CLÉANDRE.
Envers ce prisonnier as-tu fait cette
feinte,
Ma sœur?
Sans me connoître, il me croit l'âme
atteinte,
Que je l'ai vu conduire en ce triste
séjour,485
Que ma lettre et l'argent sont des effets
d'amour;
Et Lyse, qui l'a vu, m'en dit tant de
merveilles,
Qu'elle fait presque entrer l'amour par les
oreilles.
CLÉANDRE.
Ah! si tu savois tout!
MÉLISSE.
Elle ne laisse rien;
Elle en vante l'esprit, la taille, le
maintien,490
Le visage attrayant et la façon modeste.
CLÉANDRE.
Ah! que c'est peu de chose au prix de ce qui
reste!
MÉLISSE.
Que reste-t-il à dire? Un courage invaincu?
CLÉANDRE.
C'est le plus généreux qui jamais ait
vécu[648];
C'est le cœur le plus noble, et l'âme la plus
haute....
MÉLISSE.
Quoi? vous voulez, mon frère, ajouter à sa
faute,
Percer avec ces traits un cœur qu'il[649] a
blessé,
Et vous-même achever ce qu'elle a commencé?
CLÉANDRE.
Ma sœur, à peine sais-je encor comme il se
nomme,
Et je sais qu'on n'a vu jamais plus honnête
homme,500
Et que ton frère enfin périroit
aujourd'hui,
Si nous avions affaire à tout autre qu'à
lui.
Quoique notre partie aye été si secrète
Que j'en dusse espérer une sûre retraite,
Et que Florange et moi, comme je t'ai
conté,505
Afin que ce duel ne pût être éventé[650],
Sans prendre de seconds, l'eussions faite de
sorte
Que chacun pour sortir choisît diverse
porte[651],
Que nous n'eussions ensemble été vus de huit
jours,
Que presque tout le monde ignorât nos
amours,510
Et que l'occasion me fût si favorable
Que je vis l'innocent saisi pour le
coupable
(Je crois te l'avoir dit, qu'il nous vint
séparer,
Et que sur son cheval je sus me retirer);
Comme je me montrois, afin que ma
présence515
Donnât lieu d'en juger une entière
innocence,
Sur un bruit épandu que le défunt et moi
D'une même beauté nous adorions la loi,
Un prévôt soupçonneux me saisit dans la
rue,
Me mène au prisonnier, et m'expose à sa
vue.520
Juge quel trouble j'eus de me voir en ces
lieux:
Ce cavalier me voit, m'examine des yeux,
Me reconnoît, je tremble encore à te le
dire;
Mais apprends sa vertu, chère sœur, et
l'admire.
Ce grand cœur, se voyant mon destin en la
main,525
Devient pour me sauver à soi-même inhumain;
Lui qui souffre pour moi sait mon crime et le
nie,
Dit que ce qu'on m'impute est une calomnie,
Dépeint le criminel de toute autre façon,
Oblige le prévôt à sortir sans
soupçon,530
Me promet amitié, m'assure de se taire,
Voilà ce qu'il a fait; vois ce que je dois
faire.
MÉLISSE.
L'aimer, le secourir, et tous deux avouer
Qu'une telle vertu ne se peut trop louer.
Si je l'ai plaint tantôt de souffrir pour mon
crime,535
Cette pitié, ma sœur, étoit bien légitime;
Mais ce n'est plus pitié, c'est obligation,
Et le devoir succède à la compassion.
Nos plus puissants secours ne sont
qu'ingratitude;
Mets à les redoubler ton soin et ton
étude[652];540
Sous ce même prétexte et ces déguisements,
Ajoute à ton argent perles et diamants;
Qu'il ne manque de rien; et pour sa
délivrance
Je vais de mes amis faire agir la
puissance.
Que si tous leurs efforts ne peuvent le
tirer[653],545
Pour m'acquitter vers lui j'irai me
déclarer.
Adieu: de ton côté prends souci de me
plaire,
Et vois ce que tu dois à qui te sauve un
frère.
MÉLISSE.
Je vous obéirai très-ponctuellement.
SCÈNE III.
MÉLISSE, LYSE.
LYSE.
Vous pouviez dire encor
très-volontairement;550
Et la faveur du ciel vous a bien conservée,
Si ces derniers discours ne vous ont
achevée.
