« Ils demeurèrent là deux nuits [...]
avant de se diriger en armes vers Westminster. »
Palgrave, Calendriers de l’Échiquier.
Claypole, laissant libre cours à sa fureur, à sa peur, cria à ses hommes de se disperser et de commencer les recherches alors même que Corbett, Ranulf et des gens du manoir débouchaient au galop sur la place. Claypole contempla les cavaliers de tête. On se serait cru dans un rêve. L’espace d’un instant, on eût dit que ces deux clercs royaux sur leurs hauts destriers, chapes au vent, capuchons relevés, leurs montures se déplaçant latéralement dans un halo brumeux de sueur et de souffle chaud, étaient des Anges de la Mort entrant dans Mistleham. Le maire s’obligea à sortir de cette lugubre rêverie et embrassa les environs du regard. Déjà, en dépit de l’heure matinale, le vacarme avait éveillé les nombreuses familles vivant dans le dédale de chambres, pièces, greniers et galetas qui bordaient la place. Les contrevents claquaient, les chandelles et les lanternes brillaient aux fenêtres, les portes s’ouvraient en grinçant, les chiens aboyaient.
Le père Thomas, une étole autour du cou, surgit sous le grand porche de son église et, glissant et dérapant, s’avança en hâte. Il contempla d’un œil apitoyé Claypole et l’escorte de Corbett avant de s’agenouiller près de l’homme à terre. Chenapan n’était pas encore mort : ses jambes tremblaient ; ses pieds, dans ses misérables bottes éculées, s’agitaient encore sur les pavés.
— Jesu miserere, murmura le prêtre.
À plat ventre dans la neige fondue, il chuchota le Absolvo Te, l’absolution, à l’oreille du mourant, puis ouvrit le petit ciboire et introduisit de force l’hostie entre les lèvres de Chenapan avant d’oindre, d’un geste vif, le front, les yeux, les lèvres, les mains et les pieds du moribond.
Le magistrat, à cheval, emmitouflé dans sa chape, se signa et récita à voix basse le requiem. Ranulf l’imita tout en se retournant sur sa selle pour examiner promptement la place. Les hommes de Claypole revenaient. Ranulf comprit qu’il était inutile d’enquêter davantage. Des massacres comme ceux-ci n’avaient rien de neuf pour les fils de Caïn. La chose était courante à Londres. Un assassin évadé, un archer de métier, un vétéran, l’âme gangrenée par de vieux griefs et d’anciennes rancunes, haïssant la vie et aspirant à mourir, rendait une justice sommaire, parfois du haut de la tour d’une église ou d’un clocher, de l’entrée sombre d’une venelle puante ou de la fenêtre d’une taverne abandonnée. Corbett capta l’attention de Ranulf et leva la main pour lui ordonner de ne pas bouger.
— Il est mort, déclara le père Thomas en se relevant non sans mal, les larmes aux yeux. Qui a pu vouloir occire le pauvre Chenapan ? Pour quelles raisons ?
— Deux flèches, constata Corbett en se penchant sur le cadavre. C’est bien la première fois ?
Il observa les environs. Personne ne répondit.
— Une dans la poitrine et une dans la gorge. Le tueur voulait être sûr d’atteindre Chenapan.
Maître Benedict se fraya un passage dans la foule.
— Si vite.
Le chapelain se tourna vers le maire.
— Maître Claypole, je vous attendais ici. Je jure que la place était vide. Je n’ai vu personne. Vous êtes arrivé, vous vous êtes dirigé vers Chenapan, puis il y a eu cette sonnerie...
Il s’interrompit, tendit les rênes de son palefroi au premier qui se trouvait là et alla saisir la bride de la monture de Corbett.
— C’est ce qui s’est passé, Sir Hugh.
L’affolement se lisait dans le regard du chapelain.
— Ce son de trompe, suivi par le sifflement des traits, c’est ainsi que c’est arrivé, n’est-ce pas, Messire le maire ?
Claypole prit une profonde inspiration. Les vieux souvenirs se pressaient dans sa mémoire, des images nées d’un affreux cauchemar. Bien qu’il fût terrorisé, il devait le cacher.
— Lord Scrope n’est donc pas venu ?
— On dirait que non, répondit Ranulf d’un ton sec.
— Alors nous devons y aller...
Maître Claypole s’arrêta en voyant surgir frère Gratian, sa bure blanche et son manteau noir flottant dans le vent, mal assuré sur un cheval trottant sur les pavés. Il poussa avec maladresse sa monture au milieu des badauds, serra les rênes et baissa les yeux sur la dépouille.
