CÉSAR
Son courage m'étonne autant que leur audace.1425
Reine, voyez pour qui vous me demandiez grâce!
CLÉOPATRE
Je n'ai rien à vous dire: allez, Seigneur, allez
Venger sur ces méchants tant de droits violés.
On m'en veut plus qu'à vous: c'est ma mort qu'ils respirent,
C'est contre mon pouvoir que les traîtres conspirent;
Leur rage, pour l'abattre, attaque mon soutien,
Et par votre trépas cherche un passage au mien.
Mais parmi ces transports d'une juste colère,
Je ne puis oublier que leur chef est mon frère.
Le saurez-vous, Seigneur? et pourrai-je obtenir1435
Que ce cœur irrité daigne s'en souvenir?
CÉSAR
Oui, je me souviendrai que ce cœur magnanime
Au bonheur de son sang veut pardonner son crime.
Adieu, ne craignez rien: Achillas et Photin
Ne sont pas gens à vaincre un si puissant destin.1440
Pour les mettre en déroute, eux et tous leurs complices,
Je n'ai qu'à déployer l'appareil des supplices,
Et pour soldats choisis, envoyer des bourreaux
Qui portent hautement mes haches pour drapeaux.
(César rentre avec les Romains.)
CLÉOPATRE
Ne quittez pas César: allez, cher Achorée,1445
Repousser avec lui ma mort qu'on a jurée;
Et quand il punira nos lâches ennemis,
Faites-le souvenir de ce qu'il m'a promis.
Ayez l'œil sur le Roi dans la chaleur des armes,
Et conservez son sang pour épargner mes larmes.1450
ACHORÉE
Madame, assurez-vous qu'il ne peut y périr
Si mon zèle et mes soins peuvent le secourir[210].

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

ACTE V.


SCÈNE PREMIÈRE.

CORNÉLIE, tenant une petite urne en sa main; PHILIPPE.

