CHAPITRE PREMIER

« Qui sont les malfaiteurs ? Qui était averti du vol ?

Qui offrit et donna aux larrons assistance, conseil et appui ? »

Lettre d’Édouard Ier, 6 juin 1303.

Sir Hugh Corbett, garde du Sceau privé, émissaire personnel d’Édouard Ier d’Angleterre et membre de son Conseil privé, enlaça Lady Maeve, son épouse, tout en souhaitant du fond du cœur être à nouveau couché près d’elle au manoir de Leighton, dans l’Essex. Il la tint serrée, les cheveux blonds de la jeune femme effleurant sa joue, ses lèvres douces caressant sa peau. Il l’étreignit une fois encore, se délectant de son parfum délicat, puis recula. Maeve sourit, alors même que ses lumineux yeux bleus s’emplissaient de larmes, et releva le capuchon bordé de fourrure de sa mante vert foncé. Corbett trouva qu’elle n’en était que plus belle. Mais ces pleurs ! Pour dissiper sa propre tristesse, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à ses deux compagnons qui, à cheval, l’attendaient. Ranulf-atte-Newgate, clerc principal à la chancellerie de la Cire verte{1}, cheveux roux noués sur la nuque, yeux verts aux aguets dans son visage pâle, nez un peu pincé par le froid, surprit son regard et se détourna, comme distrait par la clameur qui s’élevait autour des grilles du palais. Près de Ranulf, Chanson, clerc des écuries, ébouriffé et vêtu de gris, s’efforçait de maîtriser le poney de bât chargé de sacs et de coffres. Les yeux de Corbett se posèrent à nouveau sur Maeve. Elle dissimulait à présent son chagrin devant le départ imminent de son mari en poussant en avant leurs enfants, Édouard et Aliénor. Corbett s’accroupit pour les étreindre, se releva, embrassa avec passion Maeve sur les lèvres, puis se retourna, rassembla les rênes de sa monture et se jeta en selle. Il fit mine de s’affairer avec son ceinturon et d’ajuster sa chape{2} de laine noire sur ses épaules. Puis il lança un dernier coup d’œil à Maeve, articula un silencieux message d’amour et, faisant pivoter son cheval, entraîna ses compagnons hors du palais sur le chemin menant au pont de Londres.

Comme Ranulf, Corbett ne remonta pas son capuchon afin de mieux voir la rue encombrée et de pouvoir guider avec prudence son cheval sur le sol glacé et inégal. Affalé sur sa selle, clignant des paupières pour chasser ses larmes, il fixait la voie devant lui. Ranulf venait juste derrière, à sa droite, et Chanson se trouvait à sa gauche. Le clerc des écuries tenait maintenant dressée la lance ornée du roide pennon blasonné aux armes royales – pourpre, bleu et or éclatants – dont les léopards rampants annonçaient à tout un chacun que les porteurs appartenaient au roi et qu’on ne devait en aucune manière s’immiscer dans leurs affaires ou leur mettre baston en la roue. Même une cohorte de chevaliers bannerets royaux s’écarta pour laisser passer les clercs qu’elle avait sur-le-champ reconnus et salués. Corbett répondit d’un courtois signe de tête. Ranulf leva la main, tout à fait conscient de l’attention soutenue que leur portaient ces sbires du souverain. Le départ du magistrat de Westminster causait une indéniable agitation. Les têtes se tournaient, yeux plissés pour lutter contre le froid mordant. Les passants contemplaient ces deux clercs de haut rang vêtus de justaucorps de cuir noir et de hauts-de-chausses vert foncé glissés dans des bottes rouges en cuir de Cordoue, tenant les rênes d’une main gantée, l’autre, sous leurs manteaux, prête à tirer épée ou poignard. Ceux qui avaient affaire à Westminster comprenaient que le garde du Sceau privé partait en mission au nom du monarque. La présence du magistrat au palais royal suscitait toujours moult murmures et chuchotements, une mer de spéculations sur ce qui pouvait bien se passer. Après tout, les temps étaient troublés. La guerre sur les Marches écossaises ne se déroulait pas aussi bien que le vieux roi l’aurait souhaité ; les puissants marchands londoniens avec les bandes de coquins à leur entière disposition regimbaient de plus en plus devant la constante demande d’argent du roi pour financer sa lutte contre Wallace en Écosse et pour armer ses cogghes de guerre patrouillant en Manche contre les corsaires de Philippe de France. Les affaires royales relevaient néanmoins du secret. Corbett était bien le dernier homme à débattre avec quiconque des raisons de son départ. Il s’installa confortablement sur sa selle, ne pensant plus qu’à Maeve. Noël et les douze jours saints étaient, sans nul doute, passés comme un rêve, comme une période bénie où le cœur trouvait réconfort et l’âme, richesse. Corbett n’avait jamais été aussi heureux de toute sa vie. Il murmura de nouveau une prière d’action de grâce.

— Ego tibi Domine gratias et laudem

— Je te remercie et te loue, ô Seigneur.

