Six jours plus tard, Corbett et les envoyés français débarquaient à Boulogne-sur-Mer après une traversée calme et sans incidents. Corbett était, bien sûr, accompagné de Ranulf, furieux, qui ne décolérait pas d’avoir été arraché aux plaisirs des bas-fonds londoniens, mais aussi d’un certain William Hervey, petit homme insignifiant, scribe de son métier et timoré de nature, qui, habitué à travailler à la cour des Plaids communs, était fort intimidé par les seigneurs qu’il côtoyait. Les Français ne cherchaient pas à lier connaissance. Certes, de Craon et Corbett échangeaient des plaisanteries, mais dans l’ensemble, les relations – si on pouvait employer ce terme – étaient empreintes d’une défiance réciproque. En fait, c’était la première fois depuis son retour du pays de Galles que Corbett se sentait à l’abri du danger. Les Français, en effet, s’étaient portés garants de sa sécurité, jurant solennellement sur de Saintes Reliques et sur la Bible qu’ils le laisseraient regagner l’Angleterre sain et sauf.
Lancastre lui avait donné oralement une foule de consignes : ce qu’il devait dire, ne pas dire, ce qu’il pouvait offrir, ne pas offrir, quand partir, quand rester... Corbett n’avait pas l’intention de les suivre toutes, mais il comprenait que Lancastre lui avait surtout ordonné de rechercher la meilleure offre possible et de la saisir. Il était ouvertement admis à la cour d’Angleterre que le roi Philippe, aux prises avec la guerre en Flandre déclenchée par des agents anglais, ne pouvait guère envisager pareille situation en Guyenne si Édouard s’y rendait à la tête de son armée.
Il s’ensuivait donc que le souverain français accepterait probablement de restituer la Guyenne, mais à des conditions avantageuses pour lui. À ses moments perdus, Corbett avait étudié les traités et les documents rédigés par les éminents légistes du roi de France, en particulier un certain Pierre Dubois qui voyait en Philippe un nouveau Charlemagne. Dubois suggérait à Philippe d’accroître sa puissance par un jeu d’alliances fondé sur de judicieux mariages. Le roi de France semblait être de cet avis, car il avait marié ses trois fils aux membres de la haute noblesse française dans l’espoir d’annexer le duché indépendant de Bourgogne.
Pendant son voyage jusqu’à Douvres et durant la paisible traversée de la Manche, Corbett était parvenu à la conclusion que Philippe offrirait un traité de ce genre à Édouard. Le fils du roi d’Angleterre était âgé à présent de six ou sept ans et on chuchotait déjà que le roi Édouard recherchait un bon parti parmi les puissantes familles ducales de Flandre, une famille qui pourrait rejoindre le cercle de ses alliés contre Philippe.
Le souverain français pouvait contrer cette initiative. Son épouse, Jeanne de Navarre, avait récemment donné naissance à une jeune princesse nommée Isabelle{13}. Corbett se demanda si Philippe avait l’intention de rendre la Guyenne contre la promesse de marier l’héritier de la couronne anglaise à sa fille. Plus le clerc réfléchissait à la question, plus cela lui paraissait faisable ; il espérait seulement qu’il pourrait mener les négociations aussi habilement que possible et qu’il n’encourrait pas la colère de son maître à l’humeur trop changeante.
Corbett avait d’autres instructions : il devait rechercher le traître qui oeuvrait au sein du Conseil d’Édouard. Il passa en revue les renseignements qu’il avait recueillis et pensa que Lancastre et le roi les apprécieraient à leur juste valeur. Bien que Waterton fût coupable d’activités suspectes, il n’était pas le traître qu’ils traquaient. Corbett ressassait l’affaire dans son esprit en écoutant d’une oreille distraite Ranulf se plaindre des Français, de la chiche nourriture et de l’attitude hostile de leurs compagnons.
Il souffrait encore de l’absence de Maeve et des affres de l’amour, mais sa mission l’emplissait d’un certain enthousiasme contenu. Le traître – homme ou femme – devrait, un jour ou l’autre, pécher par excès de confiance. Lors de toutes ses enquêtes précédentes, Corbett avait constaté que c’était à cet instant-là que le coupable était débusqué et remis entre les mains de la Justice. Et il sentait que ce moment décisif approchait rapidement...
