CLÉOPATRE
En est-ce déjà fait, et nos bords malheureux
Sont-ils déjà souillés d'un sang si généreux?
ACHORÉE
Madame, j'ai couru par votre ordre au rivage;
J'ai vu la trahison, j'ai vu toute sa rage;450
Du plus grand des mortels j'ai vu trancher le sort[122]:
J'ai vu dans son malheur la gloire de sa mort;
Et puisque vous voulez qu'ici je vous raconte
La gloire d'une mort qui nous couvre de honte,
Écoutez, admirez et plaignez son trépas.455
Ses trois vaisseaux en rade avoient mis voile bas;
Et voyant dans le port préparer nos galères,
Il croyoit que le Roi, touché de ses misères,
Par un beau sentiment d'honneur et de devoir,
Avec toute sa cour le venoit recevoir;460
Mais voyant que ce prince, ingrat à ses mérites,
N'envoyoit qu'un esquif rempli de satellites,
Il soupçonne aussitôt son manquement de foi[123],
Et se laisse surprendre à quelque peu d'effroi;
Enfin, voyant nos bords et notre flotte en armes,465
Il condamne en son cœur ces indignes alarmes[124],
Et réduit tous les soins d'un si pressant ennui
A ne hasarder pas Cornélie avec lui:
«N'exposons, lui dit-il, que cette seule tête
A la réception que l'Égypte m'apprête;470
Et tandis que moi seul j'en courrai le danger,
Songe à prendre la fuite afin de me venger.
Le roi Juba nous garde une foi plus sincère;
Chez lui tu trouveras et mes fils et ton père[125];
Mais quand tu les verrois descendre chez Pluton,475
Ne désespère point, du vivant de Caton.»
Tandis que leur amour en cet adieu conteste[126],
Achillas à son bord joint son esquif funeste.
Septime se présente, et lui tendant la main,
Le salue empereur en langage romain;480
Et comme député de ce jeune monarque:
«Passez, Seigneur, dit-il, passez dans cette barque;
Les sables et les bancs cachés dessous les eaux
Rendent l'accès mal sûr à de plus grands vaisseaux.»
Ce héros voit la fourbe, et s'en moque dans l'âme:
Il reçoit les adieux des siens et de sa femme,
Leur défend de le suivre, et s'avance au trépas
Avec le même front qu'il donnoit les États;
La même majesté sur son visage empreinte
Entre ces assassins montre un esprit sans crainte;490
Sa vertu toute entière à la mort le conduit.
Son affranchi Philippe est le seul qui le suit;
C'est de lui que j'ai su ce que je viens de dire;
Mes yeux ont vu le reste, et mon cœur en soupire,
Et croit que César même à de si grands malheurs495
Ne pourra refuser des soupirs et des pleurs.
CLÉOPATRE
N'épargnez pas les miens; achevez, Achorée,
L'histoire d'une mort que j'ai déjà pleurée.
ACHORÉE
On l'amène; et du port nous le voyons venir,
Sans que pas un d'entre eux daigne l'entretenir.500
Ce mépris lui fait voir ce qu'il en doit attendre.
Sitôt qu'on a pris terre, on l'invite à descendre[127]:
Il se lève; et soudain, pour signal, Achillas[128]
Derrière ce héros tirant son coutelas,
Septime et trois des siens, lâches enfants de Rome,505
Percent à coups pressés les flancs de ce grand homme,
Tandis qu'Achillas même, épouvanté d'horreur,
De ces quatre enragés admire la fureur.
CLÉOPATRE
Vous qui livrez la terre aux discordes civiles,
Si vous vengez sa mort, Dieux, épargnez nos villes!510
N'imputez rien aux lieux, reconnoissez les mains:
Le crime de l'Égypte est fait par des Romains.
Mais que fait et que dit ce généreux courage?
ACHORÉE
D'un des pans de sa robe il couvre son visage,
A son mauvais destin en aveugle obéit,515
Et dédaigne de voir le ciel qui le trahit,
De peur que d'un coup d'œil contre une telle offense[129]
Il ne semble implorer son aide ou sa vengeance.
