« Nous, désirant régler sans tarder cette affaire, vous avons donné l’ordre d’enquêter sous serment... »
Lettre d’Édouard Ier, 6 juin 1303.
Le retour au manoir fut silencieux, Corbett refusant de se laisser distraire par les questions de son compagnon.
— Messire, onc n’avez demandé au père Thomas, à Claypole et aux autres, où ils se trouvaient, fit observer Ranulf, brûlant de curiosité.
— C’est sans importance, Ranulf, répondit le magistrat, énigmatique. Ce qui importe, c’est ce que nous allons faire maintenant.
Il serra les rênes et flatta l’encolure de son cheval.
— Ormesby le médecin est un homme intelligent. Te souviens-tu de sa remarque ? Il a prétendu que ces mystères pouvaient être éclaircis en découvrant ce qui était vraiment arrivé à Acre il y a treize ans et sur l’île des Cygnes la nuit où Lord Scrope a été tué. Eh bien...
Il talonna sa monture.
— ... nous avons étudié l’histoire d’Acre et avons appris tout ce que nous pouvions sur les événements qui s’y sont déroulés ; il est temps à présent de retourner sur l’île des Cygnes. Quand nous serons à Mistleham, va quérir Pennywort. Dis-lui que j’ai besoin de son bateau et toi, va chercher une longue perche. Je vais demander à Pennywort de faire le tour du lac. Quelqu’un l’a traversé cette nuit-là. Sans se servir d’un esquif, sans franchir un pont ; or, pour citer frère Gratian, sauf dans les Évangiles, personne ne marche sur l’eau ! Pourtant on l’a bel et bien traversé et j’ai l’intention de découvrir comment !
La malemort de Dame Marguerite avait bouleversé le manoir. À leur arrivée, Corbett et Ranulf trouvèrent les serviteurs chuchotant entre eux. Lady Hawisa descendit, les traits tirés, sous le choc. Corbett lui baisa les doigts avec délicatesse.
— Madame, Dame Marguerite a rejoint son créateur. Je dois découvrir son assassin et celui de votre époux, et le plus tôt sera le mieux. Imaginez le temps comme du sable qui coule dans un sablier ; il ne reste que quelques grains. Il me faut agir, et vite.
Il conseilla à Ranulf de garder sa chape, son capuchon, ses gants, et de se mettre en quête de Pennywort. Le batelier arriva, fort agité, se demandant ce qu’on attendait de lui. Le magistrat lui ordonna de les conduire à l’île des Cygnes, puis, lorsqu’ils furent arrivés, d’attacher son embarcation. Tous les trois montèrent les marches. Corbett sortit la clé, rompit les sceaux, ouvrit la porte et entra. L’intérieur était plutôt lugubre. Il y faisait un froid glacial et l’air sentait le moisi. Corbett laissa Ranulf et Pennywort sur le seuil et inspecta lentement les lieux.
— La retraite a six fenêtres, remarqua-t-il. Deux s’ouvrent sur l’arrière, les autres ont vue sur chaque côté de l’île. Parfait.
Il descendit l’escalier et, à la grande surprise de ses compagnons, entreprit de faire le tour du bâtiment. Il était presque midi. Il gelait à pierre fendre et les nuages commençaient à se disperser. Corneilles et freux volaient au-dessus d’eux, ailes noires déployées, et leurs cris stridents se raillaient du clerc glissant et dérapant sur la glace. Corbett ne cessait de regarder l’autre rive du lac et quand il parvint à l’arrière de l’ermitage, il désigna un bosquet de saules au loin et la sente étroite qui sinuait entre les arbres.
— Je m’interroge ! s’exclama-t-il, mais il ne prit pas la peine de s’expliquer plus avant.
Il retourna vers la jetée et ordonna à Pennywort d’emmener Ranulf au milieu du lac et de ramer sans se presser vers les saules. Ranulf devait se tenir à la poupe avec la longue perche qu’il avait trouvée aux écuries et évaluer la profondeur de l’eau au fur et à mesure. Pennywort objecta immédiatement que c’était du temps perdu.
— L’avez-vous déjà sondé ? ironisa Corbett.
— Oui, mais pas en son entier.
— Bien sûr que non, releva Corbett en souriant.
— Que cherchons-nous ? s’enquit Ranulf.