CORNÉLIE
Mes yeux, puis-je vous croire, et n'est-ce point un songe
Qui sur mes tristes vœux a formé ce mensonge?
Te revois-je, Philippe, et cet époux si cher1455
A-t-il reçu de toi les honneurs du bûcher?
Cette urne que je tiens contient-elle sa cendre?
O vous, à ma douleur objet terrible et tendre[211],
Éternel entretien de haine et de pitié,
Reste du grand Pompée, écoutez sa moitié.1460
N'attendez point de moi de regrets, ni de larmes;
Un grand cœur à ses maux applique d'autres charmes.
Les foibles déplaisirs s'amusent à parler,
Et quiconque se plaint cherche à se consoler.
Moi, je jure des Dieux la puissance suprême,1465
Et pour dire encor plus, je jure par vous-même,
Car vous pouvez bien plus sur ce cœur affligé
Que le respect des Dieux qui l'ont mal protégé:
Je jure donc par vous, ô pitoyable reste,
Ma divinité seule après ce coup funeste,1470
Par vous, qui seul ici pouvez me soulager[212],
De n'éteindre jamais l'ardeur de le venger.
Ptolomée à César, par un lâche artifice,
Rome, de ton Pompée a fait un sacrifice;
Et je n'entrerai point dans tes murs désolés,1475
Que le prêtre et le Dieu ne lui soient immolés.
Faites-m'en souvenir, et soutenez ma haine,
O cendres, mon espoir aussi bien que ma peine;
Et pour m'aider un jour à perdre son vainqueur,
Versez dans tous les cœurs ce que ressent mon cœur.
Toi qui l'as honoré sur cette infâme rive
D'une flamme pieuse autant comme chétive,
Dis-moi, quel bon démon a mis en ton pouvoir
De rendre à ce héros ce funèbre devoir?
PHILIPPE
Tout couvert de son sang, et plus mort que lui-même,
Après avoir cent fois maudit le diadème,
Madame, j'ai porté mes pas et mes sanglots[213]
Du côté que le vent poussoit encor les flots.
Je cours longtemps en vain; mais enfin d'une roche
J'en découvre le tronc vers un sable assez proche,1490
Où la vague en courroux sembloit prendre plaisir
A feindre de le rendre, et puis s'en ressaisir.
Je m'y jette, et l'embrasse, et le pousse au rivage;
Et ramassant sous lui le débris d'un naufrage,
Je lui dresse un bûcher à la hâte et sans art,1495
Tel que je pus sur l'heure, et qu'il plut au hasard.
A peine brûloit-il que le ciel plus propice
M'envoie un compagnon en ce pieux office:
Cordus[214], un vieux Romain qui demeure en ces lieux,
Retournant de la ville, y détourne les yeux;1500
Et n'y voyant qu'un tronc dont la tête est coupée[215],
A cette triste marque il reconnoît Pompée.
Soudain la larme à l'œil: «O toi, qui que tu sois,
A qui le ciel permet de si dignes emplois,
Ton sort est bien, dit-il, autre que tu ne penses;1505
Tu crains des châtiments, attends des récompenses.
César est en Égypte, et venge hautement
Celui pour qui ton zèle a tant de sentiment.
Tu peux faire éclater les soins qu'on t'en voit prendre[216],
Tu peux même à sa veuve en reporter la cendre.1510
Son vainqueur l'a reçue avec tout le respect
Qu'un dieu pourroit ici trouver à son aspect.
Achève, je reviens.» Il part et m'abandonne,
Et rapporte aussitôt ce vase qu'il me donne,
Où sa main et la mienne enfin ont renfermé1515
Ces restes d'un héros par le feu consumé[217].
CORNÉLIE
Oh! que sa piété mérite de louanges!
PHILIPPE
En entrant j'ai trouvé des désordres étranges.
J'ai vu fuir tout un peuple en foule vers le port[218],
Où le Roi, disoit-on, s'étoit fait le plus fort.1520
Les Romains poursuivoient; et César, dans la place
Ruisselante du sang de cette populace,
Montroit de sa justice un exemple si beau[219],
Faisant passer Photin par les mains d'un bourreau.
Aussitôt qu'il me voit, il daigne me connoître;1525
Et prenant de ma main les cendres de mon maître:
«Restes d'un demi-dieu, dont à peine je puis
Égaler le grand nom, tout vainqueur que j'en suis,
De vos traîtres, dit-il, voyez punir les crimes:
Attendant des autels, recevez ces victimes;1530
Bien d'autres vont les suivre. Et toi, cours au palais
Porter à sa moitié ce don que je lui fais;
Porte à ses déplaisirs cette foible allégeance,
Et dis-lui que je cours achever sa vengeance[220]
Ce grand homme à ces mots me quitte en soupirant,
Et baise avec respect ce vase qu'il me rend.
CORNÉLIE
O soupirs! ô respect! oh! qu'il est doux de plaindre
Le sort d'un ennemi quand il n'est plus à craindre[221]!
Qu'avec chaleur, Philippe, on court à le venger
Lorsqu'on s'y voit forcé par son propre danger[222],1540
Et quand cet intérêt qu'on prend pour sa mémoire[223]
Fait notre sûreté comme il croît notre gloire!
César est généreux, j'en veux être d'accord;
Mais le Roi le veut perdre, et son rival est mort.
Sa vertu laisse lieu de douter à l'envie1545
De ce qu'elle feroit s'il le voyoit en vie:
Pour grand qu'en soit le prix, son péril en rabat;
Cette ombre qui la couvre en affoiblit l'éclat;
L'amour même s'y mêle, et le force à combattre:
Quand il venge Pompée, il défend Cléopatre.1550
Tant d'intérêts sont joints à ceux de mon époux,
Que je ne devrois rien à ce qu'il fait pour nous,
Si, comme par soi-même un grand cœur juge un autre,
Je n'aimois mieux juger sa vertu par la nôtre,
Et croire que nous seuls armons ce combattant,1555
Parce qu'au point qu'il est j'en voudrois faire autant.

SCÈNE II.

CLÉOPATRE, CORNÉLIE, PHILIPPE, CHARMION.