Aucun gémissement à son cœur échappé
Ne le montre, en mourant, digne d'être frappé:520
Immobile à leurs coups, en lui-même il rappelle[130]
Ce qu'eut de beau sa vie, et ce qu'on dira d'elle;
Et tient la trahison que le Roi leur prescrit
Trop au-dessous de lui pour y prêter l'esprit.
Sa vertu dans leur crime augmente ainsi son lustre;525
Et son dernier soupir est un soupir illustre,
Qui de cette grande âme achevant les destins,
Étale tout Pompée aux yeux des assassins.
Sur les bords de l'esquif sa tête enfin penchée[131],
Par le traître Septime indignement tranchée,530
Passe au bout d'une lance en la main d'Achillas,
Ainsi qu'un grand trophée après de grands combats.
On descend, et pour comble à sa noire aventure[132]
On donne à ce héros la mer pour sépulture,
Et le tronc sous les flots roule dorénavant535
Au gré de la fortune, et de l'onde, et du vent.
La triste Cornélie, à cet affreux spectacle[133],
Par de longs cris aigus tâche d'y mettre obstacle,
Défend ce cher époux de la voix et des yeux,
Puis n'espérant plus rien, lève les mains aux cieux;540
Et cédant tout à coup à la douleur plus forte,
Tombe, dans sa galère, évanouie ou morte.
Les siens en ce désastre, à force de ramer,
L'éloignent de la rive, et regagnent la mer[134].
Mais sa fuite est mal sûre; et l'infâme Septime,545
Qui se voit dérober la moitié de son crime,
Afin de l'achever, prend six vaisseaux au port,
Et poursuit sur les eaux Pompée après sa mort.
Cependant Achillas porte au Roi sa conquête:
Tout le peuple tremblant en détourne la tête;550
Un effroi général offre à l'un sous ses pas
Des abîmes ouverts pour venger ce trépas;
L'autre entend le tonnerre, et chacun se figure[135]
Un désordre soudain de toute la nature:
Tant l'excès du forfait, troublant leurs jugements,555
Présente à leur terreur l'excès des châtiments!
Philippe, d'autre part, montrant sur le rivage
Dans une âme servile un généreux courage,
Examine d'un œil et d'un soin curieux
Où les vagues rendront ce dépôt précieux,560
Pour lui rendre, s'il peut, ce qu'aux morts on doit rendre,
Dans quelque urne chétive en ramasser la cendre,
Et d'un peu de poussière élever un tombeau
A celui qui du monde eut le sort le plus beau.
Mais comme vers l'Afrique on poursuit Cornélie,565
On voit d'ailleurs César venir de Thessalie:
Une flotte paroît qu'on a peine à compter....
CLÉOPATRE
C'est lui-même, Achorée, il n'en faut point douter.
Tremblez, tremblez, méchants, voici venir la foudre;
Cléopatre a de quoi vous mettre tous en poudre:570
César vient, elle est reine, et Pompée est vengé;
La tyrannie est bas, et le sort a changé[136].
Admirons cependant le destin des grands hommes,
Plaignons-les, et par eux jugeons ce que nous sommes.
Ce prince d'un sénat maître de l'univers,575
Dont le bonheur sembloit au-dessus du revers[137],
Lui que sa Rome a vu plus craint que le tonnerre,
Triompher en trois fois des trois parts de la terre,
Et qui voyoit encore en ces derniers hasards
L'un et l'autre consul suivre ses étendards;580
Sitôt que d'un malheur sa fortune est suivie,
Les monstres de l'Égypte ordonnent de sa vie.
On voit un Achillas, un Septime, un Photin,
Arbitres souverains d'un si noble destin;
Un roi qui de ses mains a reçu la couronne585
A ces pestes de cour lâchement l'abandonne.
Ainsi finit Pompée; et peut-être qu'un jour
César éprouvera même sort à son tour.
Rendez l'augure faux, Dieux qui voyez mes larmes,
Et secondez partout et mes vœux et ses armes!590
CHARMION
Madame, le Roi vient, qui pourra vous ouïr.

