CHAPITRE VI

Le lendemain, sous un vague prétexte, Corbett chargea Ranulf de quelque course, car il désirait rester seul. La terreur éprouvée la veille l’avait épuisé, et il sentait la nausée le gagner à la pensée de la mort frôlée de près et de l’horreur qui rôdait en silence dans les rues désertes. Il ne voulait plus revivre cette expérience et garda donc la chambre le reste de la journée en s’efforçant de trouver un fil conducteur dans l’écheveau de renseignements qu’il avait rassemblés. Waterton était à moitié français et, en tant que clerc assistant au Conseil royal, connaissait les projets secrets du monarque. Il avait une conduite suspecte, était courtisé par les Français, rencontrait de Craon la nuit et entourait de mystère ses moindres faits et gestes. En outre, il semblait posséder des sommes d’argent inépuisables. Mais était-ce un traître ? Qui était la jeune femme ? Et comment Waterton transmettait-il ses renseignements à de Craon lorsqu’il se trouvait en Angleterre ?

Le crépuscule venu, Corbett sauta à bas de sa paillasse. Il avait bien songé à demander de l’aide à Lancastre, mais il était trop méfiant pour se confier à quiconque. Il pria cependant l’intendant de la Maison de Lancastre de lui fournir certain objet. Celui-ci eut l’air surpris, mais ne fit aucune difficulté pour donner à Corbett ce qu’il réclamait. Le clerc se rendit ensuite par un étroit escalier à vis dans la grand-salle, une pièce basse aux poutres noires, aux murs nus et chaulés, meublée d’une table et de bancs, de quelques torchères et de braseros rouillés. Comme Lancastre l’avait fait remarquer haut et fort, les Français ne s’étaient guère mis en quatre pour leur fournir un logis accueillant ! Les pièces étaient d’une saleté repoussante et les cuisines retentissaient constamment des plaintes des marmitons aux prises avec de nouvelles difficultés.

Le dîner était toujours un moment lugubre : Lancastre fixait les plats d’un oeil mauvais ; Richemont, selon son humeur, était soit silencieux, soit ennuyeux comme la pluie quand il racontait, avec force détails et rodomontades, sa campagne de 1295 en Guyenne qu’il avait si mal menée et qu’il passait son temps à se justifier. Quant à Eastry, après avoir récité le bénédicité, il mangeait délicatement la nourriture souvent suspecte sous les sauces et les épices, et gardait ses réflexions pour lui. Waterton avalait rapidement son repas et prenait congé aussitôt que le permettaient les convenances. Il n’en alla pas autrement ce soir-là. Waterton fit un petit salut à Corbett, s’inclina devant Lancastre, comme d’habitude, et sortit.

Corbett lui emboîta le pas peu après, prenant le même chemin que la veille. Il aperçut vite la silhouette décidée et n’eut aucune difficulté à la suivre, car sa proie se rendit à la même taverne. Corbett se cacha dans l’ombre et commença sa surveillance. Mais, cette fois-là, il ne se contenta pas de guetter la porte de l’établissement, il jeta de fréquents coups d’oeil dans l’obscurité qui l’entourait. Mais il ne vit ni n’entendit rien d’inquiétant. Seuls les sons affaiblis de la taverne brisaient le silence menaçant de la rue plongée dans les ténèbres.

De Craon et l’autre personne arrivèrent enfin et entrèrent en coup de vent dans l’estaminet sans une hésitation ou un regard en arrière. Corbett attendit quelques instants, puis traversa la rue à pas de loup et mit son oeil à la fente du vantail. Waterton, de Craon et la jeune femme étaient serrés les uns contre les autres, à la même table. Tout en restant sur ses gardes, Corbett les épia, l’oreille tendue et le coeur battant. Il avait envie de s’enfuir, d’échapper au danger qu’il devinait dans l’ombre. Un léger bruit le fit se retourner. Le cul-de-jatte, avec ses planchettes de bois, était là, qui l’observait :

— Un sou, Messire, un petit sou !

Corbett fouilla dans son escarcelle et lui tendit lentement la piécette. Ce qui arriva ensuite, il ne put jamais le décrire exactement, mais le revécut maintes et maintes fois dans ses cauchemars. Le misérable leva la main, puis se jeta soudain sur Corbett, dévoilant le poignard dissimulé dans ses haillons. Le clerc fit un pas de côté au moment où l’arme touchait la broigne qu’il portait sous sa cape. Il frappa à son tour d’un coup de poignard en pleine gorge et l’homme s’écroula dans la boue, yeux grands ouverts et poitrine inondée de sang.

