CLARICE.
Il t'en veut tout de bon, et m'en voilà défaite;
Mais je souffre aisément la perte que j'ai faite:1390
Alcippe la répare, et son père est ici.
LUCRÈCE.
Te voilà donc bientôt quitte d'un grand souci?
CLARICE.
M'en voilà bientôt quitte; et toi, te voilà prête
A t'enrichir bientôt d'une étrange conquête.
Tu sais ce qu'il m'a dit.
SABINE.
S'il vous mentoit alors,1395
A présent il dit vrai; j'en réponds corps pour corps.
CLARICE.
Peut-être qu'il le dit; mais c'est un grand peut-être.
LUCRÈCE.
Dorante est un grand fourbe, et nous l'a fait connoître;
Mais s'il continuoit encore à m'en conter,
Peut-être avec le temps il me feroit douter.1400
CLARICE.
Si tu l'aimes, du moins, étant bien avertie,
Prends bien garde à ton fait, et fais bien ta partie.
LUCRÈCE.
C'en est trop; et tu dois seulement présumer
Que je penche à le croire, et non pas à l'aimer[460].
CLARICE.
De le croire à l'aimer la distance est petite:1405
Qui fait croire ses feux fait croire son mérite;
Ces deux points en amour se suivent de si près,
Que qui se croit aimée aime bientôt après[461].
LUCRÈCE.
La curiosité souvent dans quelques âmes
Produit le même effet que produiroient des flammes.
CLARICE.
Je suis prête à le croire afin de t'obliger.
SABINE.
Vous me feriez ici toutes deux enrager.
Voyez, qu'il est besoin de tout ce badinage!
Faites moins la sucrée, et changez de langage,
Ou vous n'en casserez, ma foi, que d'une dent[462].1415
LUCRÈCE.
Laissons là cette folle, et dis-moi cependant[463],
Quand nous le vîmes hier dedans les Tuileries,
Qu'il te conta d'abord tant de galanteries,
Il fut, ou je me trompe, assez bien écouté.
Étoit-ce amour alors, ou curiosité?1420
CLARICE.
Curiosité pure, avec dessein de rire
De tous les compliments qu'il auroit pu me dire.
LUCRÈCE.
Je fais de ce billet même chose à mon tour;
Je l'ai pris, je l'ai lu, mais le tout sans amour:
Curiosité pure, avec dessein de rire1425
De tous les compliments qu'il auroit pu m'écrire.
CLARICE.
Ce sont deux que de lire, et d'avoir écouté:
L'un est grande faveur; l'autre, civilité;
Mais trouves-y ton compte, et j'en serai ravie;
En l'état où je suis j'en parle sans envie.1430
LUCRÈCE.
Sabine lui dira que je l'ai déchiré.
CLARICE.
Nul avantage ainsi n'en peut être tiré.
Tu n'es que curieuse.
LUCRÈCE.
Ajoute: à ton exemple.
CLARICE.
Soit. Mais il est saison que nous allions au temple.
LUCRÈCE, à Clarice.
Allons.
(A Sabine.)
Si tu le vois, agis comme tu sais.1435
SABINE.
Ce n'est pas sur ce coup que je fais mes essais:
Je connois à tous deux où tient la maladie,
Et le mal sera grand si je n'y remédie;
Mais sachez qu'il est homme à prendre sur le vert[464].
LUCRÈCE.
Je te croirai.
SABINE.
Mettons cette pluie à couvert.1440

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

ACTE V.


SCÈNE PREMIÈRE[465].

GÉRONTE, PHILISTE.

