« Ad audiendum et terminandum ―
pour entendre et conclure l’affaire. »
Lettre d’Édouard Ier, 19 novembre 1303.
— Écoutez, et écoutez bien, déclara Corbett en s’installant plus commodément. Vous et les Frères du Libre Esprit étiez proches de Gaston de Béarn. Comment et pourquoi, je l’ignore encore. Vous êtes sans conteste un prêtre français alors qu’ils formaient, eux, une bande errante vivant au jour le jour jusqu’à ce que Gaston vous narre, ainsi qu’à leurs chefs, une épouvantable histoire : son ami intime, son parent, l’avait abandonné à Acre quand il était croisé et, pire encore, l’avait presque occis. Je pense qu’il vous a dit la vérité alors qu’il allait mourir, qu’il était au soir de sa vie. Vous et les Frères du Libre Esprit avez juré de vous venger. Vous, un prêtre instruit, jouissant de quelque protection, avez obtenu des lettres de recommandation vous permettant et leur permettant d’aller en Angleterre. Vous êtes venu le premier pour épier, apprendre et organiser. À l’instar de tous les tueurs rusés que j’ai rencontrés, vous savez travestir votre visage, vos actes, votre âme même, mieux que n’importe quel comédien. Vous êtes arrivé à St Frideswide, jouant les curés benoîts en quête d’une cure. Dame Marguerite vous a, bien entendu, reçu. Elle a pris connaissance de vos missives, mais vous aviez aussi apporté autre chose : la preuve, qu’il s’agisse de lettres ou d’objets, de ce qui s’était vraiment passé à Acre.
— Et Dame Marguerite a tout bonnement accepté cela ?
— Elle a d’abord protesté, douté, mais je suis certain que dans cette sacoche vous déteniez un message de Gaston, un anneau peut-être, un souvenir. Et, surtout, vous aimiez Gaston, vous aviez vécu à ses côtés, il tenait une place importance dans votre vie, et il en était de même pour l’abbesse. Vous avez fait de lui un portrait précis tant de ses traits que de son esprit. Dame Marguerite a vite été convaincue.
— Elle était abbesse...
— Non, Maître Benedict, elle était avant tout l’ardente amante de Gaston. Elle a indirectement fait référence à des rêves du passé. Il fut la grande passion de sa jeunesse. Gaston et elle auraient pu la cacher à Scrope, mais une flamme brûle aussi fort en secret qu’en pleine lumière. J’ai bavardé avec de vieux serviteurs du manoir ; ils ne le nient point. Je pense qu’ils se sont promis l’un à l’autre, qu’ils se sont juré des vœux éternels avant que Gaston accompagne Lord Oliver en Terre sainte. Dame Marguerite a attendu des nouvelles. Elles ont fini par arriver : son frère rentrait, mais Gaston, son bien-aimé, son âme, était mort.
Aux aguets, Maître Benedict était à présent tout ouïe.
— Ne pouvant s’unir à personne d’autre, Dame Marguerite prononça ses vœux solennels de bénédictine, prit le voile et entra à St Frideswide. Scrope, entretenant la seule culpabilité dont il ait jamais souffert, protégea et favorisa sa sœur qui finit par être nommée abbesse. Pourtant, elle n’oublia jamais Gaston. Elle portait l’anneau qu’il lui avait offert en gage de son amour. J’ai cru qu’il était gravé d’un daim ; en réalité, il s’agissait d’un cerf, cet emblème buriné sur les armoiries de Gaston ainsi que sur les plaques commémoratives qui lui sont dédiées à St Alphege, à la chapelle du manoir et à St Frideswide. En fait, c’était le tribut de Marguerite au grand amour de sa vie. Je ne crois pas que Scrope ait eu quelque chose à voir là-dedans. Il préférait oublier Gaston, mais il a dû jouer le jeu et céder devant cette sœur qui l’adorait. Dame Marguerite faisait dire des messes pour Gaston et sa communauté priait souvent pour son salut. Puis vous avez surgi avec des informations qui ont fait chanceler tout son univers.
Corbett s’interrompit. Il rajouta du petit bois dans le feu et regarda autour de lui. Ranulf, toujours adossé au pilier, lançait des coups d’œil noirs au chapelain. Chanson était assis, bouche bée, près de la porte, subjugué par l’histoire que narrait son maître.
— Je ne peux qu’imaginer dans quelles ténèbres a été plongée l’âme de Dame Marguerite, commenta le magistrat. Mensonges, tragédie, disparition de son amant, méfaits de son frère, gaspillage de sa propre vie, toute une existence reposant sur une tromperie !
— Le serpent s’était bel et bien glissé dans l’Éden ! s’exclama Ranulf.
— En effet. Et vous étiez le serpent, Maître Benedict. En public, vous étiez le pieux chapelain ; en privé, vous avez enserré l’âme de l’abbesse de vos anneaux. L’avez-vous séduite ? A-t-elle tenté de retrouver en vous ce qu’elle avait perdu ? J’ai idée que vous avez attisé sa furie meurtrière contre son frère et lui avez proposé, tout sucre tout miel, de participer à sa disparition.
Maître Benedict jeta un regard impassible au clerc.
— Tout était prêt, continua ce dernier. Des messages furent expédiés aux Frères du Libre Esprit qui, en temps utile, débarquèrent à Douvres et se rendirent en Essex. Dame Marguerite, que vous aviez convaincue de simuler toujours la sœur fidèle, la dévote abbesse, persuada Lord Scrope que les Frères du Libre Esprit n’étaient point dangereux, aussi leur permit-il de s’installer ici, à Mordern. Cependant, vous complotiez en secret : des armes furent apportées et on s’exerça, un plan de la retraite fut fourni et on révéla l’existence du gué.
— Du gué secret ? ironisa Maître Benedict.
— Oui, celui qui coupe à travers le lac et conduit à l’île des Cygnes, celui qu’empruntaient Scrope, Gaston et Dame Marguerite quand, enfants, ils allaient s’y amuser. J’y ai fait allusion hier soir. Dame Marguerite vous en avait forcément parlé. C’est ainsi que vous, l’assassin, avez traversé. Après tout, vous étiez un hôte assidu au manoir. Rien d’étonnant à ce que vous ayez pris l’habitude d’aller de l’autre côté, surtout au printemps et en été, dissimulé par le bouquet de saules derrière la retraite. Vous sortiez aussi discrètement pour rencontrer les Frères du Libre Esprit et, bien sûr, ils étaient les bienvenus à St Frideswide où vous pouviez conspirer à votre guise. Seul Chenapan, tout écervelé qu’il pût être, aurait pu remarquer quelque chose de bizarre.