Le parti de Philiste a de quoi s'appuyer;
Je n'en suis plus, Madame: il n'est bon qu'à
noyer;
Il ne valut jamais un cheveu de
Dorante.555
Je puis vers la prison apprendre une
courante[654]?
Oui, tu peux te résoudre encore à te
crotter.
LYSE.
Quels de vos diamants me faut-il lui
porter?
MÉLISSE.
Mon frère va trop vite; et sa chaleur
l'emporte
Jusqu'à connoître mal des gens de cette
sorte.560
Aussi, comme son but est différent du mien,
Je dois prendre un chemin fort éloigné du
sien.
Il est reconnoissant, et je suis amoureuse;
Il a peur d'être ingrat, et je veux être
heureuse.
A force de présents il se croit
acquitter;565
Mais le redoublement ne fait que rebuter.
Si le premier oblige un homme de mérite,
Le second l'importune, et le reste
l'irrite,
Et passé le besoin, quoi qu'on lui puisse
offrir,
C'est un accablement qu'il ne sauroit
souffrir.570
L'amour est libéral, mais c'est avec
adresse:
Le prix de ses présents est en leur
gentillesse;
Et celui qu'à Dorante exprès tu vas porter,
Je veux qu'il le dérobe au lieu de
l'accepter.
Écoute une pratique assez ingénieuse.575
LYSE.
Elle doit être belle et fort mystérieuse.
MÉLISSE.
Au lieu des diamants dont tu viens de
parler,
Avec quelques douceurs il faut le régaler,
Entrer sous ce prétexte, et trouver quelque
voie
Par où, sans que j'y sois, tu fasses qu'il me
voie:580
Porte-lui mon portrait, et comme sans
dessein
Fais qu'il puisse aisément le surprendre en ton
sein;
Feins lors pour le ravoir un déplaisir
extrême:
S'il le rend, c'en est fait; s'il le retient, il
m'aime.
A vous dire le vrai, vous en savez
beaucoup.585
MÉLISSE.
L'amour est un grand maître: il instruit tout
d'un coup.
LYSE.
Il vient de vous donner de belles
tablatures[655].
MÉLISSE.
Viens quérir mon portrait avec des
confitures:
Comme pourra Dorante en user bien ou mal,
Nous résoudrons après touchant
l'original.590
SCÈNE IV.
PHILISTE, DORANTE, CLITON, dans la prison[656].
DORANTE.
Voilà, mon cher ami, la véritable histoire
D'une aventure étrange et difficile à
croire;
Mais puisque je vous vois, mon sort est assez
doux[657].
PHILISTE.
L'aventure est étrange, et bien digne de
vous;
Et si je n'en voyois la fin trop
véritable,595
J'aurois bien de la peine à la trouver
croyable:
Vous me seriez suspect, si vous étiez
ailleurs.
CLITON.
Ayez pour lui, Monsieur, des sentiments
meilleurs:
Il s'est bien converti dans un si long
voyage;
C'est tout un autre esprit sous le même
visage;600
Et tout ce qu'il débite est pure vérité,
S'il ne ment quelquefois par générosité.
C'est le même qui prit Clarice pour
Lucrèce,
Qui fit jaloux Alcippe avec sa noble
adresse[658];
Et malgré tout cela, le même
toutefois,605
Depuis qu'il est ici, n'a menti qu'une
fois.
PHILISTE.
En voudrois-tu jurer?
CLITON.
Oui, Monsieur, et j'en jure
Par le Dieu des menteurs, dont il est
créature,
Et s'il vous faut encore un serment plus
nouveau,
Par l'hymen de Poitiers et le festin sur
l'eau.610
PHILISTE.
Laissant là ce badin, ami, je vous confesse
Qu'il me souvient toujours de vos traits de
jeunesse.
Cent fois en cette ville aux meilleures
maisons
J'en ai fait un bon conte en déguisant les
noms;
J'en ai ri de bon cœur, et j'en ai bien fait
rire;615
Et quoi que maintenant je vous entende
dire,
Ma mémoire toujours me les vient présenter,
Et m'en fait un rapport qui m'invite à
douter.
DORANTE.
Formez en ma faveur de plus saines pensées:
Ces petites humeurs sont aussitôt
passées;620
Et l'air du monde change en bonnes qualités
Ces teintures qu'on prend aux universités.