Oh oui, le début de l’année avait été agréable ! L’Épiphanie était venue et s’en était allée tel un songe, puis un courrier royal avait surgi à Leighton avec un rouleau de parchemin scellé par Édouard lui-même, un écrit sommant le magistrat cum festinacione magna – en toute hâte – de se rendre à Westminster, le palais du souverain. Corbett n’avait pas tenu compte de la grande hâte et avait insisté pour que Maeve et les enfants l’accompagnent dans son logis du vieux palais. Édouard, bien sûr, s’était montré un hôte généreux et chaleureux, admirant la beauté de Maeve, choyant les enfants. Pourtant, après avoir rempli tous ses devoirs de courtoisie, le monarque à la longue chevelure gris fer avait pris Corbett par le bras et, empruntant la porte sud de la grande abbaye, l’avait entraîné jusqu’au cloître. Corbett se doutait de leur destination. Le souverain, à présent silencieux et morose, n’avait plus rien du jovial seigneur, mais grommelait entre ses dents, en tiraillant sa moustache et sa barbe argentées. Il se fraya un chemin parmi les chevaliers bannerets rassemblés autour de la porte et entreprit de descendre les marches raides interrompues à mi-chemin – une longue planche de bois permettait de franchir l’espace – pour pénétrer dans la sombre crypte circulaire de l’abbaye avec ses huit fenêtres au ras de terre et son énorme pilier central. Corbett s’écarta du roi et mit la main dans le trou, puis contempla les arches, les cassettes, les sacoches de cuir du trésor, tous vides, qui jonchaient le sol. Édouard s’assit sur un coffre, embrassa les lieux du regard, l’air furieux, et marmonna ses jurons favoris « Par la main de Dieu » et « Ventredieu », suivis d’une litanie d’imprécations ordurières contre ceux qui avaient forcé une fenêtre pour dérober le trésor royal constitué d’or, d’argent, de joyaux et de biens précieux. Les truands avaient même enlevé les pierres de l’arca, la chambre forte aménagée au cœur du pilier massif.

— Ils seront tous pendus, Corbett !

— Oui, Monseigneur.

— Écoutez ! siffla le monarque. Pas un bruit !

Le magistrat retourna vers la porte massive qui menait aux marches de la crypte. Il avait conscience du froid et des ténèbres que le grand nombre de torches et de lumignons, vacillant et dansant en vain, ne pouvaient dissiper.

— Pas un bruit, il est vrai, Majesté, admit-il. Les moines logent-ils toujours à la Tour ?

— Une bonne centaine y pourrira, gronda le roi, jusqu’à ce que je découvre la vérité et que mon trésor me soit restitué. Soyez-en sûr, Corbett !

Le garde du Sceau privé n’en doutait pas. Il avait participé à l’impitoyable enquête sur la grande conspiration ourdie pour voler le trésor dans la crypte de Westminster, pour dérober la cassette du roi, qu’on disait être en sécurité dans cette place sainte, le mausolée de sa famille. Cela n’aurait jamais dû arriver. La crypte était protégée par des murs épais de huit pieds, des fenêtres étroites, des portes renforcées et un escalier dont on avait supprimé les marches au milieu pour laisser un vide que seule une planche sur mesure pouvait enjamber. Et pourtant l’outrage avait eu lieu. Sa pure effronterie avait choqué jusqu’aux cyniques officiers de la chancellerie et de l’Échiquier, qui avaient tous les jours affaire à une légion de filous et de crapules. Le vol avait été le fruit d’une alliance impie entre la lie des bas-fonds de Londres, conduite par Richard Puddlicott, naguère clerc, et quelques-uns des principaux moines de l’abbaye. Puddlicott avait séduit ces prétendus observants de la règle de Saint-Benoît en introduisant dans les lieux des gotons, des mets et du vin destinés à des agapes nocturnes, pendant que d’autres conspirateurs, profitant de la nuit, avaient descellé une des fenêtres de la crypte, creusant un trou en secret dans le cimetière qui la jouxtait. Ils avaient fini par forcer un passage la veille de la Saint-Marc et par emporter l’essentiel des richesses. Les moines qui dirigeaient la communauté n’avaient rien ignoré de l’affaire et y avaient prêté la main avec empressement. Tant d’objets de valeur avaient été subtilisés qu’on en avait retrouvé à Tothill, dans les champs environnant l’abbaye, et qu’on en avait même repêché dans la Tamise. Le reste du butin était soudain apparu sur le marché de Londres, les cupides orfèvres tournant la tête quand ils achetaient et vendaient ce qui ne leur appartenait manifestement pas. Édouard se trouvait alors en Écosse, mais sa fureur avait été sans bornes. Il avait dépêché des mandataires à Londres, dont Corbett, et toute la communauté de l’abbaye avait été enfermée à la Tour. Des cours d’Oyer et Terminer{3} s’étaient rendues dans tous les quartiers de la ville ; on avait cité des noms, arrêté des suspects qu’on avait même traînés hors du sanctuaire en violant sans vergogne la loi canon. Le monarque exigea à moult reprises qu’on retrouve le trésor et qu’on amène à la Tour toute personne ayant trempé dans sa disparition.

