CÉSAR
Antoine, avez-vous vu cette reine adorable?945
ANTOINE
Oui, Seigneur, je l'ai vue: elle est incomparable[168];
Le ciel n'a point encor, par de si doux accords,
Uni tant de vertus aux grâces d'un beau corps.
Une majesté douce épand sur son visage
De quoi s'assujettir le plus noble courage;950
Ses yeux savent ravir, son discours sait charmer;
Et si j'étois César, je la voudrois aimer[169].
CÉSAR
Comme a-t-elle reçu les offres de ma flamme?
ANTOINE
Comme n'osant la croire, et la croyant dans l'âme;
Par un refus modeste et fait pour inviter,955
Elle s'en dit indigne, et la croit mériter.
CÉSAR
En pourrai-je être aimé?
ANTOINE
Douter qu'elle vous aime,
Elle qui de vous seul attend son diadème,
Qui n'espère qu'en vous! douter de ses ardeurs,
Vous qui pouvez la mettre au faîte des grandeurs[170]!960
Que votre amour sans crainte à son amour prétende:
Au vainqueur de Pompée il faut que tout se rende;
Et vous l'éprouverez. Elle craint toutefois
L'ordinaire mépris que Rome fait des rois,
Et surtout elle craint l'amour de Calphurnie;965
Mais l'une et l'autre crainte à votre aspect bannie,
Vous ferez succéder un espoir assez doux,
Lorsque vous daignerez lui dire un mot pour vous.
CÉSAR
Allons donc l'affranchir[171] de ces frivoles craintes,
Lui montrer de mon cœur les sensibles atteintes;970
Allons, ne tardons plus.
ANTOINE
Avant que de la voir,
Sachez que Cornélie est en votre pouvoir;
Septime vous l'amène, orgueilleux de son crime,
Et pense auprès de vous se mettre en haute estime.
Dès qu'ils ont abordé, vos chefs, par vous instruits[172],975
Sans leur rien témoigner, les ont ici conduits.
CÉSAR
Qu'elle entre. Ah! l'importune et fâcheuse nouvelle!
Qu'à mon impatience elle semble cruelle!
O ciel! et ne pourrai-je enfin à mon amour
Donner en liberté ce qui reste du jour?980

SCÈNE IV.

CÉSAR, CORNÉLIE, ANTOINE, LÉPIDE, SEPTIME.

