Le lendemain, Corbett retourna au palais de Westminster. Il aurait voulu avoir une entrevue avec le comte de Richemont, mais « Monseigneur », comme l’en informa un écuyer hautain, « avait dû s’absenter, chargé de mission pour le roi ». Quant à Tuberville, que Corbett chercha ensuite à voir, il était parti en ville régler des questions de service. Corbett dut donc se résigner à bayer aux corneilles dans l’enceinte du palais. Il se dirigea vers l’église abbatiale, goûtant la douce chaleur du soleil et observant les maçons qui escaladaient, telles des fourmis, les échafaudages dressés contre la façade nord de l’abbaye. Ces magiciens de la pierre de taille avaient toujours fasciné Corbett qui resta là à admirer les entrelacs de pierre, les énormes gargouilles grimaçantes en forme de chiens, de griffons, d’hommes et de trognes grotesques. Les cloches de l’abbaye appelèrent à la prière et Corbett revint nonchalamment vers le Grand Hall.
L’endroit fourmillait d’hommes de loi, de dignitaires, de pétitionnaires, de plaignants, sans oublier les shérifs de différents comtés venus soumettre leurs rapports à l’audit de Pâques, et les régisseurs royaux du duché de Cornouailles, aux beaux atours souillés et boueux, l’air las et inquiet, qui demandaient leur chemin avec un bizarre accent nasillard. Corbett nota le nombre d’anneaux sur l’une des chandelles marquant les heures, et, sur un dernier coup d’oeil, sortit du Grand Hall pour traverser des couloirs déserts aux murs chaulés et arriver à la salle du Conseil.
Il trouva Tuberville dans une pièce adjacente. Âgé d’une trentaine d’années, celui-ci avait l’allure typique de l’homme de guerre avec ses cheveux blonds coupés ras et son visage étroit et maigre. Il aurait eu l’air d’un prédateur, d’un tueur professionnel, n’eussent été ses lèvres charnues et son regard anxieux et prudent. Il avait revêtu un haubert de mailles et par-dessus un long surcot blanc frappé des armes royales d’Angleterre ; à son large baudrier de cuir pendaient une épée et un poignard dans son fourreau. Pour l’instant il était affalé près d’une fenêtre dont les vantaux avaient été ouverts en grand, car la pièce, meublée d’une simple table et de deux bancs, était une petite salle des gardes poussiéreuse, au sol de pierre nue et aux murs recouverts d’un crépi fissuré.
Il se retourna à l’entrée de Corbett et répondit d’un ton rogue à sa question :
— Sir Thomas Tuberville ?
— C’est moi.
— Je m’appelle Hugh Corbett, clerc principal à la Chancellerie. Je suis en mission spéciale pour le roi.
— Quelle mission spéciale ?
— L’enquête sur la récente débâcle en Guyenne.
Corbett vit le regard du chevalier se durcir sous la colère.
— Avez-vous une autorisation ou un mandat ? demanda Tuberville.
— Non. Est-ce indispensable ? Je peux, nous pouvons, aller voir le roi.
Le visage de Tuberville s’éclaira alors d’un sourire qui lui donna l’air presque enfantin.
— Venez vous asseoir ! dit-il en désignant un tabouret et en se dirigeant vers un tonneau renversé et plutôt cabossé, sur lequel étaient posés des gobelets d’étain et une bouteille de vin.
Il en remplit deux et revint vers Corbett.
— Écoutez ! Je suis désolé d’avoir été si brusque.
Corbett prit le gobelet.
— Ce n’est rien ; peut-être un signe des temps !
Tuberville s’assit avec un geste d’indifférence et se mit à siroter sa boisson.
— Vos questions, Messire Corbett !
— Vous accompagniez bien le comte de Bretagne, l’année dernière, lors de la campagne de Guyenne ?
— Oui, en effet. Nous étions partis, toute une flotte, de Southampton et nous avons débarqué à Bordeaux. Une fois en ordre de marche sous le commandement de Richemont, nous nous sommes enfoncés dans les terres pour aller occuper la ville et le château de La Réole. Vous vous souvenez peut-être, ajouta-t-il amèrement, que ces satanés Français s’étaient déjà emparés d’un certain nombre de places fortes sur la frontière et que leurs troupes gagnaient du terrain. Richemont se contenta d’attendre et de rester dans la ville, sans même essayer d’engager la bataille.
Il haussa les épaules.
— Ce qui devait arriver arriva ! Les troupes françaises ne se heurtèrent à aucune résistance et s’engouffrèrent dans le duché.
Il s’interrompit et fixa son gobelet.
