qui te sauve un frère.
MÉLISSE.
Je vous obéirai très-ponctuellement.

SCÈNE III.

MÉLISSE, LYSE.

LYSE.
Vous pouviez dire encor très-volontairement;550
Et la faveur du ciel vous a bien conservée,
Si ces derniers discours ne vous ont achevée.
Le parti de Philiste a de quoi s'appuyer;
Je n'en suis plus, Madame: il n'est bon qu'à noyer;
Il ne valut jamais un cheveu de Dorante.555
Je puis vers la prison apprendre une courante[654]?
MÉLISSE.
Oui, tu peux te résoudre encore à te crotter.
LYSE.
Quels de vos diamants me faut-il lui porter?
MÉLISSE.
Mon frère va trop vite; et sa chaleur l'emporte
Jusqu'à connoître mal des gens de cette sorte.560
Aussi, comme son but est différent du mien,
Je dois prendre un chemin fort éloigné du sien.
Il est reconnoissant, et je suis amoureuse;
Il a peur d'être ingrat, et je veux être heureuse.
A force de présents il se croit acquitter;565
Mais le redoublement ne fait que rebuter.
Si le premier oblige un homme de mérite,
Le second l'importune, et le reste l'irrite,
Et passé le besoin, quoi qu'on lui puisse offrir,
C'est un accablement qu'il ne sauroit souffrir.570
L'amour est libéral, mais c'est avec adresse:
Le prix de ses présents est en leur gentillesse;
Et celui qu'à Dorante exprès tu vas porter,
Je veux qu'il le dérobe au lieu de l'accepter.
Écoute une pratique assez ingénieuse.575
LYSE.
Elle doit être belle et fort mystérieuse.
MÉLISSE.
Au lieu des diamants dont tu viens de parler,
Avec quelques douceurs il faut le régaler,
Entrer sous ce prétexte, et trouver quelque voie
Par où, sans que j'y sois, tu fasses qu'il me voie:580
Porte-lui mon portrait, et comme sans dessein
Fais qu'il puisse aisément le surprendre en ton sein;
Feins lors pour le ravoir un déplaisir extrême:
S'il le rend, c'en est fait; s'il le retient, il m'aime.
LYSE.
A vous dire le vrai, vous en savez beaucoup.585
MÉLISSE.
L'amour est un grand maître: il instruit tout d'un coup.
LYSE.
Il vient de vous donner de belles tablatures[655].
MÉLISSE.
Viens quérir mon portrait avec des confitures:
Comme pourra Dorante en user bien ou mal,
Nous résoudrons après touchant l'original.590

SCÈNE IV.

PHILISTE, DORANTE, CLITON, dans la prison[656].