— Je les réduirai en poussière, déclara-t-il en se mordillant le pouce jusqu’au sang et en recrachant un petit morceau de peau. Asseyez-vous, Corbett, ajouta-t-il en désignant un siège proche. Il faut que je vous parle.

Édouard se gratta la commissure des lèvres en scrutant ce clerc énigmatique, à la peau mate, rasé de près, au visage émacié, dur et résolu, qu’adoucissaient cependant des ridules de rire aux coins de sa bouche ferme et des yeux profondément enfoncés. Il nota les mèches grises dans la chevelure aile de corbeau de Corbett, attachée maintenant sur la nuque.

— Nous ne rajeunissons pas, Corbett, grinça-t-il en se penchant en avant pour donner une petite tape sur la joue du clerc. Mais vous êtes toujours mon confident, Hugh, mon fidèle serviteur.

Ses mots résonnèrent dans la pièce caverneuse.

— J’ai confiance en vous comme en ma propre épée.

La paupière droite du roi tomba, se fermant à demi, ce qui lui était habituel quand il était tourmenté.

— C’est pour ça que je vous ai conduit ici afin que nous puissions parler en paix.

Le magistrat lutta contre l’attendrissement. Il respectait Édouard d’Angleterre, homme à la poigne de fer, qui, malgré ses multiples erreurs, réussissait à maintenir l’ordre dans un chaos qui, si on lui laissait libre cours, balaierait le monde de logique, de raison, de certitudes de Corbett, l’autorité de la loi et tout l’apparat qui permettait aux utlegati – aux hors-la-loi – de rôder dans l’ombre. Corbett néanmoins se méfiait des princes, et d’Édouard en premier lieu, surtout quand il feignait de larmoyer.

— Monseigneur, observa-t-il en désignant la salle d’un geste, il fait sombre ici et très froid, mon épouse et les enfants...

— Hugh, Hugh...

— Est-ce là la difficulté, Monseigneur ? Je croyais que la conspiration avait été découverte.

— Il ne s’agit pas que de mon trésor, déclara le roi en se frappant la poitrine. C’est une partie de moi-même.

Il se rapprocha en remontant le col de sa tunique taillée en sac puis en tirant sur ses hauts-de-chausses de laine grossière enfoncés dans ses bottes en cuir de vache.

Corbett dissimula son sourire. Édouard d’Angleterre aimait par-dessus tout jouer le paysan quand cela l’arrangeait.

— Je vous ai amené céans parce que quelque chose dont je désire vous entretenir appartient à cet endroit. Je ne vous retiendrai pas longtemps. Je dois me rendre aux volières royales, murmura-t-il. L’un de nos bien-aimés faucons est malade. Pendant que vous, Corbett, devrez aller à Mistleham, en Essex, pour interroger Oliver Scrope, le seigneur du manoir.

— Monseigneur, protesta Corbett, vous m’avez promis du repos jusque bien après la Saint-Hilaire.

— Je sais, je sais, reconnut le souverain en agitant la main. Mais j’ai besoin de vous en Essex, et je vais vous expliquer pourquoi.

Il prit une profonde inspiration.

— Au début de l’année dernière, un groupe errant d’hommes et de femmes relevant d’un béguinage, qui se faisaient appeler les Frères du Libre Esprit, a débarqué à Douvres. Ils sont allés en Essex sur les terres de Lord Oliver Scrope. Avez-vous ouï parler de ce dernier ?

Corbett haussa les épaules.

— Il possède de vastes domaines. C’est sans nul doute un homme béni de la fortune, s’il ne l’est de Dieu, ajouta Édouard, cynique. Oliver est un vieux compagnon d’armes. Nous avons combattu coude à coude au pays de Galles et dans les Marches écossaises. Vous souvenez-vous de lui ?

Corbett fit une petite grimace, puis secoua la tête.

— Mais si ! le taquina son interlocuteur. Vous prétendiez qu’il ressemblait à une chauve-souris : crâne dégarni, yeux protubérants, joues bouffies et oreilles saillantes.

— C’est vrai. Je m’en souviens, concéda le clerc. Un homme de petite taille, trapu, coléreux et violent. Monseigneur, compagnon d’armes ou non, Scope a l’âme vile et se délecte à faire couler le sang. Il s’est pris à tuer comme une chauve-souris se prend à voler. Il a massacré des prisonniers gallois devant Conwy, n’est-ce pas ?

— En effet, en effet, admit le souverain avec un rictus. Oliver aime se battre. C’est aussi un héros, Corbett, un croisé qui s’est enfui d’Acre quand la ville est tombée aux mains des Sarrasins il y a treize ans. Il a réussi à passer et à rapporter un butin princier en objets de valeur. J’en ai converti une bonne part en terres à son nom et l’ai marié à une riche héritière de quinze ans sa cadette, Lady Hawisa Talbot. Il y a pourtant quelque chose qu’il ne m’a pas remis.

Édouard plissa les yeux.

— Le Sanguis Christi.

— Le Sang du Christ ?