L’ambassade quitta Boulogne et entama le long voyage vers Paris qui s’avéra assez plaisant ; un superbe été et les ardeurs du soleil avaient transformé la campagne austère en paysages souriants : ormes, sycomores, chênes s’élevaient dans toute leur majesté estivale ; vergers et champs de blé étaient prêts pour les récoltes. La perspective de belles moissons et donc d’un hiver sans disette avait assoupli l’attitude généralement hostile des paysans et celle, réservée, des seigneurs dans leurs manoirs, et on leur offrait l’hospitalité à chaque halte. Bien sûr, Corbett s’efforça d’entrer en conversation avec les Français, mais il ressentait la profonde méfiance de Craon, qui se reflétait dans les yeux des autres français de l’escorte, y compris chez l’homme d’un certain âge qu’était Louis, comte d’Évreux. Chaque fois que Corbett prenait la parole, ils se tenaient sur leurs gardes, soupçonneux, quasiment déférents, comme s’ils le redoutaient à l’instar d’animaux craignant un chasseur particulièrement habile.
Huit jours après avoir quitté Boulogne, ils entrèrent dans Paris ; à cause des foires de cette fin d’été, la capitale grouillait de mendiants, de vagabonds, de colporteurs, d’hommes et de femmes de tous pays, de marchands du Rhin ou de Flandre descendus à Paris pour acheter ou vendre leurs produits. Mais la place du gibet de Montfaucon était déserte en dépit du sinistre spectacle offert par les pendus qui se balançaient aux potences mal équarries et par les malheureux attachés au pilori. Corbett et les émissaires français franchirent la Seine, passèrent devant Notre-Dame et enfilèrent un dédale de rues tortueuses pour atteindre enfin le Louvre.
Là, Corbett prit respectueusement congé d’Évreux et de Craon, mais ne reçut en retour que peu de remerciements. Puis, Ranulf et Hervey sur ses talons, il suivit un chambellan qui les conduisit à leurs quartiers : trois soupentes exiguës tout en haut du palais – sous les combles, affirma Corbett. Ranulf poussa des cris d’orfraie et incita son maître à protester auprès du chambellan du roi, mais le clerc, après mûre réflexion, décida de n’en rien faire. Il était là en qualité d’émissaire, mais pas au sens où on l’entendait habituellement, et les Français tenteraient à coup sûr de le provoquer à cette nouvelle occasion. C’étaient des maîtres en matière de protocole et d’étiquette de cour, et Corbett eut l’impression qu’ils lui avaient donné cette pièce sordide aux meubles piteux dans l’espoir de le pousser à faire un éclat.
En outre, les chambres étaient toutes au même étage : il pourrait aller et venir à sa guise en semant les espions que de Craon ne manquerait pas de poster sur son chemin. Corbett donna l’ordre formel à Ranulf et à Hervey de ne pas quitter le palais royal et de lui rapporter immédiatement tout fait ou incident suspect. Hervey eut l’air soulagé, mais Ranulf bouda pendant des heures quand il s’aperçut qu’il lui serait impossible d’aller mener joyeuse vie dans les quartiers chauds de la capitale. Les lupanars de Paris étaient renommés pour leurs ribaudes. Ayant goûté à certaines délices lors de son précédent séjour, Ranulf fut amèrement déçu en apprenant qu’il ne pourrait renouer avec de vieilles connaissances.
Ils se plièrent à la routine de la Cour. Corbett comprit que les Français ne lui accorderaient une audience officielle que lorsqu’ils le jugeraient bon. Ils allaient chercher de quoi se nourrir à la cuisine et à la laiterie, dînant quelquefois dans la grand- salle sous les dais en soie et les tentures frappées de la croix blanche de Lorraine ou de la fleur de lys argentée de France. Corbett s’efforçait constamment de se tenir au courant de ce qui se passait : commérages, bribes de nouvelles et renseignements pourraient, une fois cousus ensemble, composer une tapisserie compréhensible.
