À Paris, Simon Fauvel, représentant d’Édouard Ier auprès de la cour de France, était agenouillé dans une petite église du Quartier Latin. Il aimait beaucoup ce minuscule sanctuaire à l’atmosphère intime et confinée, cette impression de pureté que lui conféraient des murs austères et des lignes simples, ce lieu de prières que n’avait atteint ni le clinquant ni les couleurs excessives et vulgaires du monde extérieur. Fauvel n’était pas spécialement pieux, mais il éprouvait une lassitude cynique devant le tourbillon d’intrigues et de secrets dans lequel baignait sa vie quotidienne, ainsi que devant les faux-semblants, les fourberies, les paroles et phrases subtiles qui masquaient mal la cupidité, l’abus de pouvoir et l’ambition. Il connaissait bien tout cela ; en tant qu’agent du roi, il tenait le monarque au courant de l’évolution de la situation, s’efforçant de séparer le grain de la vérité de l’ivraie abondante des mensonges.
En outre, en tant que peritus, c’est-à-dire juriste chargé des affaires de la Guyenne, sa tâche consistait à conduire les discussions avec les hauts dignitaires et légistes français qui tentaient constamment d’étendre les droits de Philippe IV sur le duché.
Mais, songea Fauvel avec accablement, ce duché, à présent, était aux mains du roi de France qui ne semblait pas d’humeur à vouloir le restituer. Fauvel avait élevé de vives protestations, bien sûr, mais les Français s’étaient contentés de murmurer, avec des haussements d’épaules, que de tels conflits ne se résolvaient pas en un jour.
Il essaya d’oublier tout cela pour se concentrer sur les raisons qui l’avaient poussé à entrer dans cette église. C’était le jour anniversaire de la mort de son épouse ; tous les ans, il se réservait une heure pour prier pour son âme, au jour même, à l’heure même qui avait vu s’arrêter sa respiration sifflante d’agonisante. Elle était morte des fièvres, veillée seulement par un pauvre prêtre, car Fauvel se trouvait alors en France, en mission officielle. Il ne se l’était jamais vraiment pardonné et avait juré que le jour et l’heure de sa mort et de son abandon, Dieu le trouverait agenouillé en prières. Il gratta son crâne dégarni et fit une grimace en sentant le froid des dalles glacées lui remonter dans les genoux et les cuisses. Il s’efforça de ne pas penser à ce qu’il avait récemment découvert : il y avait un traître en Angleterre, les Français étaient parfaitement au courant de la teneur des Conseils d’Édouard autant que de ses projets et intrigues. Fauvel avait jugé bon de ne pas faire part de ses craintes par écrit ; il espérait que l’ambassade anglaise, conduite par le comte de Lancastre, frère du roi, arriverait vite à Paris.
Il soupira : il ne parvenait pas à prier. Les cloches de Notre-Dame sonneraient bientôt les vêpres, à la fois pour appeler à la prière et pour signaler le début du couvre-feu. Fauvel se releva, s’étira et se frotta les cuisses pour se réchauffer.
Paris était une ville dangereuse, la nuit ; il se faisait déjà du souci pour Nicholas Poer, l’agent de la Chancellerie, qui avait brusquement cessé de venir à leurs rendez-vous habituels. Poer était-il vivant ou mort ? se demanda-t-il avant de hausser les épaules : ces problèmes attendraient jusqu’à l’arrivée de Lancastre.
Il rabattit son capuchon et parcourut du regard l’étrange église déserte, avant de sortir dans la ruelle obscure. Bien qu’il y eût encore un peu de monde, il allongea le pas, pressé de regagner son logis. Un mendiant surgit soudain de l’ombre et demanda la charité d’un ton geignard. Fauvel le repoussa, mais l’homme le suivit, tirant sur sa cape et réclamant un sou d’une voix de crécelle. Fauvel se retourna pour l’invectiver, mais le miséreux insista, le suivant comme un démon fou en vociférant et en criant des insultes. Enfin arrivé à son logement, Fauvel s’arrêta, exaspéré, et fouilla dans son escarcelle :
— Prends ça et va-t’en !
Le mendiant agrippa alors le poignet de Fauvel – sa chaleur et sa force surprirent l’agent, d’habitude si prudent... Il aurait dû se douter de quelque chose, mais c’était trop tard ! Alors qu’il reculait, le misérable se jeta sur lui et lui plongea le poignard, qu’il dissimulait dans l’autre main, droit dans la gorge.
Corbett se frayait un chemin dans la cohue en respirant les odeurs fortes de la foule bigarrée et affairée. Cela faisait sept jours qu’il se trouvait à Paris et il essayait d’oublier ses préoccupations en visitant la ville qui se proclamait elle-même capitale de l’Europe. Paris s’étendait des grandes chaussées de la rive droite aux vergers du Luxembourg sur la rive gauche. La ville s’était développée autour des châteaux et manoirs royaux et incluait à présent les résidences des grands marchands ainsi que les maisons en torchis des artisans.
