SCENE IV.
LE COMTE, ROSINE, BARTHOLO.
ROSINE, avec une colere simulée.
Tout ce que vous direz est inutile, Monsieur, j'ai pris mon parti, je ne veux plus entendre parler de Musique.
BARTOLO.
Écoute-donc, mon enfant; c'est le Seigneur Alonzo, l'élève et l'ami de Don Bazile, choisi par lui pour être un de nos témoins.—La Musique te calmera, je t'assure.
ROSINE.
Oh! pour cela, vous pouvez vous en détacher; si je chante ce soir!... Où donc est-il ce Maître que vous craignez de renvoyer? Je vais, en deux mots, lui donner son compte et celui de Bazile. (Elle apperçoit son Amant. Elle fait un cri.) Ah!...
BARTOLO.
Qu'avez-vous?
ROSINE, les deux mains sur son cœur, avec un grand trouble.
Ah! mon Dieu, Monsieur... Ah! mon Dieu, Monsieur.
BARTOLO.
Elle se trouve encore mal... Seigneur Alonzo[116]?
ROSINE.
Non, je ne me trouve pas mal... mais c'est qu'en me tournant... Ah!...
LE COMTE.
Le pied vous a tourné, Madame?
ROSINE.
Ah! oui, le pied m'a tourné. Je me suis fait un mal horrible.
LE COMTE.
Je m'en suis bien apperçu.
ROSINE, regardant le Comte.
Le coup m'a porté au cœur.
BARTOLO[117].
Un siége, un siége. Et pas un fauteuil ici?
(Il va le chercher.)
LE COMTE.
Ah Rosine!
ROSINE.
Quelle imprudence!
LE COMTE.
J'ai mille choses essentielles à vous dire.
ROSINE.
Il ne nous quittera pas.
LE COMTE.
Figaro va venir nous aider.
BARTOLO[118] apporte un fauteuil.
Tiens, mignonne, assieds-toi.—Il n'y a pas d'apparence, Bâchelier, qu'elle prenne de leçon ce soir; ce sera pour un autre jour. Adieu.
ROSINE, au Comte.
Non, attendez, ma douleur est un peu apaisée. (A Bartholo.) Je sens que j'ai eu tort avec vous, Monsieur. Je veux vous imiter en réparant sur le champ...
BARTOLO.
Oh! le bon petit naturel de femme! Mais après une pareille émotion, mon enfant, je ne souffrirai pas que tu fasses le moindre effort. Adieu, adieu, Bâchelier.
ROSINE, au Comte.
Un moment, de grâce! (A Bartholo.) Je croirai, Monsieur, que vous n'aimez pas à m'obliger si vous m'empêchez de vous prouver mes regrets en prenant ma leçon.
LE COMTE, à part, à Bartholo.
Ne la contrarions pas, si vous m'en croyez.
BARTOLO.
Voilà qui est fini, mon amoureuse. Je suis si loin de chercher à te déplaire, que je veux rester là tout le tems que tu vas étudier.
ROSINE.
Non, Monsieur: je sais que la musique n'a nul attrait pour vous.
BARTOLO.
Je t'assure que ce soir elle m'enchantera.
ROSINE[119], au Comte, à part.
Je suis au supplice.
LE COMTE, prenant un papier de musique sur le pupitre.
Est-ce là ce que vous voulez chanter, Madame?
ROSINE.
Oui, c'est un morceau très-agréable de la Précaution inutile.
BARTOLO.
Toujours la Précaution inutile?
LE COMTE.
C'est ce qu'il y a de plus nouveau aujourd'hui. C'est une image du Printems, d'un genre assez vif. Si Madame veut l'essayer...
ROSINE, regardant le Comte.
Avec grand plaisir: un tableau du printems me ravit; c'est la jeunesse de la nature. Au sortir de l'Hiver, il semble que le cœur acquière un plus haut degré de sensibilité: comme un esclave enfermé depuis long-tems goûte avec plus de plaisir le charme de la liberté qui vient de lui être offerte.
BARTOLO, bas, au Comte.
Toujours des idées romanesques en tête.
LE COMTE, bas.
BARTOLO.
Parbleu! (Il va s'asseoir dans le fauteuil qu'a occupé Rosine.)
ROSINE chante.[120]
Quand, dans la plaine, L'amour ramène Le Printemps, Si chéri des amans; Tout reprend l'être, Son feu pénètre Dans les fleurs, Et dans les jeunes cœurs. On voit les troupeaux Sortir des hameaux; Dans tous les côteaux, Les cris des agneaux Retentissent; Ils bondissent; Tout fermente, Tout augmente; Les brebis paissent Les fleurs qui naissent; Les chiens fidèles Veillent sur elles; Mais Lindor, enflammé, Ne songe guère Qu'au bonheur d'être aimé De sa Bergère. |
MÊME AIR
Loin de sa mère, Cette Bergère Va chantant, Où son Amant l'attend; Par cette ruse L'amour l'abuse; Mais chanter, Sauve-t-il du danger? Les doux chalumeaux, Les chants des oiseaux, Ses charmes naissans, Ses quinze ou seize ans, Tout l'excite, Tout l'agite; La pauvrette S'inquiette; De sa retraite, Lindor la guette; Elle s'avance; Lindor s'élance; Il vient de l'embrasser: Elle, bien aise, Feint de se courroucer, Pour qu'on l'appaise. |
PETITE REPRISE.