GÉRONTE.
Je ne pouvois avoir rencontre plus heureuse
Pour satisfaire ici mon humeur curieuse.
Vous avez feuilleté le Digeste à Poitiers,
Et vu, comme mon fils, les gens de ces quartiers:
Ainsi vous me pouvez facilement apprendre1445
Quelle est et la famille et le bien de Pyrandre.
PHILISTE.
Quel est-il, ce Pyrandre?
GÉRONTE.
Un de leurs citoyens:
Noble, à ce qu'on m'a dit, mais un peu mal en biens.
PHILISTE.
Il n'est dans tout Poitiers bourgeois ni gentilhomme
Qui, si je m'en souviens, de la sorte se nomme.1450
GÉRONTE.
Vous le connoîtrez mieux peut-être à l'autre nom;
Ce Pyrandre s'appelle autrement Armédon.
PHILISTE.
Aussi peu l'un que l'autre.
GÉRONTE.
Et le père d'Orphise,
Cette rare beauté qu'en ces lieux même on prise[466]?
Vous connoissez le nom de cet objet charmant1455
Qui fait de ces cantons le plus digne ornement?
PHILISTE.
Croyez que cette Orphise, Armédon, et Pyrandre,
Sont gens dont à Poitiers on ne peut rien apprendre.
S'il vous faut sur ce point encor quelque garant....
GÉRONTE.
En faveur de mon fils vous faites l'ignorant;1460
Mais je ne sais que trop qu'il aime cette Orphise,
Et qu'après les douceurs d'une longue hantise,
On l'a seul dans sa chambre avec elle trouvé;
Que par son pistolet un désordre arrivé
L'a forcé sur-le-champ d'épouser cette belle.1465
Je sais tout; et de plus ma bonté paternelle
M'a fait y consentir; et votre esprit discret
N'a plus d'occasion de m'en faire un secret[467].
PHILISTE.
Quoi! Dorante a fait donc un secret mariage[468]?
GÉRONTE.
Et comme je suis bon, je pardonne à son âge.1470
PHILISTE.
Qui vous l'a dit?
GÉRONTE.
Lui-même.
PHILISTE.
Ah! puisqu'il vous l'a dit,
Il vous fera du reste un fidèle récit;
Il en sait mieux que moi toutes les circonstances:
Non qu'il vous faille en prendre aucunes défiances;
Mais il a le talent de bien imaginer,1475
Et moi je n'eus jamais celui de deviner.
GÉRONTE.
Vous me feriez par là soupçonner son histoire.
PHILISTE.
Non, sa parole est sûre, et vous pouvez l'en croire;
Mais il nous servit hier d'une collation[469]
Qui partoit d'un esprit de grande invention;1480
Et si ce mariage est de même méthode,
La pièce est fort complète et des plus à la mode.
GÉRONTE.
Prenez-vous du plaisir à me mettre en courroux?
PHILISTE.
Ma foi, vous en tenez aussi bien comme nous;
Et pour vous en parler avec toute franchise,1485
Si vous n'avez jamais pour bru que cette Orphise,
Vos chers collatéraux s'en trouveront fort bien.
Vous m'entendez? adieu: je ne vous dis plus rien.

SCÈNE II.

GÉRONTE.

O vieillesse facile! O jeunesse impudente!
O de mes cheveux gris honte trop évidente!1490
Est-il dessous le ciel père plus malheureux?
Est-il affront plus grand pour un cœur généreux?
Dorante n'est qu'un fourbe; et cet ingrat que j'aime,
Après m'avoir fourbé, me fait fourber moi-même;
Et d'un discours en l'air, qu'il forge en imposteur[470],1495
Il me fait le trompette et le second auteur!
Comme si c'étoit peu pour mon reste de vie
De n'avoir à rougir que de son infamie,
L'infâme, se jouant de mon trop de bonté,
Me fait encor rougir de ma crédulité!1500

SCÈNE III.

GÉRONTE, DORANTE, CLITON.