— Mais c’est Dame Marguerite qui vous a appris qu’il venait céans...
— Naturellement, elle justifiait ainsi les rôles d’innocents que vous aviez endossés tous les deux. Vous nous offriez Chenapan comme témoin crédible, mais pas pour longtemps. Il devait périr avant que je l’interroge.
— Insinuez-vous que j’étais le Sagittaire ? Souvenez-vous de cette soirée à Mistleham : Dame Marguerite et moi étions à vos côtés quand la trompe du Sagittaire a retenti.
— C’était étrange, en effet, concéda Corbett. Tout autant que le fait que vous y fassiez allusion à présent. Ce soir-là, la trompe a résonné, mais il n’y a pas eu d’attaque. Pourquoi ? Je suppose que plus tôt, ce jour-là, avant de participer au banquet, vous avez en cachette rendu visite à Chenapan le fol et lui avez proposé du bon argent pour qu’il souffle dans ce cor. Puis, plus tard, vous l’avez rejoint afin de le payer et de récupérer l’instrument. Après tout, il est facile de porter et de camoufler une trompe de chasse ; nombreux sont ceux qui en possèdent. Ce soir-là vous vouliez juste semer la confusion ; vous avez agi de même quand nous sommes venus ici pour brûler les cadavres. Il était si aisé de s’éloigner dans les ruines ou sous les arbres et de souffler rapidement trois fois, toujours dans le même but : jeter le trouble, m’inciter à me demander si le Sagittaire était vraiment une personne autre que celles que j’avais croisées à Mistelham.
— Je me trouvais aussi sur la place quand Chenapan a été abattu.
— Billevesées ! Vous y étiez parce que vous n’ignoriez pas que c’était là qu’il vivait, et, pour ce que j’en sais, vous l’aviez convié à vous retrouver ici pour recevoir son dû. Chenapan ne pouvait échapper à la mort. D’abord à cause de la trompe de chasse et ensuite parce qu’il avait rôdé à Mordern et à St Frideswide et avait pu, à sa façon burlesque, voir ou entendre des choses surprenantes. Autour de la place du marché de Mistleham, il y a des maisons divisées en logis empilés les uns sur les autres. La plupart appartiennent à Lord Scrope ; quelques-uns ont été concédés à Claypole et, en plus grand nombre, à St Frideswide. Ce ne sont que galetas et greniers, misérables petites pièces, paliers et chambres pas plus grandes qu’une boîte, petits coins sombres, où l’on peut sans mal cacher un arc et un carquois, où il est facile pour quelqu’un comme vous, muni des clés de Dame Marguerite, de se faufiler dans l’escalier tel un voleur, de s’emparer de l’arme puis, à travers une ouverture étroite, un trou ou une fenêtre, de choisir sa cible et de semer la mort. Les hommes de Lady Hawisa, sous la direction de Pennywort, débarrasseront ces trous à rats. Je parie qu’ils y trouveront des arcs et des flèches. C’est ainsi que vous avez agi quand vous avez occis Chenapan : vous vous êtes précipité en haut des marches pour laisser le meurtre prendre son envol. Deux traits pour Chenapan – vous deviez être certain qu’il était mort, que sa bouche bavarde était à jamais silencieuse –, puis vous êtes redevenu le pieux chapelain.
— Je suis donc non seulement un prêtre, mais encore un maître archer ?
— C’est exact, admit Corbett, et un très habile ! Il faut que nous parlions du Sagittaire, mais revenons à la fin de l’été dernier. Tout était au point. Vous étiez si sûr de vous que vous avez commis votre première erreur : vous avez décidé de provoquer Scrope avec cette fresque. Il a dû être fou de rage qu’on le mette en face d’un si brutal, si impitoyable rappel de ses méfaits et d’être dépeint sous les traits de Judas. Rien d’étonnant à ce qu’il ait promis de rénover St Alphege ; c’était peu payer pour effacer cette fresque. Vous avez complètement sous-estimé Lord Oliver, un méchant plein de ressentiment. Il a attendu son heure, mais vous, l’architecte du crime, avez commis votre seconde erreur. Frère Gratian vous a rendu visite ici. Il avait été soldat et il a remarqué que l’une des croix funéraires avait servi de pierre à aiguiser. Enfin John Le Riche, le larron, est arrivé de Westminster avec ses gains mal acquis. En bon hors-la-loi, il s’est réfugié dans la forêt de Mordern et sous l’aile des Frères du Libre Esprit. Sous bien des angles, vos complices n’appartenaient point à ce monde : la richesse leur importait peu. Les relations secrètes entre Le Riche et Maître Claypole, et, en fait, Scrope, les ont peut-être aussi intrigués. Quoi qu’il en soit, Le Riche a confié ici l’essentiel de son butin avant de gagner Mistleham pour traiter avec le maire et Scrope. Bien entendu, ces deux coquins l’ont dupé. Ils l’ont arrêté, drogué, jugé et pendu séance tenante. Les Frères du Libre Esprit se sont derechef montrés compatissants et trop sûrs d’eux. Ils ont détaché le corps du voleur, l’ont enterré avec sa fortune sous une pierre tombale désignée et ont griffonné une phrase commémorative sur le mur de la sacristie de cette église. Que dit-elle, déjà ? Riche, plus riche sera, Là où, en Galilée, Dieu a donné un baiser à Marie.
— Je suis tout à fait d’accord avec votre jugement sur Lord Oliver, murmura Maître Benedict.