(En l'écoutant, Bartholo s'est assoupi. Le Comte, pendant la petite reprise, se hasarde à prendre une main qu'il couvre de baisers. L'émotion ralentit le chant de Rosine, l'affoiblit, et finit même par lui couper la voix au milieu de la cadence, au mot extrême. L'orchestre suit le mouvement de la Chanteuse, affoiblit son jeu et se tait avec elle. L'absence du bruit qui avoit endormi Bartholo le réveille. Le Comte se relève, Rosine et l'Orchestre reprennent subitement la suite de l'air. Si la petite reprise se répete, le même jeu recommence, etc.)
LE COMTE.
En vérité, c'est un morceau charmant, et Madame l'exécute avec une intelligence...
ROSINE.
Vous me flattez, Seigneur; la gloire est toute entière au Maître.
BARTOLO, bâillant.
Moi, je crois que j'ai un peu dormi pendant le morceau charmant. J'ai mes malades. Je vas, je viens, je toupille[121], et sitôt que je m'assieds, mes pauvres jambes...
(Il se lève et pousse le fauteuil.)
ROSINE, bas, au Comte.
LE COMTE.
Filons le temps.
BARTOLO.
Mais, Bâchelier, je l'ai déjà dit à ce vieux Bazile: est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de lui faire étudier des choses plus gaies que toutes ces grandes aria, qui vont en haut, en bas, en roulant, hi, ho, a, a, a, a, et qui me semblent autant d'enterremens? Là, de ces petits airs qu'on chantoit dans ma jeunesse, et que chacun retenoit facilement. J'en savois autrefois... Par exemple... (Pendant la ritournelle, il cherche en se grattant la tête et chante en faisant claquer ses pouces et dansant des genoux comme les vieillards.)
Veux-tu, ma Rosinette, Faire emplette, Du Roi des Maris?..... |
(Au Comte, en riant.) Il y a Fanchonnette dans la chanson; mais j'y ai substitué Rosinette, pour la lui rendre plus agréable et la faire cadrer aux circonstances. Ah, ah, ah, ah! Fort bien! pas vrai?
LE COMTE, riant.
Ah, ah, ah! Oui, tout au mieux.
SCENE V.
FIGARO, dans le fond; ROSINE, BARTHOLO, LE COMTE.
BARTOLO chante.
Veux-tu, ma Rosinette, Faire emplette Du Roi des Maris? Je ne suis point Tircis; Mais la nuit, dans l'ombre, Je vaux encor mon prix; Et, quand il fait sombre, Les plus beaux chats sont gris. |
(Il répète la reprise en dansant. Figaro, derriere lui, imite ses mouvemens.)
Je ne suis point Tircis, etc.
(Appercevant Figaro.)[122] Ah! Entrez, Monsieur le Barbier; avancez, vous êtes charmant!
FIGARO salue.
Monsieur, il est vrai que ma mère me l'a dit autrefois; mais je suis un peu déformé depuis ce temps-là. (A part, au Comte.) Bravo, Monseigneur.
(Pendant toute cette Scène, le Comte fait ce qu'il peut pour parler à Rosine, mais l'œil inquiet et vigilant du Tuteur l'en empêche toujours, ce qui forme un jeu muet de tous les Acteurs, étranger au débat du Docteur et de Figaro.)
BARTOLO.
Venez-vous purger encore, saigner, droguer, mettre sur le grabat toute ma maison?
FIGARO.
Monsieur, il n'est pas tous les jours fête; mais, sans compter les soins quotidiens, Monsieur a pu voir que, lorsqu'ils en ont besoin, mon zèle n'attend pas qu'on lui commande...
BARTOLO.
Votre zèle n'attend pas! Que direz-vous, Monsieur le zèlé, à ce malheureux qui bâille et dort tout éveillé? Et l'autre qui, depuis trois heures, éternue à se faire sauter le crâne et jaillir la cervelle! que leur direz-vous?
FIGARO.
Ce que je leur dirai?
BARTOLO.
Oui!
FIGARO.
Je leur dirai... Eh parbleu! je dirai à celui qui éternue, Dieu vous bénisse, et va te coucher à celui qui bâille. Ce n'est pas cela, Monsieur, qui grossira le mémoire.
BARTOLO.
Vraiment non, mais c'est la saignée et les médicamens qui le grossiroient, si je voulois y entendre. Est-ce par zèle aussi que vous avez empaqueté les yeux de ma mule, et votre cataplasme lui rendra-t-il la vue?
FIGARO.
S'il ne lui rend pas la vue, ce n'est pas cela non plus qui l'empêchera d'y voir.