— Une splendide croix en or massif, expliqua le monarque dont les yeux brillèrent, cloutée de cinq énormes rubis censés renfermer le sang des blessures sacrées du Christ. La légende prétend que les pierres étaient enchâssées dans la vraie croix découverte par l’impératrice Hélène il y a mille ans. Le Sanguis Christi ainsi que d’autres richesses ont été emportés par Scrope quand il s’est enfui d’Acre. Quand il est revenu en Angleterre, il a fait le serment solennel, après que je l’eus beaucoup aidé et couvert de faveurs, que, soit à sa mort, soit au bout de douze ans, le Sanguis Christi me reviendrait. Or nous sommes en janvier 1304.

Édouard sourit.

— Les douze années sont écoulées. Le Sanguis Christi devrait être mien.

— Alors convoquez donc Lord Scrope à Westminster ! s’écria le magistrat avec humeur.

— Ah, ce n’est que le début, dit le monarque en souriant. Scrope est rusé. Il était avec les Templiers à Acre. Le Sanguis Christi et tous les trésors dont il s’est emparé avaient, dans le passé, appartenu à cet ordre qui a demandé qu’on lui restitue tout le butin, surtout le joyau. Scrope a rejeté sa requête dans son ensemble. Et il a mon soutien sur ce point.

Il eut un large sourire.

— Bien entendu. Selon la rumeur, le Temple a juré de se venger. Il a envoyé des émissaires officiels auprès de Lord Scrope en exigeant la restitution de ses biens. Scrope a refusé, aussi les Templiers, lors d’un consistoire secret, ont-ils prononcé la peine de mort contre lui. Certes, soupira le roi, j’ignore si c’est l’œuvre du chapitre général ou simplement d’extrémistes, mais jusqu’à maintenant ils ont peu progressé.

— Le pape ne pourrait-il intervenir ?

— Le pape musarde en Avignon, sous la poigne ferme de la France, qui, comme vous le savez, n’aime guère l’ordre du Temple. Quoi qu’il en soit, Sa Sainteté proclame que le trésor de Scrope est un juste trophée de guerre, et notre archevêque, le vieux Robert Winchelsea, quand il n’est pas en exil, l’approuve sans réserve.

— Mais vous craignez pourtant que le Temple puisse s’emparer du Sanguis Christi ?

— Tout comme Lord Scrope. Il a reçu des messages inquiétants.

Édouard ferma les yeux.

— « Les moulins du Temple de Dieu broient très lentement, mais leur mouture est très fine. »

— Comment ces avertissements ont-ils été délivrés ? s’enquit Corbett qui, fort intrigué par les paroles du souverain, en oubliait la pénombre glacée.

— Oh, sous forme d’écrits et de lettres anonymes déposés fort mystérieusement dans la grand-salle du manoir de Scrope.

— Vous voulez donc que je mette la main sur le Sanguis Christi avant que le Temple ne le fasse ?

— Exactement !

— Mais le Temple protestera si vous l’avez !

Édouard clappa de la langue.

— Il peut bien protester jusqu’au Jugement dernier, Corbett ! Je dirai simplement qu’il m’a été confié jusqu’à ce que la question soit tranchée, ce qu’elle ne sera jamais ! De plus, Scrope m’a demandé de l’aider avant de me le remettre. Il ne s’agit pas que d’une belle croix d’or et de cinq précieux rubis.

— Faites-vous allusion aux Frères du Libre Esprit ?

— Oui, oui, admit le roi en exhalant un profond soupir. Vous savez de quoi il retourne, Sir Hugh. Le pape se vautre dans le luxe en Avignon, les évêques, les prêtres et les ecclésiastiques mènent des vies indignes de leur état. L’Europe est harcelée de bandes errantes dénonçant cette décadence, de fraternités, de compagnies et de communautés de religieuses, toutes se réclamant d’une révélation divine particulière.

La confrérie des Frères du Libre Esprit était l’une d’entre elles. À l’instar des Béguines, des Columbini, des Pastoureaux, ces frères estimaient que la véritable religion devait être débarrassée de toute structure, contrainte et hiérarchie. Ils arguaient que les hommes et les femmes devaient vivre selon la nature et n’éprouver aucune culpabilité en ce qui concerne le péché de chair, qu’aucun manquement ne devait les accabler. La propriété devait être commune, tout comme la richesse et les bénéfices. Les sacrements étaient inutiles, surtout le mariage, précisa le souverain avec un geste de dérision. Vous connaissez la chanson. Quoi qu’il en soit, cette compagnie des Frères du Libre Esprit, hommes et femmes, sous la conduite de leurs chefs, qui s’enorgueillissaient des noms d’Adam et d’Ève, s’était rendue à Mistleham. Lord Oliver les avait d’abord tolérés...

— Pourquoi ?

— Il avait à affronter maintes difficultés. Non seulement le Temple le menaçait, mais d’autres dangers surgissaient comme des catins d’une ruelle immonde. Il y eut de nouveaux messages anonymes, dans les mêmes termes que le précédent, mais un peu différents. Oui, c’est bien ça, déclara Édouard en se grattant le crâne : « Les moulins du Temple peuvent broyer très lentement et leur mouture être très fine, mais il en va de même des moulins de la colère de Dieu. »

— D’où venaient-ils ?