— La même chose que lorsque j’ai épluché les recettes et les fermages de ce manoir. Nous reconnaîtrons la vérité quand nous la verrons. Et maintenant, Messires...
Le batelier, maugréant entre ses dents, monta dans son esquif. Ranulf, muni de sa perche, embarqua derrière lui ; emmitouflé et encapuchonné, debout à la poupe, il ressemblait à l’Ange de la Mort. Pennywort se mit à ramer dans la direction indiquée par Corbett. Obéissant aux ordres que criait son maître, Ranulf enfonçait sa perche ; en fin de compte, il dut s’asseoir, tant l’eau était profonde. Corbett les accompagnait le long de la berge. Il arrivait que la végétation et les broussailles qui poussaient sur le rivage cachent le bateau. Il appelait alors Ranulf qui lui signalait que rien n’avait changé. Ils firent le tour de l’île et approchèrent de l’arrière de la retraite. Corbett distingua, sur la rive d’en face, le sommet des saules et tenta de maîtriser son excitation. Il était presque à la hauteur des arbres quand il entendit les exclamations retentissantes de Ranulf et de Pennywort. Il se précipita à travers les buissons vers le bord du lac. Pennywort essayait d’immobiliser la barque à fond plat pendant que Ranulf frappait de sa perche quelque chose d’immergé.
— Qu’est-ce que c’est ? cria Corbett, bien qu’il sût d’avance la réponse.
— À un pied ou davantage sous l’eau, s’exclama Ranulf, il y a une surface dure et striée. Elle fait à peu près deux pieds de large, Messire ; c’est comme un rebord ou un socle.
— C’est peut-être les restes d’un pont, intervint Pennywort. Je n’en ai jamais eu connaissance. Lord Scrope n’autorisait aucune embarcation à faire le tour du lac.
Corbett se contenta de scruter le sentier entre les saules. Il appela Pennywort pour qu’il rapproche son esquif et le fasse traverser ; le marinier voulut s’exécuter, mais bien que le lac soit moins profond vers la berge, il l’était encore trop pour qu’on puisse s’y risquer à gué. Corbett décida donc de revenir à l’appontement et d’y retrouver ses compagnons. Quand il y parvint, Pennywort, stupéfait de leur découverte, l’attendait. Après avoir conduit le clerc de l’autre côté, il s’empressa d’amarrer son bateau et emboîta le pas aux clercs royaux tout autour du lac jusqu’au bosquet de saules. Une fois sous les arbres, fauchant les broussailles qui encombraient le chemin du bout de son épée, Corbett montra du doigt l’arrière du domaine.
— Si quelqu’un s’était introduit la nuit en cachette sur les terres du manoir, expliqua-t-il, il aurait pu se glisser ici sans être remarqué par les gardes qui s’abritaient autour de leur feu à quelque distance sous le couvert. Souvenez-vous qu’il n’y avait pas de chiens. On les avait abattus tous les deux en prévision de cette soirée sanglante. Pennywort, auriez-vous vu quelque chose ici ?
Le marinier haussa les épaules.
— Nous n’aurions même pas pensé à regarder, murmura-t-il.
— Bien entendu. C’est là, dans ce boqueteau, que le tueur s’est préparé. Il avait un grand bâton.
Il désigna la perche.
— Coupez-en un tiers.
Ranulf, avec l’aide de Pennywort, s’y employa. Corbett saisit le bâton et s’approcha du bord du lac.
— Maître... l’avertit Ranulf.
Corbett continua à marcher, usant de la perche pour s’assurer de la profondeur de l’eau. Il toucha la roche et, avec prudence, avança sur le large socle immergé. L’eau montait d’environ un pied, atteignant presque le haut de ses bottes. Il progressa avec circonspection en ligne droite. L’eau glacée lui éclaboussait les jambes, mais le soubassement était vraiment large et graveleux et le courant, nourri par une source invisible, était faible.
— C’est un vrai gué, observa-t-il à haute voix : eau basse et assise sûre !
