La réunion qui avait suivi avait été courte, mais tout empreinte de gravité. Lancastre avait résumé clairement l’opinion anglaise, à savoir que le roi de France s’accrocherait à la Guyenne aussi longtemps qu’il le pourrait et ne la restituerait qu’à des conditions extrêmement avantageuses pour les Français. En outre, Philippe le Bel se considérait en position de force (les autres envoyés en étaient amèrement convenus) et avait l’intention de mettre sur pied un projet grandiose dirigé contre Édouard. Se moquant ouvertement d’eux, il avait insinué, de façon inquiétante, qu’il était au courant de la présence d’un traître au sein même du Conseil d’Édouard. Son allusion à la mort de Fauvel et à l’attaque sur la route de Beauvais n’avait fait que retourner le fer dans la plaie. Les compagnons du comte de Lancastre avaient réagi à ses paroles selon leurs tempéraments respectifs : Richemont avait été troublé, Eastry avait calmement déclaré qu’ils avaient fait leur possible et devraient s’en repartir tandis que Waterton était resté silencieux, impatient, apparemment, de s’en aller. Lancastre, à la fin, les avait priés de le laisser seul avec Corbett ; il avait soigneusement refermé la porte avant d’aborder le sujet :
— Je ne vous aime guère, Corbett, vous êtes trop secret, trop réservé. Bien que vous n’ayez aucune expérience de la diplomatie, mon auguste frère vous a envoyé ici ; de toute évidence, avait-il ajouté d’un ton acerbe, il vous fait confiance, bien plus qu’à moi !
Voyant Corbett le fixer sans mot dire, il avait poursuivi :
— Je suppose que vous êtes chargé de démasquer le traître ; dans ce cas, je vous suggère de vous mettre à l’oeuvre !
— Et si c’était le cas, avait sarcastiquement répliqué Corbett, par où me conseilleriez-vous de commencer ?
— Eh bien, avait répondu sèchement le comte, vous pourriez continuer à nous surveiller, comme moi je vais continuer à vous surveiller !
— Et ensuite ?
— Trouvez le meurtrier de Poer et de Fauvel !
Corbett aurait bien aimé que le comte lui dît comment, mais Lancastre lui avait déjà tourné le dos, mettant fin à l’entretien.
Et c’est ainsi que Corbett, accompagné d’un Ranulf toujours aussi disert, arpentait rues, ruelles et venelles de Paris. Ils avaient pu recueillir des renseignements sur Poer et Fauvel. Très peu sur le premier : une courte description de l’homme et le nom de la taverne qu’il fréquentait ; enfin, après bien des recherches et d’innombrables questions et regards méfiants suscités par son accent, Corbett avait retrouvé l’estaminet. Ce qui ne l’avait pas mené bien loin ! Le tavernier, trapu et laid, lui avait dépeint, d’un air renfrogné, un individu répondant au signalement de Poer qui avait bu et mangé dans son établissement ce soir-là ; non, personne ne l’accompagnait ; personne n’était parti avec lui ; personne ne l’avait suivi et seul un mendiant cul-de-jatte avait quitté l’endroit à peu près au même moment. Corbett avait essayé d’en savoir plus, mais le tavernier s’était détourné, les sourcils froncés, et avait craché par terre.
Corbett avait alors décidé de se rendre au logis de Fauvel, et Ranulf et lui se frayaient, à présent, un chemin dans la foule qui se pressait le long de la Seine en attendant les bateaux chargés des produits des campagnes environnantes. Ils traversèrent l’un des grands ponts et parcoururent les ruelles tortueuses derrière la dentelle de pierre de Notre-Dame. Ranulf harcela Corbett de questions, mais devant le mutisme de son maître il se réfugia dans un silence buté. Ils trouvèrent enfin la rue de Nesle, une voie étroite dont les eaux grasses coulaient au milieu dans une profonde rigole. Les maisons aux poutres noires, aux murs chaulés et sales, se blottissaient les unes contre les autres, et avaient deux ou trois étages en encorbellement. Leurs fenêtres, aux vantaux de bois, étaient dotées de carreaux le plus souvent en corne et plus rarement en verre teinté. Corbett trouva la demeure qu’il cherchait et frappa à la porte maculée de boue. Il y eut un bruit de clés et la porte s’ouvrit violemment sur une matrone à l’air arrogant et vêtue d’un ample habit de futaine ; la bouche en cul-de-poule, elle s’adressa au clerc :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je suis anglais ; je cherche...