— Dieu ait pitié, entonna-t-il. Dieu ait pitié de nous tous.
— Si nous en sommes dignes, ajouta le père Thomas. Allons...
Il manda d’un signe vif quelques-uns de ses paroissiens, les appelant par leur nom, et distribua des ordres pour qu’on emporte Chenapan au dépositoire au fond du cimetière. Puis il s’essuya les mains sur sa robe, grommela qu’il les rejoindrait et s’éloigna d’un bon pas.
Corbett décida de ne plus s’attarder. Il fit pivoter son cheval, traversa la place, remonta les rues transversales et les ruelles au sol glacé jusqu’au chemin qui menait, à travers les champs gelés, vers la sombre forêt entourant le village abandonné. Le maire le rattrapa, mais Corbett l’ignora. Le clerc ne comprenait pas ce qui se passait ; il ne pouvait qu’écouter, observer, rassembler, trier et analyser. Il valait mieux se taire. Corbett s’efforça d’évoquer Maeve, resplendissante dans sa chemise de nuit garnie de fourrure, sa superbe chevelure lâchée sur les épaules encadrant ce beau visage, ces yeux pétillants de malice. Il inspira profondément et regarda derrière lui. Le père Thomas les avait rejoints et pressait sa haridelle à la hauteur de la monture de Maître Benedict. Les autres, Ranulf et Chanson mis à part, étaient des serviteurs ou des hommes de la ville réquisitionnés, funèbre cortège, sombre nuée traversant les champs enneigés. Devant eux, une rangée d’arbres marquait l’orée de la forêt. Des nuages bas, gris acier, semblaient vouloir couvrir la terre quadrillée çà et là par des haies ou de longs talus bornant les propriétés. Un vol d’oiseaux assaillait une chouette aveuglée par la lumière du jour. Corbett aperçut un goupil qui, ventre à terre, avançait par petits bonds dans un champ.
En dépit des conversations à voix basse, le silence devenait lourd. Le père Thomas chanta le psaume du Dirige pour les défunts. Chanson taquinait Ranulf à mi-voix. En effet le clerc principal à la chancellerie de la Cire verte redoutait la campagne déserte et hostile.
Chanson, dans un murmure, contait les aventures de Drac, un épouvantable monstre qui rôdait dans les bois en quête d’une proie surtout par une sombre journée semblable à celle-ci. Corbett eut un sourire amer. C’était comme pendant les marches en Écosse ou dans les vallées galloises : plus le silence oppressant se prolongeait, plus il devenait pénible. Il respira à fond et, à la grande surprise de tous, entonna avec mélancolie un refrain populaire évoquant une belle jouvencelle dans une tour. Les mots étaient familiers, l’air facile à mémoriser. Au bout de quelques minutes, d’autres voix s’élevèrent. La mélodie résonna dans le froid, apportant un peu de chaleur, apaisant les peurs quant à l’avenir, adoucissant le souvenir de Chenapan se débattant dans les affres de la mort. Quand la chanson prit fin, Corbett retint son cheval et se tourna vers Claypole qui le scrutait avec curiosité.
— Rien ne vaut un chant, Maître Claypole. Bon, et ce village, comment s’y rend-on ?
Le maire désigna la sente qui serpentait entre les arbres.
— Il n’y a qu’un chemin, Sir Hugh.
— Pourquoi Mordern est-il abandonné ?
Claypole rabattit le col de sa chape, pressé d’impressionner le clerc.
— Il a été complètement détruit, il y a environ quatre-vingt-dix ans, pendant la guerre civile entre l’aïeul du roi et ses barons. Un massacre fut perpétré autour de la vieille église ; l’endroit devint maudit. Certains prétendent que les ancêtres de Lord Scrope répandirent du sel sur la terre pour obliger les survivants à partir.
— Et vous ? questionna Corbett.
— Oh, je pense que le village se trouvait trop au fond des bois. Ses habitants n’avaient pas les moyens d’abattre les arbres et de labourer. Ils ont tout simplement pris prétexte de la guerre pour aller s’installer ailleurs.
— Lord Scrope a donc autorisé les Frères du Libre Esprit à se réfugier là ?
— Pourquoi pas ? déclara Claypole. D’autres ont agi de même. Nous ne pouvons pas faire grand-chose pour empêcher rétameurs ambulants, marchands, voire, de temps en temps, un hors-la-loi ou des bohémiens, de s’arrêter dans les parages. Lord Scrope leur permet de s’y abriter et de piéger parfois un lapin pour le mettre au pot. Tant qu’ils ne commencent pas à braconner ou à chasser du gros gibier, il n’en a cure. En été, c’est différent : les enfants y viennent jouer. Quand j’étais jeune, j’avais l’habitude de suivre Lord Oliver, sa sœur Marguerite et leur cousin Gaston en ces lieux.