— Vous n’avez cessé de le sous-estimer, reprit Corbett d’un ton sec. Il y avait la fresque, les armes, et, me semble-t-il, il a découvert non seulement que Le Riche s’abritait à Mordern mais que presque tout son larcin s’y trouvait encore. C’en était trop. Les Frères du Libre Esprit étaient vraiment dangereux. Scrope était terrorisé. Comment avaient-ils eu vent de sa faute ? De sa conduite de Judas ? Quelqu’un – qui savait tout – avait-il survécu à la chute d’Acre ? Était-ce Gratian, voire Claypole ? De toute façon, il fallait les faire taire. Lord Oliver s’employa à répandre des rumeurs, des accusations contre ces malheureux, puis il frappa. Il endossa l’habit du seigneur défendant les siens, du fidèle enfant de l’Église attaquant les hérétiques. Les Frères du Libre Esprit furent massacrés sans tergiverser. Scrope ne trouva pas le butin et ne sut pas déchiffrer l’inscription sur le mur de la sacristie. Il les extermina tous et laissa pourrir les cadavres. Pourquoi ? Eh bien, en premier lieu, il constata qu’ils n’étaient pas les anges qu’ils faisaient semblant d’être. La découverte des armes et des plans du manoir de Mistleham a dû le réjouir : cela justifiait ses agissements. Mais il était aussi méfiant et voulait savoir si les Frères du Libre Esprit n’avaient pas des partisans cachés parmi les habitants de la ville, quelqu’un qui serait venu ici pour ensevelir les corps.
Le magistrat s’interrompit. Maître Benedict avait blêmi et, aux prises avec ses souvenirs, contemplait les flammes d’un œil éteint.
— La féroce et impitoyable agression de Scrope, enchaîna Corbett, vous avait fort indigné, comme elle avait indigné tous les autres. Vous ne vous y attendiez certainement pas. Vous n’aviez jamais imaginé qu’un seigneur attaquerait au point du jour et passerait tout le monde au fil de l’épée. Vous n’étiez pas là pour prévenir vos compagnons que Lord Oliver avait décidé de les occire. Il n’avait pas le choix : cette fresque, sans parler de Le Riche... Non seulement notre malandrin avait dissimulé son trésor ici, mais peut-être avait-il narré aux Frères du Libre Esprit moult histoires sur un pacte secret l’autorisant à vendre à un maire et à un puissant propriétaire terrien les objets dérobés. Rien de surprenant à ce qu’on les ait fait taire si brutalement. Toutefois vous et votre complice, Dame Marguerite, avez été sincèrement bouleversés et vous êtes sentis coupables d’avoir conduit vos alliés vers une fin aussi terrible. L’abbesse avait eu vent des avertissements proférés par le Temple contre son frère ; et elle se mit donc, par votre entremise, à diffuser des menaces, à la fois de son propre chef et du vôtre, à propos des moulins de Dieu.
Corbett prit la gourde et la lança sur la table. Le chapelain la déboucha avec maladresse, but avec avidité et la lui rendit.
— Dame Marguerite vous a aussi parlé du Sagittaire, qui, des années plus tôt, avait bravé son frère. Vous avez décidé de le faire réapparaître. D’abord pour semer la terreur et punir les bourgeois de Mistleham qui avaient soutenu l’assaut de Lord Scrope contre les Frères du Libre Esprit et, ensuite, pour ourdir l’assassinat de Scrope. Vous avez choisi vos victimes, des innocents de la ville. Chaque fois, l’abbesse vous a servi à donner le change ; ce fut par exemple le cas lors du meurtre de Wilfred et d’Eadburga. Vous ne gardiez point la porte de St Alphege ; vous vous êtes esquivé pour commettre d’effroyables meurtres. Mais le temps passait. Dans une certaine mesure, vous et Dame Marguerite aviez perdu le contrôle des opérations. Le massacre, la pendaison de Le Riche et voilà que les émissaires royaux arrivaient à Mistleham... Vous complotiez avec ardeur. Vous vous êtes, le premier, rendu chez le père Thomas, en vous surnommant Belladone. Vous avez lancé un avertissement voilé, un ultimatum à Lord Oliver. Bien entendu, il a compris de quoi il retournait : ses vilenies l’avaient rattrapé. Vous saviez qu’il ne se repentirait point. Vous tramiez déjà son trépas. Visiteur habituel au manoir où vous et Dame Marguerite disposiez d’appartements, vous pouviez y dissimuler arcs et flèches. Une nuit vous avez pourchassé les mastiffs de Scrope : eux aussi avaient participé à l’attaque de Mordern. Et, plus important, c’étaient des chiens de garde. Aviez-vous d’abord drogué leur nourriture ?
Maître Benedict se contenta de sourire.
— Puis vous avez pris l’arc et les traits que l’abbesse avait introduits en cachette et vous êtes glissé dans les ténèbres comme le chasseur que vous êtes. Deux flèches pour chaque chien, l’une pour blesser et abattre votre proie, la seconde pour porter le coup mortel.
— C’est alors que nous avons surgi, précisa Ranulf, mais notre présence ne vous a point découragé.
— D’une certaine façon, Maître Benedict, déclara Corbett, notre arrivée vous arrangeait. Les cadavres de vos compagnons se décomposaient ; nous nous en sommes occupés. Vous avez néanmoins profité de l’occasion pour rappeler aux hommes de Scrope que le Sagittaire n’était pas loin. Cependant voir brûler vos morts vous a réellement troublé. Vous êtes devenu fou furieux ; j’en ai été témoin. Vous avez décidé d’un châtiment immédiat. Vous avez constaté que l’homme de main de Scrope, Robert de Scott, se prélassait au Rayon de miel. Dissimulé, une fois encore, dans cette garenne de greniers et de réduits qui surplombe la place du marché, vous avez frappé avant de vous retourner contre Scrope en personne.
Le chapelain baissa la tête et eut un petit sourire de satisfaction. Le magistrat estima qu’il masquait simplement son embarras.
— C’est alors que Dame Marguerite s’est révélée. Elle en était venue à haïr son frère pour de bon, ainsi que Claypole, son ombre. Elle était bien décidée à nuire au maire. Elle avait toujours détesté ses prétentions et, je pense, avant même d’ouïr vos révélations. C’est elle qui a pris les registres des naissances à St Alphege, pendant que Lord Oliver était au loin, à Acre, afin que s’il mourait sans enfant, Maître Claypole ne puisse prétendre à rien. Est-ce la vérité ?
— C’est possible, admit Maître Benedict sans relever la tête. Dame Marguerite abominait Claypole, et, si elle avait vécu, elle se serait occupée de lui.