La perche était une aide précieuse. À l’instar d’un aveugle pourvu de sa canne, il tâtait le terrain devant lui et suivait. Il se sentit un peu inquiet en parvenant au milieu, mais, sous la surface, le banc rocheux s’étendait devant lui, assez vaste pour qu’on ne puisse glisser à gauche ou à droite. Qui plus est, en approchant de la berge, il commença à s’élever un peu. L’eau devint moins profonde. Et voilà qu’il avait traversé et que ses bottes crissaient sur le sol gelé de la rive. Il se retourna, un sourire triomphant aux lèvres, leva les bras vers ses compagnons et entreprit de revenir sur ses pas. Il faillit déraper quand la perche se coinça dans une fente, mais il atteignit l’autre bord sain et sauf.
— Ce n’est rien ! s’exclama-t-il. Un peu d’eau froide sur les jambes, mais ce n’était pas trop périlleux.
— Pourtant, de nuit... ? objecta Ranulf.
Corbett leva la perche.
— Abrité par les arbres, l’assassin aurait pu user d’une lanterne sourde. Et, ce qui est plus important, il a pu apporter une corde, ajouta-t-il en montrant un saule.
— Bien sûr ! souffla Pennywort. Un falot pour marquer l’endroit d’où il est parti. Il n’avait plus qu’à attacher solidement un bout de la corde à un arbre et à fixer l’autre autour de sa taille.
— Exact ! approuva le magistrat en félicitant le batelier d’une claque sur l’épaule. Puis il s’est servi du bâton pour savoir où poser les pieds et il a traversé avec lenteur, comme je l’ai fait. L’obscurité n’a rien changé : tant que la perche frappait le roc, il n’y avait pas de danger. S’il glissait ou même tombait, la corde le retenait. Il pouvait remonter et continuer. Une fois sur la rive, il ne lui restait qu’à mettre la corde en sécurité afin d’assurer son retour. Voilà comment notre tueur est parvenu à l’île des Cygnes.
— Mais comment a-t-il forcé la retraite ? bégaya Pennywort. Tout était bien clos. J’ai dû enfoncer les volets.
— Silence ! lui intima Corbett.
Il ouvrit son escarcelle et fourra une pièce d’argent dans la main du bonhomme.
— Pas un mot pour l’heure, Pennywort ! C’est affaire royale.
— Je n’avais jamais rien su du gué ! chuchota le marinier, rayonnant à la vue de la pièce d’argent.
— Très peu de gens en avaient ouï parler, répondit le clerc. Je pense qu’il y a des années on a versé des pierres et du ciment pour soutenir un pont qu’on a fini un jour par détruire, ou qui s’est écroulé, mais ses fondations de pierre étaient aussi solides que celles d’une cathédrale. C’était une masse compacte de mortier durci dont peu connaissaient l’existence. Au fil du temps, on l’a oublié. Mais Lord Oliver s’en est souvenu lors de la construction de son ermitage. Il a souligné qu’on ne pouvait traverser le lac qu’en bateau, ce que tout le monde a admis et ce qui, tout étrange que ce soit, s’est avéré être sa perte...
Il faisait nuit lorsque Corbett réunit ses hôtes à la table haute sur l’estrade du manoir. En dépit du refus du magistrat, Lady Hawisa insista pour faire servir une légère collation à toutes les personnes présentes. Une longue rangée de candélabres illuminait l’estrade ; le feu avait été allumé dans l’imposante cheminée et des braseros rougeoyaient dans les coins de la pièce. Les invités du clerc
— Claypole, Maître Benedict, Ormesby, le père Thomas et frère Gratian – arrivèrent tous ensemble et Lady Hawisa les accueillit avec affabilité. Corbett s’était bien préparé. Il avait échangé quelques mots avec Ranulf et Chanson puis rédigé les documents nécessaires. La sacoche de la chancellerie, posée contre le pied de sa chaire, contenait toutes les lettres, tous les mandats dont il avait besoin. Ranulf, lui aussi, était fin prêt avec son ceinturon sur le sol à côté d’une petite arbalète, bien que Corbett ne crût pas que la réunion dégénérerait en violence.
Le repas commença. Corbett laissa le père Thomas réciter le bénédicité et les valets apportèrent du vin, des bols de bouillon chaud, des plats de viande froide et du pain frais. Lady Hawisa, portant toujours le deuil, tenta d’animer la conversation, mais l’atmosphère était lourde ; tous savaient que le clerc était parvenu à une conclusion. Ils étaient assis comme des condamnés attendant que le juge prononce son verdict. Corbett décida d’agir vite. On avait bu le premier gobelet de vin quand il se leva soudain et passa derrière la chaire de Claypole. Les échanges à mi-voix moururent lorsque le magistrat posa la main sur l’épaule du maire dont il sentit l’inquiétude.
