« Lui et d’autres avaient l’habitude de s’introduire chez différentes personnes au crépuscule et de piller leur demeure. »
H. T. Riley, Mémorial de Londres.
Une fois au manoir de Mistleham et après s’être changé, Corbett se rendit dans l’aile de la maison nommée « Antioche » où une servante le conduisit dans les appartements de l’abbesse. En dépit du feu ronflant, des lourdes tentures et des contrevents clos, Dame Marguerite portait encore son épaisse robe noire et sa mante. Une guimpe blanche encadrait son doux visage. Elle était installée dans une chaire devant le feu, les pieds posés sur un tabouret. Maître Benedict, vêtu d’une chemise de batiste et de hauts-de-chausses bleu foncé, les pieds glissés dans des mules, un surcot sans manches sur les épaules, était assis à ses côtés, un livre sur les genoux.
— Ah, Sir Hugh !
Dame Marguerite fit mine de se lever, mais le magistrat l’en dispensa d’un signe de tête.
Maître Benedict me lisait le Roman de la Rose. J’aime tellement cette histoire ! C’est un véritable chef-d’œuvre, ne trouvez-vous pas, Sir Hugh ?
Ce dernier acquiesça.
— Maître Benedict, de grâce... dit l’abbesse à mi-voix.
Le chapelain se leva, sourit à Corbett et alla quérir une autre chaire qu’il plaça entre la sienne et celle de Dame Marguerite. Le clerc s’installa. On commença par échanger politesses et courtoisies d’usage. Dame Marguerite paraissait calme, mais Maître Benedict était encore pâle, les traits marqués par les atrocités dont il avait été témoin.
— J’ai donné à Maître Benedict deux gobelets de clairet, expliqua l’abbesse en suivant le regard de Corbett. Mon frère est un véritable meurtrier, Sir Hugh. Il aurait peut-être mieux valu que notre chapelain n’aille pas là-bas. Mais bon, je vous remercie d’être venu.
Elle laissa au magistrat le temps de déguster le gobelet de vin blanc que Maître Benedict lui avait servi. Il proposa aussi un plateau de dragées que Corbett refusa.
— Dame Marguerite, j’ai quelques questions à vous poser. Peut-être serait-il plus pertinent que je vous interroge avant que vous me fassiez part du sujet de cette rencontre.
— Bien sûr, répondit-elle en souriant. Non, non, Maître Benedict, restez donc. Vous êtes mon confesseur, vous n’ignorez rien de ce que je dis, de ce que je fais.
Elle éclata d’un rire cristallin.
— Ni même de ce que je pense ! Que voulez-vous savoir, Sir Hugh ?
— Vous dites que votre frère est un homicide. L’était-il avant d’aller à Acre ?
— Vous pouvez répondre à cela vous-même. Mon frère avait une redoutable réputation de soldat, au pays de Galles et ailleurs, d’homme qui se complaisait dans la fureur du combat. Guerroyer lui était aussi naturel qu’à un poisson de nager. Il n’avait pas changé à son retour ; il était simplement plus dur, plus agressif.
— Et il a rapporté des trésors ?
— En effet, il a ramené une quantité d’objets précieux dérobés au Temple ; c’est ce qu’il appelait le trophée de la victoire.
— En allait-il de même de Maître Claypole ?
— Oui, il s’est enrichi. C’est curieux que vous le mentionniez, Sir Hugh, car c’est la raison pour laquelle je vous ai prié de venir me voir.
— Parlons d’abord de vous, Dame Marguerite. Vous êtes si différente de votre frère !
— Dieu seul sait pourquoi ! s’exclama-t-elle en riant et en se rencognant dans sa chaire. Quand nous étions enfants, Oliver me faisait un peu peur. Il pouvait se montrer violent, cependant notre cousin, Gaston, le retenait. Nous jouions tous les trois ensemble. Le domaine était beaucoup plus petit qu’à présent, mais le lieu où se trouve le manoir actuel, l’île des Cygnes, les champs et les prairies alentour ont toujours appartenu à ma famille. Nos parents étaient distants, plutôt froids. Notre père ne cessait de vaquer aux affaires du roi. Notre mère mourut jeune et nous avons donc été livrés aux soins de serviteurs de confiance et à nous-mêmes. Mistleham, la forêt de Mordern, le village abandonné, la chapelle des damnés sont devenus de merveilleux terrains de jeux : nous y combattions des dragons, les Infidèles ou les ennemis du souverain. Toujours tous les trois, commenta-t-elle, mais la vie change ; les enfants perdent leur innocence. Oliver et Gaston ont rejoint les armées d’Édouard an pays de Galles, en Gascogne et sur la frontière écossaise. Puis ils sont rentrés. Mon père était mort et les revenus du domaine s’étaient amenuisés. Je reconnais, et Lord Oliver ferait de même, qu’il est parti en Terre sainte non seulement se battre pour la Croix, mais aussi pour regarnir sa bourse. Et quand il est revenu, moi aussi j’étais différente.
