« Mandat pour arrêter John Le Riche [...]
de mauvaise réputation, accusé de félonie dans le
Bedfordshire. »
Calendrier du Rôle des Patentes, 1291-1302.
Après le départ du père Thomas, on introduisit Dame Marguerite et Maître Benedict. Corbett avait estimé qu’il valait mieux les interroger ensemble et avait négligé la réflexion de Ranulf glissant à l’oreille de Chanson que ces deux-là « étaient comme cul et chemise », remarque qui n’aurait pas manqué de froisser à la fois l’abbesse et son chapelain s’ils l’avaient ouïe. Ils prêtèrent serment et s’installèrent. Dame Marguerite, sans plus de façons, faisant avec modestie fi des privilèges attachés à leur condition, remercia beaucoup Corbett de les recevoir de conserve, étant donné le mauvais état de santé de Maître Benedict. Le magistrat n’en disconvint pas. Le chapelain était rasé de près et propre ; pourtant il avait le teint plombé, les yeux écarquillés et cernés. Il semblait avoir mal dormi et se tenait le ventre comme s’il avait du mal à digérer. Il était aussi anxieux, ne cessant de chercher d’un regard apeuré quelque spectre malintentionné tapi dans les recoins obscurs de l’estrade.
— Sir Hugh, déclara Dame Marguerite, dont le joli visage s’était un peu empourpré, que pouvons-nous dire de plus ?
— Je souhaite quitter ces lieux, clerc royal, annonça Maître Benedict d’une voix grinçante.
Il regarda le magistrat dans les yeux.
— Le meurtre règne ici.
Il cita les Évangiles :
— Haceldama. Le Champ de Sang. Je vous serais reconnaissant de me donner des lettres de recommandation pour Lord Drokensford et le roi.
— De grâce, Sir Hugh, plaida Dame Marguerite.
— Une fois ma tâche achevée, Madame.
— Nous savons peu de choses, l’interrompit Maître Benedict. La nuit où Lord Scrope a été occis, j’étais la proie des fièvres. Demandez à Madame l’abbesse et aux valets, j’étais fiévreux...
Sa voix mourut.
— Tant de massacres, Sir Hugh ! Qui sera le prochain à périr ?
Le clerc ne répondit pas et s’adressa à Dame Marguerite.
— Pouvez-vous nous apprendre quelque chose sur ces agissements meurtriers ?
— Non, Messire. Mon frère ne connaissait d’autre loi que la sienne.
— Même au sujet d’Acre, après tant d’années ?
— Même là-dessus, Sir Hugh. Il n’en parlait jamais, du moins avec moi. Je suis sûre qu’il le faisait avec Claypole, et qu’il évoquait aussi les Frères du Libre Esprit, le Sagittaire ou Le Riche. Sir Hugh, je n’en sais pas davantage que vous. Il est certain que c’étaient des événements épouvantables, mais n’oubliez pas, bien qu’à présent je sois logée céans, que je suis l’abbesse d’un couvent où les tâches ne manquent pas. Les affaires du manoir de Mistleham ne me concernent pas vraiment. Je déplore le trépas de mon frère, mais je me soucie surtout de Messire Claypole et, bien entendu, de l’avancement de Maître Benedict. J’ai été aussi honnête et franche que possible.
Elle fit une pause.
— Je regrette seulement que Chenapan n’ait pas survécu. Il aurait pu se montrer bavard. L’histoire de ce voleur, Le Riche, ne me concerne en rien. Les chefs des Frères du Libre Esprit, Adam et Ève, avec quelques-uns de leurs compagnons, venaient souvent au couvent, mendier, prier dans notre chapelle, mais ils ne faisaient rien de mal, c’étaient des innocents inoffensifs.
— Et l’île des Cygnes ? Dame Marguerite, enfant, vous jouiez dans le domaine. Ne pouvait-on traverser le lac que par bateau ou par un pont ?
— Oui, répondit-elle avec un sourire nostalgique. Il est très profond et encombré d’herbes, ce qui le rend fort dangereux. Mon frère a fait détruire l’ancien pont qui se trouvait à l’emplacement actuel des jetées. Quelques-uns de ses serviteurs étaient entraînés à ramer pour l’emmener sur l’autre rive. Le lac est périlleux, Sir Hugh. Je ne vois pas comment quelqu’un aurait pu le traverser sans se servir d’un des esquifs.
— Mais alors, comment croyez-vous que le tueur s’y soit pris ? s’étonna Ranulf.