CLÉOPATRE
Je ne viens pas ici pour troubler une plainte
Trop juste à la douleur dont vous êtes atteinte:
Je viens pour rendre hommage aux cendres d'un héros
Qu'un fidèle affranchi vient d'arracher aux flots;1560
Pour le plaindre avec vous, et vous jurer, Madame,
Que j'aurois conservé ce maître de votre âme,
Si le ciel, qui vous traite avec trop de rigueur,
M'en eût donné la force aussi bien que le cœur.
Si pourtant, à l'aspect de ce qu'il vous renvoie,1565
Vos douleurs laissoient place à quelque peu de joie;
Si la vengeance avoit de quoi vous soulager,
Je vous dirois aussi qu'on vient de vous venger,
Que le traître Photin.... Vous le savez peut-être?
CORNÉLIE
Oui, Princesse, je sais qu'on a puni ce traître.1570
CLÉOPATRE
Un si prompt châtiment vous doit être bien doux.
CORNÉLIE
S'il a quelque douceur, elle n'est que pour vous.
CLÉOPATRE
Tous les cœurs trouvent doux le succès qu'ils espèrent.
CORNÉLIE
Comme nos intérêts, nos sentiments diffèrent.
Si César à sa mort joint celle d'Achillas,1575
Vous êtes satisfaite, et je ne la suis pas.
Aux mânes de Pompée il faut une autre offrande:
La victime est trop basse et l'injure est trop grande;
Et ce n'est pas un sang que pour la réparer
Son ombre et ma douleur daignent considérer.1580
L'ardeur de le venger, dans mon âme allumée,
En attendant César, demande Ptolomée.
Tout indigne qu'il est de vivre et de régner,
Je sais bien que César se force à l'épargner;
Mais quoi que son amour ait osé vous promettre,1585
Le ciel, plus juste enfin, n'osera le permettre;
Et s'il peut une fois écouter tous mes vœux,
Par la main l'un de l'autre ils périront tous deux.
Mon âme à ce bonheur, si le ciel me l'envoie,
Oubliera ses douleurs pour s'ouvrir à la joie;1590
Mais si ce grand souhait demande trop pour moi,
Si vous n'en perdez qu'un, ô ciel! perdez le Roi.
CLÉOPATRE
Le ciel sur nos souhaits ne règle pas les choses.
CORNÉLIE
Le ciel règle souvent les effets sur les causes[224],
Et rend aux criminels ce qu'ils ont mérité.1595
CLÉOPATRE
Comme de la justice, il a de la bonté.
CORNÉLIE
Oui; mais il fait juger, à voir comme il commence,
Que sa justice agit, et non pas sa clémence.
CLÉOPATRE
Souvent de la justice il passe à la douceur.
CORNÉLIE
Reine, je parle en veuve, et vous parlez en sœur.1600
Chacune a son sujet d'aigreur ou de tendresse,
Qui dans le sort du Roi justement l'intéresse.
Apprenons par le sang qu'on aura répandu
A quels souhaits le ciel a le mieux répondu[225].
Voici votre Achorée.

SCÈNE III.

CORNÉLIE, CLÉOPATRE, ACHORÉE, PHILIPPE, CHARMION.