Elle prit une profonde inspiration.
— Pendant son absence, j’ai décidé d’entrer au couvent des bénédictines à St Frideswide. La vie a continué à changer. Oliver est devenu ce à quoi il aspirait et moi je suis ce que Dieu a voulu que je sois.
Corbett lança un coup d’œil au chapelain. Il se tenait tête basse, tout ouïe semblait-il. Le magistrat, l’espace d’un instant, eut l’impression d’une profonde tristesse chez l’abbesse, même si elle souriait presque en évoquant ces souvenirs.
— Et Gaston ?
Elle se contenta de hausser les épaules.
— D’après ce que j’ai compris, il avait été sérieusement blessé à Acre après la chute des remparts. On l’a conduit à l’infirmerie où il est mort de ses blessures. Oliver et Maître Claypole ont fait de leur mieux.
— Mais n’est-il pas étrange, insista Corbett, que seuls deux habitants de Mistleham soient rentrés de Terre sainte ? Lord Scrope et Maître Claypole, son écuyer.
— Sir Hugh, dans certains villages nul n’est revenu. Ils étaient peu nombreux à partir ; certains ont péri pendant le voyage, d’autres sont morts de maladie ou de leurs blessures. Mon frère lui-même – ainsi que Maître Claypole – a été atteint.
— Mais il est revenu riche.
— Oh oui, sans le moindre doute !
Le clerc sursauta en voyant Maître Benedict bondir, la main sur la bouche, et se précipiter vers la porte.
— Le pauvre, compatit l’abbesse en regardant Corbett. Ce qu’il a vu ce matin l’a bouleversé.
Elle attendit quelques minutes que le chapelain revienne en s’essuyant les lèvres à l’aide d’une toaille.
— Je suis navré, s’excusa-t-il. J’ai mal au cœur.
Il reprit sa place.
— Cette conversation, murmura-t-il... Acre, le massacre dans la cour du dragon, les terribles meurtres à Mordern, les intimidations, les menaces...
Il hocha la tête.
— Je ne pensais pas qu’il en irait ainsi.
Dame Marguerite lui proposa de manger ou de boire quelque chose, ce qu’il déclina d’un simple geste.
— Sir Hugh, continua l’abbesse en levant le chapelet enroulé autour de ses doigts, je voudrais vous demander deux faveurs. D’abord, quand vous regagnerez Londres, j’aimerais que vous parliez de Maître Benedict au roi. Il faut qu’il entre à son service : il mérite de l’avancement. C’est un fort bon prêtre, un clerc des plus érudits, mais vous en jugerez par vous-même. Ensuite, il s’agit d’un sujet beaucoup plus important. J’ai dit que mon frère était avide de sang, et c’est ce qu’il est. Pour le moment, il est en danger, à juste titre ou non, mais il n’en reste pas moins qu’il l’est. Il mécontente même le souverain. Le Sagittaire est apparu. À mon avis, cet archer meurtrier cherche à venger les morts de Mordern. Je suis sûre que vous pensez de même ; c’est la seule explication logique. Je crois que tôt ou tard mon frère rencontrera son créateur. Selon les Écritures, ceux qui vivent par le glaive périront par le glaive. J’ai peur pour mon frère, j’ai vraiment peur.
— Madame, répondit Corbett, en quoi cela me concerne-t-il ? Je suis céans pour servir de mon mieux les intérêts de Lord Oliver. Vous citez les Écritures : ce qu’un homme sème, son âme le récolte. Voulez-vous insinuer que votre frère est en danger mortel ?
— Il est constamment en danger. C’est lui le cœur du problème. Notre famille, Sir Hugh, possède cette terre depuis Guillaume le Conquérant. Nous sommes les derniers Scrope. Je suis une vierge consacrée au Seigneur ; mon frère est marié, mais n’a point d’héritier légitime. S’il trépasse soudain sans descendance...
— Son domaine reviendra sans nul doute à sa femme, Lady Hawisa, n’est-ce pas ?
— Je suis fort préoccupée, l’interrompit l’abbesse, comme l’est Maître Benedict avec qui j’ai abordé cette question à maintes reprises. Si mon frère meurt sans enfant, il est vrai que ses biens appartiendront à Lady Hawisa. Je recevrai ma part ; Maître Claypole et d’autres en auront aussi. Mais j’imagine que vous avez ouï les rumeurs. Vous avez dû observer Claypole et Lord Oliver et constater leur ressemblance...
Le magistrat se contenta de la regarder.
Elle reprit son souffle.