BARTOLO.
Que je le trouve sur le mémoire!... On n'est pas de cette extravagance-là!
FIGARO.
Ma foi, Monsieur, les hommes n'ayant gueres à choisir qu'entre la sottise et la folie, où je ne vois pas de profit, je veux au moins du plaisir; et vive la joie! Qui sait si le monde durera encore trois semaines!
BARTOLO.
Vous feriez bien mieux, Monsieur le raisonneur, de me payer mes cent écus et les intérêts sans lanterner, je vous en avertis.
FIGARO.
Doutez-vous de ma probité, Monsieur? Vos cent écus! j'aimerois mieux vous les devoir toute ma vie que de les nier un seul instant.
BARTOLO.
Et dites-moi un peu comment la petite Figaro a trouvé les bonbons que vous lui avez portés?
FIGARO.
Quels bonbons? que voulez-vous dire?
BARTOLO.
Oui, ces bonbons, dans ce cornet fait avec cette feuille de papier à lettre, ce matin.
FIGARO.
Diable emporte si...
ROSINE, l'interrompant.
Avez-vous eu soin au moins de les lui donner de ma part, Monsieur Figaro? Je vous l'avois recommandé.
FIGARO.
Ah, ah! Les bonbons de ce matin? Que je suis bête, moi! j'avois perdu tout cela de vue... Oh! excellens, Madame, admirables.
BARTOLO.
Excellens! Admirables! Oui sans doute, Monsieur le Barbier, revenez sur vos pas! Vous faites-là un joli métier, Monsieur!
FIGARO.
Qu'est-ce qu'il a donc, Monsieur?
BARTOLO.
Et qui vous fera une belle réputation, Monsieur!
FIGARO.
BARTOLO.
Dites que vous la supporterez, Monsieur!
FIGARO.
Comme il vous plaira, Monsieur!
BARTOLO.
Vous le prenez bien haut, Monsieur! Sachez que quand je dispute avec un fat, je ne lui cède jamais.
FIGARO lui tourne le dos.
Nous différons en cela, Monsieur! moi je lui cède toujours.
BARTOLO.
Hein? qu'est-ce qu'il dit donc, Bâchelier?
FIGARO.
C'est que vous croyez avoir affaire à quelque Barbier de Village, et qui ne sait manier que le rasoir? Apprenez, Monsieur, que j'ai travaillé de la plume à Madrid, et que sans les envieux...
BARTOLO.
Eh! que n'y restiez-vous, sans venir ici changer de profession?
FIGARO[123].
On fait comme on peut; mettez-vous à ma place.
BARTOLO.
Me mettre à votre place! Ah! parbleu, je dirois de belles sottises!
FIGARO.
Monsieur, vous ne commencez pas trop mal; je m'en rapporte à votre confrère qui est là rêvassant...
LE COMTE, revenant à lui.
Je... je ne suis pas le confrère de Monsieur.
FIGARO.
Non? Vous voyant ici à consulter, j'ai pensé que vous poursuiviez le même objet.
BARTOLO, en colère.
Enfin, quel sujet vous amène? Y a-t-il quelque lettre à remettre encore ce soir à Madame? Parlez, faut-il que je me retire?
FIGARO.
Comme vous rudoyez le pauvre monde! Eh! parbleu, Monsieur, je viens vous raser, voilà tout: n'est-ce pas aujourd'hui votre jour[124]?
BARTOLO.
Vous reviendrez tantôt.
FIGARO.
Ah! oui, revenir! toute la Garnison prend médecine demain matin; j'en ai obtenu l'entreprise par mes protections. Jugez donc comme j'ai du tems à perdre! Monsieur passe-t-il chez lui?
BARTOLO.
Non, Monsieur ne passe point chez lui. Et mais..... qui empêche qu'on ne me rase ici?
ROSINE, avec dédain[125].
Vous êtes honnête! Et pourquoi pas dans mon appartement?
BARTOLO.
Tu te fâches? Pardon, mon enfant, tu vas achever de prendre ta leçon! c'est pour ne pas perdre un instant le plaisir de t'entendre.
FIGARO, bas, au Comte.
On ne le tirera pas d'ici! (Haut.) Allons, l'Éveillé, la Jeunesse; le bassin, de l'eau, tout ce qu'il faut à Monsieur.
BARTOLO.
Sans doute, appellez-les! Fatigués, harassés, moulus de votre façon, n'a-t-il pas fallu les faire coucher!
FIGARO.
Eh bien! j'irai tout chercher, n'est-ce pas, dans votre chambre? (Bas au Comte.) Je vais l'attirer dehors.
BARTOLO détache son trousseau de clés, et dit par réflexion:
Non, non, j'y vais moi-même. (Bas, au Comte, en s'en allant.) Ayez les yeux sur eux, je vous prie.
SCENE VI.
FIGARO, LE COMTE, ROSINE.
FIGARO.
Ah! que nous l'avons manqué belle! il alloit me donner le trousseau. La clé de la jalousie n'y est-elle pas?