Mais il se rendit vite compte que ce serait plus difficile qu’il ne l’avait escompté : de Craon – ou peut-être quelqu’un de plus haut placé – avait donné des instructions fort strictes : les envoyés anglais devaient être traités avec courtoisie et hospitalité, mais sans concessions ni bavardages. Corbett s’aperçut que ses mots d’esprit tombaient à plat et que ses tentatives de mener une conversation sérieuse ne trouvaient aucun écho ; même le bagout de Ranulf, ses flatteries rusées et sa drôlerie n’avaient guère de succès auprès des servantes du palais.
Ils se savaient également surveillés, ce qui mettait constamment Hervey dans un tel état d’agitation et de tension nerveuse que Corbett avait renoncé à apaiser ses craintes. Malgré les cérémonies hautes en couleur, les superbes tenues chamarrées des officiers de la Maison royale et des serviteurs de tout rang, il régnait dans le palais une atmosphère de malveillance et de menace larvée qui, Corbett ne l’ignorait pas, était créée, non par de Craon, mais par le roi Philippe qui mettait un point d’honneur à être au courant de tous les incidents et événements de son royaume.
Les journées n’en finissaient pas. Corbett passait le plus clair de son temps à écouter les choeurs de la chapelle royale ou à parcourir avidement les livres et manuscrits rares de la bibliothèque du palais. Le roi Philippe se piquait de culture et Corbett était ravi de voir que l’or du souverain français avait servi à acquérir des ouvrages d’Aristote auprès d’écrivains arabes d’Espagne et d’Afrique du Nord. Son plaisir, pourtant, était quelque peu terni par la nécessité d’avoir constamment Ranulf à l’oeil : les incessantes allées et venues de ce dernier dans le palais pouvaient, en effet, compromettre leur sécurité. Corbett savait qu’ils ne risqueraient rien tant qu’ils respecteraient le sévère protocole imposé aux envoyés ; mais s’ils passaient outre, les Français auraient beau jeu de les accuser d’avoir outrepassé leurs droits, et il leur faudrait alors accepter le châtiment décidé par le monarque.
Une semaine environ après leur arrivée, Ranulf revint un jour hors d’haleine dans leur soupente, et annonça qu’il venait de rencontrer d’autres Anglais dans le palais. D’abord Corbett le crut dérangé et prit ses paroles pour de simples divagations à mettre sur le compte de la boisson et de la solitude forcée, mais au fur et à mesure que Ranulf décrivait sa rencontre, Corbett sentait que son serviteur disait la vérité : il devait avoir vu certains des otages exigés par le roi Philippe après la perte de la Guyenne. Corbett décida de leur rendre visite et Ranulf se proposa joyeusement comme guide. Ils les trouvèrent dans un des petits jardins de simples, à l’arrière du palais : c’était un groupe assez pitoyable d’hommes âgés, de femmes et d’enfants.
Corbett se rappela les lettres qu’il avait apportées et fut satisfait d’apprendre que les otages les avaient bien reçues. Il bavarda un peu, leur donna des nouvelles de l’Angleterre et de la Cour, et, faisant de son mieux pour apaiser leurs craintes, les assura que leur exil prendrait bientôt fin. Il parla aux fils de Tuberville, deux solides gaillards de onze et treize ans qui ressemblaient à leur père comme deux gouttes d’eau. Leur vivacité de gamins et leurs questions incessantes sur leur père et leur foyer changeaient agréablement de la tristesse et de l’accablement des autres otages. Ils mentionnèrent les lettres qu’ils avaient eues, et l’aîné, Jocelyn, avoua franchement que, quelquefois, il ne comprenait pas ce que racontait leur père. Corbett éclata de rire en promettant de suggérer à Tuberville d’écrire de façon plus simple et plus claire.
Il était sur le point de partir lorsque, du coin de l’oeil, il aperçut l’éclair d’une chevelure blonde. Il se retourna pour mieux la regarder et, bouche bée, reconnut alors la jeune femme qu’il avait vue en compagnie de Waterton et de de Craon, dans une gargote parisienne, des semaines auparavant.
— Qui est cette dame ? demanda-t-il à l’un des Tuberville.
— Oh ! répondit dédaigneusement l’enfant, c’est Lady Aliénor, la fille du comte de Richemont. Elle se tient à l’écart et languit toute seule dans son coin. Elle ne parle quasiment à personne.
