CHAPITRE XVIII

De Craon tint parole ; le lendemain, les sauf-conduits étaient prêts ainsi qu’une petite escorte de soldats choisis par lui-même.

En traversant la campagne du nord de la France, en ce début d’automne, Corbett prenait bien soin de dissimuler ses pensées et de garder l’attitude qui sied à un porteur de mauvaises nouvelles. Ranulf et Hervey étaient ravis de retourner en Angleterre, mais le premier connaissait assez les humeurs de son maître pour rester silencieux et ne pas risquer de l’agacer par de vains bavardages. Le capitaine de l’escorte, un solide Breton, surveillait de près l’envoyé anglais, comme de Craon en personne le lui avait secrètement ordonné. Ce dernier soupçonnait toujours Corbett de savoir quelque chose, mais il n’était pas parvenu à deviner quoi. Pendant toute la chevauchée, le clerc ne se départit pas de son air triste et de son trouble manifeste, ce qui rassura l’escorte et le capitaine qui, à Boulogne, envoya un courrier à de Craon, l’assurant que l’envoyé continuait à se comporter comme s’il redoutait l’entrevue à venir avec son maître, le roi d’Angleterre. On les fit embarquer à bord d’un cogghe en partance pour Douvres ; là, Corbett put se procurer des chevaux et ils rentrèrent à Londres.

Si le voyage de retour avait été calme et sans heurts, il n’en fut pas de même pour l’entrevue avec le roi Édouard. Hervey et Ranulf n’eurent pas accès aux appartements royaux, mais Corbett vit, avec soulagement, que le roi avait décidé qu’Edmond de Lancastre assisterait à la réunion. Le monarque écouta son émissaire jusqu’au bout avant de céder à l’un de ses fameux accès de fureur. Arpentant la pièce comme un forcené, il renversa tables et tabourets, jeta à terre les manuscrits et éparpilla à coups de botte les roseaux jonchant le sol tout en traitant Philippe de France de tous les noms d’oiseaux que connaissait Corbett et d’autres qu’il ne connaissait pas.

— Cet homme, rugit-il, est un danger pour l’Europe et une menace pour la couronne anglaise. Il voudrait voir son bâtard de petit-fils monter sur mon trône. Il rêve de bâtir un empire qui rivaliserait avec celui de César ou même de Charlemagne, mais il n’y réussira pas !

La furie du monarque dura une heure avant qu’il finisse par se calmer.

Il but une longue rasade de vin, puis s’avança vers Corbett et abattit lourdement ses mains couvertes de bagues sur les épaules de son clerc. Celui-ci put voir de minuscules taches rouges dans les yeux bleus du monarque qui lui dit d’une voix rauque :

— Vous m’apportez de bien mauvaises nouvelles, Corbett. Dans l’Antiquité, un messager tel que vous aurait été promptement exécuté, je le sais. Je suis presque tenté de le faire moi aussi. En d’autres temps et à d’autres occasions, je me soucierais comme d’une guigne de ce que Philippe projette pour sa maudite fille, mais vous n’ignorez pas que toute tentative de notre part pour rompre ces accords arbitrés par le pape serait immédiatement rapportée à Philippe par son espion ou ses espions qui siègent à notre Conseil.

Le roi approcha son visage de celui de Corbett, qui ne sourcilla pas, et reprit :

— Vous êtes revenu, non seulement avec de mauvaises nouvelles, mais encore avec la certitude, fondée sur vos raisonnements logiques, que Waterton n’est pas cet espion.

Corbett maîtrisa la panique qu’il sentait monter en lui et dévisagea calmement le monarque.

— Sire, je vous ai toujours fidèlement servi, vous, votre Couronne et votre famille. Je suis parti en France, porteur d’instructions précises que m’avait données votre frère, dit-il en s’inclinant vers Lancastre, qui s’appuyait contre le mur, le dos voûté et l’air anxieux. Je n’avais pas le choix : il m’a fallu accepter les conditions du roi Philippe. C’était le seul moyen de rentrer en possession du duché.