— Mais d’abord de son frère, observa Corbett. Le jour où nous avons brûlé les cadavres à Mordern, vous êtes retourné au manoir chercher l’anneau de Gaston que
— Dieu absolve son hypocrisie
— Lord Oliver avait placé sur la tête de Notre-Sauveur crucifié. Vous l’avez fait avant de vous esquiver pour revenir en ville afin de mener à bien votre sanglante tuerie sur la place. Et quand vous avez pénétré dans cette chapelle, vous avez été surpris par l’arrivée de Lady Hawisa. Elle est entrée après vous, furieuse contre son époux, et, dans le silence des lieux, a avoué avoir bien souvent envisagé de l’empoisonner à la belladone. Puis elle est partie et vous aussi, emportant le bijou à Dame Marguerite et le renseignement que Lady Hawisa vous avait involontairement fourni.
Corbett s’interrompit et prêta l’oreille aux bruits étouffés de l’extérieur. Il pensait à la liste de meurtres dont Maître Benedict était responsable et se demanda comment la justice pourrait être entièrement rendue. Il fallait d’abord, au premier chef, présenter l’acte d’accusation.
— La peur tenaillait à présent Lord Scrope, reprit-il. Dame Marguerite jouait toujours le rôle de la loyale sœur aimante. En cachette, et je reconnais que ce n’est qu’une hypothèse, elle est allée le voir. Elle feignit d’être préoccupée et inquiète, déplorant qu’on ne puisse se fier à quiconque, les murs eux-mêmes ayant des oreilles.
Corbett haussa les épaules.
— Ce ne dut pas être trop difficile, Scrope étant hanté et poursuivi à la fois par le passé et le présent. Dame Marguerite allégua sans doute qu’on ne pouvait faire confiance à personne, pas même à son épouse qui, lui dit-elle, désirait elle aussi son trépas. Elle proposa d’apporter, soit en personne soit par le biais de son fidèle chapelain, des preuves, des révélations sur les mystérieuses menaces. L’un d’entre vous, en empruntant le gué secret, lui rendriez visite cette nuit dans la retraite ; c’était le meilleur endroit pour ce genre de confidence : nul ne pourrait vous épier ni vous entendre.
— Et Lord Scrope l’aurait accepté ?
— Pourquoi pas ? Qu’avait-il à redouter de cette sœur dévouée ou de sa créature, ce chapelain timoré ? Dieu seul sait ce qu’elle a suggéré, ce qu’elle a dit, mais il est certain que Scrope donna son accord.
— Mais ce gué, de nuit... ?
— Absurde, Maître Benedict, vous connaissez bien le manoir de Mistleham. Voilà plus d’un an que vous êtes céans et Dame Marguerite vous a montré les aîtres. Vous avez même pu vous exercer à le traverser. Je l’ai fait une fois, en toute sécurité. Vous pouviez y parvenir sans mal grâce à une perche, une corde et une lanterne sourde.
Le chapelain, surpris, leva les yeux. Corbett y lut la peur : il se rendait compte à quel point l’argumentation l’accablait.
— Qu’aviez-vous à craindre ? L’eau froide ? Les gardes s’étaient réfugiés bien loin sous les arbres. Robert de Scott avait été expédié en Enfer et les chiens abattus. Dame Marguerite était prête à jurer que vous aviez été malade toute la nuit. Non, vous n’aviez vraiment rien à craindre, vous avez atteint l’arrière de la retraite et, comme convenu, avez frappé à un volet. Lord Scrope, étendu sur son lit, se lève, écarte les tentures, ouvre les contrevents et vous fait entrer. Que peut-il redouter, lui, un soldat, d’un pieux chapelain sans armes, porteur d’une petite sacoche ? Il s’installe dans sa chaire et vous, tout fébrile, vous tenez debout devant lui. Vous farfouillez dans votre sac, attrapez votre poignard avec célérité et le plongez dans le cœur de votre seigneur. En un clin d’œil Lord Oliver trépasse parce que, confronté à une situation totalement imprévue, il n’a pas eu le temps de résister, de se battre. Vous avez profondément enfoncé votre dague. Scrope a tenté d’en saisir le manche et le sang lui a taché les mains. Vous êtes resté là à regarder la lumière de la vie s’éteindre dans les pupilles de votre ennemi. Puis vous avez pris les clés qu’il portait à une chaîne autour du cou et avez pillé son coffre. Ensuite vous avez remis les clés en place, avez retiré votre poignard de la plaie et l’avez remplacé par celui qui provenait de la crypte de Westminster.
— Et le poison ?
— Oh, vous avez peut-être fureté dans les massifs de simples du manoir. Il se peut aussi que la belladone vous ait été remise par Dame Marguerite qui l’aurait subtilisée dans la réserve de poudres de l’infirmerie du couvent. Quoi qu’il en soit, vous avez versé la fiole de poison dans le pichet et rempli le gobelet en if. C’était une ruse discrète et perverse qui laisserait entendre que Lady Hawisa était la coupable. Puis vous êtes reparti comme vous étiez venu ; vous êtes sorti par la fenêtre, avez remis les tentures en place, poussé les volets et avez fait le chemin inverse.
— On aurait pu m’apercevoir.
— J’en doute. Une sombre silhouette dans une nuit noire et glaciale ? Vous n’étiez plus le chapelain timoré, mais un soldat expérimenté et impitoyable.
— Mais la barre n’était pas mise aux contrevents.