Corbett s’appuya contre la façade de la taverne en s’efforçant de maîtriser ses sanglots de terreur, puis il regarda dans la rue mais il n’y avait plus de danger. Il examina son assaillant et le retourna adroitement du bout du pied. Il le fouilla en évitant de regarder les yeux vitreux et la plaie béante de la gorge, mais ne trouva rien. Puis il se releva et alla surveiller Waterton : celui-ci était toujours en grande conversation avec ses compagnons, sans se douter de la terrible tragédie qui s’était déroulée silencieusement à l’extérieur.

Le lendemain, Corbett s’assura que Waterton était bien retourné à leur résidence avant de solliciter un entretien avec Lancastre. Il fit part au comte de ses soupçons et lui narra les événements de la veille. Lancastre frotta son menton mal rasé et jeta un coup d’oeil perçant à Corbett :

— Manifestement, vous redoutiez ce mendiant. Pourquoi ?

— Parce que c’est un mendiant, répliqua Corbett, qui a assassiné Poer et Fauvel.

— Comment le savez-vous ?

— Eh bien, la seule personne mentionnée par l’aubergiste près de Poer était un mendiant.

— Et Fauvel ?

— Lui a été poignardé à l’entrée de son logis. Sa bourse lui fut dérobée pour faire croire à un vol, mais il tenait encore de la menue monnaie. Je me suis demandé pour quelle raison un homme pouvait trouver la mort sur son propre seuil avec des piécettes à la main. La seule explication plausible est qu’il s’apprêtait à faire l’aumône, en donnant quelques sous. N’importe qui est vulnérable devant un assassin déguisé en mendiant implorant la charité.

— Mais pourquoi ne vous a-t-il pas tué le premier soir ?

— Je ne sais pas. Peut-être n’en a-t-il pas eu le temps ! Je me suis enfui tout de suite !

Le comte s’assit lourdement sur une chaise et tripota les glands dorés de son habit.

— Et croyez-vous que Waterton soit le traître ? demanda-t-il.

— C’est possible, mais rencontrer de Craon n’est pas faire acte de trahison ; nous n’avons pas de preuves, pas encore.

— Si nous le piégeons, il ne faut pas que cela soit en France, reprit Lancastre. Il y aura d’autres occasions.

Il regarda son interlocuteur en souriant :

— Nous repartons après-demain pour l’Angleterre.

Corbett était heureux de quitter la France. S’attarder commençait à être dangereux. Il avait supprimé le tueur à gages de Craon et le Français n’oublierait pas ni ne pardonnerait. Quant à Waterton, Corbett était quasiment persuadé qu’il était le traître, responsable de la mort d’au moins deux hommes à Paris et de la perte d’un navire anglais, coulé corps et biens. En Angleterre, Corbett rassemblerait d’autres preuves et l’enverrait au gibet d’Elms.

De son côté, Waterton continuait d’agir comme si de rien n’était, recevant les adieux chaleureux des Français et une autre bourse d’or de Philippe IV. Corbett n’eut plus le temps de le surveiller, car Ranulf et lui consacrèrent la journée suivante à faire leurs bagages et à aider aux préparatifs du départ. Lancastre pressait son monde impitoyablement, car il voulait prendre les Français au dépourvu par sa décision soudaine et éviter ainsi tout autre traquenard. On sella chevaux et poneys et, en pleine nuit, on chargea hâtivement coffres, sacs et coffrets. Lancastre veilla à ce que certains documents fussent scellés dans des sacoches et d’autres brûlés. On distribua toutes les armes : épées, poignards, salades, arbalètes et casques. Corbett garda le haubert qu’il s’était procuré à l’armurerie et obtint la permission du comte de chevaucher au centre de la colonne.

L’ambassade anglaise quitta Paris au jour fixé, bannières et fanions claquant au vent, soldats à l’extérieur du convoi, clercs et envoyés à l’intérieur. À la sortie de Paris, à un mille au nord du gibet de Montfaucon, une escorte française, composée de six chevaliers, de quarante hommes d’armes à cheval et de quelques mercenaires, se joignit à eux. Lancastre accepta à contrecoeur leur offre de protection, mais insista – malgré les objections des chevaliers – pour leur désigner leurs postes. Corbett observait le comte au dos voûté et aux longs cheveux raides, et se dit in petto que bien qu’il ignorât encore l’identité du traître, il doutait fort que ce fût Lancastre.

