CÉSAR
Son courage m'étonne autant que leur
audace.1425
Reine, voyez pour qui vous me demandiez
grâce!
CLÉOPATRE
Je n'ai rien à vous dire: allez, Seigneur,
allez
Venger sur ces méchants tant de droits
violés.
On m'en veut plus qu'à vous: c'est ma mort qu'ils
respirent,
C'est contre mon pouvoir que les traîtres
conspirent;
Leur rage, pour l'abattre, attaque mon
soutien,
Et par votre trépas cherche un passage au
mien.
Mais parmi ces transports d'une juste
colère,
Je ne puis oublier que leur chef est mon
frère.
Le saurez-vous, Seigneur? et pourrai-je
obtenir1435
Que ce cœur irrité daigne s'en souvenir?
CÉSAR
Oui, je me souviendrai que ce cœur
magnanime
Au bonheur de son sang veut pardonner son
crime.
Adieu, ne craignez rien: Achillas et Photin
Ne sont pas gens à vaincre un si puissant
destin.1440
Pour les mettre en déroute, eux et tous leurs
complices,
Je n'ai qu'à déployer l'appareil des
supplices,
Et pour soldats choisis, envoyer des
bourreaux
Qui portent hautement mes haches pour
drapeaux.
(César rentre avec les
Romains.)
CLÉOPATRE
Ne quittez pas César: allez, cher
Achorée,1445
Repousser avec lui ma mort qu'on a jurée;
Et quand il punira nos lâches ennemis,
Faites-le souvenir de ce qu'il m'a promis.
Ayez l'œil sur le Roi dans la chaleur des
armes,
Et conservez son sang pour épargner mes
larmes.1450
ACHORÉE
Madame, assurez-vous qu'il ne peut y périr
Si mon zèle et mes soins peuvent le
secourir[210].
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
CORNÉLIE, tenant une petite urne en sa main; PHILIPPE.
CORNÉLIE
Mes yeux, puis-je vous croire, et n'est-ce point
un songe
Qui sur mes tristes vœux a formé ce
mensonge?
Te revois-je, Philippe, et cet époux si
cher1455
A-t-il reçu de toi les honneurs du bûcher?
Cette urne que je tiens contient-elle sa
cendre?
O vous, à ma douleur objet terrible et
tendre[211],
Éternel entretien de haine et de pitié,
Reste du grand Pompée, écoutez sa
moitié.1460
N'attendez point de moi de regrets, ni de
larmes;
Un grand cœur à ses maux applique d'autres
charmes.
Les foibles déplaisirs s'amusent à parler,
Et quiconque se plaint cherche à se
consoler.
Moi, je jure des Dieux la puissance
suprême,1465
Et pour dire encor plus, je jure par
vous-même,
Car vous pouvez bien plus sur ce cœur
affligé
Que le respect des Dieux qui l'ont mal
protégé:
Je jure donc par vous, ô pitoyable reste,
Ma divinité seule après ce coup
funeste,1470
Par vous, qui seul ici pouvez me soulager[212],
De n'éteindre jamais l'ardeur de le venger.
Ptolomée à César, par un lâche artifice,
Rome, de ton Pompée a fait un sacrifice;
Et je n'entrerai point dans tes murs
désolés,1475
Que le prêtre et le Dieu ne lui soient
immolés.
Faites-m'en souvenir, et soutenez ma haine,
O cendres, mon espoir aussi bien que ma
peine;
Et pour m'aider un jour à perdre son
vainqueur,
Versez dans tous les cœurs ce que ressent mon
cœur.
Toi qui l'as honoré sur cette infâme
rive
D'une flamme pieuse autant comme chétive,
Dis-moi, quel bon démon a mis en ton
pouvoir
De rendre à ce héros ce funèbre devoir?
PHILIPPE
Tout couvert de son sang, et plus mort que
lui-même,
Après avoir cent fois maudit le diadème,
Madame, j'ai porté mes pas et mes
sanglots[213]
Du côté que le vent poussoit encor les
flots.