— Je parle anglais, l’interrompit la femme. Je suis du Devon, feu mon mari était marchand de vins de Bordeaux. À sa mort, j’ai transformé une partie de la maison en logements pour les Anglais qui viennent à Paris. Je suppose poursuivit-elle d’une voix haletante, que vous êtes là à cause de Messire Fauvel, n’est-ce pas ?
Corbett sourit :
— Bien sûr, Madame. J’aimerais avoir des renseignements sur sa mort.
Il crut qu’elle allait leur proposer d’entrer, mais elle s’appuya contre la porte avec un haussement d’épaules.
— Je ne sais pas grand-chose.
Elle désigna la rue boueuse :
— On l’a retrouvé là, la gorge transpercée d’un coup de poignard.
— Rien d’autre ?
— Non, répondit-elle en dévisageant Corbett, puis Ranulf qui la couvait d’un regard concupiscent.
Elle rougit devant le sourire franc et admiratif de ce dernier et perdit le fil de son discours.
— Il n’y avait rien, bégaya-t-elle, à part les pièces !
— Quelles pièces ?
Elle indiqua le sol.
— Quelques sous, pas grand-chose, qui étaient par terre, là !
— Ils étaient tombés de son escarcelle ?
— Non, de sa main, comme s’il avait été sur le point de les donner à quelqu’un.
— A qui ?
— Je ne sais pas ! répondit-elle aigrement, un mendiant probablement.
— Ah !
Corbett poussa un long soupir.
C’était fort possible, pensa-t-il, fort possible. Il ne savait pas pourquoi Fauvel et Poer étaient morts ou qui avait ordonné leurs assassinats, mais il devinait comment et par qui ils avaient été tués. Il se retournait en marmonnant des remerciements quand la femme le rappela :
— Monsieur, si vous avez besoin d’un logement...
Corbett hocha la tête en souriant. Lui ne reviendrait pas, mais Ranulf oui... à en juger par sa mine expressive.
Corbett retourna auprès des envoyés ; il était presque certain de savoir ce qui était arrivé à Poer et à Fauvel, bien que ce ne fût que des hypothèses, de l’intuition raisonnée. Mais même s’il avait deviné juste, il ne pouvait pas tirer grand-chose de ce renseignement ; il lui fallait attendre. Il décida donc de reporter toute son attention sur ses compagnons. En ce qui concernait Lancastre et Richemont, il les laissait plutôt de côté. Eastry était d’un abord très froid et passait le plus clair de son temps dans sa petite chambre, aussi Corbett concentra-t-il sa surveillance sur Waterton. Ce dernier s’était avéré brillant clerc ; son compte rendu de la rencontre avec le roi de France révélait un esprit méthodique et logique. Par courtoisie, Anglais et Français avaient échangé les minutes de l’entrevue du Louvre, et Philippe IV avait été si impressionné par le travail du clerc anglais qu’il lui avait fait présent d’une bourse d’or.
Pourtant Waterton intriguait Corbett. De nature discrète et dissimulée, il s’éloignait de ses compagnons à la moindre occasion et sortait, quand on n’avait pas besoin de ses services, pour ne revenir qu’au petit matin. Corbett ne voyait là rien de suspect, car Paris et ses lieux de plaisirs offraient de bien grandes tentations, mais, au fur et à mesure que passaient les jours, Waterton se montrait de plus en plus renfermé. Corbett nota également que les officiers et messagers français qui venaient les voir prenaient bien soin de s’enquérir de la présence de Monsieur Waterton ; ils lui apportaient parfois des cadeaux et même, un jour, Corbett crut voir l’un d’eux lui glisser un parchemin.