— J’ai réfléchi là-dessus, reconnut l’abbesse en se mordillant les lèvres. J’imagine qu’il – ou elle –, précisa-t-elle, mutine, l’a franchi à la nage pendant la journée.
— Ils seraient morts gelés ! objecta Corbett.
— Pas forcément, Sir Hugh. À condition d’emporter des vêtements de rechange et une petite gourde de vin. J’y parviendrais. Je le faisais parfois, en dépit du risque, avoua-t-elle en souriant.
— Mais comment auraient-ils eu accès à la retraite ? voulut savoir Ranulf.
— Il se peut que mon frère, abusé, ait laissé entrer le tueur. Mais...
Elle haussa les épaules.
— ... je comprends bien que cette hypothèse fait naître autant de difficultés qu’elle en résout.
Elle se leva, imitée par Maître Benedict.
— Je vous assure que c’est tout ce que j’ai à vous narrer, Sir Hugh.
Le magistrat les remercia. Ils se retirèrent et Chanson ferma l’huis derrière eux. Corbett se redressa dans sa chaire et se tourna vers Ormesby.
— Eh bien, Messire le physicien, qu’en pensez-vous ?
— J’ai exercé la fonction de coroner, Sir Hugh, et ma conclusion immédiate peut s’exposer en trois points. D’abord...
Il leva un doigt boudiné.
— ... on ne vous a, bien sûr, pas dit la vérité ici ; ce qui n’a rien d’étonnant : personne, céans, n’est prêt à tout avouer. Tout le monde a quelque chose à cacher. Ce qui les unit, c’est une profonde inimitié, voire de la haine, envers Lord Scrope.
— Et ?
— Ensuite, Corbett, cela ressemble à une affection, une maladie. À mon avis, il faut chercher la racine dans le passé. Vous ne cessez d’en revenir à Acre ; cela paraît être l’origine, la source de tout. Il est certain qu’il y a eu quelque mystère là-bas. Des hommes de Mistleham y sont allés, mais seuls Scrope et Claypole en sont rentrés. Les vétérans aiment évoquer leurs guerres, leurs batailles, leurs blessures, leurs heures de gloire et de triomphe. Scrope et Claypole ne le faisaient pas. Pourquoi ? Nous savons qu’ils se sont échappés. Nous savons aussi qu’ils ont pillé le trésor du Temple, mais ils n’ont pas, en réalité, donné aux habitants de la ville, à des gens tel le père Thomas, une véritable et fidèle relation sur la mort de leurs compagnons. Enfin, si Acre est la racine, ce qui s’est passé ici est la fleur. Nous devons, ou vous devez, découvrir comment un criminel a traversé ce lac gelé au cœur de la nuit, sans être vu ni arrêté, comment il a pu pénétrer dans une maison petite, certes, mais fortifiée, puis occire Lord Scrope sans rencontrer de résistance, dérober ses biens et s’enfuir sain et sauf. Je suggère, Sir Hugh...
Ormesby se leva.
— ... que vous commenciez par là. Si vous pouvez éclaircir ce point, alors je pense que tout se mettra en place.
— Je ne suis point d’accord, intervint Ranulf. Maître Ormesby, vos remarques sont judicieuses et exactes ; néanmoins nous pouvons quand même relever certains mensonges. Ceux de Maître Claypole, par exemple. Je ne crois pas à l’histoire de la capture et de la pendaison immédiate de Le Riche ; quelque chose n’est pas net là-dedans. Frère Gratian, quant à lui, jase fort bien ! Il se cache derrière son statut et ses privilèges. Si seulement nous pouvions trouver la faille.
— Oui, oui, murmura le mire, mais, Messires, sauf si vous avez besoin de moi, je dois partir. Je vais rendre visite à Lady Hawisa.
Il salua Corbett et Ranulf.
— De grâce, mandez-moi de nouveau si je peux vous aider encore, mais qu’y a-t-il derrière tout ça... ? Je ne l’explique pas.
Il hocha la tête.
— Et peut-être même jamais.
Maugréant et grommelant entre ses dents, il sortit.
Corbett se leva, se dirigea vers une desserte, remplit deux gobelets de vin et en rapporta un à Ranulf.
— Parfait, Ranulf. Chanson...
Il fit signe au clerc des écuries de s’approcher.
