Corbett passait le plus clair de son temps à se promener dans le château, mais il lui arrivait d’assister, dans la grand-salle, à des séances du tribunal que présidait Morgan, siégeant sur la haute chaise sculptée. Le père Thomas, son secrétaire et chapelain, assis à ses côtés sur un tabouret, se faisait aussi petit qu’une souris, car il redoutait ce qu’il lui faudrait voir et transcrire sur le long rouleau de parchemin étalé devant lui. On jugeait surtout des délits mineurs, des litiges de bornage ou des différends sur des droits de propriété. Mais, de temps à autre, la loi de Lord Morgan était transgressée par un faux-monnayeur, un braconnier, un hors-la-loi ou un voleur, et le châtiment encouru était toujours d’une impitoyable cruauté tout en relevant d’un certain sens rigoureux de la justice.
C’est ainsi que Corbett vit un braconnier jugé, condamné et traîné dans la cour du château ; son bras droit fut posé sur un billot et l’épée s’abattit en sifflant sur son poignet. L’homme hurla, à demi évanoui, tandis que les bourreaux l’emmenaient rapidement vers un seau de poix bouillante pour y plonger son bras amputé et cautériser ainsi le moignon sanglant. Certains malfaiteurs connurent un sort pire : la pendaison. On hissa l’un d’eux sur les créneaux, on lui passa le noeud coulant et on le fit basculer ; il mourut étranglé, se balançant au bout de la corde. D’autres furent emportés sur une imposante charrette à deux roues jusqu’au gibet, situé sur le promontoire qui surplombait la mer houleuse.
Il régnait une atmosphère de terreur à Neath, et pourtant l’humeur ambiante pouvait vite changer et passer d’un extrême à l’autre. C’est ainsi qu’au souper des ménestrels récitaient des poèmes et des épopées, et que des bardes à la longue chevelure célébraient, en des vers mélancoliques, la gloire éteinte et les rêves envolés. Ni Corbett ni Ranulf ne comprenaient un traître mot aux chants et aux conversations, car Morgan parlait exprès gallois la plupart du temps ; et il leur fallait donc prendre leur mal en patience, aussi irrités l’un que l’autre, en se doutant, aux sourires narquois de Morgan et d’Owen, qu’ils étaient souvent la cible de cruelles railleries. Corbett remarqua que Maeve n’était pas en reste, mais que son rire sonnait faux et que ses grands yeux bleus ne s’éclairaient pas. Parfois même, il la surprit qui l’observait à la dérobée de son regard torturé et mélancolique.
Quelques jours après leur arrivée à Neath, Maeve décida de briser l’ennui des banquets donnés par Morgan. Pendant que les bardes se préparaient avec l’apparat et les gestes de tous bons ménestrels, elle rejoignit Corbett.
— Notre musique vous plaît-elle, Messire l’Anglais ? lui demanda-t-elle, un éclair de malice dans le regard.
— Je m’appelle Hugh, répliqua-t-il. Votre musique est certainement de plus haute tenue que vos conversations, bien que cela ne soit pas un grand compliment !
Elle fit la moue.
— Eh bien, Huw, reprit-elle en prononçant délibérément son nom à la façon galloise, changeons cela, voulez-vous ? Jouez-vous aux échecs ? Voudriez-vous m’en enseigner les rudiments ?
Corbett admira son visage, d’une beauté si imposante qu’il en tomba amoureux et qu’il dut se mordre les lèvres pour étouffer le cri qui jaillissait du plus profond de son être. Il savait que sa mine sérieuse n’était qu’un masque et qu’en fait elle se moquait de lui, mais il n’en avait cure, il aurait pu la contempler jusqu’à la fin des temps comme un ange fasciné par l’oeil de Dieu.
Il entendit un ricanement et vit l’expression narquoise d’Owen, toujours assis à la table.
— Hum, cela serait un honneur pour moi que de vous enseigner les échecs, dit-il avec un profond soupir, avant d’escorter Maeve jusqu’à un banc près de la fenêtre.
Sur un signe de la jeune femme, un serviteur apporta une table basse, un échiquier et ses pièces et une petite lampe à huile. Corbett fit semblant de ne pas entendre le brouhaha des conversations et les gros rires en provenance du haut bout de la table. Il ne voulait voir que Maeve en face de lui qui, les yeux rieurs, le visage en forme de coeur posé sur les mains, observait son embarras, amusée et tranquille. Il expliqua laborieusement les règles du jeu, le maniement des pièces et certaines manoeuvres compliquées. Maeve fit signe qu’elle comprenait et le remercia doucement avant de s’essayer à quelques coups. Puis, le regard étincelant et l’air satisfait, elle frappa dans ses mains et exigea de disputer une vraie partie. Corbett s’inclina. C’était bientôt le crépuscule ; certains invités étaient partis, d’autres étaient restés autour des joueurs de harpe qui chantaient encore, mais la plupart s’étaient approchés du recoin où ils se trouvaient. Corbett joua avec désinvolture, avançant ses pièces en murmurant : « J’adoube. » Maeve contre-attaqua et brusquement Corbett sortit de sa rêverie : la riposte de Maeve avait été subtile et efficace et il se retrouvait battu, sans crier gare. Abasourdi, il regarda d’abord l’échiquier, puis la mine pensive de Maeve.