— D’aucuns affirment, continua-t-elle, que Maître Henry Claypole est un bâtard, le fils illégitime de mon frère. Il y a bien, bien des années, avant qu’il aille se battre dans les armées royales, il est tombé amoureux d’une certaine Alice de Tuddenham. C’était la fille d’un négociant en laine de la région. Alice fut grosse peu avant d’avoir épousé un marchand du coin et les ragots prétendent...
— ... que Claypole est le fils de Lord Scrope et non celui d’Alice et de son époux ?
— C’est exact, Sir Hugh. Oliver et Maître Claypole ont toujours été proches. Je suis sûre que dans son testament Lord Oliver n’a pas oublié les bons et loyaux services d’Henry Claypole. Cependant je crains bien que si mon frère décède sans héritier légitime, et même si sa fortune devrait revenir à sa veuve, Maître Claypole puisse faire valoir en justice que non seulement il est le fils de mon frère, mais un fils légitime.
— Comment serait-ce possible ? questionna Corbett, à présent sincèrement intrigué.
— Les commérages, expliqua l’abbesse, soutiennent que Lord Scrope a épousé en secret Alice de Tuddenham, ce qui rend sa seconde union caduque selon la loi canon. Elle et son mari ont maintenant rendu leur âme à Dieu, quel que soit le jugement qui les attend. Donc, Sir Hugh, selon la loi ecclésiale...
— Henry Claypole pourrait soutenir qu’il est l’héritier légitime de Lord Oliver, termina le magistrat. Et, par conséquent, revendiquer ses biens. Mais pour justifier sa réclamation, il faudra qu’il le prouve, non ?
— Je suis allé voir le père Thomas, déclara Dame Marguerite. Nous avons tous les deux recherché les livres des origines, les registres de mariage, tous les documents que l’église pourrait avoir en sa possession. Or, en ce qui concerne l’époque où mon frère a pu épouser Alice de Tuddenham, les recueils ont mystérieusement disparu.
Croyez-vous que Maître Claypole les a volés ?
Il est ambitieux et avare, Sir Hugh. Il est mêlé à moult affaires à Mistleham. Il est possible qu’il les ait dérobés, qu’il les garde en cas de malheur. D’autre part, peut-être que la disparition de ces volumes n’est qu’un fâcheux incident. Mon livre et Alice de Tuddenham peuvent s’être unis dans une autre église, une autre paroisse, bien que j’en doute.
— Avez-vous interrogé Lord Scrope à ce sujet ?
— À maintes reprises au fil des ans, mais il a toujours esquivé la réponse. Il prétend n’être pas responsable de ses péchés de jeunesse.
— Et Lady Hawisa ?
— Je n’ai jamais abordé de front cette question avec elle. Je me sens proche d’Hawisa ; c’est une femme vertueuse. Il est probable qu’elle est au courant des médisances, mais rien de plus.
Corbett contemplait le feu. Il avait entendu parler de situations semblables portées devant les cours de la chancellerie où un enfant illégitime avait argué qu’il était en fait né dans les liens du mariage et que, selon la loi de l’Église et de l’État, il devait hériter de son père.
— Lord Oliver a-t-il peur de Maître Claypole ? Est-ce pour cela qu’il l’a avantagé, soutenu pour qu’il soit nommé maire ?
— Leurs relations se sont modifiées peu à peu, admit Dame Marguerite.
Elle s’interrompit et fit des yeux le tour de la pièce confortable comme à la recherche d’un souvenir. Le feu crépitait et pétillait. Dehors le vent avait repris et frappait les volets. Corbett entendait craquer et gémir les poutres du manoir, un endroit somptueux, mais aussi le lieu de tristes souvenirs, de rancunes et de griefs. Il avait raison d’être prudent, sur ses gardes.
On jouait ici un jeu compliqué ; le sang coulerait à nouveau.
— Oui, répéta Dame Marguerite en inclinant la tête, je dirais que leurs relations se sont modifiées. Claypole s’est toujours comporté en inférieur ; pourtant, parfois, il se considère comme un égal, comme s’il avait...
— ... des droits à faire valoir sur votre frère ?
— C’est exact, Sir Hugh.
— Lord Scrope craint-il Maître Claypole ? répéta le clerc.
— Mon frère est un soldat. En public, il n’a peur de personne, mais vous n’avez pas visité sa retraite, n’est-ce pas ?
Corbett fit signe que non.
— J’ai ouï parler du premier Sagittaire, déclara-t-il, cet archer apparu disons il y a une dizaine d’années, qui a tiré des flèches contre votre frère, bien qu’aucune ne l’ait atteint.
Dame Marguerite sourit.