ROSINE.
C'est la plus neuve de toutes.
SCENE VII.
BARTHOLO, FIGARO, LE COMTE, ROSINE.
BARTOLO, revenant.
(A part.) Bon! je ne sais ce que je fais de laisser ici ce maudit Barbier. (A Figaro.) Tenez. (Il lui donne le trousseau.) Dans mon cabinet, sous mon bureau; mais ne touchez à rien.
FIGARO.
La peste! il y feroit bon, méfiant comme vous êtes! (A part, en s'en allant.) Voyez comme le Ciel protège l'innocence!
SCENE VIII.
BARTHOLO, LE COMTE, ROSINE.
BARTOLO, bas, au Comte.
C'est le drôle qui a porté la lettre au Comte.
LE COMTE, bas.
Il m'a l'air d'un fripon.
BARTOLO.
Il ne m'attrapera plus.
LE COMTE.
Je crois qu'à cet égard le plus fort est fait.
BARTOLO.
Tout considéré, j'ai pensé qu'il étoit plus prudent de l'envoyer dans ma chambre que de le laisser avec elle.
LE COMTE.
Ils n'auroient pas dit un mot que je n'eusse été en tiers.
ROSINE.
Il est bien poli, Messieurs, de parler bas sans cesse! Et ma leçon?
(Ici l'on entend un bruit, comme de la vaisselle renversée.)
BARTOLO, criant.
Qu'est-ce que j'entends donc! Le cruel Barbier aura tout laissé tomber par l'escalier, et les plus belles pièces de mon nécessaire!... (Il court dehors.)
SCENE IX.
LE COMTE, ROSINE.
LE COMTE.
Profitons du moment que l'intelligence de Figaro nous ménage. Accordez-moi, ce soir, je vous en conjure, Madame, un moment d'entretien indispensable pour vous soustraire à l'esclavage où vous allez tomber.
ROSINE.
LE COMTE.
Je puis monter à votre jalousie; et quant à la lettre que j'ai reçue de vous ce matin, je me suis vu forcé......
SCENE X.[125]
ROSINE, BARTHOLO, FIGARO, LE COMTE.
BARTOLO.
Je ne m'étois pas trompé[127]; tout est brisé, fracassé.
FIGARO.
Voyez le grand malheur pour tant de train! On ne voit goutte sur l'escalier. (Il montre la clé au Comte.) Moi, en montant, j'ai accroché une clé....
BARTOLO.
On prend garde à ce qu'on fait. Accrocher une clé! L'habile homme!
FIGARO.
Ma foi, Monsieur, cherchez-en un plus subtil.
SCENE XI.
LES ACTEURS PRÉCÉDENS, DON BAZILE.
ROSINE, effrayée, à part.
Don Bazile!...
LE COMTE, à part.
Juste Ciel!
FIGARO, à part.
C'est le Diable!
BARTOLO va au devant de lui.
Ah! Bazile, mon ami, soyez le bien rétabli. Votre accident n'a donc point eu de suites? En vérité, le Seigneur Alonzo m'avoit fort effrayé sur votre état; demandez-lui, je partois pour vous aller voir; et s'il ne m'avoit point retenu...
BAZILE, étonné.
Le Seigneur Alonzo?...
FIGARO frappe du pied.
Eh quoi! toujours des accrocs? Deux heures pour une méchante barbe... Chienne de pratique!
BAZILE, regardant tout le monde.
Me ferez-vous bien le plaisir de me dire, Messieurs?...
FIGARO.
Vous lui parlerez quand je serai parti.
BAZILE.
Mais encore faudroit-il...
LE COMTE.
Il faudroit vous taire, Bazile. Croyez-vous apprendre à Monsieur quelque chose qu'il ignore? Je lui ai raconté que vous m'aviez chargé de venir donner une leçon de musique à votre place.
BAZILE, plus étonné.
La leçon de musique!... Alonzo!...
ROSINE, à part, à Bazile.
Eh! taisez-vous.
BAZILE.
Elle aussi!
LE COMTE, bas, à Bartholo.
Dites-lui donc tout bas que nous en sommes convenus.
BARTOLO, à Bazile, à part.
N'allez pas nous démentir, Bazile, en disant qu'il n'est pas votre Élève; vous gâteriez tout.
BAZILE.
Ah! ah[128]!
BARTOLO, haut.
En vérité, Bazile, on n'a pas plus de talent que votre Élève.
BAZILE, stupéfait.
Que mon Élève!... (bas.) Je venois pour vous dire que le Comte est déménagé.
BARTOLO, bas.
Je le sais, taisez-vous.
BAZILE, bas.
Qui vous l'a dit?
BARTOLO, bas.
Lui, apparemment?
LE COMTE, bas.
Moi, sans doute: écoutez seulement.
ROSINE, bas, à Bazile.
Est-il si difficile de vous taire?
FIGARO, bas, à Bazile.
Hum! Grand escogrif! Il est sourd!
BAZILE, à part.