— Vous avez gagné ! s’exclama-t-il. Vous êtes...
Il ne put achever. Maeve venait d’éclater de rire, d’un rire clair et chaleureux qu’elle cherchait à maîtriser ; elle en pleurait, le visage à moitié enfoui dans ses belles mains aux doigts fuselés. Corbett la fixa, interloqué, puis vit le cercle ricanant des spectateurs. Il haussa les épaules en souriant pour dissimuler sa surprise, se leva en adressant un petit salut à Maeve et s’éloigna. Un léger bruit de pas le fit se retourner. Maeve l’avait rejoint et passait son bras mince sous le sien.
— Allons, venez ! souffla-t-elle, mutine. Je joue mieux aux échecs que n’importe quel homme !
Elle se serra contre lui.
— Détendez-vous ! Ce n’était qu’une plaisanterie. Venez ! Allons respirer l’air de la nuit sur la tour !
Corbett lui sourit en espérant qu’elle ne s’apercevrait pas que sa proximité lui faisait battre le coeur à tout rompre. Ils gravirent l’étroit escalier. Maeve s’appuyait sur son bras : il respira le parfum de la chevelure soyeuse et fine comme gaze qui lui chatouillait le visage. Il tira les verrous de la porte donnant sur le chemin de ronde et ils s’avancèrent jusqu’au toit du donjon. La nuit était tombée. Seule une rougeur à l’ouest marquait le coucher du soleil ; une forte brise soufflait de la mer tandis qu’au firmament les étoiles scintillaient comme des joyaux dans une pièce obscure. Ils s’approchèrent de la courtine, écoutant la rumeur lointaine des vagues et les bruits de la cour en contrebas.
— Cela fait longtemps que je joue aux échecs, expliqua Maeve en rompant le silence. Je vis ici avec mon oncle depuis la mort de mes parents pendant la guerre. Les finesses de ce jeu m’ont souvent fait oublier l’ennui de journées interminables.
— Vous êtes très bonne joueuse, la complimenta-t-il.
Tournant le dos à la muraille, Maeve leva les yeux vers Corbett. Malgré le peu de lumière, il vit l’expression paisible et sereine de son visage ; sa fausse solennité avait disparu.
— J’ai lu quelques traités, y compris le poème De Shakie Ludo1 reprit Maeve. J’ai toujours plaisir à rencontrer de nouveaux invités, qui sont autant d’adversaires avec qui me mesurer.
— Vous savez lire, donc ?
— Le latin et le français.
Corbett regarda dans les ténèbres qui s’épaississaient.
— Et vous êtes heureuse, ici, à Neath ?
— C’est chez moi !
— Et Lord Morgan ?
Maeve lui sourit.
— C’est un homme bizarre. Vous savez qu’il déteste les Anglais ?
Corbett opina du chef, mais elle détourna le regard.
— Comment s’en étonner ? Ils ont tué mes parents, mis à feu et à sang la moitié du pays de Galles, tué nos princes, édifié de gigantesques forteresses comme celle de Caernavon et fait de nos royaumes des comtés anglais dirigés par des parents d’Édouard.
Corbett ne put que le concéder. Il avait fait la guerre au pays de Galles et avait été le témoin d’actes de barbarie et de cruauté, perpétrés des deux côtés : hommes crucifiés, enfants jetés dans des puits, femmes violées et tuées, prisonniers anglais écorchés vifs ou cloués aux arbres.
— Et vous, nous haïssez-vous, Maeve ? demanda-t-il.
— Non, je ne déteste que votre soif de destruction et de conquête, souffla-t-elle en contemplant la nuit. Le sud du pays de Galles a vu d’étranges choses : on dit que cette route en contrebas menait à Camelot, le royaume du roi Arthur, et on raconte aussi qu’au coeur des forêts survivent encore les Silures, d’anciennes tribus qui se nourrissaient autrefois de chair humaine et offraient des sacrifices à de sinistres dieux sylvestres.
Maeve s’emmitoufla dans sa cape et désigna la côte.
— Et pourtant, c’est l’océan qui nous apporte des choses encore plus mystérieuses, comme des cadavres de petits hommes à la peau sombre. Les sages disent qu’ils viennent d’une terre qui se trouve à l’ouest.