PHILISTE.
Dès lors, à cela près, vous étiez en estime
D'avoir une âme noble, et grande, et
magnanime.
CLITON.
Je le disois dès lors: sans cette
qualité,625
Vous n'eussiez pu jamais le payer de bonté.
DORANTE.
Ne te tairas-tu point?
Dis-je rien qu'il ne sache,
Et fais-je à votre nom quelque nouvelle
tache?
N'étoit-il pas, Monsieur, avec Alcippe et
vous,
Quand ce festin en l'air le rendit si
jaloux?630
Lui qui fut le témoin du conte que vous
fîtes[659],
Lui qui vous sépara lorsque vous vous
battîtes,
Ne sait-il pas encor les plus rusés détours
Dont votre esprit adroit bricola[660] vos
amours?
PHILISTE.
Ami, ce flux de langue est trop grand pour se
taire;635
Mais sans plus l'écouter, parlons de votre
affaire.
Elle me semble aisée, et j'ose me vanter
Qu'assez facilement je pourrai l'emporter:
Ceux dont elle dépend sont de ma
connoissance,
Et même à la plupart je touche de
naissance;640
Le mort étoit d'ailleurs fort peu
considéré,
Et chez les gens d'honneur on ne l'a point
pleuré.
Sans perdre plus de temps, souffrez que j'aille
apprendre[661]
Pour en venir à bout quel chemin il faut
prendre.
Ne vous attristez point cependant en
prison;645
On aura soin de vous comme en votre maison:
Le concierge en a l'ordre, il tient de moi sa
place,
Et sitôt que je parle il n'est rien qu'il ne
fasse.
DORANTE.
Ma joie est de vous voir, vous me l'allez
ravir.
Je prends congé de vous pour vous aller
servir.650
Cliton divertira votre mélancolie.
SCÈNE V.
DORANTE, CLITON.
CLITON.
Comment va maintenant l'amour ou la folie[662]?
Cette dame obligeante au visage inconnu,
Qui s'empare des cœurs avec son revenu,
Est-elle encore aimable? a-t-elle encor des
charmes?
Par générosité lui rendons-nous les armes[663]?
DORANTE.
Cliton, je la tiens belle, et m'ose figurer
Qu'elle n'a rien en soi qu'on ne puisse
adorer.
Qu'en imagines-tu?
CLITON.
J'en fais des conjectures
Qui s'accordent fort mal avecque vos
figures.660
Vous payer par avance, et vous cacher son
nom,
Quoi que vous présumiez, ne marque rien de
bon.
A voir ce qu'elle a fait, et comme elle
procède,
Je jurerois, Monsieur, qu'elle est ou vieille ou
laide,
Peut-être l'une et l'autre, et vous a
regardé665
Comme un galant commode, et fort
incommodé[664].
DORANTE.
Tu parles en brutal.
CLITON.
Vous, en visionnaire.
Mais si je disois vrai, que prétendez-vous
faire?
Envoyer et la dame et les amours au vent.
CLITON.
Mais vous avez reçu: quiconque prend se
vend.670
DORANTE.
Quitte pour lui jeter son argent à la tête.
CLITON.
Le compliment est doux et la défaite
honnête.
Tout de bon à ce coup vous êtes converti:
Je le soutiens, Monsieur, le proverbe a
menti.
Sans scrupule autrefois, témoin votre
Lucrèce,675
Vous emportiez l'argent, et quittiez la
maîtresse;
Mais Rome vous a fait si grand homme de
bien,
Qu'à présent vous voulez rendre à chacun le
sien:
Vous vous êtes instruit des cas de
conscience.
DORANTE.
Tu m'embrouilles l'esprit fauté de
patience.680
Deux ou trois jours peut-être, un peu plus, un
peu moins,
Éclairciront ce trouble, et purgeront ces
soins[665].
Tu sais qu'on m'a promis que la beauté qui
m'aime
Viendra me rapporter sa réponse elle-même;
Vois déjà sa servante, elle revient.
CLITON.
Tant pis:685
Dussiez-vous enrager, c'est ce que je vous
dis.
Si fréquente ambassade, et maîtresse
invisible,
Sont de ma conjecture une preuve
infaillible.