Édouard grimaça.

— Scrope m’a rendu visite le dernier dimanche de l’Avent et m’a tout raconté, mais il ignorait qui le condamnait et pourquoi cette nouvelle menace s’était présentée.

Le roi ouvrit et souleva le couvercle bosselé d’un coffre pillé qui se trouvait près de lui.

— Pourtant, à cette date, une question avait été résolue. Les Frères du Libre Esprit avaient cessé d’être.

— Plaît-il, Monseigneur ?

Corbett se pencha. En décembre, il avait été occupé à Cantorbéry, mais, à son retour, il avait entendu sur l’Essex des histoires à faire frémir.

— Lord Scrope, expliqua Édouard en fuyant le regard du clerc, est fervent défenseur de l’orthodoxie. Il se flatte d’avoir combattu en Terre sainte, d’avoir été croisé, d’être un chevalier lié par loyauté personnelle au Saint-Père. Rien de surprenant...

Il eut un rire sec.

— ... qu’il ait été protégé de ce côté-là. Vous savez, Corbett, les Frères du Libre Esprit étaient arrivés à Mistleham et s’étaient installés dans le village abandonné voisin, Mordern, qui a lui aussi une histoire sinistre. Une fois établis, ils se sont mêlés à la population locale. Au début, ils étaient davantage des sujets d’étonnement que d’alarme...

Édouard se tut un instant.

— ... jusqu’à ce que soudain Lord Scrope change d’avis. Il les a accusés de vol, de braconnage, de luxure et, plus grave, d’hérésie.

— D’hérésie ?

— Oui, d’hérésie. Lord Scrope est un croyant strict, encouragé en cela par son chapelain personnel, un dominicain nommé frère Gratian.

Corbett se rencogna dans son siège et se détendit. Bien que cela lui déplût, il comprenait pourquoi il avait été convoqué ici. Les dominicains servaient d’enquêteurs à la papauté et ne relâchaient jamais leur vigilance contre l’hérésie.

— Lord Scrope s’en prit aux Frères du Libre Esprit. Il rassembla ses troupes et attaqua les nouveaux venus qui s’étaient réfugiés dans l’église désaffectée de Mordern. Et il pendit sans autre forme de procès aux chênes environnants ceux qui survécurent, soupira Édouard.

Corbett, se remémorant les récits d’un odieux massacre en Essex qui avaient couru dans les officines de la chancellerie à Westminster, fixa le souverain d’un œil peu amène.

— Lord Scrope prétend que c’étaient des hors-la-loi, des hérétiques, reprit ce dernier. Frère Gratian l’a soutenu, produisant des lettres et des écrits de son ministre général ainsi que de la curie papale en Avignon. Il affirme qu’il détient le mandat de Dieu pour éradiquer l’hérésie chaque fois qu’il la rencontre.

— Depuis combien de temps ce Gratian est-il chez Lord Scrope ?

— Dieu seul le sait ! rétorqua le monarque. En tout cas, il n’agit pas en mon nom.

— Les Frères du Libre Esprit sont donc tous morts, n’est-ce pas ?

— Oui, mais la situation est pire encore, car Scrope refuse de faire enterrer leurs cadavres. Ils gisent toujours à Mordern ou se balancent aux arbres. Scrope dit qu’il est juste qu’ils pourrissent là où ils sont morts en guise d’avertissement.

— Vous pourriez dépêcher des envoyés.

— Que nenni, répondit Édouard. D’une part, Lord Scrope est appuyé par notre sainte mère l’Église, d’autre part, les Lords et les Communes sont fort hostiles à ces groupes errants.

— Et les bonnes gens de Mistleham ?

— Encouragés par leur nouveau maire, Henry Claypole, ils n’étaient que trop disposés à assister Lord Scrope dans son assaut contre les Frères du Libre Esprit. Vous savez comment ça se passe, ajouta le roi avec amertume. C’est une ville de comté, une communauté qui se méfie des étrangers. Si un seau disparaissait, on en accusait les Frères du Libre Esprit. Si une femme était séduite, on les en blâmait, au vu surtout de leur idée particulière sur les péchés de chair.

— Y avait-il du vrai dans ces accusations ?

— Bien sûr ! Ces Frères étaient ce qu’ils prétendaient être, des tenants de l’amour libre, des mendiants professionnels vivant d’expédients et de la charité d’autrui.

Le roi frotta l’une contre l’autre ses mains glacées.

— Vous voyez, Corbett, Scrope a agi sine auctoritate – de son propre chef. Je tiens à lui faire savoir que cela ne doit jamais se reproduire, et, de par mon autorité, nous devons faire enterrer ces cadavres, en secret, mais décemment.

— Et les autres ? s’enquit le clerc. Quelques notables ?