SEPTIME
Seigneur....
CÉSAR
Allez, Septime, allez vers votre maître.
César ne peut souffrir la présence d'un traître,
D'un Romain lâche assez pour servir sous un roi,
Après avoir servi sous Pompée et sous moi.
(Septime rentre.)
CORNÉLIE
César, car le destin, que dans tes fers je brave[173],985
Me fait ta prisonnière et non pas ton esclave,
Et tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur
Jusqu'à te rendre hommage, et te nommer seigneur:
De quelque rude trait qu'il m'ose avoir frappée,
Veuve du jeune Crasse[174], et veuve de Pompée,990
Fille de Scipion, et pour dire encor plus,
Romaine, mon courage est encore au-dessus;
Et de tous les assauts que sa rigueur me livre,
Rien ne me fait rougir que la honte de vivre.
J'ai vu mourir Pompée, et ne l'ai pas suivi;995
Et bien que le moyen m'en aye été ravi,
Qu'une pitié cruelle à mes douleurs profondes
M'aye ôté le secours et du fer et des ondes,
Je dois rougir pourtant, après un tel malheur,
De n'avoir pu mourir d'un excès de douleur:1000
Ma mort étoit ma gloire, et le destin m'en prive
Pour croître mes malheurs et me voir ta captive.
Je dois bien toutefois rendre grâces aux Dieux[175]
De ce qu'en arrivant je te trouve en ces lieux,
Que César y commande, et non pas Ptolomée.1005
Hélas! et sous quel astre, ô ciel! m'as-tu formée,
Si je leur dois des vœux de ce qu'ils ont permis[176]
Que je rencontre ici mes plus grands ennemis,
Et tombe entre leurs mains plutôt qu'aux mains d'un prince
Qui doit à mon époux son trône et sa province?
César, de ta victoire écoute moins le bruit:
Elle n'est que l'effet du malheur qui me suit;
Je l'ai porté pour dot chez Pompée et chez Crasse;
Deux fois du monde entier j'ai causé la disgrâce,
Deux fois de mon hymen le nœud mal assorti1015
A chassé tous les Dieux du plus juste parti:
Heureuse en mes malheurs, si ce triste hyménée,
Pour le bonheur de Rome, à César m'eût donnée,
Et si j'eusse avec moi porté dans ta maison
D'un astre envenimé l'invincible poison!1020
Car enfin n'attends pas que j'abaisse ma haine:
Je te l'ai déjà dit, César, je suis Romaine;
Et quoique ta captive, un cœur comme le mien,
De peur de s'oublier, ne te demande rien.
Ordonne; et sans vouloir qu'il tremble ou s'humilie,
Souviens-toi seulement que je suis Cornélie.
CÉSAR
O d'un illustre époux noble et digne moitié,
Dont le courage étonne, et le sort fait pitié!
Certes, vos sentiments font assez reconnoître
Qui vous donna la main, et qui vous donna l'être;1030
Et l'on juge aisément, au cœur que vous portez,
Où vous êtes entrée, et de qui vous sortez.
L'âme du jeune Crasse, et celle de Pompée,
L'une et l'autre vertu par le malheur trompée,
Le sang des Scipions protecteur de nos Dieux,1035
Parlent par votre bouche et brillent dans vos yeux;
Et Rome dans ses murs ne voit point de famille
Qui soit plus honorée ou de femme ou de fille.
Plût au grand Jupiter, plût à ces mêmes Dieux,
Qu'Annibal eût bravés jadis sans vos aïeux,1040
Que ce héros si cher dont le ciel vous sépare
N'eût pas si mal connu la cour d'un roi barbare,
Ni mieux aimé tenter une incertaine foi,
Que la vieille amitié qu'il eût trouvée en moi;
Qu'il eût voulu souffrir qu'un bonheur de mes armes
Eût vaincu ses soupçons, dissipé ses alarmes;
Et qu'enfin, m'attendant sans plus se défier,
Il m'eût donné moyen de me justifier!
Alors, foulant aux pieds la discorde et l'envie,
Je l'eusse conjuré de se donner la vie,1050
D'oublier ma victoire, et d'aimer un rival
Heureux d'avoir vaincu pour vivre son égal;
J'eusse alors regagné son âme satisfaite[177],
Jusqu'à lui faire aux Dieux pardonner sa défaite;
Il eût fait à son tour, en me rendant son cœur,1055
Que Rome eût pardonné la victoire au vainqueur.
Mais puisque par sa perte, à jamais sans seconde,
Le sort a dérobé cette allégresse au monde,
César s'efforcera de s'acquitter vers vous
De ce qu'il voudroit rendre à cet illustre époux.1060
Prenez donc en ces lieux liberté toute entière:
Seulement pour deux jours soyez ma prisonnière,
Afin d'être témoin, comme après nos débats
Je chéris sa mémoire et venge son trépas,
Et de pouvoir apprendre à toute l'Italie1065
De quel orgueil nouveau m'enfle la Thessalie.
Je vous laisse à vous-même et vous quitte un moment.
Choisissez-lui, Lépide, un digne appartement;
Et qu'on l'honore ici, mais en dame romaine,
C'est-à-dire un peu plus qu'on n'honore la Reine.1070
Commandez, et chacun aura soin d'obéir.
CORNÉLIE
O ciel, que de vertus vous me faites haïr[178]!

FIN DU TROISIÈME ACTE.

ACTE IV.


SCÈNE PREMIÈRE.

PTOLOMÉE, ACHILLAS, PHOTIN.