— Certes cela a effrayé Lord Oliver, fort effrayé, mais d’autres terreurs rôdent dans son cœur de pierre, tels des loups sous le couvert des arbres. Cela faisait à peine deux ans qu’il était de retour quand il a fait ériger la retraite. Il avait toujours aimé l’île des Cygnes. Quand nous étions enfants, lui et moi nous y rendions et en avions fait ce que nous appelions notre petit royaume. C’est à présent son refuge. Alors oui, il a grand-peur, peut-être d’Henry Claypole, ou d’autres, des ombres du passé.
Le magistrat lança un coup d’œil à Maître Benedict, assis comme un écolier dans une salle d’étude, patient et attentif.
— Que pensez-vous de tout cela, Messire ?
— Je comprends les préoccupations de Madame l’abbesse. Je les partage. Cependant, comme je vous l’ai expliqué, Sir Hugh, Mistleham n’est ni mon manoir ni l’endroit où je désire être. Je crois que je devrais être nommé à un bénéfice à Londres, peut-être être appelé à de hautes fonctions dans le service royal, alors si, comme Madame l’abbesse le prévoit, ce jour maudit arrive, elle aurait...
— ... des amis à la Cour ? suggéra Corbett.
— Précisément !
— Sir Hugh, quand vous serez à Londres, quand cette affaire sera réglée, peut-être pourriez-vous évoquer les ambitions et les désirs secrets de Claypole devant Sa Majesté.
— J’ai eu vent de cas semblables.
Corbett ferma les yeux.
— Je suis incapable de citer le chapitre et les lignes, mais le roi lui-même ne peut faire fi de la loi. Si Maître Claypole a des preuves attestant qu’il est l’héritier légitime de Lord Scrope, il n’y a pas grand-chose à faire.
Il rouvrit les paupières et sourit.
— Mais, bien entendu, vous voulez davantage, n’est-ce pas ?
— En effet, Sir Hugh, je veux que mon frère vive, dit l’abbesse en avalant sa salive. Il faut qu’il vive. Je prie pour sa sécurité. J’aimerais, par votre intermédiaire, défier Claypole au sujet de ces ragots pendant que mon frère est encore de ce monde, pour établir ce qu’il en est vraiment de sa situation.
— Bien sûr, commenta le magistrat à mi-voix. Je comprends à présent pourquoi vous vouliez me voir, Madame. Si Henry Claypole est convoqué devant le Conseil royal, qu’il prête un serment solennel, qu’on lui demande de produire les preuves dont il dispose alors que Lord Oliver est toujours de ce monde et sans héritier, votre frère peut alors réfuter ou appuyer ses revendications. Mais, Lord Scrope une fois trépassé, la vérité qu’il est le seul à connaître disparaît à jamais. Pourtant vous avez bien dû évoquer avec votre frère les dangers auxquels vous et Lady Hawisa seriez confrontées ?
— Oui, mais il s’est contenté de me railler et a affirmé que le temps se chargerait de tout. Sir Hugh, je ne mets pas ma confiance dans le temps, mais en Dieu et en vous. Plus tôt cette affaire sera réglée, mieux cela vaudra.
Le clerc vida sa coupe de vin et prit congé. Il se leva, s’inclina devant Dame Marguerite et Maître Benedict et s’en fut en fermant l’huis derrière lui. Il se trouvait en haut de l’escalier quand une silhouette sortit en catimini de l’embrasure d’une fenêtre. C’était si soudain, si inattendu, que Corbett recula en portant la main à son poignard.
— Pax et bonum, Sir Hugh.
Corbett se détendit.
— Veuillez m’excuser, frère Gratian, dans la pénombre, à cet endroit et à cette heure, vous devriez vous montrer plus circonspect quand vous surgissez de l’ombre !
— Je voulais vous entretenir, Sir Hugh. J’ai une faveur à vous demander. Vous en avez certainement fini ici ? Puis-je vous accompagner à Londres ?
— Vous emporterez le Sanguis Christi ?
— Certainement !
— Pourquoi cette hâte, mon frère ? Vous n’avez donc pas cure de la vie spirituelle de votre maître ?
— Sir Hugh, ce point, entre lui et moi, est couvert par le secret de la confession.
— Je répondrai à votre question, mon frère, quand vous aurez répondu à la mienne.
— C’est-à-dire ?
— Les Frères du Libre Esprit représentaient-ils une telle menace pour notre sainte Mère l’Église et la paix du roi ?
— J’ai dit la vérité, Sir Hugh.
Ce dernier hocha la tête.
— Que nenni, mon frère ! Je pense que personne ne l’a dite. Je vous souhaite une bonne nuit...