— ... sers-toi une coupe de vin. Voici ce que nous allons faire. Ranulf, débarrasse cette table puis va te promener par le manoir. Tente d’établir la véracité de ce qui nous a été dit quant à l’endroit où se trouvaient les uns et les autres. Relève tout détail insolite. Chanson, ne perds pas frère Gratian de vue. Si tu constates quoi que ce soit, rejoins-moi dans ma chambre.
Le magistrat gagna la chapelle incontinent et s’assit dans une chaire devant l’autel de la Vierge ; puis il se releva pour regarder avec attention ce qui l’entourait tout en se demandant à quoi Lord Scrope avait fait allusion quand il avait dit à Lady Hawisa qu’il manquait quelque chose en ces lieux. Il examina le crucifix pendu au-dessus de l’entrée du petit sanctuaire, l’autel et les crédences qui le flanquaient, mais tout était en ordre. Il repartit dans son appartement, quitta ses bottes et prit ses aises devant l’âtre. Les effets du vin qu’il avait bu se faisaient sentir. Il s’assoupit et quand Ranulf et Chanson revinrent, le soir était tombé.
— Rien, annonça Ranulf en se laissant choir sur un tabouret près de Corbett. Rien du tout, Messire. Tout ce que nous avons entendu est vrai. Les valets chantent tous le même refrain. Dame Marguerite, frère Gratian, Maître Benedict et Lady Hawisa étaient dans leurs chambres la nuit où Lord Oliver a été assassiné ; quant au père Thomas et à Maître Claypole, on ne les a même pas aperçus ici, bien sûr. Et maintenant ?
— J’ai appris quelque chose.
Corbett se tourna vers Chanson debout près de la porte.
— Frère Gratian va distribuer d’autres pains de Marie demain, précisa le clerc des écuries.
— Sois dans les parages, insista le magistrat. Quant à nous, Ranulf, nous nous lèverons tard puis nous prendrons nos chevaux, mais personne ne doit savoir où nous irons.
— Et où donc ? s’enquit Ranulf, non sans inquiétude car il avait à moitié deviné la réponse.
— À Mordern. Il y a là-bas un secret, et j’ai bien l’intention de le découvrir.
— Et l’île des Cygnes ? suggéra Ranulf. J’ai conversé avec Pennywort ; il a fouillé sa mémoire et prétend qu’autrefois un pont enjambait le lac là où à présent il y a les pontons. Dame Marguerite avait raison : Lord Scrope l’a fait abattre. J’ai demandé si on pouvait nager entre les deux appontements. Pennywort s’est mis à rire. Il semblerait que le lac soit au plus profond à l’endroit où on le traverse.
Le magistrat n’écoutait que d'une oreille, mais il acquiesça.
— D’abord Mordern, Ranulf, murmura-t-il, et quand nous en aurons assez pour séparer le bon grain de l’ivraie, nous retournerons à l’île des Cygnes. Jusqu’à ce moment, qu’elle garde son mystère.
Le lendemain matin, Corbett et Ranulf assistèrent à la première messe à St Alphege. Quand le père Thomas eut quitté le chœur, Corbett alla derechef examiner la fresque.
— Maître ? l’appela Ranulf.
— Regarde, répondit ce dernier, les défenseurs de cette cité portent une livrée feuille-morte et vert.
— Les couleurs de Lord Scrope ?
— Exactement ! Pourtant seuls quelques-uns les ont et il faut être très attentif pour les distinguer. Mais cette forteresse est-elle Acre ou Babylone ? Ces sombres silhouettes qui s’enfuient, est-ce Scrope et Claypole ? Qui est cet homme dans le lit ? Est-ce Gaston, le cousin de Lord Oliver ? Et la scène du banquet donné par Judas, que signifie-t-elle ?
Ranulf désigna les plantes et les herbes que l’artiste avait dessinées sur les bords du dessin.
— Et ceci. Est-ce de la belladone ?
— C’est possible, et ça...
Le magistrat montra la croix et les blessures vermeilles du Christ.
— ... est-ce une référence au Sanguis Christi ? Ah, soupira-t-il, comme j’aimerais en savoir plus. Viens.