— Richemont ne réagit pas, la peur le paralysa comme un lièvre. Les Français creusèrent des fossés pour encercler la ville et établirent des barrages pour bloquer les routes. Ils amenèrent toutes sortes d’engins de guerre. Je me souviens, en particulier, d’un gigantesque monstre qu’ils avaient surnommé « Le Loup de Guerre ». Ils bombardèrent la ville de boulets chauffés au rouge et d’énormes rochers. Nous ne pouvions briser le siège, le roi était dans l’incapacité de nous envoyer des secours, aussi Richemont décida-t-il de se rendre.
— N’avez-vous tenté aucune sortie ?
Tuberville pinça les lèvres avant d’esquisser un sourire.
— Si, j’ai désobéi aux ordres. Pendant que Richemont et les Français négociaient, j’ai fait une sortie avec une soixantaine d’hommes et d’archers à cheval.
— Que se passa-t-il ?
— Nous fûmes repoussés. Les Français étaient furieux et Richemont aussi. Il me menaça du châtiment réservé aux traîtres pour n’avoir pas respecté les pourparlers en cours. Je lui fis remarquer que le fait même de négocier était un acte de haute trahison, aussi me mit-il en état d’arrestation.
Tuberville se leva et remplit à nouveau son gobelet sous le regard scrutateur de Corbett.
— Qu’arriva-t-il durant la reddition ? demanda ce dernier.
Tuberville fixa le vin qu’il faisait tourner dans son gobelet.
— Les Français – que le diable les emporte ! – exigèrent que nous abandonnions La Réole, et c’est ce que nous fîmes : bannières et fanions traînant dans la boue, nous dûmes défiler entre deux rangées de Français qui nous raillaient tout le long du chemin, au son des tambours, cors et pipeaux.
Corbett s’agita sur son siège.
— Mais vous êtes revenu chargé d’honneurs et promu capitaine de la garde royale, responsable de la protection du souverain et du Conseil ?
— Ah ! sourit Tuberville. À notre retour en Angleterre, le roi sut comment s’était déroulée la campagne et m’octroya ce poste, malgré les protestations de Richemont.
Il jeta un coup d’oeil par la fenêtre étroite comme une meurtrière.
— Il faut que j’aille vérifier la garde et m’assurer que rien ne menace notre doux souverain.
Son léger sarcasme n’échappa pas à Corbett qui lui rendit son sourire. L’homme lui plaisait : c’était le type même du soldat de métier, dur, sardonique, bien qu’étrangement sensible.
— Oh ! reprit Corbett, dites-moi, avant de partir : qu’exigèrent les Français en échange de l’évacuation de La Réole ?
— Des otages !
Corbett vit le capitaine blêmir de rage.
— Des otages ?
Le chevalier acquiesça :
— Oui. Richemont, moi-même et d’autres officiers fûmes forcés d’envoyer à Paris des membres de notre famille, garants du fait que nous ne nous battrions pas contre le roi de France tant que durerait l’état de guerre.
— Qui avez-vous envoyé ?
— Mes deux fils.
La réponse claqua, brève, amère. Ses yeux flamboyaient de colère.
— Et Richemont ?
— Oh lui ! Il a envoyé sa fille !
— Vous écrivez à vos fils ?
— Oui ; mes lettres sont expédiées dans les sacoches de la Chancellerie. Richemont fait de même. Les copies sont conservées à la salle des Archives.
— Avez-vous quelque estime pour Richemont ?
Tuberville lança un regard noir à Corbett.
— S’il n’en avait tenu qu’à moi, rétorqua-t-il, j’aurais fait passer ce seigneur incompétent en cour martiale pour haute trahison.
Sur ce, il se leva, frappa amicalement l’épaule de Corbett et sortit d’un air très digne.
Le clerc soupira et s’apprêta à le suivre. Il aurait bien aimé interroger Richemont, mais le comte était cousin du roi et les choses risquaient de s’envenimer... Corbett se mordilla la lèvre et décida que cela attendrait. Cependant il se défiait grandement de Richemont, car un détail lui trottait dans la tête et l’irritait comme une vieille blessure, sans qu’il parvînt à mettre le doigt dessus. Il se rappela que Tuberville avait fait mention de lettres et pensa qu’un bon moyen de surveiller Richemont serait de lire les copies de ses missives à sa fille.