SCÈNE III.

PTOLOMÉE, CLÉOPATRE, CHARMION.

PTOLOMÉE
Savez-vous le bonheur dont nous allons jouir,
Ma sœur?
CLÉOPATRE
Oui, je le sais, le grand César arrive:
Sous les lois de Photin je ne suis plus captive.
PTOLOMÉE
Vous haïssez toujours ce fidèle sujet?595
CLÉOPATRE
Non, mais en liberté je ris de son projet.
PTOLOMÉE
Quel projet faisoit-il dont vous puissiez vous plaindre?
CLÉOPATRE
J'en ai souffert beaucoup, et j'avois plus à craindre:
Un si grand politique est capable de tout;
Et vous donnez les mains à tout ce qu'il résout.600
PTOLOMÉE
Si je suis ses conseils, j'en connois la prudence.
CLÉOPATRE
Si j'en crains les effets, j'en vois la violence.
PTOLOMÉE
Pour le bien de l'État tout est juste en un roi.
CLÉOPATRE
Ce genre de justice est à craindre pour moi:
Après ma part du sceptre, à ce titre usurpée,605
Il en coûte la vie et la tête à Pompée.
PTOLOMÉE
Jamais un coup d'État ne fut mieux entrepris.
Le voulant secourir, César nous eût surpris:
Vous voyez sa vitesse; et l'Égypte troublée
Avant qu'être en défense en seroit accablée;610
Mais je puis maintenant à cet heureux vainqueur
Offrir en sûreté mon trône et votre cœur.
CLÉOPATRE
Je ferai mes présents; n'ayez soin que des vôtres,
Et dans vos intérêts n'en confondez point d'autres.
PTOLOMÉE
Les vôtres sont les miens, étant de même sang.615
CLÉOPATRE
Vous pouvez dire encore, étant de même rang,
Étant rois l'un et l'autre; et toutefois je pense
Que nos deux intérêts ont quelque différence.
PTOLOMÉE
Oui, ma sœur; car l'État dont mon cœur est content,
Sur quelques bords du Nil à grand'peine s'étend[138];620
Mais César, à vos lois soumettant son courage,
Vous va faire régner sur le Gange et le Tage.
CLÉOPATRE
J'ai de l'ambition, mais je la sais régler:
Elle peut m'éblouir, et non pas m'aveugler.
Ne parlons point ici du Tage ni du Gange;625
Je connois ma portée, et ne prends point le change.
PTOLOMÉE
L'occasion vous rit, et vous en userez.
CLÉOPATRE
Si je n'en use bien, vous m'en accuserez.
PTOLOMÉE
J'en espère beaucoup, vu l'amour qui l'engage.
CLÉOPATRE
Vous la craignez peut-être encore davantage;630
Mais quelque occasion qui me rie aujourd'hui,
N'ayez aucune peur, je ne veux rien d'autrui:
Je ne garde pour vous ni haine ni colère,
Et je suis bonne sœur, si vous n'êtes[139] bon frère.
PTOLOMÉE
Vous montrez cependant un peu bien du mépris.635
CLÉOPATRE
Le temps de chaque chose ordonne et fait le prix.
PTOLOMÉE
Votre façon d'agir le fait assez connoître.
CLÉOPATRE
Le grand César arrive, et vous avez un maître.
PTOLOMÉE
Il l'est de tout le monde, et je l'ai fait le mien.
CLÉOPATRE
Allez lui rendre hommage, et j'attendrai le sien;640
Allez, ce n'est pas trop pour lui que de vous-même:
Je garderai pour vous l'honneur du diadème.
Photin vous vient aider à le bien recevoir:
Consultez avec lui quel est votre devoir.

SCÈNE IV.

PTOLOMÉE, PHOTIN.