— Qu’est-il arrivé à leur cousin ? voulut savoir le magistrat.
— Il a été blessé à Acre et conduit à l’infirmerie. Sir Hugh, si vous lisez les comptes rendus sur Acre, ou si vous avez des renseignements sur la chute de cette forteresse, vous savez que c’était chacun pour soi. Gaston a péri. Nous ne pouvions rien faire.
— Comment savez-vous qu’il est mort ?
— J’ai accompagné Lord Scrope quand nous avons décidé de battre en retraite. Il était résolu à emmener Gaston avec nous, mais quand il est entré dans l’infirmerie, Gaston avait trépassé.
— Et le trésor du Temple ?
— Pourquoi ne pas nous en emparer, Sir Hugh ? Les combats avaient été rudes, les Infidèles avaient percé les remparts. Pourquoi auraient-ils mis la main sur ce que nous pouvions emporter ? Nous avons donc pris tout ce était à notre portée et nous sommes enfuis.
— Et Chenapan ? demanda Corbett. Qu’a-t-il dit avant de mourir ?
— Oh, des sornettes, comme d’ordinaire ! Il affirmait que le Sagittaire était revenu, il réclamait une récompense. Ce n’étaient que balivernes.
Le clerc médita sur ce qu’il avait vu et entendu sur la place du marché.
— Je m’interroge, murmura-t-il, je m’interroge vraiment !
La conversation cessa quand ils s’avancèrent sous les arbres. C’était un autre monde : un enchevêtrement d’ajoncs couverts de neige qui reliaient entre eux, comme une chaîne, les austères troncs noirs dont les branches nues et entrelacées se découpaient sur le ciel. L’endroit était secret, mystérieux : mouvements vifs sous le couvert, battement fantomatique d’ailes d’oiseau, cri soudain d’un animal, craquement d’une branche pourrissante. Corbett glissa ses mains sous sa chape. Il comprenait la peur que ce genre de lieux inspirait à Ranulf. Dans les cités, les villes, la chancellerie de l’Enfer se livrait à ses méfaits à partir de venelles ou de sombres recoins. Ici c’était différent : un trait lâché de sous un bouquet d’arbres, un poignard ou une hache fendant l’air, une corde tendue au bon endroit ou une chausse-trape pour faire trébucher un cheval. C’était un paysage de danger blanc hébergeant Dieu seul sait quel fléau sorti furtivement de l’Enfer. Ici le Sagittaire pouvait se dissimuler dans la nature. Pour apaiser son angoisse, Corbett pensa à Maeve et sourit en se remémorant les vers d’une ballade qu’elle lui avait lus pendant la sainte période de Noël.
Une femme au visage plus beau
Que toutes les beautés assemblées en une seule.
Ranulf, qui chevauchait derrière son maître, prit la parole :
— Qu’en est-il de ce village, Mordern ?
— Hanté et dévasté, répondit Claypole. Comme je l’expliquais à Sir Hugh...
Ses mots moururent alors que, quittant le couvert de la forêt, ils pénétraient dans une spacieuse clairière aux arbres enneigés et aux ajoncs disséminés sous un linceul de glace. Corbett fit ralentir sa monture et contempla les bâtiments en ruine, privés de toit depuis longtemps, dont le clayonnage enduit de torchis n’était plus qu’une coque effritée. De-ci, de-là se dressait un abri en pierre. Au fond de la clairière s’élevait le mur délabré et moussu du cimetière, derrière lequel les pierres tombales de disparus depuis longtemps oubliés entouraient ce qui restait de l’église. Le magistrat examina cet ancien lieu de culte, sans doute érigé avant l’arrivée des Normands, avec sa vaste et simple nef, ses porches saillants et sa tour carrée trapue. C’était jadis un édifice impressionnant, mais le toit de tuile s’était effondré, les fenêtres n’étaient plus que de noirs trous vides et nulle porte, nulle grille n’en protégeait les accès.
— D’aucuns l’appellent la chapelle des damnés, précisa Claypole à mi-voix.
Corbett lui lança un coup d’œil.
— J’ignore pourquoi, bégaya le maire.
Le clerc se contenta d’un signe de tête, conscient du malaise grandissant qui s’emparait de son escorte.
Ranulf tendit sa main gantée de noir :
— Regardez, Maître, les corps !