— Messire Henry Claypole, maire de Mistleham, moi, Sir Hugh Corbett, garde du Sceau privé du roi et émissaire royal en la contrée, vous accuse de trahison, vol et meurtre. Trahison du fait que le hors-la-loi John Le Riche est venu exprès ici pour vous vendre le trésor du souverain dérobé dans la crypte de Westminster. Non...
Il força Claypole à rester assis. Ranulf se leva, alla se placer de l’autre côté de la table et dirigea l’arbalète, flèche encochée, tout droit sur le maire. Les invités regardaient la scène avec stupéfaction.
— Je n’ai...
— Si ! déclara Corbett à mi-voix.
Il se pencha en avant.
— Quelle mômerie, Maître Claypole ! Le Riche n’était pas un béjaune, mais vous l’avez trompé et berné avec l’aide de Lord Scrope. Où est le reste du trésor que vous avez acheté ? Chez vous ? Je présenterai les mandats nécessaires et fouillerai votre demeure de la cave au grenier. Vous êtes aussi suspect de vol parce que vous et Lord Oliver vous êtes emparés dudit trésor par félonie et l’avez dissimulé. De meurtre, parce que vous êtes le Sagittaire. Vous êtes un archer expérimenté, Maître Claypole ; vous et Lord Scrope êtes aussi impliqués dans cette affaire. Votre seigneur vous a donné en location des logis donnant sur la place. Ils vous ont servi de cachette, d’abri, pour tirer des flèches à la fois sur ceux qui ne se méfiaient point et sur ceux dont vous aviez tous deux décidé de vous débarrasser. De meurtre, aussi, parce que vous vous êtes révolté contre votre maître. Vous vouliez le Sanguis Christi et les autres objets précieux, sans parler des registres des naissances. Vous, le fils, légitime ou non, de Lord Scrope, connaissiez moult secrets, y compris celui qui concerne le gué oublié du lac.
Corbett leva la main pour faire taire les murmures d’excitation qui s’élevaient.
— Plus tard, déclara-t-il. Peut-être dans un jour ou deux, lorsque Maître Claypole jouera sa vie devant le tribunal.
Il resserra son emprise sur l’épaule du maire jusqu’à ce que ce dernier grimace de douleur.
— Vous êtes passé par ce gué la nuit où vous avez assassiné Scrope.
— C’est absurde ! glapit Claypole. Je peux prouver. ...
— Quoi ? l’interrompit le clerc. Que vous étiez occupé à l’échevinage ce matin quand Dame Marguerite est arrivée ?
— De même que je l’étais, au marché, quand Chenapan a été abattu.
— Lord Scrope, votre complice, ne l’était pas, railla Corbett. Je veux dire quand Chenapan a été occis. Il y avait deux Sagittaire, deux archers, et je le démontrerai. En ce qui concerne ce matin, je ferai aussi la preuve, Maître Claypole, que vous surveillez sans cesse St Alphege. Après tout, c’est là que les registres de naissance ont été volés, paraît-il. Vous avez de même épié Dame Marguerite qui contestait avec ardeur vos prétentions. Quand, plus tôt dans la journée, elle a surgi à l’improviste à St Alphege, vous avez choisi de mettre un terme au jeu une fois pour toutes. J’expliciterai les détails plus tard. Après tout, vous êtes le maire, vous pouvez aller où vous voulez. Il est facile de laisser un arc et un carquois de flèches dans l’ombre, de se faufiler par une porte, d’encocher un trait, de le lâcher et de s’enfuir. Ah oui, j’ai beaucoup à dire à votre sujet et beaucoup à juger.
Le magistrat appela Chanson à l’autre bout de la grand-salle.
— Arrête Maître Claypole et conduis-le en bas, au cachot. Ranulf t’accompagnera. Lady Hawisa...
Cette dernière, bouleversée et frappée de stupeur, ne put qu’accepter d’un signe de tête.
— C’est injuste... bredouilla Claypole.
Il tenta de clamer son innocence, mais son regard trahissait sa terreur.