Je cours longtemps en vain; mais enfin d'une
roche
J'en découvre le tronc vers un sable assez
proche,1490
Où la vague en courroux sembloit prendre
plaisir
A feindre de le rendre, et puis s'en
ressaisir.
Je m'y jette, et l'embrasse, et le pousse au
rivage;
Et ramassant sous lui le débris d'un
naufrage,
Je lui dresse un bûcher à la hâte et sans
art,1495
Tel que je pus sur l'heure, et qu'il plut au
hasard.
A peine brûloit-il que le ciel plus propice
M'envoie un compagnon en ce pieux office:
Cordus[214], un vieux
Romain qui demeure en ces lieux,
Retournant de la ville, y détourne les
yeux;1500
Et n'y voyant qu'un tronc dont la tête est
coupée[215],
A cette triste marque il reconnoît Pompée.
Soudain la larme à l'œil: «O toi, qui que tu
sois,
A qui le ciel permet de si dignes emplois,
Ton sort est bien, dit-il, autre que tu ne
penses;1505
Tu crains des châtiments, attends des
récompenses.
César est en Égypte, et venge hautement
Celui pour qui ton zèle a tant de
sentiment.
Tu peux faire éclater les soins qu'on t'en voit
prendre[216],
Tu peux même à sa veuve en reporter la
cendre.1510
Son vainqueur l'a reçue avec tout le
respect
Qu'un dieu pourroit ici trouver à son
aspect.
Achève, je reviens.» Il part et
m'abandonne,
Et rapporte aussitôt ce vase qu'il me
donne,
Où sa main et la mienne enfin ont
renfermé1515
Ces restes d'un héros par le feu consumé[217].
CORNÉLIE
Oh! que sa piété mérite de louanges!
PHILIPPE
En entrant j'ai trouvé des désordres
étranges.
J'ai vu fuir tout un peuple en foule vers le
port[218],
Où le Roi, disoit-on, s'étoit fait le plus
fort.1520
Les Romains poursuivoient; et César, dans la
place
Ruisselante du sang de cette populace,
Montroit de sa justice un exemple si beau[219],
Faisant passer Photin par les mains d'un
bourreau.
Aussitôt qu'il me voit, il daigne me
connoître;1525
Et prenant de ma main les cendres de mon
maître:
«Restes d'un demi-dieu, dont à peine je
puis
Égaler le grand nom, tout vainqueur que j'en
suis,
De vos traîtres, dit-il, voyez punir les
crimes:
Attendant des autels, recevez ces
victimes;1530
Bien d'autres vont les suivre. Et toi, cours au
palais
Porter à sa moitié ce don que je lui fais;
Porte à ses déplaisirs cette foible
allégeance,
Et dis-lui que je cours achever sa
vengeance[220].»
Ce grand homme à ces mots me quitte en
soupirant,
Et baise avec respect ce vase qu'il me
rend.
CORNÉLIE
O soupirs! ô respect! oh! qu'il est doux de
plaindre
Le sort d'un ennemi quand il n'est plus à
craindre[221]!
Qu'avec chaleur, Philippe, on court à le
venger
Lorsqu'on s'y voit forcé par son propre
danger[222],1540
Et quand cet intérêt qu'on prend pour sa
mémoire[223]
Fait notre sûreté comme il croît notre
gloire!
César est généreux, j'en veux être
d'accord;
Mais le Roi le veut perdre, et son rival est
mort.
Sa vertu laisse lieu de douter à
l'envie1545
De ce qu'elle feroit s'il le voyoit en vie:
Pour grand qu'en soit le prix, son péril en
rabat;
Cette ombre qui la couvre en affoiblit
l'éclat;
L'amour même s'y mêle, et le force à
combattre:
Quand il venge Pompée, il défend
Cléopatre.1550
Tant d'intérêts sont joints à ceux de mon
époux,
Que je ne devrois rien à ce qu'il fait pour
nous,
Si, comme par soi-même un grand cœur juge un
autre,
Je n'aimois mieux juger sa vertu par la
nôtre,
Et croire que nous seuls armons ce
combattant,1555
Parce qu'au point qu'il est j'en voudrois faire
autant.
SCÈNE II.