CLÉOPATRE
Hélas! sur son visage1605
Rien ne s'offre à mes yeux que de mauvais présage.
Ne nous déguisez rien, parlez sans me flatter:
Qu'ai-je à craindre, Achorée, ou qu'ai-je à regretter?
ACHORÉE
Aussitôt que César eut su la perfidie....
CLÉOPATRE
Ce ne sont pas ses soins que je veux qu'on me die[226].
Je sais qu'il fit trancher et clore ce conduit
Par où ce grand secours devoit être introduit[227];
Qu'il manda tous les siens pour s'assurer la place,
Où Photin a reçu le prix de son audace;
Que d'un si prompt supplice Achillas étonné1615
S'est aisément saisi du port abandonné;
Que le Roi l'a suivi; qu'Antoine a mis à terre
Ce qui dans ses vaisseaux restoit de gens de guerre[228];
Que César l'a rejoint; et je ne doute pas
Qu'il n'ait su vaincre encore, et punir Achillas.1620
ACHORÉE
Oui, Madame, on a vu son bonheur ordinaire....
CLÉOPATRE
Dites-moi seulement s'il a sauvé mon frère,
S'il m'a tenu promesse.
ACHORÉE
Oui, de tout son pouvoir.
CLÉOPATRE
C'est là l'unique point que je voulois savoir.
Madame, vous voyez, les Dieux m'ont écoutée.1625
CORNÉLIE
Ils n'ont que différé la peine méritée.
CLÉOPATRE
Vous la vouliez sur l'heure, ils l'en ont garanti.
ACHORÉE
Il faudroit qu'à nos vœux il eût mieux consenti[229].
CLÉOPATRE
Que disiez-vous naguère, et que viens-je d'entendre?
Accordez ces discours, que j'ai peine à comprendre.1630
ACHORÉE
Aucuns ordres ni soins n'ont pu le secourir[230]:
Malgré César et nous il a voulu périr;
Mais il est mort, Madame, avec toutes les marques
Que puissent laisser d'eux les plus dignes monarques[231]:
Sa vertu rappelée a soutenu son rang,1635
Et sa perte aux Romains a coûté bien du sang[232].
Il combattoit Antoine avec tant de courage,
Qu'il emportoit déjà sur lui quelque avantage;
Mais l'abord de César a changé le destin;
Aussitôt Achillas suit le sort de Photin:1640
Il meurt, mais d'une mort trop belle pour un traître,
Les armes à la main, en défendant son maître.
Le vainqueur crie en vain qu'on épargne le Roi;
Ces mots au lieu d'espoir lui donnent de l'effroi;
Son esprit alarmé les croit un artifice1645
Pour réserver sa tête à l'affront d'un supplice[233].
Il pousse dans nos rangs, il les perce, et fait voir
Ce que peut la vertu qu'arme le désespoir;
Et son cœur, emporté par l'erreur qui l'abuse[234],
Cherche partout la mort, que chacun lui refuse.1650
Enfin perdant haleine après ces grands efforts,
Près d'être environné, ses meilleurs soldats morts,
Il voit quelques fuyards sauter dans une barque:
Il s'y jette, et les siens, qui suivent leur monarque,
D'un si grand nombre en foule accablent ce vaisseau[235],
Que la mer l'engloutit avec tout son fardeau[236].
C'est ainsi que sa mort lui rend toute sa gloire,
A vous toute l'Égypte, à César la victoire.
Il vous proclame reine; et bien qu'aucun Romain[237]
Du sang que vous pleurez n'ait vu rougir sa main,1660
Il nous fait voir à tous un déplaisir extrême,
Il soupire, il gémit. Mais le voici lui-même,
Qui pourra mieux que moi vous montrer la douleur[238]
Que lui donne du Roi l'invincible malheur.

SCÈNE IV.

CÉSAR, CORNÉLIE, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE, ACHORÉE, CHARMION, PHILIPPE.