PTOLOMÉE
J'ai suivi tes conseils, mais plus je l'ai flattée,645
Et plus dans l'insolence elle s'est emportée;
Si bien qu'enfin, outré de tant d'indignités,
Je m'allois emporter dans les extrémités:
Mon bras, dont ses mépris forçoient la retenue,
N'eût plus considéré César ni sa venue,650
Et l'eût mise en état, malgré tout son appui,
De s'en plaindre à Pompée auparavant qu'à lui[140].
L'arrogante! à l'ouïr elle est déjà ma reine;
Et si César en croit son orgueil et sa haine;
Si, comme elle s'en vante, elle est son cher objet,655
De son frère et son roi je deviens son sujet.
Non, non; prévenons-la: c'est foiblesse d'attendre
Le mal qu'on voit venir sans vouloir s'en défendre[141].
Otons-lui les moyens de nous plus dédaigner;
Otons-lui les moyens de plaire et de régner;660
Et ne permettons pas qu'après tant de bravades,
Mon sceptre soit le prix d'une de ses œillades.
PHOTIN
Seigneur, ne donnez point de prétexte à César[142]
Pour attacher l'Égypte aux pompes de son char.
Ce cœur ambitieux, qui par toute la terre665
Ne cherche qu'à porter l'esclavage et la guerre,
Enflé de sa victoire, et des ressentiments
Qu'une perte pareille imprime aux vrais amants,
Quoique vous ne rendiez que justice à vous-même,
Prendroit l'occasion de venger ce qu'il aime;670
Et pour s'assujettir et vos États et vous,
Imputeroit à crime un si juste courroux.
PTOLOMÉE
Si Cléopatre vit, s'il la voit, elle est reine.
PHOTIN
Si Cléopatre meurt, votre perte est certaine.
PTOLOMÉE
Je perdrai qui me perd, ne pouvant me sauver.675
PHOTIN
Pour la perdre avec joie, il faut vous conserver.
PTOLOMÉE
Quoi? pour voir sur sa tête éclater ma couronne?
Sceptre, s'il faut enfin que ma main t'abandonne,
Passe, passe plutôt en celle du vainqueur.
PHOTIN
Vous l'arracherez mieux de celle d'une sœur.680
Quelques feux que d'abord il lui fasse paroître,
Il partira bientôt, et vous serez le maître.
L'amour à ses pareils ne donne point d'ardeur
Qui ne cède aisément aux soins de leur grandeur.
Il voit encor l'Afrique et l'Espagne occupées685
Par Juba, Scipion et les jeunes Pompées;
Et le monde à ses lois n'est point assujetti,
Tant qu'il verra durer ces restes du parti.
Au sortir de Pharsale un si grand capitaine
Sauroit mal son métier s'il laissoit prendre haleine,690
Et s'il donnoit loisir à des cœurs si hardis
De relever du coup dont ils sont étourdis.
S'il les vainc, s'il parvient où son desir aspire,
Il faut qu'il aille à Rome établir son empire,
Jouir de sa fortune et de son attentat,695
Et changer à son gré la forme de l'État.
Jugez durant ce temps ce que vous pourrez faire.
Seigneur, voyez César, forcez-vous à lui plaire[143];
Et lui déférant tout, veuillez vous souvenir
Que les événements régleront l'avenir.700
Remettez en ses mains trône, sceptre, couronne,
Et sans en murmurer, souffrez qu'il en ordonne:
Il en croira sans doute ordonner justement,
En suivant du feu Roi l'ordre et le testament[144];
L'importance d'ailleurs de ce dernier service705
Ne permet pas d'en craindre une entière injustice.
Quoi qu'il en fasse enfin, feignez d'y consentir,
Louez son jugement, et laissez-le partir[145].
Après, quand nous verrons le temps propre aux vengeances,
Nous aurons et la force et les intelligences.
Jusque-là réprimez ces transports violents
Qu'excitent d'une sœur les mépris insolents:
Les bravades enfin sont des discours frivoles,
Et qui songe aux effets néglige les paroles.
PTOLOMÉE
Ah! tu me rends la vie et le sceptre à la fois:715
Un sage conseiller est le bonheur des rois.
Cher appui de mon trône, allons, sans plus attendre,
Offrir tout à César, afin de tout reprendre;
Avec toute ma flotte allons le recevoir[146],
Et par ces vains honneurs séduire son pouvoir.720

FIN DU SECOND ACTE.

ACTE III.


SCÈNE PREMIÈRE.

CHARMION, ACHORÉE.