— » C’était le seul moyen de rentrer en possession du duché » ! le singea Édouard. Pour l'amour de Dieu, Corbett, ne comprenez-vous pas qu’aussi longtemps qu’un espion siégera à notre Conseil, nos secrets seront connus et toutes nos tentatives pour contrer Philippe, des échecs ?

Corbett s’éclaircit la gorge et choisit ses mots soigneusement :

— Je ne peux pas, commença-t-il, soulagé que le roi eût retiré ses mains de ses épaules et regagné son siège, je ne peux pas laisser Waterton finir au bout d’une corde. Je crois que c’est un jeune homme un peu sot et éperdument amoureux, mais pas un traître. Cependant, Sire, je dois vous prévenir, avant que vous ne jugiez de mes conclusions, que j’ai d’autres nouvelles à vous annoncer. Puis-je vous supplier, donc, de ne pas me questionner ni mettre ma parole en doute ?

Le roi donna son accord d’un signe négligent de la main. Corbett réfléchit un instant avant de déclarer :

— Je sais qui est le traître !

Édouard sursauta, comme si on l’eût frappé, tandis que le regard de Lancastre trahissait la plus extrême stupéfaction.

— Qui est-ce, Corbett ? demanda posément le roi. Qui est ce maudit chien ?

— Je connais son nom, mais préfère ne pas le révéler pour l’instant, répondit Corbett d’un ton froid. Vous devez me laisser du temps, Sire. Il me faut des preuves et je sais où en trouver.

Le roi se leva et s’approcha lentement de Corbett.

— Je vous promets, Hugh, que si vous me livrez cet homme, vous pourrez me demander n’importe quoi dans mon royaume, et je vous le donnerai. Vous avez une semaine.

Corbett salua et se retira. Une fois la porte refermée, il s’appuya contre le froid mur de briques en tentant de réprimer les tremblements de son corps et en espérant, avec ferveur, pouvoir tenir la promesse faite au roi.

Le lendemain, il retourna au palais de Westminster. Grâce à l’intercession de Lancastre, Waterton avait été libéré. Il avait eu droit, une fois lavé et habillé, à un copieux repas, mais il était gardé au secret dans une pièce du palais, loin de tout regard curieux. Corbett lui rendit visite et désamorça l’hostilité du jeune homme en lui annonçant que c’était à lui qu’il devait sa libération. Il le soumit à un interrogatoire serré portant sur les réunions, la procédure, les personnes présentes et surtout sur ce qui se passait après la fin des conseils. Cela prit un certain temps. Comme tout bon clerc, Waterton essaya de passer sous silence des faits qu’il estimait sans importance, mais Corbett savait que c’étaient ces points de détail qui lui fourniraient les preuves pour arrêter le traître.

Il le pressa donc de questions minutieuses jusqu’à provoquer un éclat, mais il réussit à confirmer les soupçons qu’il avait eus en France. Il pria ensuite un haut magistrat de la Chancellerie de lui confier la copie des lettres et rapports envoyés en France, à la cour royale comme aux otages. Il passa les jours suivants à les étudier, ne quittant la pièce que pour boire, se restaurer et se soulager. Il lui fallut du temps, mais il finit par trouver les preuves désirées et il demanda immédiatement audience au roi.

Édouard accepta de le rencontrer dans une des roseraies situées derrière le palais de Westminster, un lieu clos et de dimensions modestes, qu’entouraient les hauts murs du palais. D’habitude, Corbett aimait bien cet endroit où les roses s’épanouissaient dans leurs parterres agrémentés de petits carrés de simples, dont les feuilles écrasées sous les doigts laissaient échapper des senteurs parfumées. Un seul regard suffit au roi pour comprendre que son envoyé était, pourtant, indifférent à la beauté qui l’entourait. Le monarque était trop intelligent pour abuser de la patience d’un tel homme : Corbett avait une barbe de plusieurs jours et les yeux rougis par l’insomnie ; ses vêtements étaient d’une propreté douteuse par suite de repas pris à la va- vite et du manque de temps pour se baigner ou même se changer. Le roi lui fit signe de s’asseoir sur le muret d’un parterre avant de prendre place à côté de lui, plus comme de vieux amis que comme un souverain et son fidèle sujet. Corbett exposa toutes les preuves qu’il avait accumulées. Édouard ne disait mot ; tête basse, mains sur les genoux, il l’écoutait comme un prêtre recevant la confession d’un homme qui n’a pas reçu l’absolution depuis des années.