PTOLOMÉE
Quoi? de la même main et de la même épée
Dont il vient d'immoler le malheureux Pompée,
Septime, par César indignement chassé,1075
Dans un tel désespoir à vos yeux a passé?
ACHILLAS
Oui, Seigneur; et sa mort a de quoi vous apprendre[179]
La honte qu'il prévient et qu'il vous faut attendre.
Jugez quel est César à ce courroux si lent[180].
Un moment pousse et rompt un transport violent;1080
Mais l'indignation qu'on prend avec étude
Augmente avec le temps, et porte un coup plus rude;
Ainsi n'espérez pas de le voir modéré:
Par adresse il se fâche après s'être assuré.
Sa puissance établie, il a soin de sa gloire.1085
Il poursuivoit Pompée, et chérit sa mémoire;
Et veut tirer à soi, par un courroux accort,
L'honneur de sa vengeance et le fruit de sa mort.
PTOLOMÉE
Ah! si je t'avois cru, je n'aurois pas de maître:
Je serois dans le trône où le ciel m'a fait naître;1090
Mais c'est une imprudence assez commune aux rois
D'écouter trop d'avis, et se tromper au choix;
Le destin les aveugle au bord du précipice;
Ou si quelque lumière en leur âme se glisse,
Cette fausse clarté, dont il les éblouit,1095
Les plonge dans un gouffre, et puis s'évanouit.
PHOTIN
J'ai mal connu César; mais puisqu'en son estime
Un si rare service est un énorme crime,
Il porte dans son flanc de quoi nous en laver[181];
C'est là qu'est notre grâce, il nous l'y faut trouver.1100
Je ne vous parle plus de souffrir sans murmure,
D'attendre son départ pour venger cette injure;
Je sais mieux conformer les remèdes au mal:
Justifions sur lui la mort de son rival;
Et notre main alors également trempée1105
Et du sang de César et du sang de Pompée,
Rome, sans leur donner de titres différents,
Se croira par vous seul libre de deux tyrans.
PTOLOMÉE
Oui, par là seulement ma perte est évitable[182]:
C'est trop craindre un tyran que j'ai fait redoutable.
Montrons que sa fortune est l'œuvre de nos mains;
Deux fois en même jour disposons des Romains;
Faisons leur liberté comme leur esclavage.
César, que tes exploits n'enflent plus ton courage;
Considère les miens, tes yeux en sont témoins.1115
Pompée étoit mortel, et tu ne l'es pas moins;
Il pouvoit plus que toi; tu lui portois envie;
Tu n'as, non plus que lui, qu'une âme et qu'une vie;
Et son sort que tu plains te doit faire penser
Que ton cœur est sensible, et qu'on peut le percer[183].1120
Tonne, tonne à ton gré, fais peur de ta justice:
C'est à moi d'apaiser Rome par ton supplice;
C'est à moi de punir ta cruelle douceur,
Qui n'épargne en un roi que le sang de sa sœur.
Je n'abandonne plus ma vie et ma puissance[184]1125
Au hasard de sa haine ou de ton inconstance;
Ne crois pas que jamais tu puisses à ce prix[185]
Récompenser sa flamme ou punir ses mépris:
J'emploierai contre toi de plus nobles maximes.
Tu m'as prescrit tantôt de choisir des victimes,1130
De bien penser au choix[186]; j'obéis, et je voi
Que je n'en puis choisir de plus dignes[187] que toi,
Ni dont le sang offert, la fumée et la cendre
Puissent mieux satisfaire aux mânes de ton gendre.
Mais ce n'est pas assez, amis, de s'irriter:1135
Il faut voir quels moyens on a d'exécuter;
Toute cette chaleur est peut-être inutile;
Les soldats du tyran sont maîtres de la ville;
Que pouvons-nous contre eux? et pour les prévenir,
Quel temps devons-nous prendre, et quel ordre tenir?
ACHILLAS
Nous pouvons tout, Seigneur, en l'état où nous sommes[188].
A deux milles d'ici vous avez six mille hommes,
Que depuis quelques jours, craignant des remuements,
Je faisois tenir prêts à tous événements.
Quelques soins qu'ait César, sa prudence est déçue.1145
Cette ville a sous terre une secrète issue,
Par où fort aisément on les peut cette nuit
Jusque dans le palais introduire sans bruit;
Car contre sa fortune aller à force ouverte,
Ce seroit trop courir vous-même à votre perte.1150
Il nous le faut surprendre au milieu du festin,
Enivré des douceurs de l'amour et du vin.
Tout le peuple est pour nous. Tantôt, à son entrée,
J'ai remarqué l'horreur que ce peuple a montrée[189]
Lorsque avec tant de fast[190] il a vu ses faisceaux1155
Marcher arrogamment et braver nos drapeaux;
Au spectacle insolent de ce pompeux outrage
Ses farouches regards étinceloient de rage:
Je voyois sa fureur à peine se dompter;
Et pour peu qu'on le pousse, il est prêt d'éclater;1160
Mais surtout les Romains que commandoit Septime,
Pressés de la terreur que sa mort leur imprime,
Ne cherchent qu'à venger par un coup généreux
Le mépris qu'en leur chef ce superbe a fait d'eux.
PTOLOMÉE
Mais qui pourra de nous approcher sa personne,1165
Si durant le festin sa garde l'environne?
PHOTIN
Les gens de Cornélie, entre qui vos Romains
Ont déjà reconnu des frères, des germains,
Dont l'âpre déplaisir leur a laissé paroître
Une soif d'immoler leur tyran à leur maître:1170
Ils ont donné parole, et peuvent, mieux que nous,
Dans les flancs de César porter les premiers coups.
Son faux art de clémence, ou plutôt sa folie,
Qui pense gagner Rome en flattant Cornélie,
Leur donnera sans doute un assez libre accès1175
Pour de ce grand dessein assurer le succès.
Mais voici Cléopatre: agissez avec feinte,
Seigneur, et ne montrez que foiblesse et que crainte[191].
Nous allons vous quitter, comme objets odieux
Dont l'aspect importun offenseroit ses yeux.1180
PTOLOMÉE
Allez, je vous rejoins.