En fait, les précautions du comte s’avérèrent inutiles. Le voyage de retour fut précipité et pénible, mais dénué de tout incident. Ils atteignirent la côte française. Corbett était tracassé, épuisé et tout endolori en arrivant à Calais, mais soulagé à l’idée de quitter la France. Waterton, toujours aussi mystérieux et réservé, ne faisait rien, pourtant, qui pût provoquer d’autres soupçons. Ranulf, lui, était franchement renfrogné. Corbett pensait que c’était dû à sa paresse foncière, mais les raisons en étaient plus profondes. Ranulf était retourné rue de Nesle, au logis de Fauvel, pour conter fleurette à la belle et hautaine propriétaire et avait eu tout lieu de se féliciter de son heureuse initiative.

Madame Areras – c’est ainsi que s’appelait la dame – avait fait d’abord quelques difficultés, mais Ranulf l’avait comblée de petits cadeaux, de mots doux et de regards langoureux. Au début, à l’instar des belles dames des chansons de troubadours, Madame Areras s’était montrée froide et distante, mais ensuite, telle une fleur au soleil, elle s’était lentement épanouie et avait répondu favorablement à la cour empressée du jeune Anglais. Oh ! il y avait bien eu des soupirs et de charmantes supplications, même lorsque Ranulf lui avait ôté ses jupons et l’avait dénudée dans la chambre, mais le jeune homme ne les avait guère écoutés ! Il lui avait tapoté les fesses, caressé cuisses, seins et cou jusqu’à ce que tous deux roulent et gambadent parmi les traversins du grand lit de Madame Areras, laquelle avait fort haleté, gémi et crié de plaisir. Maintenant, c’en était fini de cette amourette et Ranulf lançait des regards noirs à son maître taciturne, coupable d’avoir mis un terme à ces délices.

Corbett ne prêtait pas la moindre attention à la mauvaise humeur de son serviteur, mais veillait à seconder efficacement Lancastre qui avait établi son plan avec minutie. Un cogghe anglais, escorté d’un navire de guerre, les attendait à Calais. Hommes, chevaux, poneys de bât, tous embarquèrent en hâte et en désordre, aiguillonnés par la langue acérée de Lancastre et surveillés par son regard d’acier. Le comte ne prit pas même congé de l’escorte française, mais cracha dans la poussière aux pieds des chevaux avant de se retourner et de franchir la passerelle à grands pas. Le soir même, les navires anglais sortaient de leur mouillage et faisaient voile vers l’Angleterre, affrontant la houle de la Manche.

David Talbot, écuyer de petite noblesse et héritier de bonnes terres dans le Hereford et les Marches du pays de Galles, galopait à bride abattue pour sauver sa peau. Il éperonnait les flancs doux et couverts de sueur de sa monture qui, naseaux tendus, martelait l’ardoise du sentier creusé d’ornières en soulevant une fine poussière blanche. Talbot regarda rapidement par-dessus son épaule : on le poursuivait probablement, sûrement...

Les hommes de Morgan le traquaient dans ces vallées tortueuses et encaissées du pays de Galles, car Talbot était un jeune homme qui en savait trop. Le roi Édouard d’Angleterre lui avait promis une fortune en or s’il rapportait des renseignements sur un chef rebelle gallois qui menait des négociations secrètes avec les Français. Eh bien, Talbot était maintenant en possession de ces renseignements et connaissait également le nom du traître anglais qui révélait les secrets du Conseil. Il avait déjà envoyé des détails au monarque, mais cela il l’apporterait en personne et recevrait ainsi une récompense bien méritée, si seulement il échappait à ses poursuivants, si seulement il ne s’était pas fait surprendre dans l’écurie de Morgan en train d’examiner le moyen qu’avait utilisé l’espion anglais pour faire parvenir ses renseignements au traître gallois !...

Il fallait qu’il s’échappe, qu’il sorte de ces vallées perfides bordées de collines dont le moindre buisson pouvait facilement abriter un archer de Morgan. Les Gallois connaissaient bien les routes des vallées et Talbot avait vu s’allumer les fanaux qui transmettaient les messages. Il se retourna et sentit le coeur lui manquer en apercevant ses poursuivants qui, capes noires au vent, venaient de pénétrer ventre à terre dans la vallée. Talbot se pencha sur l’encolure de sa monture, l’encourageant de la voix tout autant que de son éperon meurtrissant et ensanglanté. L’entrée encaissée de la vallée fut bientôt en vue. Talbot poussa un cri de soulagement et se souleva sur la selle, ce qui rendit sa mort instantanée. Les filins acérés tendus en travers de la vallée le décapitèrent et envoyèrent sa tête, d’où jaillissait le sang, rebondir comme une balle sur l’ardoise fine.