CHARMION
Oui, tandis que le Roi va lui-même en personne
Jusqu'aux pieds de César prosterner sa couronne,
Cléopatre s'enferme en son appartement,
Et sans s'en émouvoir attend son compliment.
Comment nommerez-vous une humeur si hautaine?725
ACHORÉE
Un orgueil noble et juste, et digne d'une reine
Qui soutient avec cœur et magnanimité
L'honneur de sa naissance et de sa dignité:
Lui pourrai-je parler?
CHARMION
Non; mais elle m'envoie
Savoir à cet abord ce qu'on a vu de joie;730
Ce qu'à ce beau présent César a témoigné;
S'il a paru content, ou s'il l'a dédaigné[147];
S'il traite avec douceur, s'il traite avec empire;
Ce qu'à nos assassins enfin il a su dire[148].
ACHORÉE
La tête de Pompée a produit des effets735
Dont ils n'ont pas sujet d'être fort satisfaits.
Je ne sais si César prendroit plaisir à feindre;
Mais pour eux jusqu'ici je trouve lieu de craindre:
S'ils aimoient Ptolomée, ils l'ont fort mal servi.
Vous l'avez vu partir, et moi je l'ai suivi.740
Ses vaisseaux en bon ordre ont éloigné la ville[149],
Et pour joindre César n'ont avancé qu'un mille.
Il venoit à plein voile[150]; et si dans les hasards
Il éprouva toujours pleine faveur de Mars[151],
Sa flotte, qu'à l'envi favorisoit Neptune,745
Avoit le vent en poupe ainsi que sa fortune.
Dès le premier abord notre prince étonné
Ne s'est plus souvenu de son front couronné:
Sa frayeur a paru sous sa fausse allégresse;
Toutes ses actions ont senti la bassesse;750
J'en ai rougi moi-même, et me suis plaint à moi
De voir là Ptolomée, et n'y voir point de roi;
Et César, qui lisoit sa peur sur son visage,
Le flattoit par pitié pour lui donner courage.
Lui, d'une voix tombante offrant ce don fatal:755
«Seigneur, vous n'avez plus, lui dit-il, de rival;
Ce que n'ont pu les Dieux dans votre Thessalie,
Je vais mettre en vos mains Pompée et Cornélie:
En voici déjà l'un, et pour l'autre, elle fuit;
Mais avec six vaisseaux un des miens la poursuit.»760
A ces mots Achillas découvre cette tête:
Il semble qu'à parler encore elle s'apprête,
Qu'à ce nouvel affront un reste de chaleur
En sanglots mal formés exhale sa douleur;
Sa bouche encore ouverte et sa vue égarée765
Rappellent sa grande âme à peine séparée;
Et son courroux mourant fait un dernier effort
Pour reprocher aux Dieux sa défaite et sa mort.
César, à cet aspect, comme frappé du foudre,
Et comme ne sachant que croire ou que résoudre,770
Immobile, et les yeux sur l'objet attachés,
Nous tient assez longtemps ses sentiments cachés;
Et je dirai, si j'ose en faire conjecture,
Que, par un mouvement commun à la nature,
Quelque maligne joie en son cœur s'élevoit,775
Dont sa gloire indignée à peine le sauvoit.
L'aise de voir la terre à son pouvoir soumise
Chatouilloit malgré lui son âme avec surprise,
Et de cette douceur son esprit combattu
Avec un peu d'effort rassuroit sa vertu.780
S'il aime sa grandeur, il hait la perfidie;
Il se juge en autrui, se tâte, s'étudie,
Examine en secret sa joie et ses douleurs[152],
Les balance, choisit, laisse couler des pleurs;
Et forçant sa vertu d'être encor la maîtresse,785
Se montre généreux par un trait de foiblesse;
Ensuite il fait ôter ce présent de ses yeux,
Lève les mains ensemble et les regards aux cieux,
Lâche deux ou trois mots contre cette insolence;
Puis tout triste et pensif il s'obstine au silence,790
Et même à ses Romains ne daigne repartir
Que d'un regard farouche et d'un profond soupir.
Enfin, ayant pris terre avec trente cohortes,
Il se saisit du port, il se saisit des portes,
Met des gardes partout et des ordres secrets,795
Fait voir sa défiance, ainsi que ses regrets,
Parle d'Égypte en maître et de son adversaire,
Non plus comme ennemi, mais comme son beau-père[153].
Voilà ce que j'ai vu.
CHARMION
Voilà ce qu'attendoit,
Ce qu'au juste Osiris la Reine demandoit.800
Je vais bien la ravir avec cette nouvelle.
Vous, continuez-lui ce service fidèle.
ACHORÉE
Qu'elle n'en doute point. Mais César vient. Allez,
Peignez-lui bien nos gens pâles et désolés;
Et moi, soit que l'issue en soit douce ou funeste,805
J'irai l'entretenir quand j'aurai vu le reste.