Corbett ordonna finalement à Ranulf de prendre le clerc en filature lors d’une de ses expéditions nocturnes, mais son serviteur revint, l’oreille basse.
— Je l’ai suivi pendant un moment, soupira-t-il avec lassitude, mais des ivrognes m’ont entouré et ont commencé à me bousculer et à se moquer de moi, en voyant que j’étais anglais. Le temps de me débarrasser d’eux, Waterton s’était envolé !
Ses soupçons confirmés, Corbett décida d’interroger Waterton.
Il attendit le moment propice : un dimanche après la messe. Le clerc était seul dans sa chambre exiguë et sans fenêtre, assis à une table et rédigeant une lettre, entouré de rouleaux de parchemin, de pierres ponces, de plumes et d’encriers. Après s’être excusé, Corbett se mit à parler de tout et de rien, du temps qu’il faisait, de la récente entrevue avec les Français et de la date éventuelle de leur retour en Angleterre. Waterton se montra poli, mais circonspect, son long visage étroit ne trahissant que fatigue et anxiété. Tout en conversant, Corbett remarqua l’habit fort coûteux de son interlocuteur, les bottes de cuir souple, la cape de pure laine, les chausses, et le pourpoint au col rehaussé d’une vaporeuse dentelle de batiste. Waterton portait, en outre, une chaînette d’argent au cou et une bague d’améthyste au petit doigt de la main gauche. « Un vrai coureur de jupons », songea Corbett.
— Vous vous intéressez à moi, Messire ? lui demanda soudain Waterton.
— Vous êtes excellent clerc, lui répliqua Corbett, mais vous êtes si mystérieux : je sais très peu de choses sur vous !
— Pourquoi en serait-il autrement ?
Corbett haussa les épaules.
— Nous sommes tous ensemble retenus ici et nous affrontons le même danger, mais cela, apparemment, ne vous empêche pas de vous promener dans Paris, même après le couvre-feu. Ce n’est pas prudent !
Waterton prit un fin couteau, redoutablement aiguisé, et se mit à couper du vélin en suivant soigneusement la ligne tracée, avant de le frotter avec la pierre ponce jusqu’à ce que la surface brille comme de la soie pure. Il s’arrêta et fixa Corbett :
— Qu’insinuez-vous ?
— Rien. Je n’insinue rien, je m’étonnais seulement.
Waterton pinça les lèvres d’agacement et reposa brusquement la pierre ponce.
— Écoutez, Corbett, dit-il d’un ton cassant, ce sont mes affaires ! Vous m’observez comme une commère de village. Mon père était un marchand prospère, d’où ma relative aisance. Quant à ma mère, elle était française ; je parle donc parfaitement cette langue et n’ai pas peur de m’aventurer dans une ville française. Satisfait ?
Corbett fit signe que oui.
— Je suis désolé, répliqua-t-il sans éprouver le moindre remords. Je voulais simplement savoir !
Waterton fronça les sourcils et se remit à frotter le parchemin. Ce que voyant, Corbett s’en alla, regrettant amèrement que leur conversation n’eût abouti à rien qu’à mettre Waterton sur ses gardes.
Corbett ne fit pas part de ses soupçons à Lancastre qui l’évitait soigneusement depuis leur dernière rencontre et était, par ailleurs, fort occupé à préparer leur retour, dont il avait déjà fixé la date. Le comte n’avait pas oublié l’attaque sur la route de Beauvais et avait demandé des sauf-conduits et une escorte militaire renforcée pour gagner la côte. Philippe le Bel souleva quelques difficultés, déclarant que Lancastre ne semblait pas avoir confiance en lui, et ce dernier se vit entraîné dans d’autres négociations complexes. Ce ne furent pas les sous-entendus malveillants ni les persiflages de la cour de France qui améliorèrent son humeur !