Le coeur de la capitale était l’île de la Cité où s’élevaient Notre-Dame, l’Hôtel-Dieu et le palais royal du Louvre. Paris était gouverné par ses rois, mais dominé par ses guildes. Chaque corporation avait son quartier : les apothicaires dans la Cité, les métiers du livre – parchemineurs, écrivains publics, enlumineurs, libraires – dans le Quartier Latin, les changeurs
— Juifs, Lombards, orfèvres – sur le Grand Pont. En approchant du Châtelet, Corbett remarqua que les corporations qui n’avaient pas droit de vente ambulante arboraient d’énormes enseignes, qui, un gant géant, qui, un chapeau, qui, un pilon d’apothicaire.
Paris était une ville prospère aux marchés animés : le pain, place Maubert, la viande au Châtelet, les saucisses à Saint-Germain, les fleurs et les colifichets au Petit Pont. Corbett descendit nonchalamment la large voie où pouvaient passer de front deux ou trois charrettes et arriva à la Grande Orberie, le marché aux herbes sur le quai, en face de l’île de la Cité. Il huma avec plaisir la douce odeur d’herbe écrasée qui lui rappela son Sussex natal et, bien que réservé de nature, il apprécia de se mêler à la foule et d’observer le subtil manège des marchands si énergiques et habiles à traiter les affaires. Il se promena parmi les étalages, essayant de deviner quels bouchers saignaient la viande à blanc, ou quels poissonniers ravivaient, avec du sang, les ouïes des poissons plus très frais. Il était fasciné par la façon dont on pouvait maquiller la réalité pour lui donner un aspect tout autre.
Ce n’était guère différent en politique. Divers événements l’avaient surpris depuis son arrivée à Paris et il avait besoin de temps pour y réfléchir et les analyser. On avait logé les envoyés de la cour d’Angleterre près du plus grand pont de Paris, dans un vaste manoir, énorme bâtiment plein de coins et de recoins dont les murs crénelés et les tours pointues entouraient une cour immense. Les Anglais s’étaient rapidement installés. Les Blaskett de ce bas monde ont leur utilité : un certain ordre s’était rapidement instauré, les provisions avaient été vite faites et les cuisines nettoyées et prêtes à servir. Le troisième jour après leur arrivée, les chefs de l’ambassade, invités à rencontrer le roi Philippe et son Conseil au Louvre, s’étaient assemblés dans la grand-salle ornée de bannières d’un rouge sang éclatant, de tentures luxueuses et de l’azur et or de la Maison du roi.
Le sol avait été jonché de paille fraîche mélangée à des fleurs printanières et une armée de grands candélabres de fer où brûlaient des bougies de cire vierge avait été placée autour de la lourde table de chêne, sur l’estrade au fond de la pièce. C’était là qu’avaient pris place les envoyés anglais, et parmi eux Lancastre et Corbett. Une sonnerie de trompettes avait soudain éclaté, et tous s’étaient levés tandis que le roi Philippe et sa suite faisaient leur entrée solennelle. Corbett avait été immédiatement frappé par la noble allure du monarque français revêtu d’une dalmatique de velours bleu semée de fleurs de lys argentées, bordée d’hermine précieuse, blanche comme neige, et retenue par une large ceinture d’or. Sa chevelure blonde, ceinte d’une couronne d’argent, tombait sur ses épaules et encadrait son visage pâle, ses petits yeux, son nez busqué et ses fines lèvres exsangues.
Tout empreint de majesté, jusque dans ses moindres gestes, le roi avait adressé un petit salut à Lancastre avant de s’asseoir sur une haute chaise de chêne, au haut bout de la table ; puis, d’un mouvement las de sa main gantée de pourpre, il avait permis aux envoyés anglais et aux membres de sa suite de prendre place. Ce qu’avait fait Corbett, avant de se relever à demi, sous l’effet de la stupeur, en reconnaissant l’homme brun et râblé qui siégeait aux côtés du roi. Ce personnage, d’ailleurs, le foudroyait du regard sans chercher à atténuer la haine qui s’y lisait. Corbett l’avait dévisagé, n’en croyant pas ses yeux, mais il lui avait fallu se rendre à l’évidence : c’était bien là Amaury de Craon, représentant spécial de la couronne de France. Corbett avait eu maille à partir avec lui en Écosse{8} plusieurs années auparavant, et, à en juger par son hostilité évidente, le Français n’avait ni oublié ni pardonné la façon dont Corbett s’était joué de lui. Détournant le regard, Corbett s’était ressaisi et avait dissimulé sa surprise sous un masque d’impassibilité diplomatique.
Après s’être assuré que ses scribes étaient bien installés derrière lui à une petite table, Philippe IV avait commencé les politesses d’usage : présentations et questions anxieuses sur l’état de santé de son cher cousin, Édouard d’Angleterre. Corbett avait observé Lancastre du coin de l’oeil : celui-ci était à bout et s’étranglait presque de rage, mais le roi, assis bien droit sur sa chaise, le regard rivé sur un point au-dessus de la tête des envoyés, avait poursuivi d’une voix sèche et monocorde. Sans daigner s’interrompre pour laisser la parole à Lancastre, il avait succinctement exposé la situation en Guyenne telle qu’il la voyait : lui était le suzerain du duché, Édouard pouvait être roi d’Angleterre, mais en tant que duc d’Aquitaine, il était vassal du roi de France ; les seigneurs gascons avaient attaqué un domaine français, Édouard avait donc rompu le lien féodal, et le duché avait été par conséquent saisi par son suzerain, le roi de France. À ces mots, Lancastre n’avait pu réprimer sa colère.