Ils sortirent, payèrent le gamin qui tenait leurs montures et se mirent en selle. Ils n’étaient pas seuls à quitter l’église ; des marchands désireux que leurs étals soient prêts quand retentirait la cloche du marché suivirent. L’air froid du matin sentait le fumier de cheval et la paille humide qui jonchait les pavés ; ces effluves se mêlaient à l’odeur appétissante qui s’échappait des boulangeries, des rôtisseries et des tavernes. Sur la place, trois fêtards, à moitié dessaoulés à présent, s’en prenaient aux dizainiers pour qu’ils les libèrent du pilori où ils avaient passé la nuit. Les sergents s’exécutèrent, mais pas avant de leur avoir versé des seaux de pissat de cheval glacé sur la tête. Sur les marches de la croix, un crieur public avertissait les vendeurs que seul le pain portant la marque d’un boulanger pouvait se vendre et que tout un chacun devait se méfier des pichets de vin, de lait ou d’huile coupés d’eau, sans parler du pain contenant trop de levain, du poisson avarié trempé dans du sang de porc pour qu’il ait l’air frais et du fromage auquel on donnait belle apparence en le faisant mariner dans un maigre bouillon.
— Cela me rappelle une histoire drôle, remarqua Ranulf en se penchant. Un homme, un jour, pria un boucher de baisser son prix, arguant qu’il était client depuis sept ans. « Sept ans ! s’exclama le boucher. Et vous êtes toujours en vie ! »
Corbett se mit à rire et pressa son cheval vers un étal installé devant une échoppe débitant des victuailles. Elle proposait sur des plateaux de bois des tourtes fourrées de morceaux de jambon, de fromage et d’anguilles, assaisonnées de poivre et autres épices. Il acheta deux pâtés tout chauds. Ils conduisirent leurs montures à l’entrée d’une ruelle et mangèrent tandis que le magistrat examinait la place qui s’étendait devant lui. Il remarqua le grand nombre de fenêtres et de portes ainsi que les venelles et les caniveaux entre les maisons. Il était persuadé que le Sagittaire avait dû se servir d’une des fenêtres qui dominaient la forêt d’enseignes aux vives couleurs : un bouchon pour le marchand de vin, des pilules dorées pour l’apothicaire, un bras blanc strié de rouge pour le chirurgien-barbier, une licorne pour les orfèvres et une tête de cheval pour le sellier. Il mordait avec précaution dans sa tourte, tenant les rênes de l’autre main. Il oubliait le vacarme : on ouvrait cages et épinettes pour relâcher canards, poules, chapons et porcelets piaillant qui étaient ensuite attachés aux tréteaux en attendant d’être choisis par les chalands.
Ranulf regarda Corbett et soupira. Son maître était perdu dans l’une de ses rêveries. Il jeta un coup d’œil vers l’église, derrière eux, où s’alignaient des carrioles. Une troupe de comédiens ambulants se préparait à interpréter une pièce. Leur chef avait déjà monté une estrade improvisée aux panneaux vert et or couverts d’un drap noir d’où il exhortait à présent les marchands stupéfaits et leurs clients. « Frères et sœurs, entonna-t-il d’une voix de stentor, vous qui aimez cette époque et désirez en jouir, pensez à la mort, au Jugement, que notre pièce va vous décrire. »
L’un des ivrognes qu’on venait de relâcher du pilori s’avança en titubant et en beuglant une chanson à boire pour noyer la voix du bonhomme :
Une fois pour ceux qui achètent le vin,
Deux fois à la santé des prisonniers.
Trois fois à celle des filles aux jupons retroussés...
Le meneur de la troupe ne s’indigna pas ; il se contenta d’attendre que l’ivrogne se soit assez rapproché pour lui administrer un coup de poêle à frire sur le crâne à la grande joie de la foule rassemblée.
Le magistrat avait repris pied dans la réalité.
— Allons-y, Ranulf !
Le clerc de la Cire verte avala sa dernière bouchée, enfila ses gantelets, poussa doucement sa monture sur les pavés et emboîta le pas à Corbett dans la cohue, puis le long de la voie sinueuse qui, traversant la ville, menait à la route de la forêt de Mordern. Ils lurent d’abord obligés de chevaucher avec prudence en évitant charrettes et traîneaux, chevaux et poneys de bât, ainsi qu’un groupe de fauconniers rentrant de la chasse munis de perches croulant sous le poids des dépouilles ensanglantées de lapin et de cailles. Colporteurs et rétameurs, désireux de se rendre au marché pour gagner leur pain quotidien, se pressaient sur le chemin. Ils étaient suivis d’une bande de pèlerins marchant derrière une bannière arborant un portrait de Thomas Becket dont ils espéraient visiter le tombeau à Cantorbéry. Le tohu-bohu décrut enfin. La vague de capuchons rouille, verts, marron, noirs d’autres voyageurs déferla autour des deux clercs et disparut. Les clameurs moururent. Les effluves de cuisine, de fumée, de sueur et de basse-cour se dissipèrent au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la campagne. Des bosquets et des haies, quelques fermes et appentis et. au loin, la ligne sombre de la forêt de Mordern émaillaient le paysage de givre qui s’offrait à leurs yeux.