Il se promena quelque temps dans l’enceinte du palais et pénétra dans une cour dont la majeure partie était occupée par les écuries royales et le reste par des dépendances, des forges, des tas de crottin et d’importants ballots d’avoine, d’orge et de paille. Poneys de bât, grands destriers, mules et même chevaux de trait déambulaient dans la cour avant d’être sortis ou ramenés aux écuries. Palefreniers, garçons d’écurie et forgerons juraient et criaient à qui mieux mieux pour couvrir le bruit des enclumes et les hennissements rauques des chevaux. Corbett traversa prudemment, l’oeil rivé sur un cheval qui reculait, sabots levés. Il ouvrit une petite porte, longea les murs passés à la chaux d’un couloir glacial et atteignit l’arrière du palais et les pièces qui abritaient les archives royales.
Il frappa à une porte renforcée de ferrures. Un clerc à la mine méprisante lui ouvrit.
— Que voulez-vous ?
— Je m’appelle Hugh Corbett et travaille à la Chancellerie royale.
— Ah ! Vous êtes le protégé de Burnell ?
— Si vous voulez ! Et vous, qui êtes vous ?
— Goronody Ap Rees, principal clerc responsable des archives.
Corbett jura intérieurement : personne de plus énervant et imbu de ses prérogatives qu’un de ces clercs pompeux qui jouaient les tyranneaux.
— Pourrais-je voir Nigel Couville ? demanda avec espoir Corbett.
— Oui, je suis là ! répondit une voix profonde et éraillée, et Couville apparut derrière son pédant de clerc. Mais c’est Corbett !
Un sourire de bienvenue éclaira le visage ridé du vieillard qui posa sur les épaules de Corbett des mains squelettiques et froides, aux veines saillantes.
— Vous devriez venir plus souvent, murmura- t-il. Un vieil homme est toujours heureux de revoir ses anciens étudiants...
Il se retourna pour que Ap Rees pût l’entendre :
— ... surtout l’un des plus brillants ! Venez !
Et sur ce, il précéda Corbett dans la petite pièce, en frôlant un Ap Rees furieux.
La salle des Archives débordait de coffres, de malles et de grandes sacoches en cuir. Du sol dallé aux poutres noirâtres du plafond, les étagères croulaient sous les parchemins minutieusement enroulés, chacun portant l’indication du mois et de l’année royale de leur rédaction. Au centre de la pièce trônait une grande table de chêne entourée de bancs. Corbett retrouva avec plaisir l’odeur de la cire rouge, du vélin un peu vieux, de la pierre ponce et de l’encre séchée.
— Que désirez-vous exactement ? lui demanda Ap Rees d’une voix que l’irritation rendait presque suraiguë.
— Les lettres envoyées à Paris par le comte de Richemont à sa fille, otage à la cour de Philippe le Bel.
— Vous n’avez pas le droit ! rétorqua Ap Rees, hargneux.
— J’ai tous les droits ! répliqua Corbett d’une voix lasse avant de s’adresser à Nigel Couville : Pouvez-vous dire à ce fanfaron que si je n’obtiens pas les lettres écrites par Richemont et les autres à leurs familles, retenues en otages, je reviendrai continuer cette conversation en compagnie de notre souverain.
— Messire Ap Rees, fit remarquer Nigel, est originaire de Glamorgan et ne cesse de me répéter que l’on procède différemment là-bas.
Corbett considéra l’étroit visage pincé du Gallois.
— Connaissez-vous Lord Morgan ?
— Bien sûr ! répliqua Ap Rees sur un ton caustique. Mais je suis un fidèle sujet du roi et l’ai prouvé pendant toutes ces années passées au service de la Couronne.
— Alors, prouvez-le encore une fois, Messire Ap Rees ! Les lettres, je vous prie !
Ap Rees lança un regard torve à Corbett et faillit refuser, mais il se ravisa et alla chercher une grande sacoche de cuir. Il en dénoua la cordelette rouge à bouts dorés, répandit son contenu sur la table et fouilla dans l’amas de parchemins. Il finit par en choisir un, dont il examina l’étiquette, puis, poussant un petit grognement de satisfaction, il fit signe à Corbett d’avancer.
— Voilà ! Vous n’avez pas le droit de l’emporter ! Vous devez en prendre connaissance ici !
Corbett adressa un clin d’oeil à Couville et alla s’asseoir à la grande table en chêne pour lire le manuscrit.
Celui-ci se composait de petites feuilles de vélin cousues ensemble, et c’était la même main qui avait recopié les lettres à l’encre mauve. Corbett devina la procédure : chaque individu écrivait ses missives et les soumettait à la Chancellerie qui les examinait pour s’assurer que rien, dans leur contenu, ne pouvait porter préjudice à la Couronne. Un clerc royal en rédigeait alors des copies particulièrement soignées avant d’envoyer les originaux en France, scellés dans une sacoche en cuir de Cordoue, tandis que les copies étaient cousues ensemble avec de la ficelle et conservées aux Archives.