GÉRONTE.
Êtes-vous gentilhomme?
DORANTE.
Ah! rencontre fâcheuse!
Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.
GÉRONTE.
Croyez-vous qu'il suffit d'être sorti de moi?
DORANTE.
Avec toute la France aisément je le croi.
GÉRONTE.
Et ne savez-vous point avec toute la France1505
D'où ce titre d'honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l'ont jusqu'à moi fait passer dans leur sang[471]?
DORANTE.
J'ignorerois un point que n'ignore personne,
Que la vertu l'acquiert, comme le sang le donne?1510
GÉRONTE.
Où le sang a manqué, si la vertu l'acquiert,
Où le sang l'a donné, le vice aussi le perd.
Ce qui naît d'un moyen périt par son contraire;
Tout ce que l'un a fait, l'autre peut le défaire[472];
Et dans la lâcheté du vice où je te voi,1515
Tu n'es plus gentilhomme, étant sorti de moi[473].
DORANTE.
Moi?
GÉRONTE.
Laisse-moi parler, toi de qui l'imposture
Souille honteusement ce don de la nature:
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.1520
Est-il vice plus bas, est-il tache plus noire[474],
Plus indigne d'un homme élevé pour la gloire?
Est-il quelque foiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d'aversion,
Puisqu'un seul démenti lui porte une infamie1525
Qu'il ne peut effacer s'il n'expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l'affront
Qu'un si honteux outrage imprime sur son front?
DORANTE.
Qui vous dit que je mens?
GÉRONTE.
Qui me le dit, infâme?
Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme.1530
Le conte qu'hier au soir tu m'en fis publier....
CLITON, à Dorante.
Dites que le sommeil vous l'a fait oublier.
GÉRONTE.
Ajoute, ajoute encore avec effronterie
Le nom de ton beau-père et de sa seigneurie;
Invente à m'éblouir quelques nouveaux détours.1535
CLITON, à Dorante.
Appelez la mémoire ou l'esprit au secours.
GÉRONTE.
De quel front cependant faut-il que je confesse
Que ton effronterie a surpris ma vieillesse,
Qu'un homme de mon âge a cru légèrement
Ce qu'un homme du tien débite impudemment?1540
Tu me fais donc servir de fable et de risée,
Passer pour esprit foible, et pour cervelle usée!
Mais dis-moi, te portois-je à la gorge un poignard?
Voyois-tu violence ou courroux de ma part?
Si quelque aversion t'éloignoit de Clarice,1545
Quel besoin avois-tu d'un si lâche artifice?
Et pouvois-tu douter que mon consentement
Ne dût tout accorder à ton contentement,
Puisque mon indulgence, au dernier point venue,
Consentoit à tes yeux l'hymen d'une inconnue?1550
Ce grand excès d'amour que je t'ai témoigné
N'a point touché ton cœur, ou ne l'a point gagné:
Ingrat, tu m'as payé d'une impudente feinte,
Et tu n'as eu pour moi respect, amour, ni crainte.
Va, je te désavoue.
DORANTE.
Eh! mon père, écoutez.1555
GÉRONTE.
Quoi? des contes en l'air et sur l'heure inventés?
DORANTE.
Non, la vérité pure.
GÉRONTE.
En est-il dans ta bouche?
CLITON, à Dorante.
Voici pour votre adresse une assez rude touche.
DORANTE.
Épris d'une beauté qu'à peine j'ai pu voir[475]
Qu'elle a pris sur mon âme un absolu pouvoir,1560
De Lucrèce, en un mot, vous la pouvez connoître....
GÉRONTE.
Dis vrai: je la connois, et ceux qui l'ont fait naître;
Son père est mon ami.
DORANTE.
Mon cœur en un moment
Étant de ses regards charmé si puissamment,
Le choix que vos bontés avoient fait de Clarice,1565
Sitôt que je le sus, me parut un supplice;
Mais comme j'ignorois si Lucrèce et son sort
Pouvoient avec le vôtre avoir quelque rapport,
Je n'osai pas encor vous découvrir la flamme
Que venoient ses beautés d'allumer dans mon âme[476];
Et j'avois ignoré, Monsieur, jusqu'à ce jour
Que l'adresse d'esprit fût un crime en amour[477].
Mais si je vous osois demander quelque grâce,
A présent que je sais et son bien et sa race,
Je vous conjurerois, par les nœuds les plus doux1575
Dont l'amour et le sang puissent m'unir à vous,
De seconder mes vœux auprès de cette belle:
Obtenez-la d'un père, et je l'obtiendrai d'elle.
GÉRONTE.
Tu me fourbes encor.
DORANTE.
Si vous ne m'en croyez,
Croyez en pour le moins Cliton que vous voyez:1580
Il sait tout mon secret.
GÉRONTE.
Tu ne meurs pas de honte
Qu'il faille que de lui je fasse plus de conte[478],
Et que ton père même, en doute de ta foi,
Donne plus de croyance à ton valet qu'à toi!
Écoute: je suis bon, et malgré ma colère,1585
Je veux encore un coup montrer un cœur de père,
Je veux encore un coup pour toi me hasarder.
Je connois ta Lucrèce, et la vais demander;
Mais si de ton côté le moindre obstacle arrive....
DORANTE.
Pour vous mieux assurer, souffrez que je vous suive.1590
GÉRONTE.
Demeure ici, demeure, et ne suis point mes pas:
Je doute, je hasarde, et je ne te crois pas.
Mais sache que tantôt si pour cette Lucrèce
Tu fais la moindre fourbe ou la moindre finesse,
Tu peux bien fuir mes yeux et ne me voir jamais;1595
Autrement souviens-toi du serment que je fais:
Je jure les rayons du jour qui nous éclaire
Que tu ne mourras point que de la main d'un père,
Et que ton sang indigne à mes pieds répandu
Rendra prompte justice à mon honneur perdu.1600