Capuchons remontés, emmitouflés jusqu’au nez, ils guidaient avec précaution leurs chevaux le long de la route verglacée. Ranulf fut presque soulagé quand ils pénétrèrent enfin dans le sinistre village abandonné. Le clerc principal de la chancellerie de la Cire verte était convaincu que Satan, le Soldat de l’Enfer, ne vivait pas dans des cavernes enfumées léchées par les flammes, mais dans l’étendue blanche de l’hiver éternel. Armé ou non, avec, pour seul compagnon, Corbett qui fredonnait une hymne, Ranulf se méfiait beaucoup de la solitude morose de la campagne, où les corneilles flottaient tels des anges noirs sur les clairières retentissant des bruits inquiétants qui montaient du sous-bois. Ils entrèrent dans le cimetière, serrèrent les rênes, mirent pied à terre et attachèrent leurs montures. Un vent froid gémissait dans les arbres et s’insinuait entre les croix et les stèles délabrées.
— Le repaire des fantômes ! chuchota le magistrat.
Ils se dirigèrent vers le bûcher funéraire qui n’était plus qu’un tas de charbon de bois et une couche de cendres grises dispersées par la bise. Corbett baissa les yeux. Il tira son épée pour fouiller dans les débris, puis s’accroupit, prit une poignée de poussière et la laissa s’envoler.
— Homme, souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière, rappela-t-il à voix basse. Sic transit gloria mundi – ainsi passe la gloire du monde, Ranulf.
Il lança un coup d’œil mélancolique à son compagnon.
— N’oublie jamais. La jeunesse dans sa splendeur, doit, le moment venu, redevenir poussière.
Il secoua ses gantelets pour en faire tomber la poussière et regarda le ciel morne.
— Pourtant tout ne finit pas ici, Ranulf. Oh non ! Nous sommes des êtres spirituels. Les âmes survivent, avides de la lumière éternelle. Le sang reste le sang et, dans le royaume du Saint-Esprit, réclame vengeance. C’est la raison de notre présence ici, Ranulf, où, je pense, le voile entre le visible et l’invisible est plus mince.
Ranulf regarda son maître d’un œil attristé et désigna les alentours.
— Est-ce là justice divine, Sir Hugh ?
— Non, Ranulf, mais c’en est le commencement. Au temps et à l’endroit choisis par Dieu, la justice sera accomplie. La moindre larme versée, l’enfant martyrisé, la femme abusée, l’homme maltraité, chacun est compté. Tout se termine bien à l’heure voulue par Dieu, mais il se sert de nous. Il nous garde près de sa main droite pour réaliser ses buts secrets.
Corbett rabattit complètement son capuchon sur sa tête.
— Il a besoin de notre intelligence et de notre bon sens, ces talents qu’il nous a donnés. Alors inspecte les environs, Ranulf. Qu’est-ce qui manque ?
Ranulf s’exécuta, puis examina les morceaux de bois noircis et la poussière grise gluante.
— Maître ?
— Les os, déclara Corbett en souriant. Le feu consume tout à l’exception des os humains et pourtant je n’en vois pas un fragment, pas un éclat. Quelqu’un est venu ici pour emporter les restes.
— Le père Thomas ? suggéra Ranulf. Ou quelques habitants de Mistleham faisant œuvre de miséricorde ? Les Frères du Libre Esprit y avaient des amis.
— Peut-être, admit le magistrat en haussant les épaules. Mais il y a cette citation : Riche, plus riche sera, Là où, en Galilée, Dieu a donné un baiser à Marie. Commence par la première rangée de tombes,
Ranulf ; moi je m’occuperai de l’autre bout du cimetière.
— Que cherchons-nous ?
— Une sculpture, une évocation de l’annonce de Gabriel à la Vierge à Nazareth.