SCÈNE II.

PTOLOMÉE, CLÉOPATRE, ACHORÉE, CHARMION.

CLÉOPATRE
J'ai vu César, mon frère,
Et de tout mon pouvoir combattu sa colère.
PTOLOMÉE
Vous êtes généreuse; et j'avois attendu
Cet office[192] de sœur que vous m'avez rendu.
Mais cet illustre amant vous a bientôt quittée.1185
CLÉOPATRE
Sur quelque brouillerie, en la ville excitée:
Il a voulu lui-même apaiser les débats
Qu'avec nos citoyens ont eus[193] quelques soldats[194];
Et moi, j'ai bien voulu moi-même vous redire
Que vous ne craigniez rien pour vous ni votre empire;
Et que le grand César blâme votre action
Avec moins de courroux que de compassion.
Il vous plaint d'écouter ces lâches politiques
Qui n'inspirent aux rois que des mœurs tyranniques:
Ainsi que la naissance, ils ont les esprits bas.1195
En vain on les élève à régir des États:
Un cœur né pour servir sait mal comme on commande;
Sa puissance l'accable alors qu'elle est trop grande;
Et sa main, que le crime en vain fait redouter,
Laisse choir le fardeau qu'elle ne peut porter.1200
PTOLOMÉE
Vous dites vrai, ma sœur, et ces effets sinistres
Me font bien voir ma faute au choix de mes ministres.
Si j'avois écouté de plus nobles conseils,
Je vivrois dans la gloire où vivent mes pareils;
Je mériterois mieux cette amitié si pure1205
Que pour un frère ingrat vous donne la nature;
César embrasseroit Pompée en ce palais;
Notre Égypte à la terre auroit rendu la paix,
Et verroit son monarque encore à juste titre
Ami de tous les deux, et peut-être l'arbitre.1210
Mais puisque le passé ne peut se révoquer[195],
Trouvez bon qu'avec vous mon cœur s'ose expliquer.
Je vous ai maltraitée, et vous êtes si bonne,
Que vous me conservez la vie et la couronne.
Vainquez-vous tout à fait; et par un digne effort1215
Arrachez Achillas et Photin à la mort:
Elle leur est bien due; ils vous ont offensée;
Mais ma gloire en leur perte est trop intéressée.
Si César les punit des crimes de leur roi,
Toute l'ignominie en rejaillit sur moi:1220
Il me punit en eux; leur supplice est ma peine.
Forcez, en ma faveur, une trop juste haine.
De quoi peut satisfaire un cœur si généreux
Le sang abject et vil de ces deux malheureux?
Que je vous doive tout: César cherche à vous plaire,
Et vous pouvez d'un mot désarmer sa colère[196].
CLÉOPATRE
Si j'avois en mes mains leur vie et leur trépas,
Je les méprise assez pour ne m'en venger pas;
Mais sur le grand César je puis fort peu de chose,
Quand le sang de Pompée à mes desirs s'oppose.1230
Je ne me vante pas de pouvoir le fléchir[197];
J'en ai déjà parlé, mais il a su gauchir;
Et tournant le discours sur une autre matière,
Il n'a ni refusé, ni souffert ma prière.
Je veux bien toutefois encor m'y hasarder,1235
Mes efforts redoublés pourront mieux succéder;
Et j'ose croire....
PTOLOMÉE
Il vient; souffrez que je l'évite:
Je crains que ma présence à vos yeux ne l'irrite[198],
Que son courroux ému ne s'aigrisse à me voir;
Et vous agirez seule avec plus de pouvoir.1240