Corbett plissa les yeux, souhaitant en secret avoir une meilleure vue. Les murmures, derrière lui, s’accrurent au fur et à mesure que les hommes apercevaient les horribles fruits de l’œuvre sanglante de Scrope. Corbett se demanda combien de ceux qui l’accompagnaient avaient été présents lors de l’épouvantable assaut.
Ranulf désignait encore quelque chose :
— Sir Hugh ?
Le magistrat plissa les yeux derechef, fouilla l’endroit du regard et réprima un hoquet d’horreur. La neige cachait le sanglant carnage, mais il apercevait maintenant les inquiétants tas éparpillés autour de l’église, des blocs durcis par le gel et enneigés. Chacun était un cadavre, que seuls un éclat de couleur ou la jambe bottée et raidie qui en était sortie dans les convulsions de la mort permettaient de reconnaître. Suivant l’indication donnée par Ranulf, Corbett scruta, à gauche de l’église, le boqueteau dont les branches semblaient s’incliner sous le poids de la neige. En réalité il s’agissait de pendus, la tête de côté, les mains liées dans le dos, les pieds ballants. Le père Thomas et Maître Benedict avaient déjà entonné le De profundis. Un jouvenceau de l’escorte sanglotait sans bruit. D’autres soldats juraient.
— Vous y étiez, Maître Claypole ?
— Vous ne l’ignorez pas.
— Alors vous savez ce qu’il faut faire.
Corbett fit avancer son cheval et s’arrêta devant l’un des corps. Heureusement, un masque de gel couvrait le visage putréfié. La décomposition et les charognards lui avaient ôté toute dignité. Le clerc mit pied à terre, laissa Chanson entraver sa monture et entra sous le porche. Le cadavre d’une femme, en longue robe rouge, gisait tout près. Il aperçut la pierre tombale mentionnée par frère Gratian. Il était évident qu’elle avait servi à aiguiser des lames. Il s’accroupit près de la dépouille couchée sur le ventre. Une épaisse boue avait collé les cheveux jadis blonds et une partie du bras étendu était rongé jusqu’à l’os. En dépit du froid mordant, Corbett sentit l’odeur de la corruption. Il déglutit, se signa et se releva.
— Détachez tous les corps ! cria-t-il. Vous, Messire (il fit signe à Robert de Scott, le capitaine de l’escorte de Scrope), partagez-vous, ramassez du bois sec et construisez un bûcher funéraire. Avez-vous déjà aidé à déblayer un champ de bataille ?
L’homme à la mine sombre acquiesça.
— Oui, grommela-t-il avant de prendre la gourde de peau attachée au pommeau de sa selle et d’avaler une gorgée de vin.
Il faillit s’étrangler quand Ranulf, poussant sans hésiter son cheval en avant, pressa la pointe de sa dague contre sa gorge.
— Sir Hugh est le porte-parole du roi ! déclara Ranulf d’une voix brouillée par la colère. Messire, ne lampez point de vin quand il vous parle !
Il se pencha et fit tomber la gourde de son interlocuteur.
— Ni boisson, ni victuailles, rien, jusqu’à ce que Lord Corbett l’autorise ! prévint-il en se haussant sur ses étriers.
Le capitaine retroussa sa chape et sa main chercha son épée.
— Faites donc ! railla Ranulf. Tirez-la, Messire, mais moi je ne suis pas un fol sans défense qui s’abrite dans une église abandonnée.
Robert de Scott renonça à son geste.
— Combien d’entre vous, cria Ranulf, étaient ici pendant l’assaut ?
La majorité des hommes levèrent la main.
— Eh bien, vous avez semé le vent, récoltez donc la tempête. Recueillez les cadavres de ceux que vous avez occis.
Sans plus tenir compte de Robert de Scott, Ranulf rejoignit son maître sous le petit porche de l’édifice.
— Une vraie brute, chuchota-t-il. Par Dieu, Sir Hugh, à quoi pensait ce Scrope ? Attaquer, tuer, passe encore, mais abandonner ces défunts...
— C’est vrai, l’interrompit Corbett en posant la main sur l’épaule de Ranulf. Bel ouvrage, bon et fidèle serviteur, se moqua-t-il, en citant les Évangiles.
— Sir Hugh ?
— Tu as raison, Ranulf : pourquoi Scrope les a-t-il laissés là ? Je peux comprendre un acte dû à l’impétuosité, mais ensuite ? L’un des devoirs principaux de l’œuvre de miséricorde consiste à ensevelir les morts. Même le roi s’y plie, ajouta-t-il non sans ironie.
Il entraîna son compagnon dans l’église.