— Dame Marguerite y avait veillé. Elle avait convenu d’une rencontre à la retraite avec son frère le lendemain matin, en compagnie du père Thomas, afin de rassurer Lord Oliver au sujet de son visiteur nocturne. Elle avait promis de s’y rendre pour aborder certaines affaires, mais aussi pour s’entretenir en secret avec lui sur la conduite à tenir à l’avenir. Scrope y verrait la garantie logique que vous étiez bien ce que vous prétendiez être, l’envoyé de sa sœur loyale et dévouée. Le père Thomas n’était là que pour tirer les marrons du feu : l’abbesse et le prêtre de la paroisse rendaient visite au seigneur du manoir. Bien entendu, tout cela n’est que pure conjecture, parce que Dame Marguerite n’avait pour but que de dissimuler la mystérieuse malemort de son frère. Ce matin-là, elle a pris une embarcation. La porte étant close, elle a ordonné à Pennywort de forcer le plus proche volet, ce qu’il fit. Il se faufile par la fenêtre et voit l’horrible spectacle. Il s’empresse d’ouvrir l’huis et l’abbesse entre. Le père Thomas, aussitôt, remplit son rôle de prêtre et s’occupe du corps. Dame Marguerite, feignant d’être bouleversée, fait en hâte le tour des lieux. Avec diligence, elle écarte les tentures de cette fenêtre, abaisse l’épar et redresse les chevilles contre les contrevents. Souvenez-vous : le bâtiment était enveloppé de ténèbres ; la plupart des chandelles s’étaient éteintes. Le père Thomas est donc occupé. Pennywort est dehors, sur le seuil. Elle peut agir à sa guise et le mystère était total. Puis on donne l’alarme. Des gens se précipitent, effaçant ainsi toutes les marques, s’il en restait, de l’assassin secret de Scrope.
— Et c’est ainsi que vous avez mené à bien votre vengeance, déclara Ranulf.
Maître Benedict lança un coup d’œil haineux au clerc de la Cire verte. Preuve, se dit Corbett, que,
Ranulf absent, ce meurtrier aurait tenté de saisir n’importe quelle occasion.
— Ce n’est pas tout, remarqua le magistrat. Dame Marguerite s’était engouée de vous, n’est-ce pas ? Avait-elle des projets, manigançait-elle quelque chose ? Oh non, pas de s’enfuir avec vous, mais de s’installer à St Frideswide avec son amant, le chapelain, qui aurait reçu de l’avancement dans le service royal. Un plan aberrant qui, au vrai, ne correspondait pas du tout à vos intentions. Elle aurait pu être un fardeau plus tard. À quoi bon rester ? Pourtant vous ne pouviez vous échapper et laisser ici ce témoin. Vous avez persévéré dans votre faux-semblant. Vous l’avez encouragée à affecter la terreur, comme si elle aussi était menacée par le Sagittaire. La flèche, le message, tout cela était votre œuvre. Vous tentiez derechef de détourner l’attention.
— Et à St Alphege ? l’interrompit le prêtre avec fougue, comme un maître se demandant si son élève a vraiment appris sa leçon.
Corbett ravala son courroux.
— Si l’abbesse avait vraiment été terrorisée, murmura-t-il, elle n’aurait jamais quitté St Frideswide. Mais vous ne pouviez l’occire là-bas ; cela aurait été fort suspect.
— Par conséquent ?
— Maître Claypole fut votre prétexte, répondit Corbett. Elle lui vouait une haine amère. Vous l’avez convaincue d’envoyer cette missive à Ormesby, le mire. Pourquoi ? Je n’en connais pas la véritable cause, si ce n’est pour se servir de lui contre Claypole.
— Mais pourquoi cette rencontre à St Alphege ?
La question avait tout de la provocation.
— Oh, expliqua Corbett en souriant, je crois que vous et Dame Marguerite vous apprêtiez à prendre Claypole au piège. Quand vous affirmiez que la solution de tous les mystères se trouvait dans l’église paroissiale, vous mentiez. Le Sagittaire ne vous aurait attaqués tous les deux que pour échouer. Ormesby devait arriver peu après pour découvrir l’abbesse et son chapelain affolés et prêts à jurer que l’archer mystérieux n’était autre que Maître Claypole.
— Et tout cela n’inquiétait point Dame Marguerite ?
— Bien sûr que non ! Nul Sagittaire ne pouvait l’effrayer ; elle savait de qui il s’agissait en réalité. En fait, elle aurait dû être plus prudente. Vous l’accompagniez. Vous aviez glissé un petit arc de corne et deux flèches dans votre ceinturon et les aviez dissimulés sous votre chape. Dame Marguerite n’a jamais soupçonné vos intentions. Elle pensait que vous l’adoriez. Vous êtes arrivés tôt à l’église – la première messe était finie, le père Thomas s’était retiré et les fidèles étaient partis. S’il y avait eu un obstacle, vous auriez juste modifié vos projets en conséquence. L’abbesse devrait quitter les lieux. Peut-être lui auriez-vous suggéré de passer par les stalles, sinon, naturellement, il y avait toujours le trajet de retour à St Frideswide. Mais l’édifice était désert, le portail clos. Vous avez agi avec célérité. Vous vous fondez dans l’ombre, encochez une flèche, surgissez et tirez. Dame Marguerite meurt sur le coup. Vous lâchez un autre trait dans le jubé. Puis vous ôtez la corde de l’arc et cachez l’armature dans cette église profonde et sombre ; ce n’est qu’alors que vous soufflez dans la trompe et vous tapissez derrière le jubé comme si la peur vous avait fait perdre l’esprit.
— Si prompt ? railla Le Sanglier.
— Ranulf, dit Corbett par-dessus son épaule, quand je me mettrai à compter, attrape ton arc et deux flèches dans le carquois et tire aussi vite que tu peux dans l’église.
Il regarda Ranulf se mettre en position, arc bandé.
— Un, deux, trois, quatre...
Il n’en était qu’à cinq quand le second trait siffla dans l’air.
— Vous voyez, remarqua-t-il en se levant, il suffit de quelques secondes. Le Sagittaire s’en était de nouveau pris à la famille de Lord Scrope. Après ça, il vous tardait de partir. J’étais sur mes gardes. Je n’avais nulle raison légale de vous retenir, d’où la comédie, hier soir.
Il dévisagea le captif.
— Je devais vous faire tomber dans une chausse-trape.
— Ce que vous avez fait, concéda Maître Benedict en levant ses mains enchaînées. Emmenez-moi donc à Londres et traînez-moi devant le Banc du roi. J’en appellerai au privilège de clergie et en référerai à mon ordinaire, à l’évêque qui m’a ordonné. Il me jugera et ensuite, Maître Corbett ? Il m’infligera quelques mois dans un monastère isolé et un jeûne au pain et à l’eau ?
— Peut-être pas.
Ranulf tira son épée et, sans tenir compte de l’exclamation désapprobatrice du magistrat, s’accroupit devant le prisonnier.
— Scrope, je comprends, mais les autres, ces innocents, pourquoi eux ?