SCÈNE IV.

DORANTE, CLITON.

DORANTE.
Je crains peu les effets d'une telle menace.
CLITON.
Vous vous rendez trop tôt et de mauvaise grâce;
Et cet esprit adroit, qui l'a dupé deux fois,
Devoit en galant homme aller jusques à trois:
Toutes tierces, dit-on, sont bonnes ou mauvaises[479].1605
DORANTE.
Cliton, ne raille point, que tu ne me déplaises:
D'un trouble tout nouveau j'ai l'esprit agité.
CLITON.
N'est-ce point du remords d'avoir dit vérité?
Si pourtant ce n'est point quelque nouvelle adresse;
Car je doute à présent si vous aimez Lucrèce,1610
Et vous vois si fertile en semblables détours,
Que, quoi que vous disiez, je l'entends au rebours.
DORANTE.
Je l'aime, et sur ce point ta défiance est vaine;
Mais je hasarde trop, et c'est ce qui me gêne.
Si son père et le mien ne tombent point d'accord,1615
Tout commerce est rompu, je fais naufrage au port.
Et d'ailleurs, quand l'affaire entre eux seroit conclue[480],
Suis-je sûr que la fille y soit bien résolue?
J'ai tantôt vu passer cet objet si charmant:
Sa compagne, ou je meure! a beaucoup d'agrément.1620
Aujourd'hui que mes yeux l'ont mieux examinée,
De mon premier amour j'ai l'âme un peu gênée[481]:
Mon cœur entre les deux est presque partagé,
Et celle-ci l'auroit s'il n'étoit engagé.
CLITON.
Mais pourquoi donc montrer une flamme si grande,1625
Et porter votre père à faire une demande[482]?
DORANTE.
Il ne m'auroit pas cru, si je ne l'avois fait.
CLITON.
Quoi? même en disant vrai, vous mentiez en effet!
DORANTE.
C'étoit le seul moyen d'apaiser sa colère.
Que maudit soit quiconque a détrompé mon père!1630
Avec ce faux hymen j'aurois eu le loisir
De consulter mon cœur, et je pourrois choisir.
CLITON.
Mais sa compagne enfin n'est autre que Clarice.
DORANTE.
Je me suis donc rendu moi-même un bon office.
Oh! qu'Alcippe est heureux, et que je suis confus!1635
Mais Alcippe, après tout, n'aura que mon refus.
N'y pensons plus, Cliton, puisque la place est prise.
CLITON.
Vous en voilà défait aussi bien que d'Orphise.
DORANTE.
Reportons à Lucrèce un esprit ébranlé,
Que l'autre à ses yeux même avoit presque volé.1640
Mais Sabine survient.