CORNÉLIE
César, tiens-moi parole, et me rends mes galères.1665
Achillas et Photin ont reçu leurs salaires;
Leur roi n'a pu jouir de ton cœur adouci;
Et Pompée est vengé ce qu'il peut l'être ici.
Je n'y saurois plus voir qu'un funeste rivage[239]
Qui de leur attentat m'offre l'horrible image,1670
Ta nouvelle victoire, et le bruit éclatant
Qu'aux changements de roi pousse un peuple inconstant[240];
Et parmi ces objets, ce qui le plus m'afflige[241],
C'est d'y revoir toujours l'ennemi qui m'oblige.
Laisse-moi m'affranchir de cette indignité,1675
Et souffre que ma haine agisse en liberté.
A cet empressement j'ajoute une requête:
Vois l'urne de Pompée; il y manque sa tête:
Ne me la retiens plus, c'est l'unique faveur
Dont je te puis encor prier avec honneur.1680
CÉSAR
Il est juste, et César est tout prêt de vous rendre
Ce reste où vous avez tant de droit de prétendre;
Mais il est juste aussi qu'après tant de sanglots
A ses mânes errants nous rendions le repos,
Qu'un bûcher allumé par ma main et la vôtre1685
Le venge pleinement de la honte de l'autre,
Que son ombre s'apaise en voyant notre ennui,
Et qu'une urne plus digne et de vous et de lui,
Après la flamme éteinte et les pompes finies,
Renferme avec éclat ses cendres réunies.1690
De cette même main dont il fut combattu,
Il verra des autels dressés à sa vertu;
Il recevra des vœux, de l'encens, des victimes,
Sans recevoir par là d'honneurs que légitimes[242]:
Pour ces justes devoirs je ne veux que demain;1695
Ne me refusez pas ce bonheur souverain.
Faites un peu de force à votre impatience;
Vous êtes libre après: partez en diligence;
Portez à notre Rome un si digne trésor;
Portez....
CORNÉLIE
Non pas, César, non pas à Rome encor:1700
Il faut que ta défaite et que tes funérailles
A cette cendre aimée en ouvrent les murailles;
Et quoiqu'elle la tienne aussi chère que moi,
Elle n'y doit rentrer qu'en triomphant de toi.
Je la porte en Afrique; et c'est là que j'espère1705
Que les fils de Pompée, et Caton, et mon père,
Secondés par l'effort d'un roi[243] plus généreux[244],
Ainsi que la justice auront le sort pour eux.
C'est là que tu verras sur la terre et sur l'onde
Le débris de Pharsale armer un autre monde;1710
Et c'est là que j'irai, pour hâter tes malheurs,
Porter de rang en rang ces cendres et mes pleurs.
Je veux que de ma haine ils reçoivent des règles,
Qu'ils suivent au combat des urnes au lieu d'aigles;
Et que ce triste objet porte en leur souvenir[245]1715
Les soins de le venger, et ceux de te punir.
Tu veux à ce héros rendre un devoir suprême:
L'honneur que tu lui rends rejaillit sur toi-même;
Tu m'en veux pour témoin: j'obéis au vainqueur;
Mais ne présume pas toucher par là mon cœur.1720
La perte que j'ai faite est trop irréparable;
La source de ma haine est trop inépuisable:
A l'égal de mes jours je la ferai durer;
Je veux vivre avec elle, avec elle expirer.
Je t'avouerai pourtant, comme vraiment Romaine,
Que pour toi mon estime est égale à ma haine;
Que l'une et l'autre est juste, et montre le pouvoir,
L'une de ta vertu, l'autre de mon devoir[246];
Que l'une est généreuse, et l'autre intéressée,
Et que dans mon esprit l'une et l'autre est forcée.1730
Tu vois que ta vertu, qu'en vain on veut trahir[247],
Me force de priser ce que je dois haïr:
Juge ainsi de la haine où mon devoir me lie;
La veuve de Pompée y force Cornélie.
J'irai, n'en doute point, au sortir de ces lieux,1735
Soulever contre toi les hommes et les Dieux;
Ces Dieux qui t'ont flatté, ces Dieux qui m'ont trompée,
Ces Dieux qui dans Pharsale ont mal servi Pompée,
Qui la foudre à la main l'ont pu voir égorger:
Ils connoîtront leur faute, et le voudront venger.1740
Mon zèle, à leur refus, aidé de sa mémoire,
Te saura bien sans eux arracher la victoire:
Et quand tout mon effort se trouvera rompu,
Cléopatre fera ce que je n'aurai pu.
Je sais quelle est ta flamme et quelles sont ses forces,
Que tu n'ignores pas comme on fait les divorces,
Que ton amour t'aveugle, et que pour l'épouser
Rome n'a point de lois que tu n'oses briser;
Mais sache aussi qu'alors la jeunesse romaine
Se croira tout permis sur l'époux d'une reine,1750
Et que de cet hymen tes amis indignés
Vengeront sur ton sang leurs avis dédaignés.
J'empêche ta ruine, empêchant tes caresses.
Adieu: j'attends demain l'effet de tes promesses.

SCÈNE V.

CÉSAR, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE, ACHORÉE, CHARMION.