Voyons ce qu'elle veut, et si son
passe-port
Est aussi bien fourni comme au premier
abord.690
DORANTE.
Veux-tu qu'à tous moments il pleuve des
pistoles?
CLITON.
Qu'avons-nous sans cela besoin de ses
paroles?
SCÈNE VI.
DORANTE, LYSE, CLITON.
DORANTE, à
Lyse.
Je ne t'espérois pas si soudain de retour.
LYSE.
Vous jugerez par là d'un cœur qui meurt
d'amour.
De vos civilités ma maîtresse est
ravie:695
Elle seroit venue, elle en brûle d'envie;
Mais une compagnie au logis la retient:
Elle viendra bientôt, et peut-être elle
vient;
Et je me connois mal à l'ardeur qui
l'emporte,
Si vous ne la voyez même avant que je
sorte.700
Acceptez cependant quelque peu de douceurs
Fort propres en ces lieux à conforter les
cœurs:
Les sèches sont dessous, celles-ci sont
liquides.
CLITON.
Les amours de tantôt me sembloient plus
solides.
Si tu n'as autre chose, épargne mieux tes
pas:705
Cette inégalité ne me satisfait pas.
Nous avons le cœur bon, et dans nos
aventures
Nous ne fûmes jamais hommes à confitures.
LYSE.
Badin, qui te demande ici ton sentiment?
CLITON.
Ah! tu me fais l'amour un peu bien
rudement.710
LYSE.
Est-ce à toi de parler? que n'attends-tu ton
heure?
DORANTE.
Saurons-nous cette fois son nom, ou sa
demeure?
LYSE.
Non pas encor sitôt.
Mais te vaut-elle bien?
Parle-moi franchement, et ne déguise rien.
LYSE.
A ce compte, Monsieur, vous me trouvez
passable?715
DORANTE.
Je te trouve de taille et d'esprit
agréable,
Tant de grâce en l'humeur, et tant d'attrait aux
yeux,
Qu'à te dire le vrai, je ne voudrois pas
mieux:
Elle me charmera, pourvu qu'elle te vaille.
LYSE.
Ma maîtresse n'est pas tout à fait de ma
taille,720
Mais elle me surpasse en esprit, en beauté,
Autant et plus encor, Monsieur, qu'en
qualité.
DORANTE.
Tu sais adroitement couler ta flatterie.
Que ce bout de ruban a de galanterie!
Je le veux dérober. Mais qu'est-ce qui le
suit[666]?725
LYSE.
Rendez-le-moi, Monsieur; j'ai hâte, il s'en va
nuit.
DORANTE.
Je verrai ce que c'est.
LYSE.
C'est une mignature[667].
DORANTE.
Oh! le charmant portrait! l'adorable
peinture!
Elle est faite à plaisir.
LYSE.
Après le naturel.
DORANTE.
Je ne crois pas jamais avoir rien vu de
tel.730
LYSE.
Ces quatre diamants dont elle est enrichie
Ont sous eux quelque feuille, ou mal nette, ou
blanchie,
Et je cours de ce pas y faire regarder.
DORANTE.
Et quel est ce portrait?
LYSE.
Le faut-il demander?
Et doutez-vous si c'est ma maîtresse
elle-même[668]?735
DORANTE.
Quoi? celle qui m'écrit[669]?
LYSE.
Oui, celle qui vous aime;
A l'aimer tant soit peu vous l'auriez
deviné[670].
DORANTE.
Un si rare bonheur ne m'est pas destiné;
Et tu me veux flatter par cette fausse
joie.
LYSE.
Quand je dis vrai, Monsieur, je prétends qu'on me
croie[671].
Mais je m'amuse trop, l'orfévre est loin
d'ici;
Donnez-moi, je perds temps.
DORANTE.
Laisse-moi ce souci:
Nous avons un orfévre arrêté pour ses
dettes,
Qui saura tout remettre au point que tu
souhaites.
LYSE.
Vous m'en donnez, Monsieur.
DORANTE.
Je te le ferai voir.745
LYSE.
A-t-il la main fort bonne?
DORANTE.
Autant qu'on peut l'avoir.
LYSE.
Sans mentir?
DORANTE.
Sans mentir.
CLITON.
Il est trop jeune, il n'ose.
LYSE.
Je voudrois bien pour vous faire ici quelque
chose;
Mais vous le montrerez[672].