SCÈNE V.

DORANTE, SABINE, CLITON.

DORANTE.
Qu'as-tu fait de ma lettre?
En de si belles mains as-tu su la remettre?
SABINE.
Oui, Monsieur, mais....
DORANTE.
Quoi? mais!
SABINE.
Elle a tout déchiré.
DORANTE.
Sans lire?
SABINE.
Sans rien lire.
DORANTE.
Et tu l'as enduré?
SABINE.
Ah, si vous aviez vu comme elle m'a grondée!1645
Elle me va chasser, l'affaire en est vidée.
DORANTE.
Elle s'apaisera; mais pour t'en consoler,
Tends la main.
SABINE.
Eh! Monsieur.
DORANTE.
Ose encor lui parler.
Je ne perds pas sitôt toutes mes espérances.
CLITON.
Voyez la bonne pièce avec ses révérences!1650
Comme ses déplaisirs sont déjà consolés,
Elle vous en dira plus que vous n'en voulez.
DORANTE.
Elle a donc déchiré mon billet sans le lire[483]?
SABINE.
Elle m'avoit donné charge de vous le dire;
Mais à parler sans fard....
CLITON.
Sait-elle son métier?1655
SABINE.
Elle n'en a rien fait et l'a lu tout entier.
Je ne puis si longtemps abuser un brave homme.
CLITON.
Si quelqu'un l'entend mieux, je l'irai dire à Rome.
DORANTE.
Elle ne me hait pas, à ce compte?
SABINE.
Elle? non.
DORANTE.
M'aime-t-elle?
SABINE.
Non plus.
DORANTE.
Tout de bon?
SABINE.
Tout de bon.1660
DORANTE.
Aime-t-elle quelque autre?
SABINE.
Encor moins.
DORANTE.
Qu'obtiendrai-je?
SABINE.
Je ne sais.
DORANTE.
Mais enfin, dis-moi.
SABINE.
Que vous dirai-je?
DORANTE.
Vérité.
SABINE.
Je la dis.
DORANTE.
Mais elle m'aimera?
SABINE.
Peut-être.
DORANTE.
Et quand encor?
SABINE.
Quand elle vous croira.
DORANTE.
Quand elle me croira? Que ma joie est extrême!1665
SABINE.
Quand elle vous croira, dites qu'elle vous aime.
DORANTE.
Je le dis déjà donc, et m'en ose vanter,
Puisque ce cher objet n'en sauroit plus douter:
Mon père....
SABINE.
La voici qui vient avec Clarice.

SCÈNE VI.

CLARICE, LUCRÈCE, DORANTE, SABINE, CLITON.