SCÈNE II.

CÉSAR, PTOLOMÉE, LÉPIDE, PHOTIN, ACHORÉE[154];
Soldats romains, Soldats égyptiens.

PTOLOMÉE
Seigneur, montez au trône, et commandez ici.
CÉSAR
Connoissez-vous César, de lui parler ainsi?
Que m'offriroit de pis la fortune ennemie,
A moi qui tiens le trône égal à l'infamie?810">
Certes, Rome à ce coup pourroit bien se vanter
D'avoir eu juste lieu de me persécuter;
Elle qui d'un même œil les donne et les dédaigne,
Qui ne voit rien aux rois qu'elle aime ou qu'elle craigne,
Et qui verse en nos cœurs, avec l'âme et le sang,815
Et la haine du nom, et le mépris du rang.
C'est ce que de Pompée il vous falloit apprendre:
S'il en eût aimé l'offre, il eût su s'en défendre;
Et le trône et le Roi se seroient ennoblis
A soutenir la main qui les a rétablis.820
Vous eussiez pu tomber, mais tout couvert de gloire:
Votre chute eût valu la plus haute victoire;
Et si votre destin n'eût pu vous en sauver,
César eût pris plaisir à vous en relever.
Vous n'avez pu former une si noble envie;825
Mais quel droit aviez-vous sur cette illustre vie?
Que vous devoit son sang pour y tremper vos mains,
Vous qui devez respect au moindre des Romains?
Ai-je vaincu pour vous dans les champs de Pharsale[155]?
Et par une victoire aux vaincus trop fatale,830
Vous ai-je acquis sur eux, en ce dernier effort,
La puissance absolue et de vie et de mort?
Moi qui n'ai jamais pu la souffrir à Pompée,
La souffrirai-je en vous sur lui-même usurpée,
Et que de mon bonheur vous ayez abusé835
Jusqu'à plus attenter que je n'aurois osé?
De quel nom, après tout, pensez-vous que je nomme
Ce coup où vous tranchez du souverain de Rome,
Et qui sur un seul chef lui fait bien plus d'affront
Que sur tant de milliers ne fit le roi de Pont[156]?840
Pensez-vous que j'ignore ou que je dissimule
Que vous n'auriez pas eu pour moi plus de scrupule,
Et que s'il m'eût vaincu, votre esprit complaisant[157]
Lui faisoit de ma tête un semblable présent?
Grâces à ma victoire, on me rend des hommages845
Où ma fuite eût reçu toutes sortes d'outrages;
Au vainqueur, non à moi, vous faites tout l'honneur:
Si César en jouit, ce n'est que par bonheur.
Amitié dangereuse, et redoutable zèle,
Que règle la fortune, et qui tourne avec elle[158]!850
Mais parlez, c'est trop être interdit et confus.
PTOLOMÉE
Je le suis, il est vrai, si jamais je le fus;
Et vous-même avouerez que j'ai sujet de l'être.
Étant né souverain, je vois ici mon maître:
Ici, dis-je, où ma cour tremble en me regardant,855
Où je n'ai point encore agi qu'en commandant,
Je vois une autre cour sous une autre puissance,
Et ne puis plus agir qu'avec obéissance.
De votre seul aspect je me suis vu surpris:
Jugez si vos discours rassurent mes esprits[159];860
Jugez par quels moyens je puis sortir d'un trouble
Que forme le respect, que la crainte redouble,
Et ce que vous peut dire un prince épouvanté
De voir tant de colère et tant de majesté.
Dans ces étonnements dont mon âme est frappée,865
De rencontrer en vous le vengeur de Pompée,
Il me souvient pourtant que s'il fut notre appui,
Nous vous dûmes dès lors autant et plus qu'à lui.
Votre faveur pour nous éclata la première,
Tout ce qu'il fit après fut à votre prière:870
Il émut le sénat pour des rois outragés,
Que sans cette prière il auroit négligés;
Mais de ce grand sénat les saintes ordonnances
Eussent peu fait pour nous, Seigneur, sans vos finances[160];
Par là de nos mutins le feu Roi vint à bout;875