— Injuste ? Non, en aucune manière, l’apaisa Corbett. Je ne veux ni que vous vous échappiez ni que vous ameutiez les habitants de la ville. D’ailleurs, je dois rassembler d’autres preuves encore.
Le maire essaya de se rebiffer, mais Ranulf dégaina sa dague et lui en piqua le cou. Claypole ne résista plus ; on le poussa comme un ballot hors de la salle, pleurant et jurant. Corbett se rassit et déposa la sacoche de la chancellerie sur la table. Ormesby et le père Thomas brûlaient tous deux de poser des questions, mais le clerc refusa de leur répondre.
— Il se peut que Claypole ne soit pas le seul assassin, murmura-t-il. Nous avons encore de l’ouvrage.
Il désigna le dominicain.
— Frère Gratian, vous connaissiez Claypole bien avant de venir ici. Je veux, par conséquent, que vous restiez céans ce soir et lui rendiez visite. Raisonnez-le, conseillez-lui de tout avouer et de s’en remettre à la merci du roi.
— Je ferai ce que je pourrai dans la limite de mes moyens.
— Très bien, commenta Corbett en lui souriant. Père Thomas...
Il se tourna vers le prêtre de la paroisse.
— ... vous avez bien reçu ma missive cet après-midi et fait ce que je vous demandais ?
— Oui, Sir Hugh, je...
— Bon.
Corbett leva la main pour réclamer le silence au moment où Ranulf entrait dans la pièce.
— De grâce, mon père, entretenez-vous avec Ranulf après cette assemblée.
Il baissa les yeux sur la sacoche et l’ouvrit.
— Maître Benedict, j’ai une tâche très importante à vous confier. Dame Marguerite m’a prié de vous recommander au roi, ce que j’ai fait par respect pour sa mémoire.
Il sortit plusieurs rouleaux, attachés et scellés, qu’il poussa à travers la table.
— Demain à l’aube, vous quitterez cet endroit et vous rendrez à bride abattue auprès du souverain, qui se trouve à l’heure actuelle à Colchester. Allez voir Lord Drokensford, remettez-lui ces lettres de recommandation – et elles ont du poids –, puis ces autres messages où je le prie de m’envoyer le plus vite possible une liste des biens volés au trésor de Westminster. Cet inventaire prouvera que Claypole non seulement est un larron, mais aussi, comme je l’établirai, un meurtrier de sang-froid.
— Est-ce bien votre intention ? insista Maître Benedict en souriant. Après tout, Dame Marguerite gît, morte, à St Frideswide.
— Vous pourrez revenir pour les funérailles, déclara Corbett, mais c’est urgent. Frère Gratian doit rester ici, de même que le père Thomas. J’ai besoin de Ranulf et de Chanson pour d’autres besognes. Je suis soucieux ; je me méfie des alliés de Claypole. Les missives manderont aussi à Lord Drokensford de dépêcher ici le shérif de l’Essex et ses hommes avec tous les rôles militaires du comté, ce qui démontrera que Claypole et ses complices...
Ormesby ne put refréner sa curiosité :
— Ses complices ? Quels complices, Sir Hugh ?
— S’il vous plaît, accordez-moi encore un peu de temps, répliqua le clerc. J’ai besoin d’informations essentielles pour prouver que lui et ses amis étaient des maîtres archers achevés.
— Vous voulez que je passe la nuit ici, n’est-ce pas ? s’inquiéta Maître Benedict. Mais je dois aller quérir certaines choses à St Frideswide et m’incliner devant la dépouille de Dame Marguerite.
— Bien sûr, admit Corbett. Escorte Maître Benedict à St Frideswide, ordonna-t-il à Chanson. Il partira aux premières lueurs du jour.
Il tendit un autre document, sans lien ni sceau.
— Voici un mandat qui vous permettra de circuler en sécurité dans tout le royaume. Ne perdez pas de temps, ne vous laissez pas retarder. Mais, toi, Chanson, reviens. J’ai besoin de toi pour fouiller la maison de Claypole et d’autres logis.
Le magistrat ne voulait ni être retenu ni être davantage interrogé. Il se leva avec détermination et s’inclina devant Lady Hawisa.
— Veuillez m’excuser, mais ce sont là affaires urgentes. Maître Claypole est à la racine de toutes les vilenies qui ont eu lieu ici. Madame, Messires, je vous souhaite une bonne nuit.