— Malgré nos menaces, ils nous ne nous diront pas la vérité.
Il fit un signe de la tête.
— Je pense que Scrope est venu ici non seulement pour châtier, mais aussi pour chercher. Mais quoi ? Je crois que quel que soit l’objet de sa quête, il ne l’a onc trouvé, ce qui explique qu’il ait laissé les dépouilles pour effrayer les curieux.
Il observa les alentours et siffla doucement.
— La chapelle des damnés ! Elle porte bien son nom !
Les murs du bâtiment en ruine étaient couverts de lichen, son sol n’était qu’un ignoble bourbier noir que jonchaient les crottes des goupils, des chauves-souris et celles de tous les animaux sauvages de la forêt. L’air était fétide et délétère. Dehors les soldats s’activaient à présent sous les ordres hurlés par Robert de Scott et Maître Claypole. Les trois prêtres avaient entonné les psaumes des morts. Corbett s’interrompit et écouta les mots redoutables :
Soyez juste quand vous délivrerez la
sentence.
Et sans reproche quand vous jugerez.
Souvenez-vous que je suis né dans le péché.
J’ai été conçu pécheur.
— C’est exact, c’est exact ! murmura-t-il. Le péché règne dans cette chapelle des damnés, Ranulf. Les fantômes se rassemblent et crient vengeance. Le sang, répandu avant l’heure, réclame le châtiment du Christ !
Lugubre et ténébreuse, l’église, dépouillée de tous ses meubles, n’était plus qu’une carapace de pierre moisie. La lumière traversant la fenêtre en ogive ne suffisait pas à dissiper l’atmosphère sinistre. Corbett remonta la nef sans se presser et s’arrêta là où avait dû se trouver le jubé.
— Rien ! constata-t-il en montrant les lieux. Rien du tout, Ranulf ! Pourtant les Frères du Libre Esprit devaient posséder des bagages, des sacs, des paniers.
— Dérobés par ces coquins, là dehors, suggéra Ranulf. Maître, qu’en est-il ? Que cherchez-vous encore ?
— Je ne sais.
Le magistrat entra dans le chœur sombre et leva les yeux vers le petit oriel vide.
— Je ne sais vraiment pas.
Il pénétra dans la sacristie, une longue pièce étroite aux murs plâtrés et assez propres. Il gratta le sol crasseux du bout de sa botte et s’avança un peu.
— Maître ?
— C’était sans doute le réfectoire des Frères du Libre Esprit.
Il s’accroupit et fouilla dans les ordures.
— Regarde, Ranulf, l’empreinte des pieds d’une table, et là, celles d’un banc. Je suis sûr que les hommes de Scrope ont tout emporté.
Il se releva et marcha vers la porte du fond. Soulevant le loquet il l’ouvrit. Ranulf aperçut les valets de Lord Oliver qui retiraient un corps d’un fossé creusé près du mur désagrégé du cimetière. Corbett claqua l’huis.
— Les Frères du Libre Esprit ont réparé cette porte pour être en sécurité. Ils se rassemblaient ici pour discuter. Je me demande de quoi ?
— Sir Hugh ?
Le clerc se dirigea vers l’endroit où Ranulf examinait la muraille. Il désigna les esquisses noires qui y étaient gravées. Corbett rouvrit la porte pour avoir davantage de lumière. Ils ne purent, d’abord, déchiffrer les mots – on avait tenté à plusieurs reprises de les effacer –, mais Corbett finit par distinguer la citation qui était inscrite :
Riche, plus riche sera,
Là où, en Galilée,
Dieu donna un baiser à Marie.
Sous ces mots, il y avait des dessins, mais la plupart avaient été raclés avec un couteau. Il reconnut une tour, un engin destiné au siège des villes, un homme allongé sur un lit.
— Est-ce l’œuvre des Frères du Libre Esprit ou de quelqu’un d’autre ? s’interrogea-t-il à voix basse. Il est certain qu’ils sont récents, qu’ils ne datent pas de quelques années.
Il retourna dans le chœur et examina les dalles couvertes d’immondices. De dehors montaient les cris et les appels de ceux qui rassemblaient les cadavres. Corbett continua sa quête et pria Ranulf de l’imiter.
— Que cherchons-nous ?
— Tu le sauras quand tu l’auras trouvé, rétorqua Corbett.