DORANTE.
Voilà, mon cher ami, la véritable histoire
D'une aventure étrange et difficile à croire;
Mais puisque je vous vois, mon sort est assez doux[657].
PHILISTE.
L'aventure est étrange, et bien digne de vous;
Et si je n'en voyois la fin trop véritable,595
J'aurois bien de la peine à la trouver croyable:
Vous me seriez suspect, si vous étiez ailleurs.
CLITON.
Ayez pour lui, Monsieur, des sentiments meilleurs:
Il s'est bien converti dans un si long voyage;
C'est tout un autre esprit sous le même visage;600
Et tout ce qu'il débite est pure vérité,
S'il ne ment quelquefois par générosité.
C'est le même qui prit Clarice pour Lucrèce,
Qui fit jaloux Alcippe avec sa noble adresse[658];
Et malgré tout cela, le même toutefois,605
Depuis qu'il est ici, n'a menti qu'une fois.
PHILISTE.
En voudrois-tu jurer?
CLITON.
Oui, Monsieur, et j'en jure
Par le Dieu des menteurs, dont il est créature,
Et s'il vous faut encore un serment plus nouveau,
Par l'hymen de Poitiers et le festin sur l'eau.610
PHILISTE.
Laissant là ce badin, ami, je vous confesse
Qu'il me souvient toujours de vos traits de jeunesse.
Cent fois en cette ville aux meilleures maisons
J'en ai fait un bon conte en déguisant les noms;
J'en ai ri de bon cœur, et j'en ai bien fait rire;615
Et quoi que maintenant je vous entende dire,
Ma mémoire toujours me les vient présenter,
Et m'en fait un rapport qui m'invite à douter.
DORANTE.
Formez en ma faveur de plus saines pensées:
Ces petites humeurs sont aussitôt passées;620
Et l'air du monde change en bonnes qualités
Ces teintures qu'on prend aux universités.
PHILISTE.
Dès lors, à cela près, vous étiez en estime
D'avoir une âme noble, et grande, et magnanime.
CLITON.
Je le disois dès lors: sans cette qualité,625
Vous n'eussiez pu jamais le payer de bonté.
DORANTE.
Ne te tairas-tu point?
CLITON.
Dis-je rien qu'il ne sache,
Et fais-je à votre nom quelque nouvelle tache?
N'étoit-il pas, Monsieur, avec Alcippe et vous,
Quand ce festin en l'air le rendit si jaloux?630
Lui qui fut le témoin du conte que vous fîtes[659],
Lui qui vous sépara lorsque vous vous battîtes,
Ne sait-il pas encor les plus rusés détours
Dont votre esprit adroit bricola[660] vos amours?
PHILISTE.
Ami, ce flux de langue est trop grand pour se taire;635
Mais sans plus l'écouter, parlons de votre affaire.
Elle me semble aisée, et j'ose me vanter
Qu'assez facilement je pourrai l'emporter:
Ceux dont elle dépend sont de ma connoissance,
Et même à la plupart je touche de naissance;640
Le mort étoit d'ailleurs fort peu considéré,
Et chez les gens d'honneur on ne l'a point pleuré.
Sans perdre plus de temps, souffrez que j'aille apprendre[661]
Pour en venir à bout quel chemin il faut prendre.
Ne vous attristez point cependant en prison;645
On aura soin de vous comme en votre maison:
Le concierge en a l'ordre, il tient de moi sa place,
Et sitôt que je parle il n'est rien qu'il ne fasse.
DORANTE.
Ma joie est de vous voir, vous me l'allez ravir.
PHILISTE.
Je prends congé de vous pour vous aller servir.650
Cliton divertira votre mélancolie.

SCÈNE V.

DORANTE, CLITON.

CLITON.
Comment va maintenant l'amour ou la folie[662]?
Cette dame obligeante au visage inconnu,
Qui s'empare des cœurs avec son revenu,
Est-elle encore aimable? a-t-elle encor des charmes?
Par générosité lui rendons-nous les armes[663]?
DORANTE.
Cliton, je la tiens belle, et m'ose figurer
Qu'elle n'a rien en soi qu'on ne puisse adorer.
Qu'en imagines-tu?
CLITON.
J'en fais des conjectures
Qui s'accordent fort mal avecque vos figures.660
Vous payer par avance, et vous cacher son nom,
Quoi que vous présumiez, ne marque rien de bon.
A voir ce qu'elle a fait, et comme elle procède,
Je jurerois, Monsieur, qu'elle est ou vieille ou laide,
Peut-être l'une et l'autre, et vous a regardé665
Comme un galant commode, et fort incommodé[664].
DORANTE.
Tu parles en brutal.
CLITON.
Vous, en visionnaire.
Mais si je disois vrai, que prétendez-vous faire?
DORANTE.
Envoyer et la dame et les amours au vent.
CLITON.
Mais vous avez reçu: quiconque prend se vend.670
DORANTE.
Quitte pour lui jeter son argent à la tête.
CLITON.
Le compliment est doux et la défaite honnête.
Tout de bon à ce coup vous êtes converti:
Je le soutiens, Monsieur, le proverbe a menti.
Sans scrupule autrefois, témoin votre Lucrèce,675
Vous emportiez l'argent, et quittiez la maîtresse;
Mais Rome vous a fait si grand homme de bien,
Qu'à présent vous voulez rendre à chacun le sien:
Vous vous êtes instruit des cas de conscience.
DORANTE.
Tu m'embrouilles l'esprit fauté de patience.680
Deux ou trois jours peut-être, un peu plus, un peu moins,
Éclairciront ce trouble, et purgeront ces soins[665].
Tu sais qu'on m'a promis que la beauté qui m'aime
Viendra me rapporter sa réponse elle-même;
Vois déjà sa servante, elle revient.
CLITON.
Tant pis:685
Dussiez-vous enrager, c'est ce que je vous dis.
Si fréquente ambassade, et maîtresse invisible,
Sont de ma conjecture une preuve infaillible.
Voyons ce qu'elle veut, et si son passe-port
Est aussi bien fourni comme au premier abord.690
DORANTE.
Veux-tu qu'à tous moments il pleuve des pistoles?
CLITON.
Qu'avons-nous sans cela besoin de ses paroles?