Corbett était vigilant tandis que le père Thomas concluait la première messe par le dernier évangile, les quatorze premiers versets du prologue de Saint-Jean : « In principio erat Verbum ― Au commencement était le Verbe. » Quand on en vint à la phrase : « Et le Verbe s’est fait chair », le magistrat, à l’unisson avec le petit groupe de fidèles présents dans la chapelle du manoir, s’agenouilla et déposa un baiser sur son pouce en signe de respect. Puis il se leva et embrassa les lieux du regard. Ranulf, Chanson, Lady Hawisa, Dame Marguerite et Maître Benedict étaient là, ainsi que les gens de la maisnie. Sans nul doute frère Gratian célébrait sa propre messe de l’aube dans sa chambre. Selon les confidences de Dame Marguerite avant l’office, Maître Benedict semblait avoir passé la plus grande partie de la nuit à l’infirmerie. Corbett se frotta les yeux. Il avait bien dormi, d’un sommeil pourtant entrecoupé de cauchemars.
Après la messe, il échangea quelques mots avec Lady Hawisa avant de rejoindre Ranulf et Chanson dans l’arrière-cuisine où ils déjeunèrent de pain, de fromage, de beurre et de petite bière. Le magistrat n’avait pas encore arrêté l’emploi du temps de la journée. Il envisagea avec Ranulf la possibilité de former un tribunal régulier d’Oyer et Terminer, qui jugerait au nom du souverain et ferait prêter serment aux personnes convoquées. Il songea à l’éventualité que les prêtres, Maître Benedict, frère Gratian et le père Thomas, se prévalant du privilège de clergie, prétendent répondre à la cour ecclésiale plutôt qu’à celle du roi. Néanmoins, il estima qu’un tel pas en avant était possible. Une chose était sûre : il interrogerait derechef Lord Scrope pour tenter d’obtenir des réponses cohérentes à ses questions. Ranulf et lui étaient sur le point de quitter l’office quand il entendit résonner une cloche dans le lointain. Un valet se dressa d’un bond.
— Qu’y a-t-il, l’ami ? s’enquit Ranulf.
— C’est Lord Scrope, répondit le serviteur. Cette alarme est celle de la retraite.
Corbett, Ranulf et les autres sortirent en trombe de l’arrière-cuisine, traversèrent la cour, franchirent la porte de Jérusalem et descendirent le versant glacé et glissant en direction de l’île des Cygnes. Le clerc s’arrêta à mi-chemin et embrassa la scène du regard dans la lumière grise du matin. Le père Thomas, s’extirpant d’une embarcation, s’efforçait de monter sur l’embarcadère ; devant la retraite dont la porte était ouverte, Dame Marguerite frappait le gong pendu à l’extérieur. Corbett se précipita, dérapant parfois sur la glace, suivi de Ranulf qui, lorsqu’ils furent à la jetée, se retourna et intima à la valetaille de reculer. Corbett aida le père Thomas qui cherchait encore à reprendre haleine.
— Que se passe-t-il ?
Le prêtre, les yeux larmoyants à cause du froid, semblait éperdu.
— Sir Hugh, c’est Lord Scrope. Il a été assassiné ! Vous feriez mieux de venir.
Corbett prit place dans le bateau. Ranulf et le père Thomas en firent autant. L’esquif tanguait dangereusement. Le batelier les pria de s’asseoir. Lui aussi était blême, bouleversé par ce qu’il avait vu. Il tira sur les rames, et la nacelle fendit l’eau froide jusqu’à l’autre bord.
— Faites attention, recommanda le marinier en rentrant les avirons et en faisant glisser le bateau le long du ponton.
Corbett et Ranulf débarquèrent et gravirent les marches vers le seuil où se tenait Dame Marguerite. Livide, les yeux écarquillés, elle pouvait à peine parler tout en précédant Corbett dans la retraite. Le magistrat examina les lieux. Les contrevents étaient clos derrière les tentures de laine bleue et de cuir. La pièce fleurait le vin et la cire d’abeille ; deux ou trois chandelles crépitaient dans la pénombre. Corbett remarqua la richesse et la somptuosité, les objets luxueux, les tapis sur le sol, les lourdes tapisseries qui ornaient les murs, les tabourets sculptés avec goût, les tables, les chaires, le large lit dans l’alcôve, au fond, les décorations d’argent et d’or reflétant la lumière. Il nota aussi la fenêtre qui se trouvait immédiatement à sa droite. Ses draperies avaient été arrachées, ses volets de bois brisés.
— C’est là que nous avons forcé l’entrée, murmura l’abbesse.
Corbett leva la main. La retraite empestait le luxe, pourtant autre chose était tapi dans l’ombre, un mal après lequel le magistrat avait couru durant toute sa vie d’adulte : le meurtre brutal et barbare. Il lui fallait avancer plus avant pour voir, pour inspecter l’horreur qui l’attendait plus loin dans l’obscurité. Il se dirigea vers la forme noire qui, affalée dans la grande chaire, se profilait dans la faible lumière. Lord Scrope, les mains crispées sur les accoudoirs, la tête un peu renversée, y était assis, yeux exorbités, bouche entrouverte, nez et lèvres ensanglantés. Les affres du trépas ajoutaient encore à la laideur de son visage. Il avait la poitrine transpercée par la dague de l’assassin enfoncée jusqu’à la garde, la dague qui appartenait au roi. Son ruban rouge fané était toujours attaché au manche.