Qui diable est-ce donc qu'on trompe ici? Tout le monde est dans le secret!
BARTOLO, haut.
Eh bien, Bazile, votre homme de Loi?...
FIGARO.
Vous avez toute la soirée pour parler de l'homme de Loi.
BARTOLO, à Bazile.
Un mot; dites-moi seulement si vous êtes content de l'homme de Loi?
BAZILE, effaré.
De l'homme de Loi?
LE COMTE, souriant.
Vous ne l'avez pas vu, l'homme de Loi?
BAZILE, impatienté.
Eh! non, je ne l'ai pas vu, l'homme de Loi.
LE COMTE, à Bartholo, à part.
Voulez-vous donc qu'il s'explique ici devant elle? Renvoyez-le.
BARTOLO, bas, au Comte.
Vous avez raison. (A Bazile[129].) Mais quel mal vous a donc pris si subitement?
BAZILE, en colère.
Je ne vous entends pas.
LE COMTE lui met, à part, une bourse dans la main.
Oui: Monsieur vous demande ce que vous venez faire ici, dans l'état d'indisposition où vous êtes?
FIGARO.
Il est pâle comme un mort!
BAZILE.
Ah! je comprends...
LE COMTE[130].
Allez vous coucher, mon cher Bazile: vous n'êtes pas bien, et vous nous faites mourir de frayeur. Allez vous coucher.
FIGARO.
Il a la phisionomie toute renversée. Allez vous coucher.
BARTOLO.
D'honneur, il sent la fievre d'une lieue. Allez vous coucher.
ROSINE.
Pourquoi donc êtes-vous sorti? On dit que cela se gagne. Allez vous coucher.
BAZILE, au dernier étonnement.
Que j'aille me coucher?
TOUS LES ACTEURS ENSEMBLE.
Eh! sans doute.
BAZILE, les regardant tous.
En effet, Messieurs, je crois que je ne ferai pas mal de me retirer; je sens que je ne suis pas ici dans mon assiette ordinaire.
BARTOLO.
A demain, toujours, si vous êtes mieux.
LE COMTE.
Bazile! je serai chez vous de très-bonne-heure[131].
FIGARO.
Croyez-moi, tenez vous bien chaudement dans votre lit.
ROSINE.
Bon soir, Monsieur Bazile.
BAZILE, à part.
Diable emporte si j'y comprends rien; et sans cette bourse...
TOUS.
Bon soir, Bazile, bon soir.
BAZILE, en s'en allant.
Eh bien! bon soir donc, bon soir.
(Ils l'accompagnent tous en riant.)
SCENE XII.
LES ACTEURS PRÉCÉDENS, excepté BAZILE.
BARTOLO, d'un ton important.
Cet homme-là n'est pas bien du tout.
ROSINE.
Il a les yeux égarés.
LE COMTE.
Le grand air l'aura saisi.
FIGARO.
Avez-vous vu comme il parloit tout seul? Ce que c'est que de nous! (A Bartholo.) Ah-çà, vous décidez-vous, cette fois? (Il lui pousse un fauteuil très-loin du Comte, et lui présente le linge.)
LE COMTE.
Avant de finir, Madame, je dois vous dire un mot essentiel au progrès de l'art que j'ai l'honneur de vous enseigner. (Il s'approche et lui parle bas à l'oreille.)
BARTOLO, à Figaro.
Eh mais! il semble que vous le fassiez exprès de vous approcher, et de vous mettre devant moi, pour m'empêcher de voir...
LE COMTE, bas, à Rosine.
Nous avons la clé de la jalousie, et nous serons ici à minuit.
FIGARO passe le linge au cou de Bartholo.
Quoi voir? Si c'étoit une leçon de danse, on vous passeroit d'y regarder; mais du chant!... ahi, ahi.
BARTOLO.
Qu'est-ce que c'est?
FIGARO.
Je ne sais ce qui m'est entré dans l'œil.
(Il rapproche sa tête.)
BARTOLO.
Ne frottez donc pas.
FIGARO.
C'est le gauche. Voudriez-vous me faire le plaisir d'y souffler un peu fort?
BARTOLO prend la tête de Figaro, regarde par-dessus, le pousse violemment, et va derrière les Amans écouter leur conversation.
LE COMTE, bas, à Rosine.
Et quant à votre lettre, je me suis trouvé tantôt dans un tel embarras pour rester ici....
FIGARO, de loin, pour avertir.
LE COMTE.
Désolé de voir encore mon déguisement inutile...
BARTOLO, passant entre eux deux.
Votre déguisement inutile!
ROSINE, effrayée.
Ah!...
BARTOLO.
Fort bien, Madame, ne vous gênez pas. Comment! sous mes yeux même, en ma présence, on m'ose outrager de la sorte!
LE COMTE.
Qu'avez-vous donc, Seigneur?
BARTOLO.
Perfide Alonzo[132]!
LE COMTE.