SCÈNE III.

CÉSAR, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE, CHARMION, ACHORÉE, Romains.

CÉSAR
Reine, tout est paisible; et la ville calmée,
Qu'un trouble assez léger avoit trop alarmée,
N'a plus à redouter le divorce intestin
Du soldat insolent et du peuple mutin.
Mais, ô Dieux! ce moment que je vous ai quittée1245
D'un trouble bien plus grand a mon âme agitée!
Et ces soins importuns, qui m'arrachoient de vous,
Contre ma grandeur même allumoient mon courroux:
Je lui voulois du mal de m'être si contraire,
De rendre ma présence ailleurs si nécessaire;1250
Mais je lui pardonnois, au simple souvenir
Du bonheur qu'à ma flamme elle fait obtenir.
C'est elle dont je tiens cette haute espérance
Qui flatte mes desirs d'une illustre apparence,
Et fait croire à César qu'il peut former des vœux,1255
Qu'il n'est pas tout à fait indigne de vos feux,
Et qu'il peut en prétendre une juste conquête[199],
N'ayant plus que les Dieux au-dessus de sa tête.
Oui, Reine, si quelqu'un dans ce vaste univers
Pouvoit porter plus haut la gloire de vos fers;1260
S'il étoit quelque trône où vous pussiez paroître
Plus dignement assise en captivant son maître[200],
J'irois, j'irois à lui, moins pour le lui ravir,
Que pour lui disputer le droit de vous servir;
Et je n'aspirerois au bonheur de vous plaire1265
Qu'après avoir mis bas un si grand adversaire[201].
C'étoit pour acquérir un droit si précieux
Que combattoit partout mon bras ambitieux;
Et dans Pharsale même il a tiré l'épée
Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée.1270
Je l'ai vaincu, Princesse; et le Dieu des combats
M'y favorisoit moins que vos divins appas:
Ils conduisoient ma main, ils enfloient mon courage;
Cette pleine victoire est leur dernier ouvrage:
C'est l'effet des ardeurs qu'ils daignoient m'inspirer;
Et vos beaux yeux enfin m'ayant fait soupirer,
Pour faire que votre âme avec gloire y réponde,
M'ont rendu le premier et de Rome et du monde.
C'est ce glorieux titre, à présent effectif,
Que je viens ennoblir par celui de captif:1280
Heureux, si mon esprit gagne tant sur le vôtre,
Qu'il en estime l'un et me permette l'autre!
CLÉOPATRE
Je sais ce que je dois au souverain bonheur
Dont me comble et m'accable un tel excès d'honneur.
Je ne vous tiendrai plus mes passions secrètes:1285
Je sais ce que je suis; je sais ce que vous êtes.
Vous daignâtes m'aimer dès mes plus jeunes ans;
Le sceptre que je porte est un de vos présents;
Vous m'avez par deux fois rendu le diadème:
J'avoue, après cela, Seigneur, que je vous aime,1290
Et que mon cœur n'est point à l'épreuve des traits
Ni de tant de vertus, ni de tant de bienfaits.
Mais, hélas! ce haut rang, cette illustre naissance,
Cet État de nouveau rangé sous ma puissance,
Ce sceptre par vos mains dans les miennes remis,1295
A mes vœux innocents sont autant d'ennemis.
Ils allument contre eux une implacable haine:
Ils me font méprisable alors qu'ils me font reine;
Et si Rome est encor telle qu'auparavant,
Le trône où je me sieds m'abaisse en m'élevant;1300
Et ces marques d'honneur, comme titres infâmes,
Me rendent à jamais indigne de vos flammes.
J'ose encor toutefois, voyant votre pouvoir,
Permettre à mes desirs un généreux espoir.
Après tant de combats, je sais qu'un si grand homme
A droit de triompher des caprices de Rome,
Et que l'injuste horreur qu'elle eut toujours des rois
Peut céder par votre ordre à de plus justes lois.
Je sais que vous pouvez forcer d'autres obstacles:
Vous me l'avez promis, et j'attends ces miracles.1310
Votre bras dans Pharsale a fait de plus grands coups,
Et je ne les demande à d'autres Dieux qu'à vous.
CÉSAR
Tout miracle est facile où mon amour s'applique.
Je n'ai plus qu'à courir les côtes de l'Afrique,
Qu'à montrer mes drapeaux au reste épouvanté1315
Du parti malheureux qui m'a persécuté;
Rome n'ayant plus lors d'ennemis à me faire,
Par impuissance enfin prendra soin de me plaire;
Et vos yeux la verront, par un superbe accueil,
Immoler à vos pieds sa haine et son orgueil.1320
Encore une défaite, et dans Alexandrie
Je veux que cette ingrate en ma faveur vous prie;
Et qu'un juste respect, conduisant ses regards,
A votre chaste amour demande des Césars.
C'est l'unique bonheur où mes desirs prétendent;1325
C'est le fruit que j'attends des lauriers qui m'attendent:
Heureux si mon destin, encore un peu plus doux,
Me les faisoit cueillir sans m'éloigner de vous!
Mais, las! contre mon feu mon feu me sollicite:
Si je veux être à vous, il faut que je vous quitte.1330
En quelques lieux qu'on fuie, il me faut y courir,
Pour achever de vaincre et de vous conquérir.
Permettez cependant qu'à ces douces amorces
Je prenne un nouveau cœur et de nouvelles forces,
Pour faire dire encore aux peuples pleins d'effroi,1335
Que venir, voir et vaincre est même chose en moi[202].
CLÉOPATRE
C'est trop, c'est trop, Seigneur, souffrez que j'en abuse:
Votre amour fait ma faute, il fera mon excuse.
Vous me rendez le sceptre, et peut-être le jour;
Mais si j'ose abuser de cet excès d'amour,1340
Je vous conjure encor, par ses plus puissants charmes,
Par ce juste bonheur qui suit toujours vos armes,
Par tout ce que j'espère et que vous attendez,
De n'ensanglanter pas ce que vous me rendez.
Faites grâce, Seigneur, ou souffrez que j'en fasse[203],1345
Et montre à tous par là que j'ai repris ma place.
Achillas et Photin sont gens à dédaigner:
Ils sont assez punis en me voyant régner;
Et leur crime....
CÉSAR
Ah! prenez d'autres marques de reine:
Dessus mes volontés vous êtes souveraine;1350
Mais si mes sentiments peuvent être écoutés,
Choisissez des sujets dignes de vos bontés.
Ne vous donnez sur moi qu'un pouvoir légitime,
Et ne me rendez point complice de leur crime,
C'est beaucoup que pour vous j'ose épargner le Roi,1355
Et si mes feux n'étoient....

SCÈNE IV.