— Pourquoi pas ? persifla le chapelain. Leurs parents ont attaqué les miens.
Ranulf, les doigts serrés sur la garde de son arme, la posa de façon que le bout repose sur le sol.
— Je vais vous dire quelque chose. Je jure... commença-t-il.
— Ranulf ! intervint Corbett.
— Je jure, cria le clerc de la Cire verte, que si vous avouez la vérité, nous vous trouverons une échappatoire. Je le jure !
Il se tourna vers Corbett, l’air implorant.
— Il est rare que je demande, plus rare encore que je supplie.
— Ce doit être juste et loyal, murmura Maître Benedict. Au fait, comment avez-vous su qu’il s’agissait d’un petit arc de corne ?
Il désigna le grand arc sur le sol.
— À ma demande, le père Thomas a fouillé l’église, chuchota Ranulf. Il a trouvé l’arme bien cachée derrière l’autel de la Vierge.
Son interlocuteur fit une petite grimace pour toute réponse.
— Vous m’avez donné votre parole, déclara-t-il en regardant Corbett. Déliez-moi.
Avant que Corbett puisse s’y opposer, Ranulf tira sa dague et trancha la corde qui entourait les poignets du prêtre. Ce dernier ne bougea pas ; il se contenta d’enrouler la corde coupée, de la jeter, de se frotter les poignets et de lancer un regard oblique au magistrat.
— Ce que vous avez dit est exact, ou presque ; seuls quelques légers détails diffèrent, ici ou là. Chenapan n’était point aussi niais qu’il aimait le laisser croire. Il était fort malin. Je l’ai protégé et il a été facile à manœuvrer. Je lui ai ordonné de souffler dans la trompe puis de la laisser dans une cachette et de se trouver sur la place à l’aube le lendemain. Je l’avais approché sans lui dire qui j’étais, mais il est possible qu’il m’ait reconnu. Il pouvait jaser comme un écureuil sur une branche ; il fallait qu’il meure. Le reste...
Le Sanglier haussa les épaules.
— ... est plus ou moins vrai. Je savais que le gué existait et m’étais exercé à le franchir à maintes reprises. On ne peut voir les saules en arrière de la retraite. Lord Scrope avait, certes, été négligent : il croyait, à juste titre, que s’il devait être agressé, ce serait la nuit. Il n’a jamais pensé que l’on monterait un complot de jour. Quant à Dame Marguerite, je commençais à me lasser d’elle.
Il sourit.
— Ce qui l’a en fait attirée à St Alphege, c’était mon intention de tirer mes flèches. Bien entendu, elles étaient censées rater leur cible : nous aurions alors accusé Claypole. Ormesby devait arriver après l’assaut et être témoin de notre épouvante. J’aurais juré que le mystérieux archer que j’avais aperçu était Maître Claypole. Notre bon maire se trouve sans cesse à l’échevinage ou sur la place, devant St Alphege. Cela aurait été aisé et...
Il appuya l’évidence de ses dires d’un geste.
— ... qui aurait osé contredire Madame l’Abbesse et son chapelain ?
— Sa mort fut donc rapide ? s’enquit Corbett en revenant sur ses pas pour se poster devant lui.
Maître Benedict claqua des doigts.
— Comme ça !
Le magistrat s’accroupit.
— Quel était donc le lien entre vous et Gaston ?
— Ah, vous aviez raison !
Le chapelain désigna la gourde. Corbett la lui tendit et Benedict étancha sa soif avec avidité.
— Je serai bref, déclara-t-il en souriant et en clappant de la langue. Je crois en votre parole ; que puis-je faire d’autre ? Je pourrais exiger d’être jugé et plaider le privilège de clergie, mais...
Il montra Ranulf.
— ... je ne pense pas qu’il me laisserait en vie.
— Fort pertinent, chuchota ce dernier.
— Et Gaston ? intervint Corbett.
— Vous avez deviné, répondit Benedict. Scrope s’est échappé d’Acre. Quand il est entré dans l’infirmerie, il n’y avait que les malades et les mourants. Une table était jonchée de divers médicaments et d’herbes, de potions et de poisons. Quelques templiers préféraient être drogués pour supporter leur trépas imminent. Scrope a pris une coupe de vin et y a versé un poison, ce que Gaston ignorait. Scrope l’a encouragé à boire, en prétendant que le vin calmerait la douleur et que
— Dieu lui en soit témoin – il reviendrait le chercher. Gaston était sûr que seul Lord Oliver avait pénétré dans l’infirmerie. Puis Scrope s’est enfui ; bien entendu, il n’est jamais revenu. Pourtant, à peine était-il sorti que Gaston fut saisi de violentes nausées et vomit vin et poison. Puis il se pâma. Quand il revint à lui, la ville était tombée. Les Sarrasins se montrèrent généreux envers les blessés qui semblaient devoir survivre. Les mourants furent emmenés et exécutés avec les autres dans la cour du dragon. J’y ai assisté.
— Vous ?
— Moi et tous les autres jouvenceaux. Tous ceux qui l’avaient pu s’étaient retirés dans la forteresse des templiers : soldats, marchands, négociants, hommes, femmes et enfants. Quand elle a été prise, les adultes des deux sexes ont été sommairement exécutés. On a obligé les enfants, dont moi, à regarder un captif après l’autre, contraint de s’agenouiller, se faire décapiter, jusqu’à ce que, pleurant et gémissant, nous ayons du sang jusqu’aux chevilles. Nous n’avons été épargnés que parce que, vu notre physique, nous serions vendus un bon prix sur les marchés d’esclaves.
— Mais Gaston n’a pas péri ?
— Non, en effet. L’officier sarrasin qui l’a découvert était un homme d’honneur. Il était aussi intrigué. Il a trouvé la coupe de vin, senti le poison et interrogé Gaston. Il a été fort surpris qu’un chrétien puisse tenter d’assassiner un autre chrétien qui avait combattu à ses côtés. Vous connaissez les soldats de par le monde : ils apprécient tous une bonne histoire. On confia Gaston à un mire arabe ; ses blessures guérirent bientôt et il nous rejoignit, nous les enfants, enchaînés dans la cour du dragon. L’officier veilla à ce que Gaston reçoive de la bonne nourriture et je suppose que c’est à cette époque que nous avons rencontré notre héros.