— Henry Claypole, le bailli. Un homme impétueux. On dit que c’est le fils illégitime de Scrope, un bâtard, le fruit d’une liaison avec une certaine Maîtresse Alice de Tuddenham. Claypole est convaincu qu’il est l’héritier légitime de Scrope, dont il était l’écuyer en Terre sainte. Bouillant, fougueux, Claypole connaît les arcanes de la politique, bien que j’estime qu’il aboie plus qu’il ne mord. Le curé est le père Thomas. C’était notre chapelain au pays de Galles. Je lui ai accordé maints bénéfices, mais il a rencontré la vraie foi et déclaré qu’il désirait se mettre au service des pauvres de Dieu. Il a renoncé à tous ses bénéfices, à toutes ses sinécures. Sa famille est originaire de Mistleham aussi l’ai-je affecté à l’église de l’endroit, du moins, expliqua le roi avec un grand sourire, Scrope et moi avons-nous persuadé l’évêque de le faire. Puis il y a Lady Hawisa. Je pense qu’elle n’éprouve guère d’amour pour son mari, mais elle est plutôt loyale, enjouée, intelligente et alliciante, bien qu’elle ne mâche pas ses mots. Et enfin il y a Marguerite, la sœur de Scrope.

Édouard s’étira et sourit.

— Marguerite Scrope, répéta-t-il. Il y a environ quatorze ans, Corbett – mais peut-être ne vous souvenez-vous pas d’elle –, c’était l’une des plus belles femmes de la Cour. Une beauté singulière, différente du genre de femme qui, assise à la fenêtre de son solar{4}, fait les yeux doux au premier chevalier qui vient à passer. Non, Marguerite aimait la vie, la danse, la chasse à courre et au faucon. Je lui disais souvent, pour plaisanter, qu’elle aurait dû être un homme. Elle me remerciait avec courtoisie puis m’informait sans détour qu’elle était heureuse d’être ce qu’elle était. Lorsque son frère finit par revenir de Terre sainte, Marguerite changea ; il lui était arrivé quelque chose et elle devint renfermée et songeuse. Elle prit le voile dans l’ordre de Saint-Benoît où ses qualités furent vite remarquées et, avec l’appui discret de ses amis personnels et de ceux de la Cour, elle fut nommée abbesse de St Frideswide, dont le domaine s’étend juste à côté de Mistleham. Pourtant, je ne crois pas qu’elle ait réellement changé. J’ai reçu il y a peu une lettre portant sa signature et celle du père Thomas, qui s’élevait contre l’élimination des Frères du Libre Esprit voulue par Scrope et qui me demandait d’user de mon autorité pour leur assurer un enterrement convenable. Mais nous n’avons que faire d’eux, Corbett ! L’Essex est vital. C’est un comté au carrefour de toutes les grandes routes qui desservent Londres et les ports de l’Est. Je veux que la paix y règne. Je veux que l’affaire soit réglée. Je me rendrai bientôt à Colchester. Je veux que Scrope me rende des comptes avant que le Sagittaire – ou l’Archer – s’en charge pour moi.

— Le Sagittaire ?

— L’Archer, précisa le roi. Un tueur mystérieux qui a soudain surgi à Mistleham juste après le Jour de l’an, comme si ce bourg n’avait pas assez de difficultés. Un archer, fort adroit, armé d’un long arc, comme ceux que nous avons rapportés du pays de Galles. Il n’annonce son arrivée que par une sonnerie de trompe de chasse. D’aucuns prétendent que c’est Satan, un fantôme ou l’un des Frères du Libre Esprit revenu les hanter. Quand le cor retentit, dans Mistleham ou sur les routes alentour, quelqu’un périt immanquablement d’une flèche bien placée dans la gorge, le visage ou la poitrine. Jusqu’à présent, cinq ou six villageois sont morts ainsi. La plupart étaient jeunes et ont été abattus comme des cerfs en fuite.

— A-t-on tenté de le capturer ?

— Bien sûr.

Édouard eut un rire sans joie.

— Hugh, vous avez servi au pays de Galles ; pensez à la puissance de ces grands arcs, à leur hampe en bois d’if, au trait de frêne sifflant dans l’air. Un habile maître archer peut être un tueur silencieux et fatal. Il peut lâcher ses flèches en une seconde, puis disparaître dans la forêt ou dans une venelle sans qu’on le voie, sans qu’on l’entende.

— Vous avez mentionné les Frères du Libre Esprit. Certains auraient-ils pu survivre à la tuerie et se venger ?

— Je ne le crois guère, répondit Édouard, l’air dubitatif. Ils ne semblaient pas être armés bien que des rumeurs disent le contraire. Même s’ils l’étaient, de telles gens ne sont point versés dans l’art de la guerre.

— Et on ne cherche point à atteindre Lord Scrope, mais bien les habitants de Mistleham, n’est-ce pas ?

— Cela se pourrait.

Le souverain s’interrompit.

— Hugh, Lord Scrope a commis des meurtres. Si les Frères du Libre Esprit avaient agi en félons, ils auraient dû comparaître devant une cour d’Oyer et Terminer, voire être envoyés aux assises, mais fallait-il les abattre sans pitié, les massacrer ? Or je ne peux donner l’impression de soutenir une bande de coquins errants qui s’élève contre un seigneur, en tout cas pas un seigneur aussi puissant que Scrope, mais si cet archer continue ses attaques, tôt ou tard on cherchera un bouc émissaire. Je ne veux pas d’émeute en Essex. Je veux que cette affaire soit réglée, et vous êtes l’homme de la situation.