SCÈNE VI.

DORANTE, LYSE, CLITON.

DORANTE, à Lyse.
Je ne t'espérois pas si soudain de retour.
LYSE.
Vous jugerez par là d'un cœur qui meurt d'amour.
De vos civilités ma maîtresse est ravie:695
Elle seroit venue, elle en brûle d'envie;
Mais une compagnie au logis la retient:
Elle viendra bientôt, et peut-être elle vient;
Et je me connois mal à l'ardeur qui l'emporte,
Si vous ne la voyez même avant que je sorte.700
Acceptez cependant quelque peu de douceurs
Fort propres en ces lieux à conforter les cœurs:
Les sèches sont dessous, celles-ci sont liquides.
CLITON.
Les amours de tantôt me sembloient plus solides.
Si tu n'as autre chose, épargne mieux tes pas:705
Cette inégalité ne me satisfait pas.
Nous avons le cœur bon, et dans nos aventures
Nous ne fûmes jamais hommes à confitures.
LYSE.
Badin, qui te demande ici ton sentiment?
CLITON.
Ah! tu me fais l'amour un peu bien rudement.710
LYSE.
Est-ce à toi de parler? que n'attends-tu ton heure?
DORANTE.
Saurons-nous cette fois son nom, ou sa demeure?
LYSE.
Non pas encor sitôt.
DORANTE.
Mais te vaut-elle bien?
Parle-moi franchement, et ne déguise rien.
LYSE.
A ce compte, Monsieur, vous me trouvez passable?715
DORANTE.
Je te trouve de taille et d'esprit agréable,
Tant de grâce en l'humeur, et tant d'attrait aux yeux,
Qu'à te dire le vrai, je ne voudrois pas mieux:
Elle me charmera, pourvu qu'elle te vaille.
LYSE.
Ma maîtresse n'est pas tout à fait de ma taille,720
Mais elle me surpasse en esprit, en beauté,
Autant et plus encor, Monsieur, qu'en qualité.
DORANTE.
Tu sais adroitement couler ta flatterie.
Que ce bout de ruban a de galanterie!
Je le veux dérober. Mais qu'est-ce qui le suit[666]?725
LYSE.
Rendez-le-moi, Monsieur; j'ai hâte, il s'en va nuit.
DORANTE.
Je verrai ce que c'est.
LYSE.
C'est une mignature[667].
DORANTE.
Oh! le charmant portrait! l'adorable peinture!
Elle est faite à plaisir.
LYSE.
Après le naturel.
DORANTE.
Je ne crois pas jamais avoir rien vu de tel.730
LYSE.
Ces quatre diamants dont elle est enrichie
Ont sous eux quelque feuille, ou mal nette, ou blanchie,
Et je cours de ce pas y faire regarder.
DORANTE.
Et quel est ce portrait?
LYSE.
Le faut-il demander?
Et doutez-vous si c'est ma maîtresse elle-même[668]?735
DORANTE.
Quoi? celle qui m'écrit[669]?
LYSE.
Oui, celle qui vous aime;
A l'aimer tant soit peu vous l'auriez deviné[670].
DORANTE.
Un si rare bonheur ne m'est pas destiné;
Et tu me veux flatter par cette fausse joie.
LYSE.
Quand je dis vrai, Monsieur, je prétends qu'on me croie[671].
Mais je m'amuse trop, l'orfévre est loin d'ici;
Donnez-moi, je perds temps.
DORANTE.
Laisse-moi ce souci:
Nous avons un orfévre arrêté pour ses dettes,
Qui saura tout remettre au point que tu souhaites.
LYSE.
Vous m'en donnez, Monsieur.
DORANTE.
Je te le ferai voir.745
LYSE.
A-t-il la main fort bonne?
DORANTE.
Autant qu'on peut l'avoir.
LYSE.
Sans mentir?
DORANTE.
Sans mentir.
CLITON.
Il est trop jeune, il n'ose.
LYSE.
Je voudrois bien pour vous faire ici quelque chose;
Mais vous le montrerez[672].
DORANTE.
Non, à qui que ce soit.
LYSE.
Vous me ferez chasser si quelque autre le voit.750
DORANTE.
Va, dors en sûreté.
LYSE.
Mais enfin à quand rendre?
DORANTE.
Dès demain.
LYSE.
Demain donc je viendrai le reprendre[673]:
Je ne puis me résoudre à vous désobliger.
CLITON, à Dorante, puis à Lyse[674].
Elle se met pour vous en un très-grand danger.
Dirons-nous rien nous deux?
LYSE.
Non.
CLITON.
Comme tu méprises!
LYSE.
Je n'ai pas le loisir d'entendre tes sottises.
CLITON.
Avec cette rigueur tu me feras mourir.
LYSE.
Peut-être à mon retour je saurai te guérir[675];
Je ne puis mieux pour l'heure: adieu.
CLITON.
Tout me succède.