CLÉOPATRE.
Plutôt qu'à ces périls je vous puisse exposer,1755
Seigneur, perdez en moi ce qui les peut causer:
Sacrifiez ma vie au bonheur de la vôtre;
Le mien sera trop grand, et je n'en veux point d'autre,
Indigne que je suis d'un César pour époux,
Que de vivre en votre âme, étant morte pour vous.1760
CÉSAR
Reine, ces vains projets sont le seul avantage
Qu'un grand cœur impuissant a du ciel en partage:
Comme il a peu de force, il a beaucoup de soins;
Et s'il pouvoit plus faire, il souhaiteroit moins.
Les Dieux empêcheront l'effet de ces augures,1765
Et mes félicités n'en seront pas moins pures,
Pourvu que votre amour gagne sur vos douleurs,
Qu'en faveur de César vous tarissiez vos pleurs,
Et que votre bonté, sensible à ma prière,
Pour un fidèle amant oublie un mauvais frère.1770
On aura pu vous dire avec quel déplaisir
J'ai vu le désespoir qu'il a voulu choisir;
Avec combien d'efforts j'ai voulu le défendre
Des paniques terreurs qui l'avoient pu surprendre.
Il s'est de mes bontés jusqu'au bout défendu,1775
Et de peur de se perdre il s'est enfin perdu.
Oh! honte pour César, qu'avec tant de puissance,
Tant de soins de vous rendre entière obéissance[248],
Il n'ait pu toutefois, en ces événements,
Obéir au premier de vos commandements!1780
Prenez-vous-en au ciel, dont les ordres sublimes
Malgré tous nos efforts savent punir les crimes;
Sa rigueur envers lui vous ouvre un sort plus doux,
Puisque par cette mort l'Égypte est toute à vous.
CLÉOPATRE
Je sais que j'en reçois un nouveau diadème,1785
Qu'on n'en peut accuser que les Dieux et lui-même;
Mais comme il est, Seigneur, de la fatalité
Que l'aigreur soit mêlée à la félicité,
Ne vous offensez pas si cet heur de vos armes,
Qui me rend tant de biens, me coûte un peu de larmes,
Et si voyant sa mort due à sa trahison,
Je donne à la nature ainsi qu'à la raison.
Je n'ouvre point les yeux sur ma grandeur si proche,
Qu'aussitôt à mon cœur mon sang ne le reproche;
J'en ressens dans mon âme un murmure secret,1795
Et ne puis remonter au trône sans regret[249].
ACHORÉE
Un grand peuple, Seigneur, dont cette cour est pleine,
Par des cris redoublés demande à voir sa reine,
Et tout impatient déjà se plaint aux cieux
Qu'on lui donne trop tard un bien si précieux.1800
CÉSAR
Ne lui refusons plus le bonheur qu'il désire:
Princesse, allons par là commencer votre empire.
Fasse le juste ciel, propice à mes desirs,
Que ces longs cris de joie étouffent vos soupirs,
Et puissent ne laisser dedans votre pensée1805
Que l'image des traits dont mon âme est blessée!
Cependant, qu'à l'envi ma suite et votre cour
Préparent pour demain la pompe d'un beau jour,
Où dans un digne emploi l'une et l'autre occupée
Couronne Cléopatre et m'apaise Pompée,1810
Élève à l'une un trône, à l'autre des autels,
Et jure à tous les deux des respects immortels.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

APPENDICE.


I

PASSAGES DE LA PHARSALE
DE LUCAIN
IMITÉS PAR CORNEILLE ET SIGNALÉS PAR LUI[250].