La compagnie se sépara. Maître Benedict, serrant ses certificats, adressa un sourire rayonnant à Corbett et sortit derrière Chanson. Ranulf échangea quelques mots à voix basse avec le père Thomas qui lui répondit en chuchotant. Ranulf sourit, se retourna et fit un signe à son maître.
Maître Benedict Le Sanglier, naguère chapelain de Dame Marguerite, dernière abbesse de St Frideswide, pénétra à cheval dans le village de Mordern au moment où le jour se levait. Une épaisse brume enveloppait encore les bâtiments abandonnés, renforçant l’atmosphère fantomatique des lieux. Il mit pied à terre, observa les environs, entrava sa monture, la meilleure que les écuries du couvent avaient pu lui fournir. Il tapota les lourdes fontes suspendues de part et d’autre de la selle, jeta sa chape sur ses épaules et entra dans le cimetière en quête de la pierre tombale sur laquelle était gravée l’Annonciation. Quand il l’eut trouvée, il baissa les yeux et un frisson d’inquiétude le parcourut. Quelqu’un était intervenu. Un rameau craqua quelque part derrière lui. Il pivota sur ses talons au moment où la flèche passait en sifflant dans l’air au-dessus de lui. Horrifié, il vit l’archer émerger de la brume, tête et visage dissimulés par un capuchon. L’arc qu’il tenait était bandé, le trait encoché prêt à être lâché. La gorge de Maître Benedict se serra.
— Que Dieu vous protège, Messire, dit-il d’une voix rauque.
— Et qu’il vous protège aussi, Maître Benedict.
Le chapelain se retourna. Corbett s’avançait, accompagné de Chanson pourvu d’une arbalète prête à servir. Benedict cilla. Chanson lui avait fait de prompts adieux à St Frideswide et s’était éloigné au grand galop comme si ce qui se passait à Mistleham l’intéressait davantage, et voilà qu’il se trouvait là.
Le magistrat tendit les mains.
— De grâce, votre poignard et votre ceinturon, Messire.
Maître Benedict le déboucla et le laissa tomber à terre.
— Ranulf, Chanson, ordonna Corbett, emmenez notre hôte dans l’église.
Ce dernier lança un coup d’œil à Ranulf qui s’était rapproché, arc toujours bandé avec son barbillon de fer aiguisé et ses plumes d’oies grises. Il essaya de se détendre. La panique qui l’avait d’abord envahi avait cédé la place à une vigilante circonspection, prête à exploiter la moindre erreur, mais Corbett était sur ses gardes. Le chapelain fut conduit dans l’église et contraint de s’asseoir le dos contre un pilier pendant que Chanson lui attachait prestement les poignets d’une corde puis le fouillait avec soin. Il sortit l’escarcelle de cuir de sous le justaucorps matelassé ainsi qu’une mince lame cachée dans la tige d’une botte. Corbett ouvrit la pesante bourse et en secoua le précieux contenu constitué de joyaux, de bagues et du Sanguis Christi, une splendide et massive croix d’or sertie de cinq rubis chatoyants. Sa beauté fit pousser des cris de surprise à Chanson et Ranulf. Ces derniers avaient aussi apporté les fontes du chapelain bourrées de documents, d’autres objets de valeur et d’agendas.
— C’est assez pour vous faire pendre ! commenta Corbett.
— N’était-ce que pantomime, hier soir ? s’enquit Benedict.
— Oui et non.
Le magistrat s’accroupit devant lui. Ranulf resta debout derrière lui, arc tout prêt et flèches supplémentaires à ses pieds.
— Oui : Maître Claypole a une grande part de responsabilité en ce qui concerne John Le Riche. Il est certain qu’il avait passé un pacte pour acquérir le trésor dérobé au roi. En accord avec Lord Scrope ils ont trahi Le Riche, l’ont drogué puis pendu. Quant aux autres...
Il haussa les épaules.
— Frère Gratian ne peut partir avant que je le lui permette. Ormesby, le mire, s’occupera de Lady Hawisa. Le père Thomas ? Eh bien, il a accompli sa tâche. Il a fouillé son église, dedans et dehors. Il a découvert la verge du petit arc de corne dont vous vous êtes servi pour occire votre ancienne complice, Dame Marguerite.
Maître Benedict se contenta de ricaner et se détourna.