SCÈNE VII.

DORANTE, CLITON.

DORANTE.
Viens, Cliton, et regarde. Est-elle vieille ou laide?760
Voit-on des yeux plus vifs? voit-on des traits plus doux?
CLITON.
Je suis un peu moins dupe, et plus futé que vous.
C'est un leurre, Monsieur, la chose est toute claire:
Elle a fait tout du long les mines qu'il faut faire.
On amorce le monde avec de tels portraits:765
Pour les faire surprendre on les apporte exprès;
On s'en fâche, on fait bruit, on vous les redemande;
Mais on tremble toujours de crainte qu'on les rende[676];
Et pour dernière adresse, une telle beauté
Ne se voit que de nuit et dans l'obscurité,770
De peur qu'en un moment l'amour ne s'estropie[677]
A voir l'original si loin de sa copie.
Mais laissons ce discours, qui peut vous ennuyer[678].
Vous ferai-je venir l'orfévre prisonnier?
DORANTE.
Simple, n'as-tu point vu que c'étoit une feinte,775
Un effet de l'amour dont mon âme est atteinte?
CLITON.
Bon: en voici déjà de deux en même jour,
Par devoir d'honnête homme, et par effet d'amour.
Avec un peu de temps nous en verrons bien d'autres;
Chacun a ses talents, et ce sont là les vôtres.780
DORANTE.
Tais-toi, tu m'étourdis de tes sottes raisons[679].
Allons prendre un peu l'air dans la cour des prisons.

FIN DU SECOND ACTE.

ACTE III.


(L'acte se passe dans la prison[680].)

SCÈNE PREMIÈRE.

CLÉANDRE, DORANTE, CLITON.