Corbett s’avança vers les créneaux, un sourire aux lèvres. Il saurait assez vite pourquoi elle l’avait attiré ici. Aucune jeune femme ravissante, raisonnait-il cyniquement, n’aurait normalement eu envie de se trouver seule avec lui. Il y avait certainement une bonne raison ; elle devait vouloir quelque chose de précis. C’était toujours comme cela ! Il sentit alors qu’elle lui pressait fermement le coude ; il se retourna et vit son visage, beau comme la nuit, levé vers lui. Elle se blottit contre lui et l’embrassa doucement sur les lèvres, avant de disparaître.
Corbett n’avait pas l’habitude d’avances aussi directes de la part des femmes : son épouse Mary, peut-être, ou encore sa maîtresse Alice, une criminelle morte depuis dix ans, à la personnalité complexe, tout en subtilités et en ambiguïtés. Maeve, elle, était naturelle, calme et franche. Le lendemain, elle revint vers lui et ils reprirent leur conversation et leurs baisers.
Corbett la soupçonna d’abord d’être chargée de le surveiller et de rapporter ses faits et gestes, mais il écarta vite ces pensées : ce n’aurait pas été digne d’elle. Elle lui dit sans fard que malgré son côté solennel et pompeux, il l’amusait beaucoup, car c’était au fond un timide, un peureux, qui devait apprendre à sourire plus souvent. C’est ce qu’il fit les jours suivants lorsque, à la suite de Maeve, il parcourut la campagne environnante d’une beauté sauvage.
Elle entreprit de lui apprendre des mots gallois, mais y renonça vite en raillant son esprit trop grossier pour une langue si subtile. Puis elle l’amena à évoquer son passé : son épouse, son travail à la Chancellerie, et même Alice et le grand complot de Londres qu’il avait fait échouer de façon magistrale dix ans auparavant.
Méfiant au début, il en vint vite à bavarder comme un enfant, fasciné qu’il était par cette femme étrange et ravissante ; elle était d’humeur si changeante qu’elle le taquinait d’un air mutin et, la minute suivante, lui assenait un sermon sur la gloire passée du pays de Galles et les ravages causés par « son » roi d’Angleterre.
Elle ne se faisait pas d’illusions quant à sa visite à Neath.
— Mon oncle, Lord Morgan, confia-t-elle un jour, est un scélérat et un coquin, mais c’est aussi quelqu’un de dur et de juste qui hait le roi Édouard et se soulèverait volontiers si l’occasion s’en présentait. Mais, poursuivit-elle d’un ton sinistre, il paierait trop cher un échec. Il s’est rebellé déjà une fois et a obtenu le pardon du roi. La prochaine fois, il pourrait subir le même sort que notre grand prince David, le frère de Llewelyn.
Corbett ne releva pas. Il craignait trop que Maeve ne provoquât une querelle en l’accusant ouvertement d’espionnage. Il se défiait également de Morgan qui pouvait fort bien s’offenser de voir un Anglais conter fleurette à sa nièce, mais, à sa grande surprise, le vieux gredin se contentait de lui donner de grandes claques dans le dos en riant. On aurait dit, en vint à penser Corbett, que Maeve était la seule personne redoutée par Lord Morgan.
Quant à Owen, le capitaine de la garnison, c’était autre chose. Il souriait plus souvent, mais des envies de meurtre se lisaient dans ses yeux sombres chaque fois qu’ils se croisaient, et même Ranulf, plongé à présent dans la routine du château, suppliait son maître d’être plus prudent. Corbett tenait compte de ses conseils. Un jour, Maeve l’emmena dans la cour assister à l’entraînement des hommes d’Owen. Corbett avait l’habitude du spectacle haut en couleur des escouades de la cavalerie anglaise : arborant leurs blasons aux teintes vives par-dessus cottes de mailles ou hauberts, les chevaliers attaquaient et contre-attaquaient à l’épée, la masse et la lance émoussée, selon les règles des tournois et des joutes. Ici, c’était différent ; lorsque Owen l’aperçut en compagnie de Maeve sur l’escalier du donjon, il choisit l’un de ses hommes et organisa un simulacre de combat, autant pour impressionner Maeve que pour l’avertir, lui.