Le père Thomas entra pour annoncer que les dépouilles étaient à présent réunies et qu’on préparait le bûcher funéraire. Corbett sortit. Les corps, au nombre de quatorze, étaient alignés le long de ce qui avait été l’ancien chemin des cercueils. Les hommes de Mistleham étaient là, la face protégée par un masque de la puanteur insidieuse de la corruption. Corbett passa de cadavre en cadavre. La pourriture, comme les bêtes de la forêt, avait fait son œuvre. La chair flétrie était mordillée et grignotée, les visages presque méconnaissables. Le magistrat se signa et murmura une prière.
— Ils étaient beaux, Sir Hugh, déclara le père Thomas qui se tenait près de lui. Ils ressemblaient à des anges et étaient si pleins de vie ! Que Dieu maudisse Lord Scrope ! Dotés de toutes les grâces de Dieu, ils chantaient merveilleusement et virevoltaient comme des papillons.
— Ils sont bien tous là ?
— Oh, oui !
Le prêtre indiqua deux des corps :
— Voici Adam et Ève, leurs chefs, les peintres.
Corbett se souvint des gribouillis sur le mur de la sacristie.
— Mon père, « Riche, plus riche sera, là où, en Galilée, Dieu a donné un baiser à Marie » signifie-t-il quelque chose pour vous ?
— Non, répondit ce dernier. D’où cela vient-il ?
— C’est écrit sur le mur de la sacristie. Vous avez dit qu’ils étaient peintres, mon père ?
— Vous devriez vous rendre à St Alphege admirer leur travail. Allez-y vite ! Lord Oliver a promis que toute l’église – ainsi que St Frideswide – serait repeinte et redorée. En guise, peut-être, de réparation pour ce massacre. Mais venez, Sir Hugh, les autres nous attendent.
Le magistrat se retourna.
— Qu’ils attendent ! Maître Claypole, Robert de Scott !
Le maire et le capitaine de la garde quittèrent le groupe d’hommes. Le capitaine ne fanfaronnait plus. D’un geste, Corbett leur ordonna de le suivre à quelque distance. Ils obtempérèrent et rabattirent leur masque.
— Vous avez pris part à la tuerie céans ?
— Vous le savez.
— Et ensuite ?
— Nous avons exploré l’église et les autres bâtiments, déclara Maître Claypole.
— Avez-vous emporté tous leurs biens ?
— En effet.
— Mais ils appartiennent au roi.
— Il n’y avait presque rien, Sir Hugh, rétorqua Claypole.
— Lord Scrope doit rendre des comptes sur ce sujet.
Le clerc scruta les visages agressifs de ses deux interlocuteurs : âme impitoyable, cœur dur et yeux cruels, ils n’étaient pas disposés à faire merci à un ennemi, quel qu’il soit.
Maître Benedict, un dolent frère Gratian sur les talons, s’approcha.
— Sir Hugh, les hommes sont gelés.
— Moi de même, reconnut Corbett.
Le chapelain au doux visage était pâle et, de toute évidence, mal en point, remarqua-t-il. On voyait des traces de vomissures sur le devant de sa robe.
— Maître Benedict et moi devons réciter les prières, murmura Gratian, puis quitter les lieux. Sir Hugh, cet endroit est hanté, maudit. J’ai faim et je suis glacé. Je sens les fantômes autour de moi. Je crois que le père Thomas a l’eau bénite et les onguents sacrés.
— Et moi j’ai l’huile, intervint le maire. Sir Hugh, sous la neige nous avons trouvé des brindilles. Et nous avons aussi apporté des fagots, du bois sec protégé de l’humidité.
Corbett acquiesça. Il commanda que l’on finisse de dresser le bûcher aussi rapidement que possible et qu’on y dépose les dépouilles. Il leva les yeux vers le ciel ; le soir tombait. Lui et Ranulf regagnèrent la chapelle des damnés et poursuivirent leurs investigations. Les ombres mouvantes, la faible lumière, l’impression qu’un danger menaçait, que le péril rôdait, troublaient fort le magistrat, en dépit de la présence de Ranulf à ses côtés, inquiétude que n’apaisait ni les traces de fresque sur le mur qui dépeignaient les horreurs de l’Enfer, ni les têtes délabrées, tous crocs dehors, des babouins, gargouilles et autres animaux exotiques gravés sur les corbeaux et les plinthes.
Ranulf, du bout de sa botte, donnait de petits coups de pied à une dalle placée juste sous l’une des étroites fenêtres.
— Sir Hugh, il y a un anneau de fer là.
Corbett accourut. L’anneau, rouillé, mais encore solide et résistant, était scellé près du bord. Il tira, et la pierre entière bougea. Aidé par Ranulf, il la dégagea et la fit glisser sur la dalle voisine. Une bouffée d’air moisi les prit à la gorge. Corbett s’empara de la lanterne et aperçut un petit escalier aux marches raides.