— Eh bien, marmonna Corbett comme pour lui-même, elle va me parler, à moi !
Il contourna une plate-bande légèrement surélevée, s’approcha d’elle et lui tapota l’épaule ; elle fit volte-face d’un mouvement si vif que ses cheveux flottèrent devant son visage, comme un voile. Mince et pâle, elle avait des yeux bleu clair et des traits réguliers qui faisaient d’elle une vraie beauté.
— Qu’est-ce, Monsieur ? s’étonna-t-elle.
— Madame, puis-je vous présenter mes hommages ? J’ai nom Hugh Corbett et suis clerc principal à la Chancellerie d’Édouard d’Angleterre. Je suis ici en mission officielle, chargé également de vous transmettre les compliments de votre père ainsi que ceux de votre admirateur secret, Ralph Waterton.
Mensonges, bien sûr, mais Corbett sut qu’il avait visé juste, car elle rougit et sa réponse s’acheva sur un bégaiement confus.
— Ralph Waterton, poursuivit Corbett, est bien votre admirateur secret, n’est-ce pas ?
— Oui, murmura-t-elle.
— Et votre père vous a envoyée comme otage en France pour vous mettre hors d’atteinte de Waterton ?
La jeune femme acquiesça d’un signe de tête.
— C’est pour vous tenir éloignés l’un de l’autre, continua impitoyablement Corbett, que votre père le fit rattacher à la Maison royale, n’est-ce pas ? C’était à la fois une ruse et un moyen de le suborner !
— Oui, chuchota Lady Aliénor, les yeux baissés. Nous nous aimons profondément. Mon père fut très courroucé quand j’ai osé jeter mon dévolu sur cet homme. D’abord, il chercha à l’intimider, puis à le soudoyer en le recommandant au roi.
— Cela fut-il efficace ?
Lady Aliénor joua nerveusement avec les bagues de ses longs doigts effilés et pâles.
— Non, répondit-elle d’une voix sourde, nous continuâmes à nous voir. Mon père le mit en garde une nouvelle fois, mais Ralph menaça, à son tour, d’en appeler directement au roi.
— Donc, l’interrompit brusquement Corbett, lorsque votre père dut envoyer un otage en France, c’est vous qu’il choisit. Je suppose, également, que Monsieur de Craon était au courant de vos relations, ou, devrais-je dire, de votre liaison, et qu’il organisa des rendez-vous secrets lorsque Waterton vint à Paris ?
— Oui, c’est cela. Monsieur de Craon fit preuve d’une extrême gentillesse.
— Quel prix demanda-t-il ?
La jeune femme lui jeta un regard inquiet et Corbett vit ses épaules frémir de peur.
— Aucun, répondit-elle sèchement. Ralph est un loyal serviteur de la Couronne. Monsieur de Craon n’exigea rien du tout.
— Alors pourquoi fut-il si aimable envers vous deux ?
— Je ne sais pas, répliqua-t-elle, en dissimulant sa nervosité derrière un masque hautain. Si vous désirez le savoir, pourquoi ne pas le lui demander ?
Sur ce, elle tourna les talons et s’éloigna rapidement.
Corbett la suivit du regard. Il avait posé ses questions un peu à l’aveuglette, mais le résultat avait été probant. Une nouvelle pièce du puzzle s’était mise en place et se combinait aux précédentes : lentement, mais sûrement, la mosaïque se reconstituait. De Craon avait utilisé Waterton et Lady Aliénor, mais dans quels buts ? Et s’il s’inquiétait tant pour les jeunes amoureux, pourquoi n’avait-il pas informé la jeune femme de l’emprisonnement de Waterton, qu’il n’ignorait probablement pas ? La seule raison était que de Craon ne voulait pas alarmer Lady Aliénor. Corbett comprenait à présent toute la logique sous- jacente. Il soupira et regagna le corps de logis à pas comptés. Il lui fallait être prudent. Si Lady Aliénor révélait à de Craon tout ce que lui savait, il serait considéré comme bien trop dangereux pour qu’on le laissât rentrer, sain et sauf, en Angleterre – qu’il fût émissaire ou non !