D’une voix posée, mais impitoyable, Corbett retraça ce qui était arrivé à l’armée d’Édouard en Guyenne et reconstitua l’enchaînement des faits qui s’étaient ensuivis : la mort des agents anglais à Paris, la perte du navire le Saint Christopher, ses propres mésaventures, ses soupçons et les raisons pour lesquelles il avait conclu qu’une certaine personne était bien le traître. Il lut ses preuves, feuille après feuille de vélin, où étaient rédigées soigneusement les conclusions qu’il livrait à la sagacité du roi. Quand il acheva enfin, le roi se prit la tête entre les mains, incrédule.

Corbett l’observa avec nervosité. Le roi Édouard était quelqu’un d’étrange : d’une part, c’était un homme dur, implacable, capable d’ordonner, sans hésitation, de massacrer la population entière d’une ville qui lui avait résisté. Mais, de l’autre, c’était presque un enfant : s’il se fiait à quelqu’un, il était convaincu que sa confiance était bien placée, et il ne comprenait jamais que l’on manquât à sa parole. Le traître nommé par Corbett n’avait pas seulement rompu son serment d’allégeance, il avait aussi brisé des liens d’amitié et de loyauté.

Édouard posa une seule question.

— Êtes-vous bien certain de ce que vous avancez, Corbett ?

À quoi celui-ci répondit par une autre question :

— Êtes-vous convaincu, Sire ?

Le roi fit signe que oui et déclara calmement :

— C’est sans conteste un traître. N’importe quel tribunal de la Chrétienté accepterait les preuves que vous présentez et l’enverrait au gibet. S’il faut que cela soit, alors que cela se fasse vite ! ajouta- t-il, la voix durcie.

À son appel, un garde apparut à la petite porte menant au palais et s’approcha du roi qui lui chuchota ses instructions à l’oreille. L’homme eut l’air stupéfait, mais Édouard réitéra ses ordres avec véhémence. Le garde salua et s’éloigna rapidement.

Ils attendirent ; le souverain restait assis, l’air sombre, et regardait au loin tandis que Corbett repassait dans son esprit, une dernière fois, les preuves qu’il avait accumulées. Le roi avait raison, l’homme était un traître et méritait la mort, mais Corbett redoutait, néanmoins, l’entrevue qui allait avoir lieu. Sir Thomas Tuberville apparut dans le jardin et le monarque lui fit signe de s’asseoir sur le muret en face de lui.

— Sir Thomas, décréta le roi, vous allez arrêter le traître.

Tuberville eut l’air surpris.

— Je croyais que c’était chose faite, Sire. Le clerc Waterton est emprisonné à la Tour.

— Non ! Non ! rétorqua le roi. Waterton a été libéré. Il n’est pas plus coupable de traîtrise que Corbett, ici présent.

— Alors, qui est-ce ?

Corbett vit Tuberville plisser les yeux et blêmir Le monarque étendit simplement la main et lui tapota doucement le genou :

— Vous le savez, Sir Thomas. C’est vous ! C’est vous, le traître !

Tuberville bondit instantanément sur ses pieds, portant rapidement la main à l’épée qui pendait à son baudrier.

— Non, Sir Thomas ! s’écria le roi. Ne faites pas cela ! Si vous regardez les fenêtres qui ouvrent sur ce jardin, vous verrez des arbalétriers postés à chacune d’entre elles. Ils ont ordre, non pas de vous tuer, mais de vous blesser au bras ou à la jambe, et je vous jure que cela ne serait que le début de vos souffrances.