— J’y viendrai sous peu, continua le clerc. Ranulf, ici présent, a évoqué le goupil qui se glisse dans le poulailler et cause un sanglant carnage, ce qui réveille le fermier. Mais, tôt ou tard, le renard doit ressortir et affronter le péril. Vous êtes mon goupil ; j’ai voulu que vous vous comportiez ainsi. Je vous ai remis toutes les lettres nécessaires, dont un sauf-conduit pour circuler en sécurité, que ce soit sur les grand-routes ou pour gagner un port. Vous vouliez à tout prix partir et avez mordu à l’hameçon ; vous n’aviez pas le choix. Le temps passait. Le fermier et ses chiens approchaient. Vous avez sauté sur l’occasion : Carpe diem, profite du jour présent. Vous deviez récupérer votre butin dans sa cachette à St Frideswide et, bien sûr, venir ici pour prendre le reste. Vous n’avez pas pu résister, d’autant plus que tous les autres vaquaient à leurs occupations. N’est-ce pas vrai ?
Maître Benedict se contenta de soutenir son regard.
— Vous n’aviez pas l’intention de vous rendre à Colchester. Oh que non, vous seriez parti, auriez rejoint en hâte un des ports à l’est et embarqué pour l’étranger. Il aurait fallu des semaines, voire des mois, pour découvrir dans quel port vous vous étiez rendu ; sans compter que vous auriez pu prendre un faux nom. Des rumeurs auraient couru. Le pauvre Benedict Le Sanglier...
Corbett fit une petite grimace.
— ... qui a disparu, sans doute tombé dans une embuscade et tué sur un sentier désert de l’Essex au cœur de l’hiver. En réalité, vous seriez ailleurs et useriez du trésor volé pour aplanir les obstacles rencontrés en chemin. Bien sûr, c’était risqué. Si on vous avait inquiété ou alarmé indûment, vous vous seriez débarrassé de cette sacoche secrète et auriez continué à jouer l’humble chapelain plutôt débonnaire.
Corbett se leva.
— Vous n’êtes en rien un prêtre bienveillant. Vous êtes mauvais, deux fois plus digne de l’Enfer que l’homme que vous avez tué à l’île des Cygnes.
Corbett s’écarta tandis que Chanson apportait des fougères sèches et du petit bois qu’il déposa près du captif et aspergea d’un peu d’huile. Les flammes ne tardèrent pas à monter. Chanson s’esquiva alors vers la porte, le dos contre le mur, l’arbalète toujours chargée par terre devant lui. Ranulf s’adossa au pilier qui se désagrégeait et contempla l’assassin. Il frissonna. Il ne revoyait pas le cadavre de Scrope mais celui du malheureux Chanapan et des autres innocents abattus par ce meurtrier. Il se demanda si les méditations de son maître sur la mort et la justice l’avaient influencé. Les infortunées victimes de ce tueur se rassemblaient-elles céans pour exiger vengeance et châtiment ?
Corbett prit une gourde et retourna près du feu qui le séparait de son adversaire. Il proposa à boire à ce dernier qui refusa d’un signe de tête. La froide arrogance que le magistrat pouvait lire dans les yeux du chapelain lui répugnait : il avait affaire à un homme qui ne craignait rien, qui avait encore confiance en lui. Comment se défendrait-il en dernier recours ? Corbett aperçut la croix pendue à une chaîne autour du cou de Benedict Le Sanglier. Voilà la réponse ! Le prisonnier, malgré toutes ses scélératesses, était-il un prêtre sincère qui réciterait le premier vers du psaume 50 et en appellerait au privilège de clergie pour échapper aux rigueurs de la loi ? Ce criminel aux mains rouges de sang ne comparaîtrait-il devant un tribunal ecclésial que pour recevoir une légère punition ?
— Je suis prêtre, déclara Benedict qui semblait avoir lu dans les pensées du magistrat.
Déjà, en dépit de la sinistre nef hantée, du froid glacial qui s’insinuait partout, des liens autour de ses poignets et des armes prêtes à l’occire, Maître Benedict Le Sanglier était disposé à faire valoir ses droits.
— Entendu, Maître Corbett...
Il accompagna son insulte délibérée d’un sourire.
— ... j’ai commis une erreur. Pour le moment, je suis votre captif. J’ai été trop impétueux, pressé de partir. Ma tâche était finie, donc...