— Par Satan ! s’exclama Ranulf à mi-voix.
Corbett examina avec attention le cadavre. Du sang coagulé trempait la tunique fauve de Lord Oliver. Ranulf alla quérir un candélabre dont la faible lueur ne fit que renforcer la hideur de ce corps, rendu répugnant dans la mort avec sa face de gargouille. Un peu de sang maculait les doigts de Lord Scrope et, un peu plus, le sol.
— Le coffre du lit ! chuchota Ranulf.
Corbett s’approcha de la couche. Les courtines du lit à quatre montants, les courtepointes et les draps avaient été rabattus ; les oreillers étaient un peu chiffonnés. De toute évidence, Scrope s’était couché avant que le meurtrier vienne lui rendre visite. L’arche placée au pied du lit avait été pillée. Couvercles ouverts, les cassettes et les coffrets au bord cerclé de fer qu’elle contenait étaient vides. Corbett retourna près de la dépouille. Il se pencha en essayant d’éviter le spectacle de ces yeux exorbités au regard vitreux. Il glissa la main sous l’ourlet de la tunique, souleva avec douceur la chaîne de clés en argent, la fit passer par-dessus la tête du défunt et repartit vers les coffres. Des bruits montaient de l’extérieur. Il jeta un coup d’œil derrière son épaule. D’autres personnes, dont Lady Hawisa, avaient débarqué sur l’île des Cygnes. Dame Marguerite se ressaisit et alla proposer son aide. Des serviteurs s’affairaient aussi ; les deux esquifs semblaient avoir servi pour leur faire traverser le lac. Le magistrat s’empressa de vérifier si les clés ouvraient les coffres ; c’était le cas. Il les tendit à Ranulf et sortit. L’île, à présent, était pleine de curieux bouche bée et d’autres s’assemblaient sur la rive. Lady Hawisa, appuyée au bras d’une servante, se tenait en bas des marches. La veuve de Scrope n’écoutait que d’une oreille un homme aux cheveux blancs, le teint blafard, les sourcils broussailleux sur des yeux profondément enfoncés, les joues rasées sillonnées de rides.
Corbett s’approcha.
— Lady Hawisa ?
L’homme aux cheveux d’argent cilla et sourit sans, pourtant, que son expression et son regard s’adoucissent.
— Ah, vous devez être Lord Corbett !
Il scruta la pénombre de la retraite derrière le magistrat.
— Je suis bien qui vous dites ; et vous, Messire ?
— Je suis le mire Ormesby, diplômé du collège Balliol, à Oxford. Je passe le reste de mon âge dans les environs de Mistleham. Bref, Messire, je suis ou j’étais –, précisa Ormesby, le médecin de Lord Scrope. Mon premier souci, à présent, est Lady Hawisa.
Corbett regarda autour de lui. Dame Marguerite répartissait les tâches entre les valets. Le père Thomas faisait les cent pas, un chapelet à la main. Frère Gratian, les mains sur les lèvres, debout sur l’embarcadère, avait tout d’un fol. Corbett vit de l’autre côté arriver Maître Claypole et les échevins, splendides dans leurs robes fourrées d’hermine, arborant les chaînes étincelantes de leur office. Il grommela et tira Ormesby par la manche.
— Messire le physicien, je veux que vous restiez ici. Il en va de même pour vous, père Thomas, pour vous, Madame...
Il désigna l’abbesse.
— ... et pour le batelier qui vous a conduits ici.
Puis il prit la main inerte et glacée de Lady Hawisa. Battant des paupières, elle ouvrit la bouche pour parler, mais y renonça et secoua la tête.
— Lady Hawisa, insista Corbett, il faut que vous vous en alliez.
Il lui pressa la main avec douceur.
— Votre époux, que Dieu l’ait en Sa sainte garde, est mort, assassiné sans pitié. Il vaut mieux que vous ne le voyiez pas comme ça.
Il se tourna vers la suivante.
— Vous, prenez soin de votre maîtresse. Partez, Madame.
Lady Hawisa accepta. Corbett monta l’escalier quatre à quatre et attira l’attention de Ranulf d’un geste. Ce dernier se précipita. Corbett tira son épée, frappa sur le gong de bronze qui se balançait à une chaîne à côté du montant de la porte et finit par obtenir le silence.
— Bonnes gens, cria-t-il, je suis Sir Hugh Corbett, envoyé du roi. Le sceau royal me donne toute autorité en ces lieux. Lord Scrope, que Dieu lui pardonne, est mort, vilement occis. Je vous somme de quitter l’île, à l’exception de ceux que j’ai priés de rester.