Le chapelain s’interrompit.
— Je ne peux décrire l’Enfer qu’était cette cour. Gaston devint notre protecteur, notre ami. Il fit ce qu’il put pour nous, partageant sa pitance, soignant les moribonds, consolant et réconfortant chacun.
Il prit une profonde inspiration.
— Les semaines devinrent des mois. Gaston reprit des forces. Il était vigoureux ; même alors j’ai remarqué qu’il avait les longs bras d’un homme d’épée. Il s’exerçait quand il le pouvait, puis il saisit sa chance. Un après-midi, l’officier de service lui apporta de quoi se nourrir ; il était accompagné de trois mamelouks. Je sais qu’ils ne doivent pas boire : leur religion l’interdit. Cependant ces trois-là, c’était visible, avaient abusé du vin. Ils commencèrent à molester les jouvencelles. Gaston bondit. Il les traita de couards, les insulta, les provoqua, leur dit qu’ils n’oseraient se mesurer à un combattant tel que lui. Les mamelouks mordirent à l’hameçon. Gaston proposa de les affronter tous les trois et précisa qu’une épée et un poignard lui suffiraient. Il ajouta que s’il les tuait, cela signifierait qu’Allah désirait que lui et les enfants soient libérés.
Le Sanglier avala une nouvelle rasade.
— La rumeur du défi courut bientôt dans tout le donjon. La cour se remplit d’hommes. L’officier n’était pas d'accord, mais je pense qu’il se doutait de ce qui allait se passer. Voulant donner cette chance à Gaston, il accepta. On ôta ses chaînes à Gaston et on lui remit les armes réclamées.
Maître Benedict hocha la tête.
— Croyez-moi, aussi vrai que Dieu est vivant : Gaston était un soldat, une épée hors pair. Tel un chat détruisant la vermine, il vint très vite à bout de ces mamelouks. Rapide comme un danseur ! Ce jour-là, il est sûr que Dieu était avec lui.
Il tendit les mains vers le feu.
— Toute la garnison l’applaudit. L’officier respecta sa parole. Le lendemain matin, Gaston, moi et les autres enfants fûmes conduits au port.
— Combien étiez-vous ? interrogea Corbett.
— Une vingtaine. Nous embarquâmes pour Chypre, puis, de Limassol, pour Marseille. Ensuite, Gaston nous emmena au nord, à Angers, où il était connu de l’évêque. Ce dernier, le tenant en haute estime, lui permit de s’installer dans un château abandonné, un endroit splendide à l’orée d’une forêt bordant de riches champs et des cours d’eau poissonneux.
— Vous vous y êtes donc établis ?
— En effet. Gaston nous a appelés sa Compagnie du Saint-Esprit. Je pense que c’était avant tout une plaisanterie. C’était l’homme le plus noble, le meilleur que j’aie jamais rencontré. Il devint notre dieu, notre sauveur, notre mère, notre père, notre grand frère, notre grande sœur, notre prêtre et notre confesseur. Il nous traitait avec douceur, avec tendresse, et nous guidait. Il était persuadé d’avoir échappé à la mort dans ce seul but.
— Vous saviez pourtant manier les armes, n’est-ce pas ?
— Oui, quelques-uns d’entre nous. J’étais le plus âgé. Gaston nous expliquait que, dans cette vallée de larmes, nous devions nous défendre ; il m’a appris à manier l’épée, le poignard, et surtout le grand arc, talent où il était devenu expert lors de son séjour en Angleterre. Bien qu’il m’ait narré l’histoire de l’arc, son emploi par les Gallois, il n’évoquait jamais son propre passé.
— Mais vous avez vraiment été ordonné prêtre ? voulut savoir Corbett.
— Bien sûr ! Gaston, me trouvant très intelligent, voulut que je reçoive une bonne instruction. L’évêque de la contrée me prit sous son aile et je fus envoyé à l’école ecclésiale toute proche, puis à Bordeaux et à Paris. Gaston possédait quelque fortune ; il gagnait le reste ou on le lui offrait. Des seigneurs locaux, des abbayes et des monastères, ayant entendu parler de ce qu’il avait fait, se montraient fort généreux.
— Cependant il ne faisait jamais allusion à l’Angleterre ?
— Jamais. C’était une porte qui demeurait close et scellée.
— Et le reste du groupe ?
— Certains trépassèrent. Les autres s’endurcirent sous l’égide de Gaston. Il n’avait pas renoncé à sa foi, mais à ses règles, à ses limites. En fait, c’est lui qui créa les Frères du Libre Esprit. Ils étaient tolérés, voire appuyés par le clergé des environs, qui leur remit des lettres de protection de la curie papale en Avignon. Ils étaient inoffensifs ; c’était une de ces bandes qui vagabondaient sur les routes de France.
— Et vous ?
— Gaston était fier de moi, même si j’ai souvent eu l’impression que la vocation m’était étrangère. Preuve vivante, peut-être...
Il eut un large sourire.
— ... que Habitus non facit monachum... l’habit ne fait pas le moine.
— Puis Gaston vous a relaté ce qu’il en était vraiment ?
— Oui. Il y a deux étés de cela, il a été atteint d’un dérèglement malin des humeurs. Il nous a convoqués dans ce qu’il nommait son sanctuaire pour nous expliquer pourquoi il était allé à Acre et ce qui s’y était passé. Il n’omit aucun détail.
Le chapelain s’essuya les lèvres de la manchette de son justaucorps.
— Il ne voulait pas être vengé ; c’est moi qui en ai eu l’idée. Gaston mourut. J’ai enquêté. Ma rage s’accrut quand j’ai découvert que Lord Scrope avait prospéré tel pourceau en bauge et nous avons élaboré notre plan. Nous voulions châtier Lord Oliver puis nous enfuir par mer.
Il haussa les épaules.
— En gros, le reste est comme vous l’avez dit.
— Aviez-vous l’intention d’occire Lord Scrope ?