— Êtes-vous certain qu’aucun des Frères du Libre Esprit n’a survécu ?

— Je ne le crois pas. Le père Thomas affirme qu’ils étaient quatorze, et il y a eu quatorze dépouilles, chacune portant la marque de leur confrérie. Une croix...

Édouard se tapota la poitrine.

— ... ici. Le père Thomas a essayé de faire entendre raison à Scrope, mais ce maudit bâtard ne veut rien savoir. Les cadavres ne sont toujours pas ensevelis. Personne n’en a réchappé.

Il claqua des lèvres et embrassa la pièce d’un geste.

— Vous devez vous demander pourquoi je vous ai amené céans. C’est la chambre du trésor, le mien, Corbett, un trésor vilement pillé. Je gardais ici mes objets précieux, des cadeaux faits par de vieux amis et par Aliénor...

Il cilla pour retenir les larmes qui lui montaient toujours aux yeux quand il évoquait Aliénor de Castille, sa première épouse bien-aimée, gisant à présent sous le mausolée de marbre dans l’abbaye au-dessus d’eux.

— Savez-vous ce qui s’est passé, Corbett ? J’étais en Terre sainte quand mon père mourut. Aliénor m’accompagnait. Une bande secrète d’Assassins, qui vivaient avec leur maître, le Vieil Homme de la Montagne, dans un nid d’aigle du désert de Syrie, avait décidé de m’occire. Ils frappèrent : le tueur s’introduisit dans ma tente avec une dague empoisonnée. Je l’exécutai, mais il m’avait blessé. Aliénor, que Dieu l’ait en Sa sainte garde, a sucé la plaie et m’a ainsi sauvé.

Il poussa un bruyant soupir.

— J’ai consacré le poignard à Édouard le Confesseur et l’ai placé ici, dans la crypte. Ces fils de putes l’ont volé ! John Le Riche, un membre de la bande, a essayé de le vendre à Mistleham, mais Scrope et son serviteur Claypole l’ont arrêté. Ils l’ont pendu séance tenante et possèdent maintenant l’objet. Pour donner une bonne impression, Scope joue les sauveteurs héroïques, mais je n’accorde pas foi à son histoire. Je veux récupérer l’arme et connaître la vérité cachée derrière la soudaine capture de Le Riche et son exécution plus précipitée encore. N’hésitez pas : faites ce qui est nécessaire.

Le monarque fouilla dans son escarcelle, en sortit un rollet et le tendit au magistrat qui le déroula. Il était rédigé de la main du souverain et cacheté de son sceau privé. « À tous les officiers de la Couronne, shérifs, baillis et maires. Ce que le porteur de cette lettre a accompli, ou est en train d’accomplir, est exécuté au nom du roi et dans l’intérêt de la Couronne et du royaume... »

— Sir Hugh ! Maître !

Corbett sortit de sa rêverie et lança un prompt coup d’œil à droite. Ranulf, qui le scrutait avec attention depuis qu’ils avaient quitté Westminster, désigna la route d’un signe du menton.

— Nous approchons du pont de Londres, Maître.

Il sourit.

— Nous ferions bien d’être vigilants.

Corbett observa les environs. C’était un quartier de la ville où attention et épée devaient être aiguisées et vives. Un voile de brume s’élevait de la Tamise. Le grondement du fleuve quand il déferlait sous les arches du pont en se brisant contre les piliers de protection résonnait comme un roulement de tambour, sans pour autant noyer complètement la clameur de la populace qui se pressait dans la rue encombrée surplombant la berge. Les cris et les hurlements des mariniers, des capitaines des barges, des rameurs épuisés, se mêlaient aux appels sonores des marchands et de leurs apprentis qui proposaient des produits variés, allant de la tourte chaude à la gourde en cuir. Un groupe d’entreprenants colporteurs avait installé des étals pour vendre des outres à vin, des bourses, des lacets de cuir, des escarcelles en peau de daim, des ceintures et toutes sortes d’herbes médicinales à ceux qui se rendaient à Westminster, empruntaient le pont ou se dirigeaient plus au nord vers la masse menaçante de la Tour. Une autre rangée de vendeurs à l’air douteux offrait des fourrures provenant de « monstrueuses bêtes mystérieuses d’Orient à la tête blonde, au corps noir comme mûre, au dos cramoisi et à la queue multicolore ». Les dizainiers{5} questionnaient à présent avec soin ces porteballes itinérants : avaient-ils une licence pour commercer en ces lieux ?