DORANTE.
Non, à qui que ce soit.
LYSE.
Vous me ferez chasser si quelque autre le
voit.750
DORANTE.
Va, dors en sûreté.
LYSE.
Mais enfin à quand rendre?
DORANTE.
Dès demain.
LYSE.
Demain donc je viendrai le reprendre[673]:
Je ne puis me résoudre à vous désobliger.
CLITON, à Dorante,
puis à Lyse[674].
Elle se met pour vous en un très-grand
danger.
Dirons-nous rien nous deux?
LYSE.
Non.
CLITON.
Comme tu méprises!
Je n'ai pas le loisir d'entendre tes
sottises.
CLITON.
Avec cette rigueur tu me feras mourir.
LYSE.
Peut-être à mon retour je saurai te
guérir[675];
Je ne puis mieux pour l'heure: adieu.
CLITON.
Tout me succède.
SCÈNE VII.
DORANTE, CLITON.
DORANTE.
Viens, Cliton, et regarde. Est-elle vieille ou
laide?760
Voit-on des yeux plus vifs? voit-on des traits
plus doux?
CLITON.
Je suis un peu moins dupe, et plus futé que
vous.
C'est un leurre, Monsieur, la chose est toute
claire:
Elle a fait tout du long les mines qu'il faut
faire.
On amorce le monde avec de tels
portraits:765
Pour les faire surprendre on les apporte
exprès;
On s'en fâche, on fait bruit, on vous les
redemande;
Mais on tremble toujours de crainte qu'on les
rende[676];
Et pour dernière adresse, une telle beauté
Ne se voit que de nuit et dans
l'obscurité,770
De peur qu'en un moment l'amour ne
s'estropie[677]
A voir l'original si loin de sa copie.
Mais laissons ce discours, qui peut vous
ennuyer[678].
Vous ferai-je venir l'orfévre prisonnier?
Simple, n'as-tu point vu que c'étoit une
feinte,775
Un effet de l'amour dont mon âme est
atteinte?
CLITON.
Bon: en voici déjà de deux en même jour,
Par devoir d'honnête homme, et par effet
d'amour.
Avec un peu de temps nous en verrons bien
d'autres;
Chacun a ses talents, et ce sont là les
vôtres.780
DORANTE.
Tais-toi, tu m'étourdis de tes sottes
raisons[679].
Allons prendre un peu l'air dans la cour des
prisons.
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE III.
(L'acte se passe dans la prison[680].)
SCÈNE PREMIÈRE.
CLÉANDRE, DORANTE, CLITON.
DORANTE.
Je vous en prie encor, discourons d'autre
chose,
Et sur un tel sujet ayons la bouche close:
On peut nous écouter, et vous surprendre
ici;785
Et si vous vous perdez, vous me perdez
aussi.
La parfaite amitié que pour vous j'ai
conçue,
Quoiqu'elle soit l'effet d'une première
vue,
Joint mon péril au vôtre, et les unit si
bien
Qu'au cours de votre sort elle attache le
mien.790
CLÉANDRE.
N'ayez aucune peur, et sortez d'un tel
doute.
J'ai des gens là dehors qui gardent qu'on
écoute[681];
Et je puis vous parler en toute sûreté[682]
De ce que mon malheur doit à votre bonté.
Si d'un bienfait si grand qu'on reçoit sans
mérite795
Qui s'avoue insolvable aucunement
s'acquitte,
Pour m'acquitter vers vous autant que je le
puis,
J'avoue, et hautement, Monsieur, que je le
suis;
Mais si cette amitié par l'amitié se paie,
Ce cœur qui vous doit tout vous en rend une
vraie.800
La vôtre la devance à peine d'un moment;
Elle attache mon sort au vôtre également;
Et l'on n'y trouvera que cette différence,
Qu'en vous elle est faveur, en moi
reconnoissance.
DORANTE.
N'appelez point faveur ce qui fut un
devoir:805
Entre les gens de cœur il suffit de se
voir.
Par un effort secret de quelque sympathie
L'un à l'autre aussitôt un certain nœud les
lie:
Chacun d'eux sur son front porte écrit ce qu'il
est,
Et quand on lui ressemble, on prend son
intérêt.810
CLITON.