Tuberville leva les yeux, imité par Corbett. Le roi avait dit vrai. À chaque fenêtre, à chaque ouverture, ils aperçurent l’éclat métallique et la tache de couleur qui révélaient la présence d’un arbalétrier émérite, dont l’arme redoutable était pointée droit sur Tuberville.

Celui-ci se laissa retomber sur le muret, prostré. Corbett en eut presque pitié. De fines gouttelettes de sueur étaient apparues sur son visage livide et il faisait de son mieux pour maîtriser les tremblements de son corps.

— Vous n’avez aucune preuve ! s’exclama-t-il d’une voix sourde. Je vous ai bien servi en Guyenne, Sire ! Vous le savez !

— Nous avons toutes les preuves nécessaires, rétorqua le roi. C’est Corbett qui les a rassemblées.

Ce dernier recula devant le regard haineux que lui décocha Tuberville.

— Je n’ignorais pas que vous étiez très dangereux, Corbett, dit le chevalier d’un ton âpre. Mais pas à ce point-là ! Si vous pensez que je suis le traître, démontrez-le !

— C’est très simple, répliqua Corbett. Je ne sais pas pourquoi vous êtes devenu un traître, Sir Thomas, mais je sais comment. À votre retour de Guyenne, vous avez signé un pacte confidentiel avec le roi Philippe et la cour de France, vous engageant à leur fournir des renseignements. Les Français savaient que vous étiez un chevalier de la Maison royale et aviez accès à des secrets d’État. Ils ont probablement accru leurs exigences en apprenant que vous étiez nommé capitaine de la garde chargée de protéger la salle du Conseil.

— Précisément ! s’écria Tuberville triomphalement. Ma fonction consistait seulement à garder la salle, et non à m’y trouver pour écouter notre souverain et ses conseillers discuter des secrets d’État !

— Mais, contre-attaqua Corbett, à la fin des conseils, Sir Thomas, c’était vous qui nettoyiez la pièce ; vous aidiez même Waterton à trier et ranger les bouts de parchemin, les notes..., et, bien sûr, Waterton, qui avait autre chose en tête, n’était que trop heureux de vous laisser achever ces tâches, pendant que lui s’échappait du palais et fuyait l’éventuelle animosité du comte de Richemont. Car, continua impitoyablement Corbett, vous connaissiez le secret de Waterton. Vous étiez devenus bons amis. Il vous avait révélé son amour pour la fille du comte et l’hostilité de ce dernier envers lui. De votre côté, vous lui aviez offert votre protection. Les réunions du Conseil achevées, Waterton était chargé de retranscrire au propre et dans leur totalité les brouillons des comptes rendus. Vous preniez soin d’être toujours là. Après tout, fit remarquer Corbett, pourquoi Waterton se serait-il méfié ? En Guyenne, vous aviez prouvé que vous étiez l’un des commandants les plus compétents du roi, le seul homme à tenter une sortie pour briser l’encerclement des Français. Waterton partageait votre antipathie pour Richemont, et c’est ce qui vous donna accès aux secrets d’État. Waterton commit un délit, c’est vrai, mais il pécha par négligence et non pas par désir de nuire.

Corbett observait le visage de Tuberville et l’angoisse qu’il lisait dans ses yeux lui prouva qu’il avait vu juste.

— Dites-lui, Corbett, interrompit le roi, dites-lui comment il faisait parvenir ses renseignements aux Français.

— Ai-je besoin de vous l’expliquer, Sir Thomas ? reprit Corbett, ressentant tout d’un coup de l’aversion pour cet homme qui avait envoyé ses amis et d’autres sujets anglais à une mort soudaine et cruelle. Vous avez utilisé vos fils ou plutôt les lettres que vous leur écriviez. Elles étaient fort bien rédigées. C’était elles qui transmettaient les messages aux Français, vos nouveaux maîtres. Quand j’ai rencontré vos fils à Paris, ils m’ont avoué que parfois ils ne comprenaient pas vos allusions. La première fois que j’ai lu ces missives, j’ai constaté qu’elles abondaient en noms de lieux, de personnes et en d’étranges commentaires, mais je crus alors que ce n’était que l’effet du chagrin. Puis de Craon m’apporta la conviction que vos lettres étaient plus que cela, plus que de simples listes de conseils et de nouvelles. D’abord, il sembla se souvenir parfaitement de leur contenu : bizarre que l’un des principaux ministres de Philippe se rappelât les détails d’une lettre qu’un simple chevalier anglais avait écrite, des mois auparavant, à l’un de ses jeunes enfants !