CLÉOPATRE, CORNÉLIE, PHILIPPE, CHARMION.
CLÉOPATRE
Je ne viens pas ici pour troubler une
plainte
Trop juste à la douleur dont vous êtes
atteinte:
Je viens pour rendre hommage aux cendres d'un
héros
Qu'un fidèle affranchi vient d'arracher aux
flots;1560
Pour le plaindre avec vous, et vous jurer,
Madame,
Que j'aurois conservé ce maître de votre
âme,
Si le ciel, qui vous traite avec trop de
rigueur,
M'en eût donné la force aussi bien que le
cœur.
Si pourtant, à l'aspect de ce qu'il vous
renvoie,1565
Vos douleurs laissoient place à quelque peu de
joie;
Si la vengeance avoit de quoi vous
soulager,
Je vous dirois aussi qu'on vient de vous
venger,
Que le traître Photin.... Vous le savez
peut-être?
CORNÉLIE
CLÉOPATRE
Un si prompt châtiment vous doit être bien
doux.
CORNÉLIE
S'il a quelque douceur, elle n'est que pour
vous.
CLÉOPATRE
Tous les cœurs trouvent doux le succès qu'ils
espèrent.
CORNÉLIE
Comme nos intérêts, nos sentiments
diffèrent.
Si César à sa mort joint celle
d'Achillas,1575
Vous êtes satisfaite, et je ne la suis pas.
Aux mânes de Pompée il faut une autre
offrande:
La victime est trop basse et l'injure est trop
grande;
Et ce n'est pas un sang que pour la réparer
Son ombre et ma douleur daignent
considérer.1580
L'ardeur de le venger, dans mon âme
allumée,
En attendant César, demande Ptolomée.
Tout indigne qu'il est de vivre et de
régner,
Je sais bien que César se force à
l'épargner;
Mais quoi que son amour ait osé vous
promettre,1585
Le ciel, plus juste enfin, n'osera le
permettre;
Et s'il peut une fois écouter tous mes
vœux,
Par la main l'un de l'autre ils périront tous
deux.
Mon âme à ce bonheur, si le ciel me
l'envoie,
Oubliera ses douleurs pour s'ouvrir à la
joie;1590
Mais si ce grand souhait demande trop pour
moi,
Si vous n'en perdez qu'un, ô ciel! perdez le
Roi.
CLÉOPATRE
Le ciel sur nos souhaits ne règle pas les
choses.
CORNÉLIE
Le ciel règle souvent les effets sur les
causes[224],
Et rend aux criminels ce qu'ils ont
mérité.1595
Comme de la justice, il a de la bonté.
CORNÉLIE
Oui; mais il fait juger, à voir comme il
commence,
Que sa justice agit, et non pas sa
clémence.
CLÉOPATRE
Souvent de la justice il passe à la
douceur.
CORNÉLIE
Reine, je parle en veuve, et vous parlez en
sœur.1600
Chacune a son sujet d'aigreur ou de
tendresse,
Qui dans le sort du Roi justement
l'intéresse.
Apprenons par le sang qu'on aura répandu
A quels souhaits le ciel a le mieux
répondu[225].
Voici votre Achorée.
SCÈNE III.
CORNÉLIE, CLÉOPATRE, ACHORÉE, PHILIPPE, CHARMION.
CLÉOPATRE
Hélas! sur son visage1605
Rien ne s'offre à mes yeux que de mauvais
présage.
Ne nous déguisez rien, parlez sans me
flatter:
Qu'ai-je à craindre, Achorée, ou qu'ai-je à
regretter?
ACHORÉE
Aussitôt que César eut su la perfidie....
CLÉOPATRE
Ce ne sont pas ses soins que je veux qu'on me
die[226].
Je sais qu'il fit trancher et clore ce
conduit
Par où ce grand secours devoit être
introduit[227];
Qu'il manda tous les siens pour s'assurer la
place,
Où Photin a reçu le prix de son audace;
Que d'un si prompt supplice Achillas
étonné1615
S'est aisément saisi du port abandonné;
Que le Roi l'a suivi; qu'Antoine a mis à
terre
Ce qui dans ses vaisseaux restoit de gens de
guerre[228];
Que César l'a rejoint; et je ne doute pas
Qu'il n'ait su vaincre encore, et punir
Achillas.1620
ACHORÉE
Oui, Madame, on a vu son bonheur
ordinaire....