On lui répondit par des regards désapprobateurs. Il y eut des cris, quelques sifflets et des quolibets. Ranulf tira lui aussi son épée. La clameur mourut et les indésirables se dirigèrent vers la jetée. Le magistrat appela le médecin Ormesby, Dame Marguerite, le père Thomas et le marinier – le bonhomme aux épais sourcils s’honorait du nom de Pennywort{15} ― qui les avait fait traverser. Il les pria avec courtoisie d’attendre dehors pendant que lui-même et Ranulf retournaient examiner le corps, les coffres, les fenêtres et l’unique porte. Toutes les fenêtres, à l’exception d’une seule, étaient bien closes. Les épars, ainsi que les chevilles en haut et en bas de chaque volet, étaient à leur place ; quant aux tentures de laine et de cuir, elles étaient intactes.
— Il n’y a pas d’autre entrée, souffla Corbett. L’huis principal est fermé par des verrous en haut et en bas et sa serrure est sans conteste l’œuvre d’un homme de métier.
Il inspecta la fenêtre qui avait été forcée. Les contrevents étaient en morceaux, le linteau éraflé et griffé. Ils ressortirent et présentèrent leurs excuses à ceux qui naquetaient. Ils firent le tour de la retraite, ce qui permit à Corbett d’admirer l’œuvre de Scrope. L’île était encerclée de végétation et de bosquets d’arbres, dont de beaux saules pleureurs, mais l’espace qui jouxtait l’édifice offrait une vue dégagée. Le seul obstacle consistait en un étroit fossé, qui, partant de sous le bâtiment, était destiné à déverser les ordures dans le lac. Le sol gelé portait maintenant l’empreinte des pieds de tous ceux qui étaient venus. Corbett baissa les yeux sur le lac. Il devait être, partout, large d’au moins mille pieds et vraisemblablement profond. Il ne vit ni d’autre appontement, ni pont, ni radeau, ni embarcation d’aucune sorte. Son compagnon et lui repartirent à l’intérieur. Il recouvrit le visage de Lord Oliver d’un linge, demanda à Ranulf de ranimer le maigre feu, puis invita Dame Marguerite, le père Thomas, Pennywort et Ormesby, le physicien, à s’asseoir sur les tabourets qu’il avait disposés devant l’âtre. Ormesby déclina l’offre et alla examiner la dépouille. Il ôta le linge, poussa un cri d’horreur puis s’affaira près de la table sur laquelle Corbett avait aperçu un gobelet de bois sculpté avec art plein de vin rouge. Le médecin le prit, le huma et murmura une prière.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit le clerc en le rejoignant.
— Sentez, mais ne buvez point, Sir Hugh.
Corbett s’exécuta. Sous les effluves agréables, il décela une odeur amère.
— De la belladone, chuchota Ormesby. Mais regardez, Sir Hugh, le contenu paraît intact ; on n’y a pas touché. J’ai scruté le visage de Scrope, et il n’y a nulle trace d’empoisonnement.
De nouveau ce froid sourire averti.
— Sir Hugh, je m’y entends en poisons. S’il avait succombé après avoir absorbé de la belladone, les effets en seraient manifestes ; il serait mort dans de terribles spasmes.
Le magistrat acquiesça et reposa le gobelet.
— L’a-t-on d’abord empoisonné avant de le poignarder ?
— Je ne crois pas, répondit le mire en s’approchant. Nous ne sentons la belladone que parce qu’elle a fermenté, étant donné qu’elle est mélangée au vin depuis des heures. Cela explique pourquoi la victime peut boire et pourquoi, plus tard, les physiciens comme moi peuvent la détecter. Cette plante est un redoutable assassin. Lord Scrope se serait convulsé comme un diable en Enfer. Je dois, bien entendu, examiner le corps de plus près. Il y a d’autres symptômes.
Ormesby se tapota l’estomac.
— La décoloration du ventre, des taches sur la chair.
Il s’interrompit pour aller sentir le flacon de vin enchâssé d’argent.
— Même chose ici, déclara-t-il. Je pense que le flacon était empoisonné et le vin, ensuite, versé dans le gobelet. Oh, au fait, il est en if, un bois de mauvais augure.
Il le leva.
— Je connais la texture des bois. Mon père était verdier dans la contrée.
— Parfait, commenta Corbett. Donnez-le à Ranulf, qui le mettra en sécurité.
Le médecin obtempéra et rejoignit les autres près du feu. Il tendit le gobelet à Ranulf en lui recommandant d’être prudent. Ce dernier le déposa sur le sol.
— Que s’est-il passé ? interrogea Corbett.