Seigneur Bartholo, si vous avez souvent des lubies comme celle dont le hasard me rend témoin, je ne suis plus étonné de l'éloignement que Mademoiselle a pour devenir votre femme.
ROSINE.
Sa femme! Moi! Passer mes jours auprès d'un vieux jaloux, qui, pour tout bonheur, offre à ma jeunesse un esclavage abominable!
BARTOLO.
Ah! qu'est-ce que j'entends!
ROSINE.
Oui, je le dis tout haut: je donnerai mon cœur et ma main à celui qui pourra m'arracher de cette horrible prison, où ma personne et mon bien sont retenus contre toutes les Loix.
(Rosine sort.)
SCENE XIII.
BARTHOLO, FIGARO, LE COMTE.
BARTOLO.
La colère me suffoque.
LE COMTE.
En effet, Seigneur, il est difficile qu'une jeune femme...
FIGARO.
Oui, une jeune femme, et un grand âge; voilà ce qui trouble la tête d'un vieillard.
BARTOLO.
Comment! lorsque je les prends sur le fait! Maudit Barbier! il me prend des envies...
FIGARO.
Je me retire, il est fou.
LE COMTE.
Et moi aussi; d'honneur, il est fou.
FIGARO.
Il est fou, il est fou... (Ils sortent.)
SCENE XIV.
BARTOLO. seul, les poursuit.
Je suis fou! Infâmes suborneurs! émissaires du Diable, dont vous faites ici l'office, et qui puisse vous emporter tous... Je suis fou!... Je les ai vus comme je vois ce pupitre... et me soutenir effrontément!... Ah! il n'y a que Bazile qui puisse m'expliquer ceci. Oui, envoyons-le chercher. Holà, quelqu'un... Ah! j'oublie que je n'ai personne... Un voisin, le premier venu, n'importe. Il y a de quoi perdre l'esprit! il y a de quoi perdre l'esprit!
FIN DU TROISIÈME ACTE.
.....
Pendant l'Entracte, le Théâtre s'obscurcit; on entend un bruit d'orage, et l'Orchestre joue celui qui est gravé dans le Recueil de la Musique du Barbier.
ACTE IV.
Le Théâtre est obscur.
SCENE PREMIERE.
BARTHOLO, DON BAZILE, une lanterne de papier à la main.
BARTOLO.
Comment, Bazile, vous ne le connoissez pas? ce que vous dites est-il possible?
BAZILE.
Vous m'interrogeriez cent fois, que je vous ferois toujours la même réponse. S'il vous a remis la lettre de Rosine, c'est sans doute un des émissaires du Comte. Mais, à la magnificence du présent qu'il m'a fait, il se pourroit que ce fût le Comte lui-même.
BARTOLO.
A propos de ce présent, eh! pourquoi l'avez-vous reçu?
BAZILE.
Vous aviez l'air d'accord; je n'y entendois rien; et dans les cas difficiles à juger, une bourse d'or me paroît toujours un argument sans replique. Et puis, comme dit le proverbe, ce qui est bon à prendre...
BARTOLO.
J'entends, est bon...
BAZILE.
A garder.
BARTOLO, surpris.
Ah! ah!
BAZILE.
Oui, j'ai arrangé comme cela plusieurs petits proverbes avec des variations. Mais, allons au fait: à quoi vous arrêtez-vous?
BARTOLO.
En ma place, Bazile, ne feriez-vous pas les derniers efforts pour la posséder?
BAZILE.
Ma foi non, Docteur. En toute espece de biens, posséder est peu de chose; c'est jouir qui rend heureux: mon avis est qu'épouser une femme dont on n'est point aimé, c'est s'exposer...
BARTOLO.
Vous craindriez les accidens?
BAZILE.
Hé, hé! Monsieur... on en voit beaucoup cette année. Je ne ferois point violence à son cœur.
BARTOLO.
Votre valet, Bazile. Il vaut mieux qu'elle pleure de m'avoir, que moi je meure de ne l'avoir pas.
BAZILE.
Il y va de la vie? Épousez, Docteur, épousez.
BARTOLO.
Aussi ferai-je, et cette nuit même.
BAZILE.
Adieu donc.—Souvenez-vous, en parlant à la Pupille, de les rendre tous plus noirs que l'enfer.
BARTOLO.
Vous avez raison.
BAZILE.
La calomnie, Docteur, la calomnie. Il faut toujours en venir là.
BARTOLO.
Voici la lettre de Rosine, que cet Alonzo m'a remise; et il m'a montré, sans le vouloir, l'usage que j'en dois faire auprès d'elle.
BAZILE.
Adieu: nous serons tous ici à quatre heures.
BARTOLO.
BAZILE.
Impossible: le Notaire est retenu.
BARTOLO.
Pour un mariage?
BAZILE.
Oui, chez le Barbier Figaro; c'est sa Nièce qu'il marie.
BARTOLO.
Sa Nièce? il n'en a pas.
BAZILE.
Voilà ce qu'ils ont dit au Notaire.
BARTOLO.
Ce drôle est du complot, que diable!
BAZILE.