Corbett ressentit des pincements de jalousie en voyant Maeve applaudir et pousser des cris d’admiration devant les prouesses d’Owen, mais même lui ne put s’empêcher d’acclamer le Gallois et de se jurer in petto de l’abattre du premier coup s’ils devaient se retrouver un jour face à face, car l’homme était un combattant-né. Owen et son adversaire s’affrontèrent à cheval, sur de petits chevaux gallois résistants et au pied sûr qui pivotaient et faisaient volte-face à la moindre pression des genoux ou des cuisses. Les deux hommes portaient des armures légères, de simples haubergeons de mailles, des jambières et des bottes de cuir bouilli, et des casques coniques à jugulaire et nasal. Ils avaient de petits boucliers ronds et, puisque ce n’était qu’un entraînement, des épées émoussées qui pouvaient pourtant infliger de graves blessures. Les deux combattants chargèrent en décrivant des cercles. L’habileté d’Owen à parer et à manoeuvrer coupait le souffle aux spectateurs, car cheval et cavalier semblaient ne faire qu’un. À maintes reprises, il passa sous la garde de son adversaire et, du plat de l’épée, frappa le ventre et la poitrine du malheureux.
Owen finit par se lasser du jeu, rompit le combat et s’éloigna au petit trot ; l’autre alors chargea, épée en avant, les sabots de sa monture martelant le sol. Owen fit alors pivoter son cheval, mais n’eut pas le temps de le lancer au galop. Corbett pensa à ce moment, avec un brin de malice, qu’Owen avait péché par excès de confiance et qu’il se ferait facilement désarçonner. Les cavaliers furent face à face. Corbett vit Owen plonger sous l’épée brandie par son adversaire qui chargeait et arrêter sa monture jusqu’à lui faire presque toucher le sol de la croupe tandis que lui-même faisait tournoyer son épée pour en frapper le soldat sur la nuque et l’envoyer rouler dans la poussière, inanimé. Les spectateurs l’acclamèrent. Il ôta son casque et, l’épée levée, salua Maeve qui, les joues en feu, était à présent hors d’haleine. Quant à Corbett, il se contenta de lui jeter un coup d’oeil venimeux.
Cela n’inquiéta pas outre mesure l’envoyé anglais. Ce qui le tracassait davantage, en revanche, c’était la passion de Maeve, car, au cours de leurs promenades, leurs baisers se faisaient plus avides, plus exigeants. Corbett aurait voulu consommer leur amour et nourrissait l’espoir que Maeve l’inviterait dans sa chambre. Il n’y fit allusion qu’une fois, pour s’entendre vertement répondre qu’elle n’allait pas faire présent de sa vertu à un quelconque Anglais, mais Corbett pensait qu’en fait elle redoutait son départ. Cela faisait quatre semaines qu’il était à Neath, le roi Édouard devait commencer à s’impatienter, et, en outre, sa présence au château contribuait à aggraver la tension. Maeve le désirait, mais dissimulait ses sentiments sous un masque d’ironie douce-amère. Morgan, lui, semblait l’ignorer. Owen le traquait comme un chasseur tandis que Ranulf, rongé par l’ennui et effrayé par l’hostilité affichée du capitaine des gardes, suppliait son maître de fixer la date du retour à Londres.
Corbett se demandait anxieusement si Morgan les laisserait partir sains et saufs, et si, dans ce cas, Owen et ses hommes obéiraient à ses instructions. Ce qui l’inquiétait encore plus, c’était la réaction prévisible du roi Édouard. Son envoyé n’avait recueilli que peu de renseignements à Neath et aucun élément nouveau, qui plus est. Morgan était fin prêt à se rebeller, mais il n’y avait pas de preuve, rien qui pût établir une relation entre lui et les Français ou le traître du Conseil d’Édouard. Bien sûr, Corbett n’avait pas manqué de questionner ici et là, aussi souvent que possible, mais il n’avait obtenu pour toute réponse que des regards vides. Il en était de même pour Maeve : elle ne se souvenait que du jour où Talbot avait quitté le château de Neath.
— Une violente dispute avait éclaté entre Talbot et Owen, se rappela-t-elle. Talbot exigeait qu’on le laissât partir, car il était chargé de mission, et Owen se faisait tirer l’oreille.
— Pourquoi ? demanda Corbett. Pourquoi Owen désirait-il le retenir ?
— Je n’en sais rien, répondit Maeve avec irritation et en fronçant les sourcils comme chaque fois qu’elle était en colère. Tout ce que j’ai entendu, c’est Owen qui criait que Talbot avait été fouiner parmi les selles !
— Mais cela n’a aucun sens ! Les selles ! Qu’ont-elles donc de si particulier, ces selles ?
— Dieu seul le sait ! Mon oncle hurla à Owen de laisser partir Talbot, mais pas avant que l’on ne dépêche des messagers pour informer les guetteurs de l’arrivée de Talbot. Peu après son départ, Morgan a envoyé Owen et ses hommes à sa poursuite.
Maeve haussa les épaules.
— Qui se souciait de Talbot ? C’était un espion anglais. Personne ne l’a pleuré.
Corbett eut envie de lui demander si elle croyait qu’il était lui aussi un espion anglais et surtout si quelqu’un, en particulier elle, le pleurerait s’il venait à mourir.