Corbett s’arrêta quelques instants et s’humecta les lèvres, puis s’empressa de poursuivre avant que Tuberville pût l’interrompre :

— À mon retour en Angleterre, donc, j’examinai l’une de vos lettres.

De son aumônière, Corbett sortit un petit rouleau de parchemin.

— Une phrase dit : « LE bateau qui part de Bordeaux et me ramène en Angleterre... » ; la phrase suivante commence par : « Le 14 octobre, j’ai l’intention de retourner sur les marches du pays de Galles » ; la troisième par : « Les saint Christophe que je vous ai offerts... »

Corbett se tut un moment en jetant un coup d’oeil à Tuberville dont le visage était, à présent, livide de terreur.

Et enfin, la dernière phrase débute par : « Un grand danger menace... » Ces phrases n’ont apparemment ni queue ni tête, poursuivit-il. Elles donnent en vrac des nouvelles incohérentes. Cependant, si l’on prend les premiers mots de chacune d’elles, on obtient ce message destiné aux Français : « Le bateau appelé le Saint Christopher quitte Bordeaux le 14 octobre et un grand danger menace. » De Craon n’est pas très malin, mais le sens en est très clair ! Le Saint Christopher transportait, à l’adresse de notre souverain, des messages qui auraient pu nuire aux Français. Vous avez transmis cette information, et le Saint Christopher fut arraisonné et coulé corps et biens. Le roi perdit un navire en même temps que des renseignements précieux sur ses ennemis !

Corbett jeta le parchemin au visage de Tuberville.

— On peut parcourir d’autres lettres ; elles contiennent, toutes, de semblables indications. Vous évoquez un voyage en Flandre et pourtant, vous n’avez jamais eu l’intention de vous y rendre. Dans la même lettre, vous mentionnez un ami du nom d’Aspale, mais vous n’avez pas d’ami de ce nom-là. Ce que vous faisiez, en fait, c’était renseigner de Craon sur un agent, Robert Aspale, en mission en France.

Corbett se redressa.

— Vous avez tué mon ami ! Vous avez tué beaucoup d’hommes ! Vous êtes un traître et méritez la mort !

Tuberville regarda ses mains crispées sur ses genoux.

— Est-ce tout ? murmura-t-il.

— Oh non ! rétorqua avec fougue Corbett. Ce n’est pas tout ! Je ne sais pas quelles instructions vous ont données les Français à propos de l’Écosse, mais pour ce qui est du pays de Galles, vous correspondiez avec ce maudit rebelle de Lord Morgan ! Le roi n’a cessé de lui envoyer des courriers pour lui demander instamment de ne pas déclencher d’hostilités. Vous vous chargiez personnellement de harnacher le cheval et d’utiliser une selle spéciale, dotée d’une poche secrète où loger vos messages de traître. Waterton trouvait cela bizarre. L’agent du roi au pays de Galles découvrit le pot aux roses et Morgan le fit tuer. Et maintenant, conclut sèchement Corbett, ai-je assez de preuves ? Comme l’a dit notre souverain, continua-t-il en regardant le monarque assis sur le muret, les preuves que nous avons seront acceptées par n’importe quel tribunal d’Angleterre ou de France ! C’est vous le traître ! Et pour quel prix ? Un sac d’or ?

— Non !

Tuberville releva vivement la tête et fixa sur le roi et sur Corbett un regard flamboyant de colère.

— Pas pour de l’or !

Il bondit sur ses pieds pour défier Corbett, la poitrine haletante.