Corbett surveillait la foule, guettant toute violence ou rébellion contre l’étendard royal déployé par Chanson, mais, mis à part un cri montant du sein de la cohue qui suggérait d’enchâsser les testicules du souverain dans un excrément de porc, il n’y avait pas de ressentiment manifeste. De toute évidence, les affaires marchaient bien, de même que la justice du monarque. Les ceps et le pilori étaient pleins de ribaudes, de fêtards et d’ivrognes, sans parler des filous et des contrefacteurs pris la main dans le sac. On faisait subir un châtiment spécial à un boucher coupable d’avoir vendu de la viande avariée : il devait rester debout dans une charrette sous la potence, les entrailles pourrissantes d’un goret enroulées autour du cou, le groin sous le nez. On arrachait les cheveux à un homme qui avait tiré ceux d’un archidiacre lors d’une rixe. Les hurlements de la victime étaient couverts par l’annonce claironnante que, lorsque sa peine prendrait fin, le malheureux devrait, suivi par des bourreaux munis de fouets, traverser le pont nu-pieds, et ce par trois fois. Un peu plus loin un prêcheur vagant désignait le chariot des exécutions, dont les paniers d’osier débordaient des restes de rebelles écossais, décapités, découpés en morceaux et mis dans de la saumure, restes que l’on exhiberait sur le pont de Londres. Il déclarait sans détour : « L’homme né de la femme ne vit que peu de temps. Ses jours ne sont que misère et malheur ! Il ne s’épanouit telle une fleur que pour choir aussitôt sur le sol, pour se dissiper comme une ombre et disparaître à jamais. » Plus près de l’entrée du pont, de grands fanaux flamboyaient dans des tonneaux de poix vides autour desquels s’étaient rassemblés les gueux, les invalides, mendiants gâteux et fous bavant. Des franciscains en grossière bure noire passaient de l’un à l’autre en proposant du pain et des bouts de viande bouillie. Les malades et leurs bienfaiteurs côtoyaient les sergents qui, parés de leur splendide tunique pourpre et de leur calotte de soie blanche immaculée, entraient et sortaient des cours de Westminster. Le long de la rive, on avait érigé un rang d’échafauds ornés de dépouilles raides et gelées sur les épaules desquelles milans, corbeaux et corneilles se posaient pour picorer et arracher des bribes de cervelle ou un œil pendant que des femmes accroupies sous les potences offraient des lambeaux d’habits de pendus en guise de porte-bonheur.

Corbett prenait note de toutes ces scènes, tapageuses ou macabres, de ce mélange de bien et de mal. Il remonta son capuchon et contempla une bande de flagellants torse nu. Ils avançaient péniblement en rang en chantant le verset d’un psaume et en se frappant mutuellement avec des fouets à larges lanières garnies d’aiguilles ; le sang, ruisselant de leurs corps, trempait et souillait leurs pieds. Corbett murmura une prière in petto. Il lui fallait abandonner la douce chaleur de l’univers de Maeve. Il allait pénétrer dans les Prairies du Meurtre, traverser la Vallée de l’Ombre Mortelle. Derrière lui, Ranulf remarqua l’agitation de son maître et soupira de soulagement. « Maître Longue Figure », comme il appelait à part soi son compagnon, échappait enfin à ses rêveries de Noël.

Ranulf, à vrai dire, s’était ennuyé pendant cette période de fête, davantage préoccupé par ses projets d’avenir et sur ses gardes devant Lady Maeve dont il redoutait la perspicacité. Il claqua de la langue : à présent le jeu avait repris. Il repensa avec plaisir à sa rencontre secrète avec le souverain après la première messe, au petit matin ce jour-là. Corbett et son épouse étaient sortis derrière le roi de la chapelle St Stephen puis étaient allés accueillir les juges du Banc du roi{6}, Hengham et Staunton. Édouard avait tiré Ranulf par la manche et s’était réfugié avec lui dans l’embrasure d’une fenêtre qui ouvrait sur la cour du vieux palais. Les yeux luisant comme ceux d’un chat en chasse, il avait attiré Ranulf à lui.

— Vous allez partir pour Mistleham, en Essex, Maître Ranulf.

— Oui, Votre Grâce.

— Prenez soin de frère Corbett.

— Bien sûr, Votre Grâce.

— Vous êtes ambitieux, Maître Ranulf, vous avez l’œil. Je peux faire beaucoup pour vous.

Édouard était si près que Ranulf sentait l’odeur sucrée du vin de messe qu’il avait bu pendant l’Eucharistie.

— Ne perdez pas Lord Scrope de vue. C’est un homme mauvais, qui s’agite beaucoup, sa nature est vile et ses humeurs meurtrières.

— Oui, Votre Grâce.

— « Oui, Votre Grâce », s’était moqué le souverain. Mais je vous préviens, Maître Ranulf, si Scrope menace Corbett, s’il représente un danger étant donné son détestable caractère...

Il avait détourné le regard.

— Monseigneur ?

— Tuez-le, Maître Ranulf, tuez Scrope ! Ne montrez nulle merci à ce rebelle qui s’est arrogé le droit de justice !

— En quel nom, Votre Grâce ?

— En mon nom, Maître Ranulf. Gardez bien ceci, c’est pour vous, et vous seul.

Édouard avait mis un rollet scellé dans la main de Ranulf et s’était éloigné.

Le clerc principal de la chancellerie de la Cire verte avait déroulé le parchemin et lu le message : « Le roi Édouard à tous les officiers de la Couronne, shérifs, baillis et maires : ce que le porteur de cette missive a accompli, il l’a accompli pour le bien du roi et la sécurité du royaume. »