— Ranulf, il y a d’autres lanternes de corne dehors. Va en chercher une, allume-la et reviens.
Quelques instants plus tard, à la lueur des falots, Ranulf ayant crié aux curieux qui s’étaient à présent attroupés sous le porche d’aller s’occuper ailleurs, Corbett descendit le premier. En bas, il leva sa lanterne et siffla doucement.
— Une crypte, chuchota-t-il. Regarde, Ranulf.
Il montra les torches, encore enduites de poix, fixées sur leurs supports. Sans perdre de temps, Ranulf s’empressa d’en allumer quelques-unes. La lumière brilla et illumina la longue pièce sombre aux étranges murs de briques et aux vestiges de piliers en ruine, piliers qui, autrefois, avaient dû servir à étayer un plafond. Des tuiles délavées bouchaient par endroits les trous du sol de schiste argileux. Corbett s’accroupit et examina les dessins aux motifs complexes, puis la margelle qui courait sur les deux côtés de la chambre. Ils enflammèrent des torches supplémentaires. La lumière scintillait. Ranulf poussa un cri et son maître leva les yeux. Au fond, contre la muraille, s’empilaient de vieux squelettes désarticulés. Le clerc se précipita pour inspecter le sinistre tas d’ossements craquelés d’un brun foncé, horrible spectacle dans la faible clarté. L’odeur était infecte. Tirant son épée, il fourragea dans les restes : côtes pointues, os de jambes et de bras, crânes en forme de coupe.
— Que Dieu les ait en Sa sainte grâce. Voilà longtemps que ceux-là sont morts, remarqua-t-il à voix basse.
— Mais la puanteur ? s’étonna Ranulf.
— Un monceau d’herbes, maintenant pourries. Du romarin, de la jacinthe desséchée, des feuilles de cyprès et de nouvelles pousses. C’est un ancien ossuaire, Ranulf, un lieu affligeant et sombre comme le cœur de la nuit. Il ne manque plus...
Il lança un coup d’œil par-dessus son épaule.
— ... qu’un chat-huant, un chaudron de mandragore bouillonnant, et ce pourrait être une caverne de sorciers ! Mais non.
Il rengaina son arme.
— En fait, le sol est dur à creuser, d’où l’abandon du village. Par conséquent, les habitants de Mordern devaient régulièrement faire de la place au cimetière pour de nouveaux enterrements et apporter ici les restes de ceux qui étaient morts depuis longtemps. Je pense que l’église, au-dessus, a été érigée sur quelque chose d’encore plus ancien, quand le peuple de César régnait sur cette île.
Il fit le tour de la crypte, s’arrêta près de la saillie latérale et, à la lumière des lampes, étudia le sol. Il ramassa des éclats d’os et des bouts de pain rassis.
— De la nourriture et du vin ? Pourquoi aurait-on mangé et bu dans un environnement si peu attrayant ?
— À moins qu’on ne s’y cache, suggéra Ranulf.
— John Le Riche, répondit Corbett. Et plus riche encore ? Je me demande si ces vers le concernent. Les Frères du Libre Esprit l’ont-ils mis en sécurité céans ? Ce qui nous amène à une question plus urgente, Ranulf. Si tu étais un membre de cette bande de ruffians, fuyant dans les gâtines de l’Essex avec les richesses volées au trésor de Westminster, lu serais sans nul doute sur tes gardes, n’est-ce pas ?
— Bien entendu.
— Et tu te tairais. Pourtant Le Riche, assez madré pour s’emparer du trésor, assez malin pour échapper aux limiers du roi, trouve refuge en Essex, puis se conduit avec la niaiserie d’un enfant à la mamelle. Il se présente à l’échevinage de Mistleham en proposant de vendre une dague appartenant au souverain. Une dague, non d’origine anglaise, mais sarrasine, ce qui ne pouvait que faire naître des soupçons. Maître Claypole et Lord Scrope nous cachent la vérité, mais nous y viendrons plus tard. Je crois que cette crypte a servi à abriter Le Riche ; il s’est caché ici, les Frères du Libre Esprit l’ont nourri. Ils dissimulaient aussi sans doute leurs armes en ce lieu, pour éviter les curieux. Ils ont commis des erreurs... Non, non...
Il hocha la tête.
— Non, ils n’ont pas commis d’erreurs, du moins pas à ce moment-là.
— Que voulez-vous dire, Maître ?