— Je ne suis pas un traître ! J’ai combattu pour le roi en Guyenne ! Je l’ai servi, ici, en Angleterre ! Et tout a été gâché par ce maudit comte de Richemont. Il a perdu l’armée, il a perdu le duché, il a perdu notre honneur et il a eu l’impudence de m’accuser d’agir sans réfléchir alors que son indolence et sa vanité avaient été la pire des trahisons ! Par sa faute, je fus capturé et traîné dans les rues, comme un misérable, sous les quolibets des Français. Par sa faute, je dus livrer mes enfants en otages ! Et à notre retour en Angleterre, il fut à peine châtié, à peine réprimandé !

Tuberville lança un regard furibond au roi :

— Vous avez perdu l’honneur, à ce moment-là. Richemont aurait dû mourir pour ce qui était arrivé en Guyenne !

Il se rassit.

— Lors d’un séjour que je fis à Paris, de Craon vint me voir. Il loua mon courage pour ma tentative de percée. Il m’annonça également que mes enfants serviraient d’otages en France, mais qu’il en prendrait grand soin. Puis il me fit d’autres promesses : il me donnerait des terres et un manoir où je pourrais les rejoindre. J’acceptai. Il m’enjoignit ensuite de rassembler tous les renseignements possibles sur les troupes anglaises postées sur la côte sud et sur les visées du roi en Guyenne. Quand de Craon apprit que j’avais été nommé capitaine de la garde chargée de protéger la salle du Conseil royal, ses offres se firent plus généreuses : lorsque les conditions du roi Philippe seraient acceptées par Édouard, il me promit que mes enfants et moi serions admis dans les rangs de la noblesse française et que je recevrais de vastes terres où je pourrais commencer une nouvelle vie.

— La seule chose que vous allez commencer, l’interrompit brutalement le roi, c’est un séjour en prison jusqu’au procès pour haute trahison et à l’exécution en bonne et due forme !

Aux éclats de voix du monarque, un groupe de soldats apparut dans le jardin. Le roi dévisagea le chevalier :

— J’avais confiance en vous, Sir Thomas, j’ai favorisé votre carrière. J’aurais veillé à votre avancement. Richemont a été châtié pour son incompétence en France, mais je fais la différence entre l’erreur involontaire et la malveillance voulue, entre la négligence et la trahison. Vous êtes un traître, Sir Thomas, et vous subirez toutes les rigueurs de la loi !

Tuberville haussa les épaules en jetant un regard hostile à Corbett, puis se laissa emmener sans opposer la moindre résistance.

— Que lui arrivera-t-il ? demanda Corbett.

— Il sera jugé, répondit le roi, devant ses pairs et mes juges de Westminster. Les preuves que vous avez accumulées l’enverront à la potence où il sera pendu et écartelé, en guise d’avertissement pour quiconque, dans mon royaume, oserait seulement penser à la trahison ! Il le mérite, ne serait-ce que pour Waterton, ajouta amèrement le monarque. C’était rusé, très rusé, de la part de de Craon, que de faire retomber les soupçons sur lui.

Il jeta un coup d’oeil perçant sur Corbett.

— Avez-vous toujours eu la conviction que Waterton était innocent ?

— Oui, je pense que je l’ai eue dès le début, répondit posément le clerc. Une intuition qui se confirma quand je rencontrai la fille de Richemont à Paris, mais, en fait, c’est de Craon qui m’a mis sur la piste. J’ai observé son visage ce jour-là, au grand Conseil, quand votre frère annonça que nous avions démasqué et arrêté le traître. J’ai vu un éclair de joie passer dans ses yeux et son visage s’éclairer. Il savait que nous n’avions pas arrêté le bon coupable et il s’est trahi. Lors de l’ambassade de Lancastre en France, il a constamment essayé de me fourvoyer en comblant Waterton de faveurs, pour éveiller mes soupçons.

— Mais de Craon a tenté de vous tuer, à Paris !

— Toujours pour faire porter les soupçons sur Waterton ! Et ce fut la même chose pour le sceau du roi de France placé dans une des sacoches de la Chancellerie : c’est de Craon qui l’y a mis, et c’est encore lui qui a transmis tous ces mensonges à ses alliés écossais dans l’espoir qu’ils nous seraient livrés.