Corbett parcourut rapidement les feuilles de vélin et se sentit envahi par la compassion ; les lettres immanquablement brèves – de parents à enfants, de frère à frère, de cousin à cousin – trahissaient chagrin et larmes. L’une des plus longues avait été écrite par Tuberville à l’adresse de ses deux fils. Son angoisse et sa haine des Français étaient évidentes. Dans sa lettre, datée de janvier 1295, fête de saint Hilaire, il regrettait qu’ils n’eussent pas passé Noël ensemble, mais il leur avait acheté des médailles de saint Christophe et un lévrier appelé Nicolas, et il leur promettait de célébrer leur retour par une grande fête dans une taverne de la ville. Corbett poursuivit ses recherches jusqu’à ce qu’il trouvât la lettre de Richemont. Celle-ci formait un contraste saisissant avec la missive de Tuberville : les relations du comte avec sa fille paraissaient plutôt distantes, les phrases étaient d’une précision conventionnelle, mais contenaient de constantes et sombres allusions à une « affaire secrète », ce qui s’avérait fort intéressant.
Satisfait, Corbett enroula le parchemin et le rendit à Ap Rees. Il adressa un sourire et un petit salut à Couville.
— Je vous remercie. À bientôt ! Portez-vous bien !
La joie illumina le visage édenté du vieillard à qui le clerc caressa la joue avant de s’engouffrer dans le couloir. Corbett aurait volontiers donné un mois de salaire pour savoir de quelle « affaire secrète » il s’agissait, mais il était bien décidé à interroger le comte, même si celui-ci était un parent plutôt arrogant du roi.
Lorsqu’il revint à Thames Street, la nuit était tombée. Des lanternes en corne brillaient à l’entrée de certaines maisons, des fêtards, à moitié enivrés par la mauvaise bière et leur joyeuse humeur, jaillirent d’une taverne et se mirent à crier à tue-tête dans la rue. Corbett porta la main à son poignard, accroché à sa ceinture, et passa furtivement entre eux. Ils le couvrirent d’insultes, mais il était déjà loin et atteignit bientôt son logis dont, en soupirant de soulagement, il grimpa le sombre escalier à vis. Ranulf était déjà dans la chambre, l’air absolument désespéré, en train d’allumer des chandelles à mèche de jonc et de longues bougies de cire vierge. Corbett lui demanda de ses nouvelles, mais ne reçut en réponse que des phrases inintelligibles, ce qui le fit sourire tranquillement. La mauvaise humeur de Ranulf signifiait que le souper de viandes froides arrosé de vin se déroulerait dans un silence mortel.
Non que cela dérangeât particulièrement Corbett qui, une fois la table débarrassée, laissa Ranulf à ses occupations et sortit son écritoire d’un grand coffre, pour noter ses conclusions et soupçons sur un bout de parchemin :
— Au sein du Conseil du roi se trouvait un traître qui livrait ses secrets aux Français et communiquait avec les ennemis du roi au pays de Galles.
— Waterton était à moitié français ; son père avait été un ardent partisan du comte Simon de Montfort, adversaire forcené d’Édouard. Malgré la mort atroce de Montfort, quelque trente ans auparavant, sa mémoire était encore honorée dans divers milieux, en particulier à Londres.
— L’argent semblait ne pas manquer à Waterton dont les agissements, par ailleurs, étaient suspects ; il rencontrait secrètement le maître-espion du roi de France, Amaury de Craon. En plus, Philippe le Bel paraissait faire grand cas de lui.
— Waterton avait été recommandé au roi par le comte de Richemont, son ancien maître et protecteur, Richemont qui avait perdu la Guyenne de façon désastreuse et qui, lui aussi, était à moitié français et membre du Conseil.
Corbett relut sa liste et soupira. Tout ça, c’était bien joli, mais les questions importantes restaient sans réponses :
— Qui était le traître ? Ou fallait-il dire « les traîtres » ?
— Comment le traître transmettait-il ses renseignements aux Français ?
Corbett étudia ses notes jusqu’à ce que les chandelles se fussent presque consumées. Mais il finit par poser le parchemin ; la logique était de bien peu de recours là où manquaient les indices. Il souffla les bougies et alla s’étendre sur son lit de camp.
Quant au détail qui lui échappait... Ce n’est qu’au moment de s’endormir qu’il se rappela sa rencontre avec Waterton et qu’il comprit qu’il connaissait l’écriture des copies lues le matin même : c’était celle de Waterton, c’était lui le clerc chargé de recopier les lettres destinées aux otages.