Vers 52, 53. Metiri sua regna decet, viresque fateri.
(Livre VIII, vers 527.)
  55-58. Nec soceri tantum arma fugit, fugit ora senatus,
Cujus thessalicas saturat pars magna volucres.
(VIII, 506, 507.)
  61-64. Et metuit gentes quas uno in sanguine mistas
Deseruit, regesque timet quorum omnia mersit.
(VIII, 508, 509.)
  70. Tu, Ptolemæe, potes Magni fulcire ruinam,
Sub qua Roma cadit?
(VIII, 528, 529.)
  73, 74. Jus et fas multos faciunt, Ptolemæe, nocentes.
(VIII, 484.)
  75, 76. Dat pœnas laudata fides, quum sustinet, inquit,
Quos fortuna premit.
(VIII, 485, 486.)
  80. .... Fatis accede, Deisque.
(VIII, 486.)
  82. Et cole felices.
(VIII, 487.)
  84. .... Miseros fuge.
(VIII, 487.)
  87, 88. Postquam nulla manet rerum fiducia, quærit
Cum qua gente cadat.
(VIII, 504, 505.)
  93. .... Votis tua fovimus arma.
(VIII, 519.)
  97-100. Hoc ferrum, quod fata jubent proferre, paravi
Non tibi, sed victo. Feriam tua viscera, Magne;
Malueram soceri.
(VIII, 520-523.)
  105, 106. Sceptrorum vis tota perit, quum pendere justa
Incipit.
(VIII, 489, 490.)
  109. .... Semper metuet quem sæva pudebunt.
(VIII, 495.)
  124. Quicquid non fuerit Magni, dum bella geruntur,
Nec victoris erit.
(VIII, 502, 503.)
  461-463. Quippe fides si pura foret....
Venturum tota pharium cum classe tyrannum.
(VIII, 572-574.)
  469, 470. .... Longeque a littore casus
Exspectate meos, et in hac cervice tyranni
Explorate fidem.
(VIII, 580-582.)
  479, 480. Romanus pharia miles de puppe salutat
Septimius.
(VIII, 596, 597.)
  514-516. Involvit vultus, atque indignatus apertum
Fortunæ præbere caput, tunc lumina pressit.
(VIII, 614, 615.)
  519, 520. .... Nullo gemitu consensit ad ictum.
(VIII, 619.)
  526-528. Seque probat moriens.
(VIII, 621.)
  529-531. Septimius....
.... retegit..., scisso velamine, vultus,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Collaque in oblique ponit languentia rostro,
Tunc nervos venasque secat....
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vindicat hoc pharius dextra gestare satelles.
(VIII, 668-675.)
  534-536. Littora Pompeium feriunt, truncusque vadosis
Huc illuc jactatur aquis.
(VIII, 698, 699.)
  541, 542. .... Interque suorum
Lapsa manus, rapitur, trepida fugiente carina.
(VIII, 661, 662.)
  763, 764. .... Atque os in murmura pulsant
Singultus animæ.
(VIII, 682, 683.)
  766-768. Iratamque Deis faciem.
(VIII, 665.)
  769, 770. Non primo Cæsar damnarit munera vultu:
.... Vultus, dum crederet, hæsit.
(IX, 1035, 1036.)
  783-786. .... Lacrymas non sponte cadentes
Effudit.
(IX, 1038, 1039.)
  787. Aufer ab aspectu nostro funesta, satelles,
Regis dona tui.
(IX, 1064, 1065.)
  829. Ergo in thessalicis pellæo fecimus arvis
Jus gladio?
(IX, 1073, 1074.)
  833, 834. Non tuleram Magnum, mecum Romana regentem:
Te, Ptolemæe, feram?
(IX, 1075, 1076.)
  841, 842. .... Nec fallere vos me
Credite victorem: nobis quoque tale paratum
Littoris hospitium.
(IX, 1081-1083.)
  845, 846. .... Ne sic mea colla gerantur
Thessaliæ fortuna facit.
(IX, 1083, 1084.)
  914-916. .... Unica belli
Præmia civilis, victis donare salutem,
Perdidimus.
(IX, 1066-1068.)
  939-941. .... Justo date tura sepulcro,
Et placate caput.
(IX, 1091, 1092.)
  999, 1000. Turpe mori post te solo non posse dolore.
(IX, 108.)
  1014. Bis nocui mundo.
(VIII, 90.)
  1015, 1016. .... Cunctosque fugavi
A causa meliore Deos.
(VIII, 93, 94.)
  1017, 1018. O utinam in thalamos invisi Cæsaris issem
Infelix conjux, et nulli læta marito!
(VIII, 88, 89.)
  1050-1056. Ut te complexus, positis civilibus armis,
Affectus abs te veteres, vitamque rogarem,
Magne, tuam, dignaque satis mercede laborum
Contentus par esse tibi. Tunc pace fideli
Fecissem ut victus posses ignoscere Divis;
Fecisses ut Roma mihi.
(IX, 1099-1104.)
  1058. Læta dies rapta est populis.
(IX, 1097.)
  1104-1108. .... Placemus cæde secunda
Hesperias gentes; jugulus mihi Cæsaris haustus
Hoc præstare potest, Pompeii cæde nocentes
Ut populus Romanus amet.
(X, 386-389.)
  1110. Quid, miserande, times quem tu facis ipse timendum?
(IV, 185.)
  1116. Quem metuis par hujus erat.
(V, 382.)
  1151, 1152. Plenum epulis, madidumque mero, Venerique paratum
Invenies.
(X, 396, 397.)
  1153-1156. Sed fremitu vulgi, fasces et signa querentis
Inferri romana suis, discordia sensit
Pectora.
(X, 11-13.)
  1417-1419. In celus it pharium romani pœna tyranni,
Exemplumque perit.
(X, 343.)
  1501, 1502. Una nota est Magno capitis jactura revulsi.
(VIII, 711.)
Oeuvres de P. Corneille, Tome IV
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