CLÉOPATRE
Dites-moi seulement s'il a sauvé mon frère,
S'il m'a tenu promesse.
ACHORÉE
Oui, de tout son pouvoir.
CLÉOPATRE
C'est là l'unique point que je voulois
savoir.
Madame, vous voyez, les Dieux m'ont
écoutée.1625
CORNÉLIE
Ils n'ont que différé la peine méritée.
CLÉOPATRE
Vous la vouliez sur l'heure, ils l'en ont
garanti.
ACHORÉE
Il faudroit qu'à nos vœux il eût mieux
consenti[229].
CLÉOPATRE
Que disiez-vous naguère, et que viens-je
d'entendre?
Accordez ces discours, que j'ai peine à
comprendre.1630
ACHORÉE
Aucuns ordres ni soins n'ont pu le
secourir[230]:
Malgré César et nous il a voulu périr;
Mais il est mort, Madame, avec toutes les
marques
Que puissent laisser d'eux les plus dignes
monarques[231]:
Sa vertu rappelée a soutenu son rang,1635
Et sa perte aux Romains a coûté bien du
sang[232].
Il combattoit Antoine avec tant de
courage,
Qu'il emportoit déjà sur lui quelque
avantage;
Mais l'abord de César a changé le destin;
Aussitôt Achillas suit le sort de
Photin:1640
Il meurt, mais d'une mort trop belle pour un
traître,
Les armes à la main, en défendant son
maître.
Le vainqueur crie en vain qu'on épargne le
Roi;
Ces mots au lieu d'espoir lui donnent de
l'effroi;
Son esprit alarmé les croit un
artifice1645
Pour réserver sa tête à l'affront d'un
supplice[233].
Il pousse dans nos rangs, il les perce, et fait
voir
Ce que peut la vertu qu'arme le désespoir;
Et son cœur, emporté par l'erreur qui
l'abuse[234],
Cherche partout la mort, que chacun lui
refuse.1650
Enfin perdant haleine après ces grands
efforts,
Près d'être environné, ses meilleurs soldats
morts,
Il voit quelques fuyards sauter dans une
barque:
Il s'y jette, et les siens, qui suivent leur
monarque,
D'un si grand nombre en foule accablent ce
vaisseau[235],
Que la mer l'engloutit avec tout son
fardeau[236].
C'est ainsi que sa mort lui rend toute sa
gloire,
A vous toute l'Égypte, à César la victoire.
Il vous proclame reine; et bien qu'aucun
Romain[237]
Du sang que vous pleurez n'ait vu rougir sa
main,1660
Il nous fait voir à tous un déplaisir
extrême,
Il soupire, il gémit. Mais le voici
lui-même,
Qui pourra mieux que moi vous montrer la
douleur[238]
Que lui donne du Roi l'invincible malheur.
SCÈNE IV.
CÉSAR, CORNÉLIE, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE, ACHORÉE, CHARMION, PHILIPPE.
CORNÉLIE
César, tiens-moi parole, et me rends mes
galères.1665
Achillas et Photin ont reçu leurs salaires;
Leur roi n'a pu jouir de ton cœur adouci;
Et Pompée est vengé ce qu'il peut l'être
ici.
Je n'y saurois plus voir qu'un funeste
rivage[239]
Qui de leur attentat m'offre l'horrible
image,1670
Ta nouvelle victoire, et le bruit éclatant
Qu'aux changements de roi pousse un peuple
inconstant[240];
Et parmi ces objets, ce qui le plus
m'afflige[241],
C'est d'y revoir toujours l'ennemi qui
m'oblige.
Laisse-moi m'affranchir de cette
indignité,1675
Et souffre que ma haine agisse en liberté.