CLARICE, à Lucrèce.
Il peut te dire vrai, mais ce n'est pas son vice.1670
Comme tu le connois, ne précipite rien.
DORANTE, à Clarice.
Beauté qui pouvez seule et mon mal et mon bien....
CLARICE, à Lucrèce.
On diroit qu'il m'en veut, et c'est moi qu'il regarde.
LUCRÈCE, à Clarice[484].
Quelques regards sur toi sont tombés par mégarde.
Voyons s'il continue.
DORANTE, à Clarice.
Ah! que loin de vos yeux1675
Les moments à mon cœur deviennent ennuyeux!
Et que je reconnois par mon expérience
Quel supplice aux amants est une heure d'absence!
CLARICE, à Lucrèce.
Il continue encor.
LUCRÈCE, à Clarice.
Mais vois ce qu'il m'écrit.
CLARICE, à Lucrèce.
Mais écoute.
LUCRÈCE, à Clarice.
Tu prends pour toi ce qu'il me dit.1680
CLARICE.
Éclaircissons-nous-en. Vous m'aimez donc, Dorante?
DORANTE, à Clarice.
Hélas! que cette amour vous est indifférente!
Depuis que vos regards m'ont mis sous votre loi....
CLARICE, à Lucrèce.
Crois-tu que le discours s'adresse encore à toi?
LUCRÈCE, à Clarice.
Je ne sais où j'en suis.
CLARICE, à Lucrèce.
Oyons la fourbe entière.1685
LUCRÈCE, à Clarice.
Vu ce que nous savons, elle est un peu grossière.
CLARICE, à Lucrèce.
C'est ainsi qu'il partage entre nous son amour:
Il te flatte de nuit, et m'en conte de jour[485].
DORANTE, à Clarice.
Vous consultez ensemble! Ah! quoi qu'elle vous die,
Sur de meilleurs conseils disposez de ma vie:1690
Le sien auprès de vous me seroit trop fatal:
Elle a quelque sujet de me vouloir du mal.
LUCRÈCE, en elle-même.
Ah! je n'en ai que trop, et si je ne me venge....
CLARICE, à Dorante.
Ce qu'elle me disoit est de vrai fort étrange.
DORANTE.
C'est quelque invention de son esprit jaloux.1695
CLARICE.
Je le crois; mais enfin me reconnoissez-vous?
DORANTE.
Si je vous reconnois! quittez ces railleries,
Vous que j'entretins hier dedans les Tuileries,
Que je fis aussitôt maîtresse de mon sort.
CLARICE.
Si je veux toutefois en croire son rapport,1700
Pour une autre déjà votre âme inquiétée[486]....
DORANTE.
Pour une autre déjà je vous aurois quittée?
Que plutôt à vos pieds mon cœur sacrifié....
CLARICE.
Bien plus, si je la crois, vous êtes marié.
DORANTE.
Vous me jouez, Madame, et sans doute pour rire,1705
Vous prenez du plaisir à m'entendre redire
Qu'à dessein de mourir en des liens si doux
Je me fais marié pour toute autre que vous[487].
CLARICE.
Mais avant qu'avec moi le nœud d'hymen vous lie,
Vous serez marié, si l'on veut, en Turquie.1710
DORANTE.
Avant qu'avec toute autre[488] on me puisse engager[489],
Je serai marié, si l'on veut, en Alger.
CLARICE.
Mais enfin vous n'avez que mépris pour Clarice?
DORANTE.
Mais enfin vous savez le nœud de l'artifice,
Et que pour être à vous je fais ce que je puis.1715
CLARICE.
Je ne sais plus moi-même, à mon tour, ou j'en suis[490],
Lucrèce écoute un mot.
DORANTE, à Cliton.
Lucrèce! que dit-elle?
CLITON à Dorante.
Vous en tenez, Monsieur: Lucrèce est la plus belle;
Mais laquelle des deux? J'en ai le mieux jugé,
Et vous auriez perdu si vous aviez gagé.1720
DORANTE, à Cliton.
Cette nuit à la voix j'ai cru la reconnoître.
CLITON, à Dorante.
Clarice sous son nom parloit à sa fenêtre;
Sabine m'en a fait un secret entretien.
DORANTE.
Bonne bouche[491], j'en tiens; mais l'autre la vaut bien;
Et comme dès tantôt je la trouvois bien faite,1725
Mon cœur déjà penchoit où mon erreur le jette.
Ne me découvre point; et dans ce nouveau feu