Et pour en bien parler, nous vous devons le tout.
Nous avons honoré votre ami, votre gendre,
Jusqu'à ce qu'à vous-même il ait osé se prendre;
Mais voyant son pouvoir, de vos succès jaloux,
Passer en tyrannie, et s'armer contre vous....880
CÉSAR
Tout beau: que votre haine en son sang assouvie
N'aille point à sa gloire; il suffit de sa vie.
N'avancez rien ici que Rome ose nier;
Et justifiez-vous sans le calomnier[161].
PTOLOMÉE
Je laisse donc aux Dieux à juger ses pensées,885
Et dirai seulement qu'en vos guerres passées,
Où vous fûtes forcé par tant d'indignités,
Tous nos vœux ont été pour vos prospérités[162];
Que comme il vous traitoit en mortel adversaire,
J'ai cru sa mort pour vous un malheur nécessaire;890
Et que sa haine injuste, augmentant tous les jours,
Jusque dans les enfers chercheroit du secours;
Ou qu'enfin, s'il tomboit dessous votre puissance,
Il nous falloit pour vous craindre votre clémence,
Et que le sentiment d'un cœur trop généreux,895
Usant mal de vos droits, vous rendît malheureux.
J'ai donc considéré qu'en ce péril extrême
Nous vous devions, Seigneur, servir malgré vous-même;
Et sans attendre d'ordre en cette occasion,
Mon zèle ardent l'a prise à ma confusion.900
Vous m'en désavouez, vous l'imputez à crime;
Mais pour servir César rien n'est illégitime.
J'en ai souillé mes mains pour vous en préserver:
Vous pouvez en jouir, et le désapprouver;
Et j'ai plus fait pour vous, plus l'action est noire,905
Puisque c'est d'autant plus vous immoler ma gloire,
Et que ce sacrifice, offert par mon devoir,
Vous assure la vôtre avec votre pouvoir.
CÉSAR
Vous cherchez, Ptolomée, avecque trop de ruses[163],
De mauvaises couleurs et de froides excuses.910
Votre zèle étoit faux, si seul il redoutoit
Ce que le monde entier à pleins vœux souhaitoit,
Et s'il vous a donné ces craintes trop subtiles,
Qui m'ôtent tout le fruit de nos guerres civiles,
Où l'honneur seul m'engage, et que pour terminer915
Je ne veux que celui de vaincre et pardonner,
Où mes plus dangereux et plus grands adversaires,
Sitôt qu'ils sont vaincus, ne sont plus que mes frères;
Et mon ambition ne va qu'à les forcer,
Ayant dompté leur haine, à vivre[164] et m'embrasser.920
Oh! combien d'allégresse une si triste guerre
Auroit-elle laissé dessus toute la terre,
Si Rome avoit pu voir marcher en même char[165],
Vainqueurs de leur discorde, et Pompée et César!
Voilà ces grands malheurs que craignoit votre zèle.925
O crainte ridicule autant que criminelle!
Vous craigniez ma clémence! ah! n'ayez plus ce soin;
Souhaitez-la plutôt, vous en avez besoin.
Si je n'avois égard qu'aux lois de la justice[166],
Je m'apaiserois Rome avec votre supplice,930
Sans que ni vos respects, ni votre repentir,
Ni votre dignité vous pussent garantir[167];
Votre trône lui-même en seroit le théâtre;
Mais voulant épargner le sang de Cléopatre,
J'impute à vos flatteurs toute la trahison,935
Et je veux voir comment vous m'en ferez raison.
Suivant les sentiments dont vous serez capable,
Je saurai vous tenir innocent ou coupable.
Cependant à Pompée élevez des autels:
Rendez-lui les honneurs qu'on rend aux immortels;940
Par un prompt sacrifice expiez tous vos crimes;
Et surtout pensez bien au choix de vos victimes.
Allez y donner ordre, et me laissez ici
Entretenir les miens sur quelque autre souci.

SCÈNE III.

CÉSAR, ANTOINE, LÉPIDE.

Oeuvres de P. Corneille, Tome IV
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