A cet empressement j'ajoute une requête:
Vois l'urne de Pompée; il y manque sa tête:
Ne me la retiens plus, c'est l'unique
faveur
Dont je te puis encor prier avec
honneur.1680
CÉSAR
Il est juste, et César est tout prêt de vous
rendre
Ce reste où vous avez tant de droit de
prétendre;
Mais il est juste aussi qu'après tant de
sanglots
A ses mânes errants nous rendions le repos,
Qu'un bûcher allumé par ma main et la
vôtre1685
Le venge pleinement de la honte de l'autre,
Que son ombre s'apaise en voyant notre
ennui,
Et qu'une urne plus digne et de vous et de
lui,
Après la flamme éteinte et les pompes
finies,
Renferme avec éclat ses cendres
réunies.1690
De cette même main dont il fut combattu,
Il verra des autels dressés à sa vertu;
Il recevra des vœux, de l'encens, des
victimes,
Sans recevoir par là d'honneurs que
légitimes[242]:
Pour ces justes devoirs je ne veux que
demain;1695
Ne me refusez pas ce bonheur souverain.
Faites un peu de force à votre impatience;
Vous êtes libre après: partez en diligence;
Portez à notre Rome un si digne trésor;
Portez....
CORNÉLIE
Non pas, César, non pas à Rome
encor:1700
Il faut que ta défaite et que tes
funérailles
A cette cendre aimée en ouvrent les
murailles;
Et quoiqu'elle la tienne aussi chère que
moi,
Elle n'y doit rentrer qu'en triomphant de
toi.
Je la porte en Afrique; et c'est là que
j'espère1705
Que les fils de Pompée, et Caton, et mon
père,
Ainsi que la justice auront le sort pour
eux.
C'est là que tu verras sur la terre et sur
l'onde
Le débris de Pharsale armer un autre
monde;1710
Et c'est là que j'irai, pour hâter tes
malheurs,
Porter de rang en rang ces cendres et mes
pleurs.
Je veux que de ma haine ils reçoivent des
règles,
Qu'ils suivent au combat des urnes au lieu
d'aigles;
Et que ce triste objet porte en leur
souvenir[245]1715
Les soins de le venger, et ceux de te
punir.
Tu veux à ce héros rendre un devoir
suprême:
L'honneur que tu lui rends rejaillit sur
toi-même;
Tu m'en veux pour témoin: j'obéis au
vainqueur;
Mais ne présume pas toucher par là mon
cœur.1720
La perte que j'ai faite est trop
irréparable;
La source de ma haine est trop inépuisable:
A l'égal de mes jours je la ferai durer;
Je veux vivre avec elle, avec elle expirer.
Je t'avouerai pourtant, comme vraiment
Romaine,
Que pour toi mon estime est égale à ma
haine;
Que l'une et l'autre est juste, et montre le
pouvoir,
L'une de ta vertu, l'autre de mon devoir[246];
Que l'une est généreuse, et l'autre
intéressée,
Et que dans mon esprit l'une et l'autre est
forcée.1730
Tu vois que ta vertu, qu'en vain on veut
trahir[247],
Me force de priser ce que je dois haïr:
Juge ainsi de la haine où mon devoir me
lie;
La veuve de Pompée y force Cornélie.
J'irai, n'en doute point, au sortir de ces
lieux,1735
Soulever contre toi les hommes et les
Dieux;
Ces Dieux qui t'ont flatté, ces Dieux qui m'ont
trompée,
Ces Dieux qui dans Pharsale ont mal servi
Pompée,
Qui la foudre à la main l'ont pu voir
égorger:
Ils connoîtront leur faute, et le voudront
venger.1740
Mon zèle, à leur refus, aidé de sa mémoire,
Te saura bien sans eux arracher la
victoire:
Et quand tout mon effort se trouvera rompu,
Cléopatre fera ce que je n'aurai pu.
Je sais quelle est ta flamme et quelles sont ses
forces,
Que tu n'ignores pas comme on fait les
divorces,
Que ton amour t'aveugle, et que pour
l'épouser
Rome n'a point de lois que tu n'oses
briser;
Mais sache aussi qu'alors la jeunesse
romaine
Se croira tout permis sur l'époux d'une
reine,1750
Et que de cet hymen tes amis indignés
Vengeront sur ton sang leurs avis
dédaignés.