CÉSAR, CORNÉLIE, CLÉOPATRE, ACHORÉE, ANTOINE, LÉPIDE, CHARMION, Romains.

CORNÉLIE
César, prends garde à toi:
Ta mort est résolue, on la jure, on l'apprête;
A celle de Pompée on veut joindre ta tête.
Prends-y garde, César, ou ton sang répandu
Bientôt parmi le sien se verra confondu.1360
Mes esclaves en sont; apprends de leurs indices
L'auteur de l'attentat, et l'ordre, et les complices:
Je te les abandonne.
CÉSAR
O cœur vraiment romain,
Et digne du héros qui vous donna la main!
Ses mânes, qui du ciel ont vu de quel courage1365
Je préparois la mienne à venger son outrage,
Mettant leur haine bas, me sauvent aujourd'hui
Par la moitié qu'en terre il nous laisse de lui[204].
Il vit, il vit encore en l'objet de sa flamme,
Il parle par sa bouche, il agit dans son âme;1370
Il la pousse, et l'oppose à cette indignité,
Pour me vaincre par elle en générosité.
CORNÉLIE
Tu te flattes, César, de mettre en ta croyance
Que la haine ait fait place à la reconnoissance:
Ne le présume plus; le sang de mon époux1375
A rompu pour jamais tout commerce entre nous.
J'attends la liberté qu'ici tu m'as offerte,
Afin de l'employer toute entière à ta perte;
Et je te chercherai partout des ennemis,
Si tu m'oses tenir ce que tu m'as promis.1380
Mais avec cette soif que j'ai de ta ruine,
Je me jette au-devant du coup qui t'assassine,
Et forme des desirs avec trop de raison
Pour en aimer l'effet par une trahison:
Qui la sait et la souffre a part à l'infamie.1385
Si je veux ton trépas, c'est en juste ennemie:
Mon époux a des fils, il aura des neveux;
Quand ils te combattront, c'est là que je le veux,
Et qu'une digne main par moi-même animée,
Dans ton champ de bataille, aux yeux de ton armée,
T'immole noblement, et par un digne effort,
Aux mânes du héros dont tu venges la mort.
Tous mes soins, tous mes vœux hâtent cette vengeance;
Ta perte la recule, et ton salut l'avance.
Quelque espoir qui d'ailleurs me l'ose ou puisse offrir,
Ma juste impatience auroit trop à souffrir:
La vengeance éloignée est à demi perdue,
Et quand il faut l'attendre, elle est trop cher vendue[205].
Je n'irai point chercher sur les bords africains
Le foudre souhaité que je vois en tes mains[206]:1400
La tête qu'il menace en doit être frappée.
J'ai pu donner la tienne, au lieu d'elle, à Pompée:
Ma haine avoit le choix; mais cette haine enfin
Sépare son vainqueur d'avec son assassin,
Et ne croit avoir droit de punir ta victoire[207]1405
Qu'après le châtiment d'une action si noire.
Rome le veut ainsi; son adorable front
Auroit de quoi rougir d'un trop honteux affront,
De voir en même jour, après tant de conquêtes,
Sous un indigne fer ses deux plus nobles têtes.1410
Son grand cœur, qu'à tes lois en vain tu crois soumis,
En veut aux criminels plus qu'à ses ennemis,
Et tiendroit à malheur le bien de se voir libre,
Si l'attentat du Nil affranchissoit le Tibre.
Comme autre qu'un Romain n'a pu l'assujettir,1415
Autre aussi qu'un Romain ne l'en doit garantir.
Tu tomberois ici sans être sa victime;
Au lieu d'un châtiment ta mort seroit un crime;
Et sans que tes pareils en conçussent d'effroi,
L'exemple que tu dois périroit avec toi.1420
Venge-la de l'Égypte à son appui fatale,
Et je la vengerai, si je puis, de Pharsale.
Va, ne perds point de temps, il presse. Adieu: tu peux[208]
Te vanter qu'une fois j'ai fait pour toi des vœux[209].

SCÈNE V.

CÉSAR, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE, ACHORÉE, CHARMION.

Oeuvres de P. Corneille, Tome IV
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