Le roi hocha la tête et contempla une rose épanouie. Il pouvait à peine croire ce qu’il avait vu et entendu. Tuberville, un traître ! Et un traître aussi sournois ! Dieu seul sait, pensa le roi, ce qu’allait révéler un examen approfondi de ses lettres. Pas étonnant que les rebelles écossais et gallois l’eussent défié avec tant d’arrogance ! Il jeta un regard furieux sur la rose en pensant à sa vengeance.

Corbett rompit le silence en mettant genou à terre devant le monarque.

— Sire, dit-il, vous m’aviez promis que si je débusquais le traître, je pourrais demander tout ce que je voudrais dans votre royaume.

Édouard lui lança un coup d’oeil malicieux :

— J’étais en colère, alors, Messire Corbett. Et il n’est guère courtois de rappeler à un prince ses propres paroles prononcées dans le feu de l’action.

Corbett sourit faiblement.

— Le psaume dit : « Ne mettez pas votre confiance dans les princes ! » En est-ce l’illustration, Sire ?

Le roi rit doucement.

— Non, non, Hugh ! Je tiens toujours parole.

— Dans ce cas, reprit Corbett, je désirerais deux choses ! D’abord que le châtiment de Tuberville soit commué en une simple pendaison, que lui soient épargnés l’écartèlement et le démembrement ! Ces tortures ne sont pas exigées par la loi.

Le roi leva les yeux vers le ciel bleu.

— Demande accordée ! dit-il sèchement. Et l’autre ?

— Lord Morgan au pays de Galles...

— Lord Morgan, l’interrompit brutalement Édouard, a déjà subi mon courroux ! J’ai donné l’ordre à mes troupes des châteaux de Caernavon et Caerphilly de marcher sur ses terres et la région environnante. Je doute fort que ce Gallois m’inquiète à nouveau.

— Il ne s’agit pas de Lord Morgan lui-même, s’empressa de préciser Corbett, mais de sa nièce, Lady Maeve.

Édouard lui jeta un regard vif avant de rire à gorge déployée :

— C’est étrange, Hugh, que vous me parliez d’elle, car nous avons reçu un message de Lord Morgan, accompagné d’une lettre de sa nièce. Il se soumet humblement à nos exigences et nous demande de lui pardonner les erreurs ou les fautes qu’il a pu commettre. Bien sûr, j’accéderai à sa requête après un certain délai. Quant au message de Lady Maeve, il était beaucoup plus simple. Elle nous priait de vous donner cela.

Et le roi sortit de son aumônière la bague que Corbett avait vue, pour la dernière fois, dans la paume de Maeve sur la plage de Neath.

Il la laissa tomber dans la main tendue de Corbett et sourit en voyant la déception évidente de son émissaire.

— Oh ! il y avait également une lettre. Lady Maeve joignait ses prières à celles de son oncle pour demander ma clémence, ajoutant en post-scriptum qu’elle vous envoyait cette bague avec l’espoir que vous reviendriez en personne la lui rapporter pour qu’elle la garde à jamais.

Corbett se contenta d’esquisser un sourire bien que la joie dansât dans son coeur. Toujours genou en terre, il prit la main du roi et baisa sa bague.

— Ai-je votre permission, Sire ?

— Bien sûr ! dit le roi. À condition que vous soyez de retour pour le procès de Tuberville.

La cour du palais de Westminster était bondée en cette froide matinée d’octobre. Les gens se pressaient autour de l’estrade imposante comme s’ils voulaient tous se réchauffer au feu de l’énorme brasero noir. Corbett était présent, Ranulf à ses côtés, comme était là toute la noblesse de Londres, les seigneurs et les dames dans leurs habits de soie et leurs plus beaux atours. Corbett était venu à la demande expresse du roi. Il n’aimait pas les exécutions, mais pensait qu’il était de son devoir, aussi pénible fût-il, d’assister au point final de cette affaire.