Est-ce que vous penseriez?
BARTOLO.
Ma foi, ces gens-là sont si alertes! Tenez, mon ami, je ne suis pas tranquille. Retournez chez le Notaire. Qu'il vienne ici sur-le-champ avec vous.
BAZILE.
Il pleut, il fait un temps du diable; mais rien ne m'arrête pour vous servir. Que faites-vous donc?
BARTOLO.
Je vous reconduis; n'ont-ils pas fait estropier tout mon monde par ce Figaro! Je suis seul ici.
BAZILE.
J'ai ma lanterne.
BARTOLO.
Tenez, Bazile, voilà mon passe-par-tout, je vous attends, je veille; et vienne qui voudra, hors le Notaire et vous, personne n'entrera de la nuit.
BAZILE.
Avec ces précautions, vous êtes sûr de votre fait.
SCENE II.
ROSINE, seule, sortant de sa chambre.
Il me sembloit avoir entendu parler. Il est minuit sonné; Lindor ne vient point! Ce mauvais temps même étoit propre à le favoriser. Sûr de ne rencontrer personne... Ah! Lindor! si vous m'aviez trompée[133]! Quel bruit entens-je?... Dieux! c'est mon Tuteur. Rentrons[134].
SCENE III.
ROSINE, BARTHOLO.
BARTOLO rentre avec de la lumière.
Ah! Rosine, puisque vous n'êtes pas encore rentrée dans votre appartement...
ROSINE.
Je vais me retirer.
BARTOLO.
Par le tems affreux qu'il fait, vous ne reposerez pas, et j'ai des choses très-pressées à vous dire.
ROSINE.
Que me voulez-vous, Monsieur? N'est-ce donc pas assez d'être tourmentée le jour?
BARTOLO.
Rosine, écoutez-moi.
ROSINE.
Demain je vous entendrai.
BARTOLO.
Un moment, de grâce[135].
ROSINE.
S'il alloit venir!
BARTOLO lui montre sa lettre.
Connoissez-vous cette lettre?
ROSINE la reconnoît.
Ah! grands Dieux!...
BARTOLO.
Mon intention, Rosine, n'est point de vous faire de reproches: à votre âge on peut s'égarer; mais je suis votre ami, écoutez-moi.
ROSINE.
Je n'en puis plus.
BARTOLO.
Cette lettre que vous avez écrite au Comte Almaviva...
ROSINE, étonnée.
Au Comte Almaviva!
BARTOLO.
Voyez quel homme affreux est ce Comte: aussi-tôt qu'il l'a reçue, il en a fait trophée; je la tiens d'une femme à qui il l'a sacrifiée.
ROSINE.
Le Comte Almaviva!...
BARTOLO.
Vous avez peine à vous persuader cette horreur. L'inexpérience, Rosine, rend votre sexe confiant et crédule; mais apprenez dans quel piège on vous attiroit. Cette femme m'a fait donner avis de tout, apparemment pour écarter une rivale aussi dangereuse que vous. J'en frémis! le plus abominable complot entre Almaviva, Figaro et cet Alonzo, cet Élève supposé de Bazile, qui porte un autre nom et n'est que le vil agent du Comte, alloit vous entraîner dans un abîme dont rien n'eût pu vous tirer.
ROSINE, accablée.
Quelle horreur!... quoi Lindor?... quoi ce jeune homme...
BARTOLO, à part.
Ah! c'est Lindor.
ROSINE.
C'est pour le Comte Almaviva... C'est pour un autre...
BARTOLO.
Voilà ce qu'on m'a dit en me remettant votre lettre.
ROSINE, outrée.
Ah quelle indignité!... Il en sera puni.—Monsieur, vous avez désiré de m'épouser?
BARTOLO.
Tu connois la vivacité de mes sentimens.
ROSINE.
S'il peut vous en rester encore, je suis à vous[136].
BARTOLO.
Eh bien! le Notaire viendra cette nuit même.
ROSINE.
Ce n'est pas tout; ô Ciel! suis-je assez humiliée!... Apprenez que dans peu le perfide ose entrer par cette jalousie, dont ils ont eu l'art de vous dérober la clé.
BARTOLO, regardant au trousseau.
Ah, les scélérats! Mon enfant, je ne te quitte plus.
ROSINE, avec effroi.
Ah, Monsieur, et s'ils sont armés?
BARTOLO.
Tu as raison; je perdrois ma vengeance[137]. Monte chez Marceline: enferme-toi chez elle à double tour. Je vais chercher main-forte, et l'attendre auprès de la maison. Arrêté comme voleur, nous aurons le plaisir d'en être à la fois vengés et délivrés! Et compte que mon amour te dédommagera...
ROSINE, au désespoir.
Oubliez seulement mon erreur. (A part.) Ah, je m'en punis assez!
BARTOLO, s'en allant.
Allons nous embusquer. A la fin je la tiens.
(Il sort.)
SCENE IV.
ROSINE, seule.