— Votre tâche, rétorqua Corbett, consistait à occire Oliver Scrope.
Il tendit les mains vers le feu.
— Donc, Maître Benedict, pour le moment, je vais jouer les maîtres d’école. Je vais élaborer une argumentation fondée davantage sur une hypothèse que sur des preuves. Néanmoins, quand j’approcherai de la conclusion, l’évidence s’imposera. Alors, pour poursuivre les comparaisons, vous, vous êtes semblable à un maître maçon ; vous êtes le génie derrière la demeure du crime que vous avez érigée avec tant de soin. Cela a débuté à Acre en 1291. Nous avons tous ouï l’histoire officielle, mais je crois qu’il y a une importante différence : Gaston de Béarn, le cousin de Lord Oliver, n’a point trépassé là-bas. J’en suis persuadé. D’une façon ou d’une autre, il a survécu à la trahison de Scrope, à sa tentative de meurtre et il a fini par fuir en France.
— S’il l’a fait, ricana le chapelain, pourquoi n’est-il pas revenu en Angleterre ?
— Pour affronter Lord Scrope, un puissant seigneur, un héros, un croisé jouissant de la faveur du roi qui aurait été accusé par un étranger et sur quel fondement ? contesta le magistrat en hochant la tête. Non...
Il claqua de la langue.
— ... cela aurait été trop dangereux et il n’y aurait rien gagné.
Il s’interrompit.
— En fait, d’après le peu que je sache sur Gaston de Béarn, je pressens qu’il ne se serait pas abaissé à faire cela. C’était un preux, un modèle pour les autres, que ce soit vous et les Frères du Libre Esprit, Dame Marguerite, qui l’aimait, voire même Lord Oliver, qui était hanté par ce qu’il avait fait.
Maître Benedict changea de visage : un instant, l’arrogance fit place à une franche reconnaissance des faits.
— Gaston s’est échappé, reprit le magistrat, et des liens étroits se sont créés entre lui, vous et les Frères du Libre Esprit. En fin de compte, vous et eux êtes venus en Angleterre pour vous venger de Lord Scrope. Pourquoi ? À cause de Gaston, je pense. Primo : les Frères du Libre Esprit ont pris grand soin de rappeler à Scrope ses méfaits ; ce qui explique la fresque de St Alphege ainsi que leur cartouche de l’Enfer où Lord Oliver se trouve au centre. Ah oui, ajouta le clerc, nous avons vu ce qui était enterré avec Le Riche, le trésor et les dessins. Ces deux derniers renferment aussi de curieux symboles. Il me semble que c’est de l’arabe. J’ai découvert dans la fresque de St Alphege ces mêmes signes géométriques que les artistes musulmans aiment beaucoup. L’auteur de tout cela, quel qu’il soit, avait vécu en Terre sainte et connaissait les arabesques. Secundo : les Frères du Libre Esprit étaient armés et avaient prévu d’attaquer, de tuer ou d’enlever Lord Oliver. Tertio : vous faisiez partie du complot. Vous avez usé de la fortune de Dame Marguerite pour leur acheter des armes. Vous les avez aussi renseignés sur la retraite dans l’île des Cygnes et le gué secret. Non, non...
Corbett leva la main.
— Je m’expliquerai tout à l’heure. Quarto : la fresque de St Alphege représente des herbes ou des plantes, en fait de la belladone, la potion avec laquelle Lord Scrope a sans doute tenté d’empoisonner Gaston dans l’infirmerie d’Acre il y a bien longtemps. Vous avez choisi le nom de Nightshade, la belladone, quand vous avez rendu visite au père Thomas et avez menacé Scrope de mort à moins qu’il n’avoue ses péchés sur les marches de la croix du marché de Mistleham. Quinto : lors de l’une de nos conversations, vous avez commis une terrible erreur. Vous avez dit qu’à Acre les survivants avaient été massacrés dans la cour du dragon. Comment pouviez-vous savoir le nom d’une cour du Temple dans un petit donjon en Terre sainte ? Cela justifie-t-il aussi le dragon au-dessus du château dans la fresque de l’église paroissiale ?
— Et Dame Marguerite aurait participé à tout cela ? railla le chapelain. Voulez-vous dire qu’elle était ma complice ? Elle, qui adorait Scrope, son frère ?