Tu me vas voir, Cliton, jouer un nouveau jeu.
Sans changer de discours changeons de batterie.
LUCRÈCE, à Clarice.
Voyons le dernier point de son effronterie;1730
Quand tu lui diras tout, il sera bien surpris.
CLARICE, à Dorante.
Comme elle est mon amie, elle m'a tout appris:
Cette nuit vous l'aimiez, et m'avez méprisée.
Laquelle de nous deux avez-vous abusée?
Vous lui parliez d'amour en termes assez doux.1735
DORANTE.
Moi! depuis mon retour je n'ai parlé qu'à vous.
CLARICE.
Vous n'avez point parlé cette nuit à Lucrèce?
DORANTE.
Vous n'avez point voulu me faire un tour d'adresse?
Et je ne vous ai point reconnue à la voix?
CLARICE.
Nous diroit-il bien vrai pour la première fois[492]?1740
DORANTE.
Pour me venger de vous j'eus assez de malice
Pour vous laisser jouir d'un si lourd artifice,
Et vous laissant passer pour ce que vous vouliez,
Je vous en donnai plus que vous ne m'en donniez.
Je vous embarrassai, n'en faites point la fine:1745
Choisissez un peu mieux vos dupes à la mine.
Vous pensiez me jouer; et moi je vous jouois,
Mais par de faux mépris que je désavouois;
Car enfin je vous aime, et je hais de ma vie
Les jours que j'ai vécu sans vous avoir servie[493].1750
CLARICE.
Pourquoi, si vous m'aimez, feindre un hymen en l'air,
Quand un père pour vous est venu me parler?
Quel fruit de cette fourbe osez-vous vous promettre?
LUCRÈCE, à Dorante.
Pourquoi, si vous l'aimez, m'écrire cette lettre?
DORANTE, à Lucrèce.
J'aime de ce courroux les principes cachés:1755
Je ne vous déplais pas, puisque vous vous fâchez.
Mais j'ai moi-même enfin assez joué d'adresse:
Il faut vous dire vrai, je n'aime que Lucrèce.
CLARICE, à Lucrèce.
Est-il un plus grand fourbe? et peux-tu l'écouter?
DORANTE, à Lucrèce.
Quand vous m'aurez ouï, vous n'en pourrez douter.
Sous votre nom, Lucrèce, et par votre fenêtre,
Clarice m'a fait pièce, et je l'ai su connoître;
Comme en y consentant vous m'avez affligé,
Je vous ai mise en peine, et je m'en suis vengé.
LUCRÈCE
Mais que disiez-vous hier dedans les Tuileries?1765
DORANTE.
Clarice fut l'objet de mes galanteries....
CLARICE, à Lucrèce.
Veux-tu longtemps encore écouter ce moqueur?
DORANTE, à Lucrèce.
Elle avoit mes discours, mais vous aviez mon cœur,
Où vos yeux faisoient naître un feu que j'ai fait taire,
Jusqu'à ce que ma flamme ait eu l'aveu d'un père:1770
Comme tout ce discours n'étoit que fiction,
Je cachois mon retour et ma condition.
CLARICE, à Lucrèce.
Vois que fourbe sur fourbe à nos yeux il entasse,
Et ne fait que jouer des tours de passe-passe.
DORANTE, à Lucrèce.
Vous seule êtes l'objet dont mon cœur est charmé.1775
LUCRÈCE, à Dorante.
C'est ce que les effets m'ont fort mal confirmé.
DORANTE.
Si mon père à présent porte parole au vôtre,
Après son témoignage, en voudrez-vous quelque autre?
LUCRÈCE
Après son témoignage il faudra consulter
Si nous aurons encor quelque lieu d'en douter.1780
DORANTE, à Lucrèce.
Qu'à de telles clartés votre erreur se dissipe.
(A Clarice.)
Et vous, belle Clarice, aimez toujours Alcippe;
Sans l'hymen de Poitiers il ne tenoit plus rien;
Je ne lui ferai pas ce mauvais entretien;
Mais entre vous et moi vous savez le mystère.1785
Le voici qui s'avance, et j'aperçois mon père.

SCÈNE VII.

GÉRONTE, DORANTE, ALCIPPE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE, SABINE, CLITON.

Oeuvres de P. Corneille, Tome IV
wrap0000.html
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