Corbett prenait son mal en patience. Les envoyés et les représentants français venaient régulièrement leur rendre visite, et, un jour, Corbett vit distinctement l’un d’eux tendre un parchemin à Waterton. Il fut tenté de mettre le clerc au défi de lui montrer ce que c’était, mais réalisa qu’il se serait couvert de ridicule si cela avait été anodin. Pourtant, le même soir, enveloppé dans une épaisse cape de soldat, épée et poignard à la ceinture, Corbett sortit sur les talons de Waterton. Il le suivit dans un véritable dédale de ruelles, de carrefours et de passages que bordait la masse des maisons plongées dans l’ombre. Corbett se déplaçait précautionneusement, se contentant de ne pas perdre sa proie de vue, au cas où il y aurait eu d’autres passants, protecteurs silencieux de ce clerc anglais amateur de promenades nocturnes.
Enfin Waterton poussa la porte d’une taverne.
Corbett resta à l’extérieur et observa l’entrée éclairée et les vantaux carrés. Il n’y avait personne dans les rues, à part quelques mendiants ivres et le guet qui faisait sa ronde avec force cliquetis d’armes et martèlement de bottes. Caché dans l’ombre, Corbett le regarda passer à la lumière de la torche grésillante portée par le sergent. Puis le silence retomba, oppressant, interrompu seulement par les chansons et les bruits étouffés en provenance de l’estaminet. Une bruine glacée se mit à tomber. Corbett sursauta : un gros chat avait silencieusement attrapé un rat surgi d’un tas d’immondices et s’enfuyait en emportant sa proie qui se débattait en couinant, piégée dans un étau mortel.
Les maisons de l’autre côté de la rue se dressaient en une énorme masse sombre ; le ciel nocturne se couvrait, de gros nuages porteurs de pluie passèrent soudain sur la pleine lune de printemps. Corbett frissonna, s’emmitoufla dans sa cape et se concentra sur le rai de lumière filtrant sous la porte de l’établissement en se demandant quand Waterton en sortirait. Allait-il y rester pour une nuit de débauche ? Ou la personne qu’il devait rencontrer se trouvait-elle déjà là ? Corbett maudit sa stupidité : il aurait au moins dû essayer de résoudre cette énigme quand Waterton avait pénétré dans la taverne ; maintenant il n’osait s’approcher !
Mais un bruit de bottes sur les pavés coupa court à ses hésitations. Deux silhouettes encapuchonnées sortirent de l’ombre, la première entra immédiatement dans la gargote, mais l’autre s’arrêta un instant dans le rond de lumière, près de la porte, rabattit son capuchon et jeta un coup d’oeil circulaire. Corbett se figea, le coeur battant à tout rompre. C’était de Craon ! Le clerc attendit un instant avant de traverser la rue et de regarder par un interstice du Vantail.
La salle était à peine éclairée par les lampes à huile fixées au mur, et au fond Corbett aperçut Waterton qui fut rejoint par de Craon et l’autre personne. Celle-ci enleva son capuchon et révéla une chevelure blonde et un visage qu’aurait envié Hélène de Troie : un teint d’albâtre, des lèvres rouges et pleines et de grands yeux clairs. Malgré le peu de lumière, Corbett remarqua l’air détendu de Waterton qui semblait heureux de voir ses compagnons et qui, saisissant la jeune femme par les poignets, ordonna au tavernier de lui apporter son meilleur vin. Corbett en avait assez vu ; il se retourna pour s’en aller, mais faillit crier de frayeur à la vue du personnage en haillons qui se tenait, accroupi, derrière lui.
— Un sou, pour l’amour de Dieu, un sou ! gémit le mendiant.
À la vue du visage sale et des yeux brillants, Corbett recula et s’enfuit comme un dératé dans l’obscure rue immonde. Il s’arrêta pour écouter si on le poursuivait, mais, bien qu’à bout de souffle, se remit à courir en sanglotant. Il s’égara, parcourut à fond de train les ruelles sordides et les venelles jonchées de détritus, glissant, hoquetant, piétinant des immondices ou trébuchant et pataugeant dans les rigoles pleines d’excréments qui couraient au milieu. À un moment il se cacha du guet, à un autre il envoya rouler dans la boue une pauvre mendiante sortie de l’ombre pour implorer la charité. Corbett dégaina son poignard, et, le tenant devant lui, continua à courir jusqu’à ce que, tremblant et hors d’haleine, il atteignît son logis.