Tuberville avait été jugé devant une commission spéciale des Prisons. Il avait confessé tous ses crimes et la sentence avait été rendue par le Chef Juge Roger de Brabazon, le juge principal du Banc du Roi. Mais le souverain avait tenu parole : la sentence avait été commuée en simple pendaison. Contrairement à ce qu’avait subi récemment le prince gallois David, Tuberville n’aurait pas à souffrir la déchéance d’être éventré, brûlé, décapité et écartelé.

Après le procès, Tuberville avait été enfermé à la Tour et, tôt en cette sombre matinée d’octobre, avait été amené à Westminster, monté sur une haridelle, les pieds liés sous le ventre de la bête, les mains attachées devant lui. Six bourreaux l’accompagnaient, déguisés en démons. L’un d’eux tenait la longe du cheval, un autre la corde qui pendrait le chevalier et les autres le couvraient de quolibets et d’invectives. Tuberville, en grande tenue de chevalier, avait d’abord été conduit à Westminster Hall pour y entendre lecture de son jugement et devait, à présent, être dégradé avant l’exécution de la sentence.

Juste devant le grand portail de Westminster Hall, on avait érigé une estrade où siégeaient les juges ; près d’eux, souillé de poix et de crottin, l’écu de Tuberville était suspendu à l’envers à un poteau grossièrement taillé.

Il y eut une sonnerie stridente de trompettes. Le grand portail s’ouvrit ; encadré par les hérauts, Tuberville sortit, revêtu de son armure et portant ses ordres de chevalerie. Des prêtres prirent place de chaque côté de l’estrade en entonnant la prière des morts. À la fin de chaque verset, les hérauts, en commençant par le casque, lui ôtaient une pièce d’armure. À la fin il ne fut plus revêtu que d’un pagne. Son écu renversé fut alors décroché et brisé en trois morceaux et un bol d’eau croupie mêlée à de l’urine animale lui fut vidé sur la tête.

Le cérémonial achevé, la foule laissa échapper un long soupir, puis lança pierres et insultes au condamné, pendant que les bourreaux se mettaient à l’oeuvre. Tuberville fut jeté au sol et ligoté sur des peaux de boeuf cousues ensemble, que six chevaux allaient traîner de Westminster à la grande canalisation de Cheapside puis jusqu’au gibet des Elms à Smithfield. Corbett se réjouissait de ce que le roi n’eût pas décrété la confiscation de ses biens, car ainsi les fils du chevalier seraient autorisés à hériter du domaine et ne souffriraient pas pour les péchés de leur père. Cela le réconfortait d’autant plus que Tuberville avait accepté, avec une tranquille dignité, toutes les insultes et indignités dont il était l’objet. Il fut lié sur les peaux de boeuf, le corps déjà meurtri et blessé par les pierres ; puis Corbett ferma les yeux quand le bourreau frappa la croupe d’un des chevaux, et que la macabre procession, précédée des bourreaux, s’ébranla en direction du lieu de l’exécution, suivie par une foule hurlante et amusée.

Corbett savait comment cela finirait. Il regarda le ciel qui s’assombrissait, les nuages qui accouraient sur la Tamise. Tuberville serait traîné à la potence et pendu jusqu’à ce que mort s’ensuive. Son corps serait alors bardé de chaînes et exposé dans quelque lieu public, en guise d’avertissement pour tous ceux que tenterait le crime de haute trahison. Corbett n’avait pas en lui assez de cruauté pour se délecter du spectacle de son agonie. Il préféra faire demi-tour, se réjouissant à la pensée que Maeve serait bientôt à Londres. Son oncle devait venir personnellement dans la capitale pour faire la paix avec le roi. Il avait écrit à ce dernier qu’il serait en Angleterre pour la Toussaint, au début de novembre. Maeve l’accompagnerait. Corbett récita doucement un Miserere pour l’âme de Tuberville qui s’envolerait bientôt vers Dieu. Puis il pria aussi pour lui-même, pour que Maeve pût faire fondre l’hiver de son coeur.