Le père Thomas lança un coup d’œil vers Dame Marguerite, puis, avec inquiétude, par-dessus son épaule comme s’il s’attendait à ce que le cadavre bouge.
— Il m’inspirait de la répulsion quand il était en vie, Sir Hugh, murmura-t-il. Il en va de même dans la mort. Devons-nous vraiment rester ici avec cette dépouille ?
— Les morts sont hors d’atteinte, répliqua Corbett. Je suis chargé, mon père, de découvrir qui a occis ce loyal sujet du roi et, surtout, qui a pillé ces arches et ces coffres. Il me semble, Dame Marguerite, bien que j’aie encore à l’établir, que le Sanguis Christi et d’autres objets précieux étaient gardés ici.
L’abbesse ferma les yeux et fit signe que c’était le cas.
— D’après ce que je vois, continua le clerc, Lord Scrope est venu céans la nuit dernière. Est-ce vous, Messire...
Il montra Pennywort du doigt.
— ... qui l’avez accompagné ?
— Oh oui ! expliqua Pennywort tout gonflé de son importance. Oh oui, Sir Hugh, depuis que ses chiens ont été abattus, Lord Scrope avait placé quelques-uns de ses hommes sous les arbres. Robert de Scott ayant été tué sur la place, je suppose que j’étais responsable. Ma tâche consistait à lui faire traverser le lac. C’est ce que j’ai fait.
— Quand ?
— La nuit dernière, Messire, quand il est revenu de la ville. Ce devait être bien après complies.
— Et dans quel état était-il ?
Pennywort ferma les paupières et sourit en découvrant des dents qui n’étaient plus que des chicots.
— Je dirais qu’il était maussade, renfermé. Il a annoncé que Dame Marguerite et le père Thomas lui rendraient visite au matin. Nous sommes arrivés à la jetée. Comme d’habitude, il ne m’a pas remercié, mais a monté directement l’escalier.
— L’avez-vous suivi ?
— Oui, oui, bien sûr. C’était une obligation. Lord Scrope voulait être certain que tout était en ordre. Il a ouvert la porte et est entré. Je l’ai aidé à dresser le feu comme à l’accoutumée et me suis assuré que tout allait bien. Lord Oliver s’est assis dans cette chaire et a tambouriné sur l’accoudoir, impatient d’être seul. J’ai allumé les chandelles. Il m’a recommandé en grommelant de monter bonne garde cette nuit avec les autres. Romulus et Remus, ses deux chiens, lui manquaient. Il se méfiait peut-être. Je suis parti. Et alors que je descendais les marches, je suis certain de l’avoir entendu tirer les verrous et clore la porte derrière moi. Tout en ramant pour rentrer, je pouvais distinguer les lumières par les interstices des volets. J’ai ensuite rejoint les gardes qui s’abritaient sous le bosquet de chênes un peu plus haut sur la colline ; vous savez, Messire, là où les chiens se couchaient. Nous avons allumé un feu. La nuit dernière, la lune était pleine. La nuit était claire.
— Avez-vous inspecté les rives du lac ?
— Non, nous avons fait le guet, répliqua Pennywort en détournant le regard, mais n’avons rien vu.
— Et il n’y a pas d’autre moyen, insista le magistrat, de relier les deux jetées, en dehors du bateau ?
— Aucun, Sir Hugh.
— Dame Marguerite, vous connaissez cette île – vous y veniez étant enfant, n’est-ce pas ?
— Il existait un pont à la place des embarcadères actuels. Une passerelle de bois branlante plus dangereuse que pratique. Mon frère l’a entièrement détruite.
— Et le lac, quelle est sa profondeur ? s’enquit Ranulf.
— Il est très profond, Messire, répondit Pennywort. Je dirais d’au moins neuf pieds par endroits. On pourrait s’y noyer. Il est périlleux, rempli d’herbes. Satan lui-même ne pourrait nager dans une eau aussi glacée au cœur de la nuit. Si on veut traverser, il faut se servir d’une de nos embarcations. Et si quelqu’un l’avait fait, je l’aurais vu. J’aurais, bien sûr, remarqué quelque chose de bizarre ce matin, or il n’en était rien.
— Vous n’avez donc rien observé d’anormal ? insista Corbett. Quoi que ce soit, Pennywort ?
Il ouvrit son escarcelle et en sortit une pièce.
Le batelier soupira presque de plaisir et tendit la main.
— Je pourrais, Messire, raconter des balivernes et des mensonges, mais si je devais prêter serment dans l’église du père Thomas, la main sur le ciboire, je jurerais n’avoir rien vu, rien entendu. Il en va de même pour mes compagnons. S’il est vrai que nous sommes restés au chaud, que nous avons mangé notre viande séchée et bu notre bière, nous avons néanmoins été fort vigilants, Messire. Il ne s’est rien passé.