DORANTE.
Je vous en prie encor, discourons d'autre chose,
Et sur un tel sujet ayons la bouche close:
On peut nous écouter, et vous surprendre ici;785
Et si vous vous perdez, vous me perdez aussi.
La parfaite amitié que pour vous j'ai conçue,
Quoiqu'elle soit l'effet d'une première vue,
Joint mon péril au vôtre, et les unit si bien
Qu'au cours de votre sort elle attache le mien.790
CLÉANDRE.
N'ayez aucune peur, et sortez d'un tel doute.
J'ai des gens là dehors qui gardent qu'on écoute[681];
Et je puis vous parler en toute sûreté[682]
De ce que mon malheur doit à votre bonté.
Si d'un bienfait si grand qu'on reçoit sans mérite795
Qui s'avoue insolvable aucunement s'acquitte,
Pour m'acquitter vers vous autant que je le puis,
J'avoue, et hautement, Monsieur, que je le suis;
Mais si cette amitié par l'amitié se paie,
Ce cœur qui vous doit tout vous en rend une vraie.800
La vôtre la devance à peine d'un moment;
Elle attache mon sort au vôtre également;
Et l'on n'y trouvera que cette différence,
Qu'en vous elle est faveur, en moi reconnoissance.
DORANTE.
N'appelez point faveur ce qui fut un devoir:805
Entre les gens de cœur il suffit de se voir.
Par un effort secret de quelque sympathie
L'un à l'autre aussitôt un certain nœud les lie:
Chacun d'eux sur son front porte écrit ce qu'il est,
Et quand on lui ressemble, on prend son intérêt.810
CLITON.
Par exemple, voyez, aux traits de ce visage
Mille dames m'ont pris pour homme de courage,
Et sitôt que je parle, on devine à demi
Que le sexe jamais ne fut mon ennemi.
CLÉANDRE.
Cet homme a de l'humeur[683].
DORANTE.
C'est un vieux domestique,
Qui, comme vous voyez, n'est pas mélancolique.
A cause de son âge il se croit tout permis;
Il se rend familier avec tous mes amis,
Mêle partout son mot, et jamais, quoi qu'on die,
Pour donner son avis il n'attend qu'on l'en prie[684].820
Souvent il importune, et quelquefois il plaît.
CLÉANDRE.
J'en voudrois connoître un de l'humeur dont il est[685].
CLITON.
Croyez qu'à le trouver vous auriez de la peine[686]:
Le monde n'en voit pas quatorze à la douzaine;
Et je jurerois bien, Monsieur, en bonne foi,825
Qu'en France il n'en est point que Jodelet et moi.
DORANTE.
Voilà de ses bons mots les galantes surprises[687];
Mais qui parle beaucoup dit beaucoup de sottises;
Et quand il a dessein de se mettre en crédit,
Plus il y fait d'effort, moins il sait ce qu'il dit.830
CLITON.
On appelle cela des vers à ma louange.
CLÉANDRE.
Presque insensiblement nous avons pris le change.
Mais revenons, Monsieur, à ce que je vous dois.
DORANTE.
Nous en pourrons parler encor quelque autre fois:
Il suffit pour ce coup.
CLÉANDRE.
Je ne saurois vous taire835
En quel heureux état se trouve votre affaire.
Vous sortirez bientôt, et peut-être demain;
Mais un si prompt secours ne vient pas de ma main;
Les amis de Philiste en ont trouvé la voie;
J'en dois rougir de honte au milieu de ma joie;840
Et je ne saurois voir sans être un peu jaloux
Qu'il m'ôte les moyens de m'employer pour vous[688].
Je cède avec regret à cet ami fidèle:
S'il a plus de pouvoir, il n'a pas plus de zèle;
Et vous m'obligerez, au sortir de prison,845
De me faire l'honneur de prendre ma maison.
Je n'attends point le temps de votre délivrance,
De peur qu'encore un coup Philiste me devance;
Comme il m'ôte aujourd'hui l'espoir de vous servir,
Vous loger est un bien que je lui veux ravir.850
DORANTE.
C'est un excès d'honneur que vous me voulez rendre;
Et je croirois faillir de m'en vouloir défendre.
CLÉANDRE.
Je vous en reprierai quand vous pourrez sortir;
Et lors nous tâcherons à vous bien divertir,
Et vous faire oublier l'ennui que je vous cause.855
Auriez-vous cependant besoin de quelque chose?
Vous êtes voyageur, et pris par des sergents;
Et quoique ces messieurs soient fort honnêtes gens,
Il en est quelques-uns....
CLITON.
Les siens en sont du nombre:
Ils ont en le prenant pillé jusqu'à son ombre;860
Et n'étoit que le ciel a su le soulager,
Vous le verriez encor fort net et fort léger;
Mais comme je pleurois ses tristes aventures,
Nous avons reçu lettre, argent et confitures.
CLÉANDRE.
Et de qui?
DORANTE.
Pour le dire, il faudrait deviner.865
Jugez ce qu'en ma place on peut s'imaginer.
Une dame m'écrit, me flatte, me régale,
Me promet une amour qui n'eut jamais d'égale,
Me fait force présents,...
CLÉANDRE.
Et vous visite?
DORANTE.
Non.
CLÉANDRE.
Vous savez son logis?
DORANTE.
Non, pas même son nom.870
Ne soupçonnez-vous point ce que ce pourroit être[689]?
CLÉANDRE.
A moins que de la voir je ne la puis connoître.
DORANTE.
Pour un si bon ami je n'ai point de secret.
Voyez, connoissez-vous les traits de ce portrait?
CLÉANDRE.
Elle semble éveillée, et passablement belle;875
Mais je ne vous en puis dire aucune nouvelle,
Et je ne connois rien à ces traits que je voi.
Je vais vous préparer une chambre chez moi.
Adieu.

SCÈNE II.

DORANTE, CLITON.

Oeuvres de P. Corneille, Tome IV
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