J'empêche ta ruine, empêchant tes caresses.
Adieu: j'attends demain l'effet de tes
promesses.
SCÈNE V.
CÉSAR, CLÉOPATRE, ANTOINE, LÉPIDE, ACHORÉE, CHARMION.
CLÉOPATRE.
Plutôt qu'à ces périls je vous puisse
exposer,1755
Seigneur, perdez en moi ce qui les peut
causer:
Sacrifiez ma vie au bonheur de la vôtre;
Le mien sera trop grand, et je n'en veux point
d'autre,
Indigne que je suis d'un César pour époux,
Que de vivre en votre âme, étant morte pour
vous.1760
CÉSAR
Reine, ces vains projets sont le seul
avantage
Qu'un grand cœur impuissant a du ciel en
partage:
Comme il a peu de force, il a beaucoup de
soins;
Et s'il pouvoit plus faire, il souhaiteroit
moins.
Les Dieux empêcheront l'effet de ces
augures,1765
Et mes félicités n'en seront pas moins
pures,
Pourvu que votre amour gagne sur vos
douleurs,
Qu'en faveur de César vous tarissiez vos
pleurs,
Et que votre bonté, sensible à ma prière,
Pour un fidèle amant oublie un mauvais
frère.1770
On aura pu vous dire avec quel déplaisir
J'ai vu le désespoir qu'il a voulu choisir;
Avec combien d'efforts j'ai voulu le
défendre
Des paniques terreurs qui l'avoient pu
surprendre.
Il s'est de mes bontés jusqu'au bout
défendu,1775
Et de peur de se perdre il s'est enfin
perdu.
Oh! honte pour César, qu'avec tant de
puissance,
Tant de soins de vous rendre entière
obéissance[248],
Il n'ait pu toutefois, en ces événements,
Obéir au premier de vos
commandements!1780
Prenez-vous-en au ciel, dont les ordres
sublimes
Malgré tous nos efforts savent punir les
crimes;
Sa rigueur envers lui vous ouvre un sort plus
doux,
Puisque par cette mort l'Égypte est toute à
vous.
CLÉOPATRE
Je sais que j'en reçois un nouveau
diadème,1785
Qu'on n'en peut accuser que les Dieux et
lui-même;
Mais comme il est, Seigneur, de la fatalité
Que l'aigreur soit mêlée à la félicité,
Ne vous offensez pas si cet heur de vos
armes,
Qui me rend tant de biens, me coûte un peu de
larmes,
Et si voyant sa mort due à sa trahison,
Je donne à la nature ainsi qu'à la raison.
Je n'ouvre point les yeux sur ma grandeur si
proche,
Qu'aussitôt à mon cœur mon sang ne le
reproche;
J'en ressens dans mon âme un murmure
secret,1795
Et ne puis remonter au trône sans regret[249].
ACHORÉE
Un grand peuple, Seigneur, dont cette cour est
pleine,
Par des cris redoublés demande à voir sa
reine,
Et tout impatient déjà se plaint aux cieux
Qu'on lui donne trop tard un bien si
précieux.1800
CÉSAR
Ne lui refusons plus le bonheur qu'il
désire:
Princesse, allons par là commencer votre
empire.
Fasse le juste ciel, propice à mes
desirs,
Que ces longs cris de joie étouffent vos
soupirs,
Et puissent ne laisser dedans votre
pensée1805
Que l'image des traits dont mon âme est
blessée!
Cependant, qu'à l'envi ma suite et votre
cour
Préparent pour demain la pompe d'un beau
jour,
Où dans un digne emploi l'une et l'autre
occupée
Couronne Cléopatre et m'apaise
Pompée,1810
Élève à l'une un trône, à l'autre des
autels,
Et jure à tous les deux des respects
immortels.
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
APPENDICE.
I
PASSAGES DE LA PHARSALE
DE LUCAIN
IMITÉS PAR CORNEILLE ET SIGNALÉS PAR LUI[250].