Ranulf s’éloigna, bottes craquantes dans les fougères et les ajoncs qui poussaient dans le cimetière. Corbett débuta par le fond. L’entreprise était troublante. La brume, suintant entre les arbres, les suivait à la trace, cortège aérien des âmes des défunts qui avaient vécu et étaient morts en ces parages, et qui s’étonnaient de voir les vivants s’affairer ainsi parmi les trépassés. Corbett allait d’une tombe à l’autre, d’une croix détériorée à une autre. Sur la plupart, les inscriptions étaient effacées. Toutes lui rappelaient ses propres morts, ses parents, sa sœur et sa première épouse, ceux qui étaient partis avant lui. Il récitait le requiem à voix basse lorsque Ranulf poussa un cri et il se précipita vers une stèle située au milieu du cimetière. Elle avait été sculptée dans de la bonne pierre bien des années plus tôt ; le lichen et la mousse dissimulaient les noms et les prières ; on ne distinguait plus que le médaillon gravé avec art représentant l’ange Gabriel, les ailes déployées, planant au-dessus de la Vierge agenouillée.
— Regardez, Maître !
On avait arraché le lichen pour dégager la sculpture alors que la tombe, elle, disparaissait presque sous les ajoncs et les fougères gelés, entassés sur la sépulture afin de la cacher au mieux. Ils s’empressèrent de les ôter et se mirent à creuser le sol à l’aide de leurs épées, de leurs poignards et d’une hachette que Ranulf gardait dans ses sacoches. La terre était dure, mais il était évident que le remblai était récent. Dessous c’était plus meuble et, au fur et à mesure qu’ils excavaient, la répugnante odeur de la corruption montait dans l’air, les forçant à se couvrir la bouche et le nez. Corbett, se souvenant du conseil que lui avait donné son ami médecin à l’hôpital St Bartholomew, ordonna d’une voix rauque à son compagnon d’enfiler ses gantelets et de ne pas oublier de se laver avec soin le visage et les mains quand ils auraient regagné Mistleham. L’infecte puanteur empira. Ils finirent par trouver le cadavre du pendu – toujours enveloppé de ses hauts-de-chausses et de sa chemise de lin – d’où exsudait une pourriture visqueuse. Le ventre avait gonflé et éclaté ; le visage n’était plus qu’une outre d’immonde chair en décomposition. Le nœud coulant était toujours serré autour du cou. Corbett eut un haut-le-cœur ; Ranulf se détourna, au bord de la nausée. Ils durent tous les deux s’écarter pour respirer l’air frais.
Ils revinrent munis de branches mortes pour extraire la dépouille de sa sépulture. Corbett, habitué à s’occuper des morts sur les champs de bataille, trouva cette tâche macabre épouvantable. Le magistrat ne doutait pas que ce fût John Le Riche et il dut faire un effort pour se rappeler que cet infecte amas de chair putréfiée avait été un être vivant. Ils enlevèrent le cadavre et retournèrent à la tombe, où ils passèrent au crible une autre couche de terre humide et répugnante avant de trouver le coffre de flèches. Ils le remontèrent, en soulevèrent le couvercle et sortirent plusieurs petits ballots de cuir qu’ils ouvrirent et vidèrent. Ranulf laissa échapper un soupir de stupeur respectueuse devant la pile de bagues, de bracelets, de coupes, de chapelets, de pichets et de plats, scintillant butin de pierres et de métaux précieux incrustés de joyaux, qui ne cessait de grossir. Des diamants, des rubis, de la nacre, des crucifix, des sceaux, des broches, des épingles à cheveux, des colliers et des brassards remplissaient d’autres sacs. Le dernier objet était une cassette en bois renfermant deux rouleaux de parchemin. Le premier présentait un dessin fort semblable à la fresque de l’église St Alphege. Corbett l’examina puis le tendit à Ranulf.
— Regarde, quoi qu’ils aient imaginé, ils l’ont d’abord préparé. La copie est fidèle : le château abattu, l’homme étendu dans le lit, la scène du banquet, la fuite, le grand dragon qui s’élève dans le ciel, les symboles et les plantes étranges.