— Sire, avait-il lancé abruptement, vous pouvez vous être emparé du duché en toute justice, mais de quel droit le détenez-vous encore ?
— Oh ! c’est très simple, avait avancé de Craon de sa voix mielleuse, nos troupes occupent tout le duché. Et, avait-il ajouté en écartant les mains en un geste expressif, nous attendons impatiemment votre réponse.
Les envoyés anglais avaient déjà discuté de la stratégie à adopter lors de cette entrevue, aussi Lancastre, surmontant son antipathie envers Corbett, l’avait-il prié d’intervenir quand il le jugerait bon. Corbett avait estimé que c’était le moment propice.
— Sire, s’était-il empressé de dire avant que Lancastre ne lançât d’autres remarques imprudentes, cela signifie-t-il que nos deux pays sont en guerre ? Si tel est le cas, avait-il ajouté en singeant le geste de Craon, cette entrevue est terminée et vous trouverez bon que nous prenions congé.
Le visage du roi s’était éclairé d’un bref sourire :
— Monsieur Corbett, vous nous avez mal compris. De Craon exposait la situation telle qu’elle est, et non telle qu’elle devrait être.
Les Anglais s’étaient avidement emparé de l’expression : « telle qu’elle devrait être », et cela avait été le début d’une longue et interminable discussion sur de futures négociations. Corbett n’y avait pas pris part et s’était tenu à l’écart, conscient que de Craon et son maître, Philippe IV, l’observaient tranquillement pendant que les deux camps se renvoyaient des mots tels que « allodial », « fief », « droits féodaux » et « suzeraineté ». Corbett, quant à lui, était d’avis que les Français avaient l’intention d’occuper le duché aussi longtemps que possible. Pourtant, tout comme Lancastre qui lui parlait à voix presque inaudible, Corbett en était venu à la conclusion que le but ultime des Français n’était pas de gagner du temps, mais que l’invasion de la Guyenne faisait partie d’un projet plus ambitieux.
On avait continué à échanger force arguments par-dessus la table jusqu’au moment où l’on s’était mis d’accord pour remettre le débat à une date ultérieure. Certains points litigieux subsistaient, néanmoins, et Lancastre les avait brutalement abordés :
— Sire ! Notre représentant à Paris, Simon Fauvel, a disparu.
— Il n’a pas disparu ! avait rétorqué sarcastiquement de Craon. Je suis au regret de vous annoncer qu’il est mort. Il a été tué, probablement par une de ces bandes de coupe-jarrets qui écument la capitale.
Ses paroles avaient provoqué, dans le camp anglais, des murmures d’indignation et de colère.
— C’est inacceptable ! s’était écrié Lancastre. Nous sommes attaqués dans les environs de Paris, l’agent du roi d’Angleterre est assassiné dans la Cité ! L’autorité du roi de France est-elle à ce point méprisée que l’on bafoue si aisément le caractère sacré des ambassades ?
— Monsieur de Lancastre ! s’était exclamé Philippe IV, veuillez considérer les faits ! Nos envoyés, eux aussi, ont été attaqués en Angleterre. L’embuscade dont vous avez été victimes près de Paris est des plus regrettables. Recevez nos excuses et notre assurance que le prévôt de Paris remue ciel et terre pour retrouver les coupables. Quant à Monsieur Fauvel, avait-il ajouté d’un ton acerbe, il apparaîtrait qu’il ait fait fi de nos conseils en sortant seul, la nuit, et en parcourant les rues après le couvre-feu, en dépit de nos ordonnances. Ces tragiques incidents sont certes fort regrettables, bien sûr, mais ils ne sont qu’au nombre de deux, n’est-ce pas ?
Lancastre avait vu le piège et l’avait adroitement évité. Le roi leur tendait des chausse-trapes dans l’espoir qu’ils feraient mention de l’attaque du Saint Christopher et de la mort de Nicholas Poer. Corbett savait que si Lancastre évoquait cette question, il aurait à s’expliquer sur la mission secrète dont étaient chargés le Saint Christopher et Nicholas Poer. Philippe IV, cependant, ne s’en était pas tenu là.
— Votre maître, notre cher cousin, avait-il ajouté pour tout commentaire, passe par des moments difficiles. Dans ses lettres, il fait des allusions voilées à la haute trahison et à la présence de traîtres autour de lui.
Le roi avait écarté lentement les mains en signe d’impuissance :
— Mais que pouvons-nous y faire ?
Les envoyés, Corbett y compris, avaient été trop abasourdis pour répondre à l’insulte. Le comte de Lancastre et sa suite s’étaient donc retirés, sur un dernier salut.