Par exemple, voyez, aux traits de ce visage
Mille dames m'ont pris pour homme de
courage,
Et sitôt que je parle, on devine à demi
Que le sexe jamais ne fut mon ennemi.
CLÉANDRE.
Cet homme a de l'humeur[683].
DORANTE.
C'est un vieux domestique,
Qui, comme vous voyez, n'est pas
mélancolique.
A cause de son âge il se croit tout permis;
Il se rend familier avec tous mes amis,
Mêle partout son mot, et jamais, quoi qu'on
die,
Pour donner son avis il n'attend qu'on l'en
prie[684].820
Souvent il importune, et quelquefois il
plaît.
CLÉANDRE.
J'en voudrois connoître un de l'humeur dont il
est[685].
Croyez qu'à le trouver vous auriez de la
peine[686]:
Le monde n'en voit pas quatorze à la
douzaine;
Et je jurerois bien, Monsieur, en bonne
foi,825
Qu'en France il n'en est point que Jodelet et
moi.
DORANTE.
Voilà de ses bons mots les galantes
surprises[687];
Mais qui parle beaucoup dit beaucoup de
sottises;
Et quand il a dessein de se mettre en
crédit,
Plus il y fait d'effort, moins il sait ce qu'il
dit.830
CLITON.
On appelle cela des vers à ma louange.
CLÉANDRE.
Presque insensiblement nous avons pris le
change.
Mais revenons, Monsieur, à ce que je vous
dois.
DORANTE.
Nous en pourrons parler encor quelque autre
fois:
Il suffit pour ce coup.
CLÉANDRE.
Je ne saurois vous taire835
En quel heureux état se trouve votre
affaire.
Vous sortirez bientôt, et peut-être
demain;
Mais un si prompt secours ne vient pas de ma
main;
Les amis de Philiste en ont trouvé la voie;
J'en dois rougir de honte au milieu de ma
joie;840
Et je ne saurois voir sans être un peu
jaloux
Qu'il m'ôte les moyens de m'employer pour
vous[688].
Je cède avec regret à cet ami fidèle:
S'il a plus de pouvoir, il n'a pas plus de
zèle;
Et vous m'obligerez, au sortir de
prison,845
De me faire l'honneur de prendre ma maison.
Je n'attends point le temps de votre
délivrance,
De peur qu'encore un coup Philiste me
devance;
Comme il m'ôte aujourd'hui l'espoir de vous
servir,
Vous loger est un bien que je lui veux
ravir.850
DORANTE.
C'est un excès d'honneur que vous me voulez
rendre;
Et je croirois faillir de m'en vouloir
défendre.
CLÉANDRE.
Je vous en reprierai quand vous pourrez
sortir;
Et lors nous tâcherons à vous bien
divertir,
Et vous faire oublier l'ennui que je vous
cause.855
Auriez-vous cependant besoin de quelque
chose?
Vous êtes voyageur, et pris par des
sergents;
Et quoique ces messieurs soient fort honnêtes
gens,
Il en est quelques-uns....
CLITON.
Les siens en sont du nombre:
Ils ont en le prenant pillé jusqu'à son
ombre;860
Et n'étoit que le ciel a su le soulager,
Vous le verriez encor fort net et fort
léger;
Mais comme je pleurois ses tristes
aventures,
Nous avons reçu lettre, argent et
confitures.
CLÉANDRE.
Et de qui?
DORANTE.
Pour le dire, il faudrait deviner.865
Jugez ce qu'en ma place on peut s'imaginer.
Une dame m'écrit, me flatte, me régale,
Me promet une amour qui n'eut jamais
d'égale,
Me fait force présents,...
CLÉANDRE.
Et vous visite?
DORANTE.
Non.
Vous savez son logis?
DORANTE.
Non, pas même son nom.870
Ne soupçonnez-vous point ce que ce pourroit
être[689]?
CLÉANDRE.
A moins que de la voir je ne la puis
connoître.
DORANTE.
Pour un si bon ami je n'ai point de secret.
Voyez, connoissez-vous les traits de ce
portrait?
CLÉANDRE.
Elle semble éveillée, et passablement
belle;875
Mais je ne vous en puis dire aucune
nouvelle,
Et je ne connois rien à ces traits que je
voi.
Je vais vous préparer une chambre chez moi.
Adieu.
SCÈNE II.
DORANTE, CLITON.