Le second document, à l’encre rouge et bleue, était plus long. C’était une frappante représentation de l’Enfer conçu sous forme de grands cercles concentriques. De curieux symboles géométriques, semblables à ceux qui entouraient la fresque de St Alphege, séparaient les cercles les uns des autres. Dans le premier, précisait la légende gribouillée au-dessous, se trouvaient les blasphémateurs, que des démons cornus armés de fléaux et de redoutables fouets ne cessaient de faire sauter et bondir. Dans le suivant, ensorceleurs et sorcières, qui, par magie, avaient distordu la nature, étaient maintenant tordus à leur tour, la tête tournée dans le dos, si bien que les larmes roulaient sur leur croupe. De terrifiants reptiles ceignaient le troisième, cherchant parmi les voleurs et les larrons ceux qui, pour s’être emparés de richesses ne leur appartenant pas, étaient privés de leur âme suivant deux méthodes : ou ils étaient réduits en cendres par la piqûre d’un scorpion, puis ressuscités afin que la torture se renouvelle, ou ils étaient transformés en cire, fondus les uns dans les autres de telle sorte qu’ils ne pouvaient plus savoir qui ils étaient, de même que, pendant leur vie terrestre, ils avaient été incapables de distinguer leurs biens de ceux d’autrui. D’autres cercles étaient pourvus d’explications. Tous grouillaient de pécheurs, mais le cœur de l’Enfer était réservé à Lord Oliver Scrope qui, solidement attaché, était consumé par le feu divin éternel.
— Qu’est-ce que ça signifie ? s’étonna Ranulf.
Corbett s’appuya contre la pierre tombale et contempla l’église en ruine.
— Ranulf, déclara-t-il en regardant par-dessus son épaule, ces dessins étaient une mise en garde à Lord Scrope. Les Frères du Libre Esprit avaient deux intentions : l’une, de peindre la chute de Babylone, qui, en réalité, est une parabole de celle d’Acre, l’autre, de peindre une vision de l’Enfer où Scrope, le plus grand des pécheurs, se trouve au centre. Ils ont, semble-t-il, choisi la chute de Babylone, une question importante que nous avons effleurée, mais point développée. Les Frères du Libre Esprit sont en fait venus ici pour se venger de Lord Scrope. Sans nul doute, ils le haïssaient – du moins certains d’entre eux. Ils avaient un compte à régler. D’où ces représentations et leurs armes. Peut-être avaient-ils décidé de s’emparer du manoir de Mistleham.
— Mais pourquoi ? Quelle relation avaient-ils avec Lord Oliver ?
— C’est le nœud de l’affaire, reconnut le magistrat. Je l’ignore encore, mais il existait un rapport ; un lien secret et durable, un lien de sang infesté de ressentiments et de griefs.
— S’il en était ainsi, argumenta Ranulf en s’approchant de son maître, leur mort aurait dû mettre un terme à cette histoire.
— D’où deux conclusions possibles, répondit Corbett. La première : ils n’ont pas tous péris dans le massacre ; la seconde : y a-t-il quelqu’un d’autre, associé aux Frères du Libre Esprit, qui se vengerait en leur nom ? Je ne sais pas, Ranulf.
— Et le trésor ?
— Ah !
Corbett eut un petit sourire entendu.
— Maître Claypole a bien des comptes à rendre. Voici ce que je soupçonne. Le trésor du roi dans la crypte de Westminster a été pillé et son contenu dispersé. Drokensford m’a appris que maints orfèvres de Londres ont été impliqués dans le recel et la mise en vente de ces objets volés. Or, pour cela, Puddlicott et sa bande ont dû passer des accords avec les orfèvres de la ville afin qu’ils acceptent cette marchandise illicite.
— Et dans les autres cités ? s’enquit Ranulf.
— Justement ! rétorqua Corbett. John Le Riche n’est pas venu ici par hasard. Réfléchis, Ranulf ! Puddlicott et ses compagnons ont, comme on peut le prévoir, visé loin et large. Ils ont dû négocier avec les vendeurs londoniens, mais aussi chercher des clients ailleurs. Pourquoi pas Mistleham, prospère centre lainier de l’Essex ? Avec un maire, Maître Claypole, qui semble se soucier fort peu du bien, du mal, sans parler de la loyauté envers la Couronne. Le Riche n’a pas été piégé, pas de la façon dont Claypole ou Lord Scrope l’ont narré. Ce couple madré avait un plan plus subtil. Ils avaient reçu les proclamations du souverain, avertissant qu’on l’avait dépossédé de son trésor et promettant les châtiments les plus sévères à quiconque accepterait des objets volés. Le Riche arrive à Mistleham et s’attend à être reçu en héros. Au lieu de cela il est arrêté. Scrope et Claypole organisent son procès, son emprisonnement et sa pendaison immédiate.
— Mais à coup sûr Le Riche aurait protesté, les aurait accusés.