— Non, non, pas au début. C’était paradoxal : Gaston était resté à Acre à cause de lui et nous avait sauvés. Nous avons débattu avec ardeur de la question. La tentative de meurtre sur Gaston, c’était là le véritable péché. Nous espérions contraindre Scrope à avouer, à s’humilier en public, à dévoiler le mal qu’il avait commis, mais, comme vous l’avez remarqué, nous l’avions sous-estimé. Oncques n’ai cru, chuchota-t-il, qu’il le ferait, même après le défi que nous lui avions lancé. Cela aussi était l’erreur d’esprits exaltés. Vous aviez raison. La culpabilité et le courroux m’ont rendu malade pour de bon.
Il adressa un sourire à Corbett.
— Grâce vous soit rendue pour avoir redonné dignité à leurs corps. Je suis venu ici en secret ramasser tous les ossements que je pourrais trouver. Je les ai emportés dans le cimetière de St Frideswide pour les enterrer.
Il poussa un profond soupir.
— Mais oui, une fois les Frères du Libre Esprit massacrés, je n’avais d’autre choix que de faire régner la terreur.
— Même en vous en prenant à ces innocents, la fille de l’aubergiste et le benêt de la place ? releva Ranulf.
— Bien entendu.
Maître Benedict se leva.
— J’ai tenu parole ; respectez la vôtre. Messire Ranulf, vous voulez ma mort.
— Que nenni, corrigea ce dernier. C’est Dieu qui le veut ! Je vais vous donner une chance : vous n’en avez pas laissé autant à vos victimes. J’ai ouï votre histoire, Messire le chapelain, mais je suis toujours persuadé que vous avez pris plaisir à tuer. J’en suis convaincu.
Corbett recula en se demandant quelles étaient les intentions de son compagnon.
— Comme je l’ai dit, déclara Benedict qui désigna Ranulf, vous voulez ma mort.
Il eut un geste d’impuissance.
— À quoi bon plaider le privilège de clergie, subir l’exil dans un monastère ? Je connais les hommes de votre trempe, Ranulf-atte-Newgate : vous m’attendrez à la sortie, si par hasard vous me prêtez vie jusque-là.
— Vous avez évoqué les horribles choses dont vous fûtes témoin, rétorqua Ranulf avec calme. Moi aussi j’ai assisté à des horreurs, Maître Benedict. J’ai vu des hommes et des femmes poignardés dans des tavernes, des amis pendus pour avoir volé une miche de pain alors qu’ils avaient faim, et, en vous écoutant, j’ai pensé à un jeu auquel nous nous livrions. On l’appelait le « piqué du faucon ». Nous posions une massue et un marteau sur le sol entre nous. Le premier qui s’emparait d’une arme pouvait frapper l’autre. Nous allons y jouer à présent. Chanson, cria-t-il, apporte l’arbalète.
Le clerc des écuries obtempéra. Ranulf la mit entre ses pieds, un trait meurtrier posé à côté. Puis il prit le grand arc et l’une des flèches du carquois. Il permit à son adversaire de les examiner avant de les déposer entre les pieds de son ennemi. Corbett, épouvanté, ne quittait pas la scène des yeux.
— Personne n’interviendra, prévint Ranulf. Messire le prêtre, vous êtes un maître archer, prompt et terrible. Si vous me touchez avant que je vous atteigne, alors vous serez libre. Sir Hugh ?
— Ranulf, ceci est...
Le magistrat, lisant la détermination dans les yeux de Ranulf, accepta d’un hochement de tête. Il glissa néanmoins la main vers la garde de sa propre dague. Maître Benedict était des plus adroits. Il pouvait encocher un trait plus vite que Ranulf pouvait amorcer l’arbalète.
Le chapelain scruta Ranulf avec soin et fit un signe de tête. Il se leva, le corps détendu, les bras ballants, et remua ses poignets pour les assouplir.
— Quand j’aurai récité le Gloria, annonça Ranulf avec un sourire. Cela convient pour un prêtre assassin qui va rencontrer son Dieu.
— Dites-le et finissons-en.
— Gloria Patri, entonna le clerc d’une voix rauque, et Filii et Spiritus Sancti...
Benedict se baissa soudain, saisit l’arc et la flèche, les leva et fit un pas en arrière. Ranulf, pourtant, ne prit pas l’arbalète ; il tira le poignard de son ceinturon et le lança de toutes ses forces contre le chapelain qu’il atteignit en pleine poitrine. Ce dernier recula en titubant et lâcha ses armes. Ranulf dégaina son épée, la pointa d’un mouvement ondulant vers le ventre de son adversaire, puis, se rapprochant, l’enfonça jusqu’à la garde. Maître Benedict battit des mains. Sa tête retomba en arrière et il s’étouffa dans son sang.
— J’ai annoncé, déclara Ranulf en appuyant sans pitié sur son épée, que je vous frapperais avant que vous me frappiez : et c’est ce que j’ai fait !
Il dégagea son arme.
Les yeux du chapelain papillotèrent ; il poussa un grand soupir, s’effondra sur les genoux puis sur le flanc.
— Fourberie, chuchota Corbett.
— Justice ! gronda son compagnon.
Il s’accroupit devant le mort et arracha son poignard.
— C’était un tueur, un meurtrier, Sir Hugh. Vouliez-vous qu’il s’en aille en caracolant loin des crimes odieux qu’il a commis ? Vouliez-vous qu’un tel homme se faufile parmi les ombres qui hantent vos cauchemars ? Qu’il revienne peut-être un jour au manoir de Leighton, s’y introduise, furtif, une nuit, pour exercer sa vengeance sur vous et les vôtres ? Un animal blessé est dangereux. Maître Benedict Le Sanglier méritait son sort. J’ai fait ce qui était légal et juste.
— Juste, il se peut, mais légal ? corrigea Corbett.
Ranulf se redressa, fouilla sous son justaucorps et sortit un petit rollet de parchemin qu’il tendit au magistrat.
— Légal, maintint-il, juste et légitime !
Corbett déroula le vélin et lut : « Ce que le porteur de cette lettre a accompli, il l’a accompli pour le bien du roi et la sécurité du royaume. »
— Eh bien, Ranulf, commenta-t-il en levant les yeux, tu deviens des plus avisés.
— « Car les enfants de ce monde, cita Ranulf, sont plus avisés quand il s’agit des leurs que ne le sont les enfants de la lumière. »
— Penses-tu être un enfant de la lumière, Ranulf ?
— Non, Sir Hugh.
Il effleura la joue de Corbett.
— Je me contente de travailler pour eux.