— Ce que déclare Scrope – qu’un verdier passant dans les bois est tombé par hasard sur les Frères du Libre Esprit s’exerçant à tirer à l’arc – ne sonne pas juste ; c’est illogique, n’est-ce pas ? Voilà un groupe qui projetait une attaque secrète, mais qui s’entraînait au maniement d’armes dans une forêt où verdiers, forestiers, vagabonds, rétameurs ambulants et colporteurs pouvaient les voir.
Corbett montra du doigt la pile d’ossements.
— On les a rassemblés et entassés ici exprès.
Il retourna sur ses pas et écarta les os pour dégager la grande poutre enfoncée dans le mur.
— Approche la lanterne, Ranulf.
Ce dernier s’exécuta.
— Regarde !
Le magistrat désigna les innombrables marques récentes dans l’épaisse poutre noire.
— Du tir à l’arc, murmura Ranulf. C’était une cible.
— C’est plausible.
Ranulf indiqua le fond de la crypte.
— Sir Hugh, ils descendaient ici et ce pilier central leur servait de quintaine. S’ils étaient capables de l’atteindre dans cet endroit ténébreux, ils pouvaient toucher n’importe quoi à la lumière de Dieu.
— Par conséquent, déclara Corbett, s’ils avaient la possibilité de s’exercer à l’arc céans, et je pense que c’était le cas, pourquoi aller dans la forêt où tout un chacun pouvait les rencontrer ? Un mensonge après l’autre, hein, Ranulf ? Nous devrons repartir du début. Soumettre Scrope et Claypole à un interrogatoire minutieux, leur montrer que nous ne sommes pas les gobe-mouches qu’ils imaginent...
Il s’interrompit soudain.
— As-tu entendu, Ranulf ?
Il mit un doigt sur ses lèvres. Le son reprit. C’était la longue sonnerie pétrifiante d’une trompe de chasse.
— Ce pourrait être Maître Claypole ou Robert de Scott appelant leurs hommes, s’empressa de suggérer Ranulf.
— J’en doute ! rétorqua Corbett.
Ils remontèrent en hâte l’escalier et sortirent de la nef de l’église. À ce moment, une autre sonnerie se perdit au loin. Le clerc regarda autour de lui. Le bûcher était presque prêt. Les cadavres étaient étendus entre des couches de brindilles, de fougères et de bois sec. Un des soldats versait de l’huile, mais les autres se dispersaient, en quête d’armes. Claypole, le visage pâle et ruisselant de sueur, fit le tour de l’édifice pour les rejoindre.
— Sir Hugh, le Sagittaire est ici.
— Qui l’a appelé ainsi ? interrogea Corbett.
— C’est le nom qu’on lui a donné, Sir Hugh.
— Mais ce n’est pas celui (Corbett aperçut le père Thomas qui sortait de sous les arbres les bras chargés de petit bois) révélé au père Thomas par l’inconnu qui s’est introduit dans son église.
— Quelle importance cela a-t-il, Sir Hugh ?
— Bon, bon, j’en conviens.
Le magistrat tira son épée et sortit du porche.
— Pour l'amour de Dieu, Ranulf, dis à ces hommes de réfléchir. Si le Sagittaire est ici, alors l’église est leur meilleur abri.
Les deux clercs crièrent à l’escorte de reculer. Corbett s’efforça de ne pas penser à ce tueur de cauchemar, arc dressé, flèche encochée, qui se glissait entre les arbres en quête d’une victime. Tout ne fut d’abord que chaos et confusion. Corbett organisa une ligne de défense avec quelques soldats chargés de surveiller la rangée d’arbres pendant que les autres se retranchaient dans le bâtiment.
— Rien ! s’exclama Robert de Scott. Je ne vois rien du tout.
Le magistrat choisit dix hommes, les conduisit sous les arbres, les fit se déployer et se déplacer vers un point qu’il estimait être à portée de flèche. Le trajet, dans ce plus froid des Purgatoires, était périlleux. Les arbres et les ajoncs ployaient sous le gel et la neige, dans un silence à vous glacer le cœur. Il finit par rappeler ses dix compagnons, s’éloigna des arbres et fit allumer le bûcher. On déversa des seaux d’huile sur le bois, les fougères et les corps qu’ils dissimulaient. Le père Thomas bénit derechef le bûcher et, usant du goupillon et du bénitier qu’il avait apportés, l’aspergea d’eau bénite. On récita un Pater et trois Ave, puis on lança les torches. Tout le monde recula quand les flammes rugirent et que la fumée noire monta en volutes entre les arbres.
— On la verra à Mistleham, déclara Maître Claypole.
— Alors on saura ce qui se passe, répondit Corbett. La justice de Dieu et celle du roi sont accomplies.