— De quelle preuve disposait-il ? objecta le magistrat. Je pense qu’on lui a donné du vin drogué. Dès qu’il a été incarcéré, il n’a plus eu les idées claires. Pour autant que nous le sachions, Scrope et Claypole auraient pu lui promettre un moyen d’échapper soit à la prison soit au nœud coulant. Nous savons toi et moi, Ranulf, qu’un pacte peut être conclu avec le bourreau : on peut, par exemple, mettre un col de cuir serré autour de la gorge pour la protéger, puis, le corps redescendu, on ramène la victime à la vie.
— Mais ça ne s’est pas passé ainsi, n’est-ce pas ?
Corbett désigna l’église.
— Ah ! Le Riche devait se montrer prudent. Il ne pouvait tout simplement pas arriver à l’improviste à Mistleham, aussi s’est-il rendu dans la forêt de Mordern pour chercher refuge près des Frères du Libre Esprit. Ils étaient accueillants. Quoi que nous puissions penser d’eux, Ranulf, ils semblaient sincères dans leurs convictions et n’avoir cure de richesse, ni de trésor. Le Riche a dissimulé ses gains mal acquis chez eux et s’est rendu à Mistleham pour traiter avec Claypole.
Il eut un geste d’incertitude.
— Je suppose qu’il existait quelque accord préalable secret entre Le Riche, Claypole et Scrope, mais il n’a pas été respecté. Le Riche devait alors être aux abois : ces sept mois passés en tant que utlegatus – hors-la-loi – l’avaient épuisé. En un mot, il est tombé dans une embuscade. On lui a sans doute administré un opiat ; on l’a poussé, drogué à mort, sur l’échafaud. Peut-être lui avait-on promis la vie. Nous ne le saurons jamais. Les Frères du Libre Esprit, comprenant que Scrope avait commis une nouvelle infamie, ont dépendu la dépouille de Le Riche, l’ont rapportée à Mordern et lui ont fait ce que nous pourrions appeler des funérailles décentes ici, dans ce cimetière abandonné. Ils ont aussi gardé son butin.
— Et l’ont enseveli avec lui ?
— Ainsi que ces deux dessins. Ils ont aussi laissé des instructions secrètes sur le mur de la sacristie. Ranulf, je commence à saisir pourquoi Lord Oliver a massacré les Frères du Libre Esprit. D’abord...
Il leva la main.
— ... il y a la fresque de St Alphege. Il l’a interprétée comme un avertissement à son égard. Ensuite, en interrogeant Le Riche, Scrope a pu s’assurer que le reste du trésor était encore ici, dans le village abandonné de Mordern. Il arrive tôt en ce matin fatal ; on donne l’assaut dans la lumière grise de l’aube et le carnage a lieu. Scrope et Claypole espéraient découvrir la fortune de Le Riche, mais ce ne fut pas le cas. Ils ont agi avec circonspection. Des recherches vraiment approfondies auraient pu faire naître des soupçons. Qui plus est, si on les avait aperçus en possession de ces biens mal acquis, ils auraient dû en répondre devant le Banc du roi. Si nous n’étions pas venus, ils auraient poursuivi leur quête, mais, bien sûr, la présence des émissaires du roi à Mistleham signifiait qu’ils devaient ronger leur frein, juguler leur avidité et attendre des jours meilleurs.
— Ils savaient pourtant que nous avions trouvé la crypte.
— Mais rien dedans, souligna Corbett. Je pense que Scrope lui aussi l’avait fouillée.
— Et maintenant ?
— Ce que je viens d’exposer n’est que pures suppositions, théorie sans preuve. Si nous obligions Maître Claypole à avouer, alors nous connaîtrions la vérité, mais je veux des certitudes. Nous allons emporter le trésor sans piper mot et donner à Le Riche une sépulture honorable. Quand nous en aurons terminé, je remettrai quelques pièces à un prêtre pour qu’il célèbre une messe de requiem à sa mémoire. Mais ce ne sont pas les morts qui m’intéressent : ce sont les vivants. Là-bas, à Mistleham, un adroit assassin, malin et sournois, rôde dans l’ombre. Nous soupçonnons une partie de la vérité sans pouvoir cependant révéler toute l’histoire. Nous devons être patients et raisonner avec logique, ne pas tirer de conclusions avant de disposer de l’ensemble des éléments, ou de la plupart. Jouons les naïfs, tout en restant curieux. Observons et notons avec soin, parce que, soupira Corbett, l’Évangile dit vrai : « Car les enfants de ce monde sont plus avisés quand il s’agit des leurs que ne le sont les enfants de la lumière. »