Son amour me dédommagera... Malheureuse!... (Elle tire son mouchoir, et s'abandonne aux larmes.) Que faire?... Il va venir. Je veux rester, et feindre avec lui, pour le contempler un moment dans toute sa noirceur. La bassesse de son procédé sera mon préservatif... Ah! j'en ai grand besoin. Figure noble! air doux! une voix si tendre[138]!... et ce n'est que le vil agent d'un corrupteur! Ah malheureuse! malheureuse!... Ciel! on ouvre la jalousie! (Elle se sauve.)
SCENE V.
LE COMTE, FIGARO, enveloppé d'un manteau, paroît à la fenêtre.
FIGARO parle en dehors.
Quelqu'un s'enfuit; entrerai-je?
LE COMTE, en dehors.
Un homme?
FIGARO.
LE COMTE.
C'est Rosine que ta figure atroce aura mise en fuite.
FIGARO saute dans la chambre.
Ma foi je le crois... Nous voici enfin arrivés, malgré la pluie, la foudre et les éclairs.
LE COMTE, enveloppé d'un long manteau.
Donne-moi la main. (Il saute à son tour.) A nous la victoire.
FIGARO jette son manteau.
Nous sommes tous percés. Charmant temps pour aller en bonne fortune! Monseigneur, comment trouvez-vous cette nuit?
LE COMTE.
Superbe pour un Amant.
FIGARO.
Oui, mais pour un confident?... Et si quelqu'un alloit nous surprendre ici?
LE COMTE.
N'es-tu pas avec moi? J'ai bien une autre inquiétude? c'est de la déterminer à quitter sur-le-champ la maison du Tuteur.
FIGARO.
Vous avez pour vous trois passions toutes puissantes sur le beau sexe: l'amour, la haine, et la crainte.
LE COMTE regarde dans l'obscurité.
Comment lui annoncer brusquement que le Notaire l'attend chez toi pour nous unir? Elle trouvera mon projet bien hardi. Elle va me nommer audacieux.
FIGARO.
Si elle vous nomme audacieux, vous l'appellerez cruelle. Les femmes aiment beaucoup qu'on les appelle cruelles[139]. Au surplus, si son amour est tel que vous le désirez, vous lui direz qui vous êtes; elle ne doutera plus de vos sentimens.
SCENE VI.
LE COMTE, ROSINE, FIGARO.
Figaro allume toutes les bougies qui sont sur la table.
LE COMTE.
La voici.—Ma belle Rosine!...
ROSINE, d'un ton très-composé.
Je commençois, Monsieur, à craindre que vous ne vinssiez pas.
LE COMTE.
Charmante inquiétude[140]!... Mademoiselle, il ne me convient point d'abuser des circonstances pour vous proposer de partager le sort d'un infortuné; mais, quelqu'asyle que vous choisissiez, je jure mon honneur...
ROSINE.
Monsieur, si le don de ma main n'avoit pas dû suivre à l'instant celui de mon cœur, vous ne seriez pas ici. Que la nécessité justifie à vos yeux ce que cette entrevue a d'irrégulier!
LE COMTE.
Vous, Rosine! la compagne d'un malheureux! sans fortune, sans naissance!...
ROSINE.
La naissance, la fortune! Laissons-là les jeux du hasard, et si vous m'assurez que vos intentions sont pures...
LE COMTE, à ses pieds.
Ah! Rosine! je vous adore!...
ROSINE, indignée.
Arrêtez, malheureux!... vous osez profaner!... tu m'adores!... Vas! tu n'es plus dangereux pour moi[141]; j'attendois ce mot pour te détester. Mais avant de t'abandonner au remords qui t'attend (en pleurant), apprends que je t'aimois; apprends que je faisois mon bonheur de partager ton mauvais sort. Misérable Lindor! j'allois tout quitter pour te suivre. Mais le lâche abus que tu as fait de mes bontés, et l'indignité de cet affreux Comte Almaviva, à qui tu me vendois, ont fait rentrer dans mes mains ce témoignage de ma foiblesse. Connois-tu cette lettre?
LE COMTE, vivement.
Que votre Tuteur vous a remise?
ROSINE, fièrement.
Oui, je lui en ai l'obligation.
LE COMTE.
Dieux, que je suis heureux! Il la tient de moi. Dans mon embarras, hier, je m'en suis servi pour arracher sa confiance, et je n'ai pu trouver l'instant de vous en informer. Ah, Rosine! il est donc vrai que vous m'aimiez véritablement!...
FIGARO[142].
Monseigneur, vous cherchiez une femme qui vous aimât pour vous-même...
ROSINE.
Monseigneur! que dit-il?
LE COMTE, jettant son large manteau, paroît en habit magnifique.
O la plus aimée des femmes! il n'est plus temps de vous abuser: l'heureux homme que vous voyez à vos pieds n'est point Lindor; je suis le Comte Almaviva, qui meurt d'amour et vous cherche en vain depuis six mois.
ROSINE tombe dans les bras du Comte.
LE COMTE, effrayé.
Figaro?
FIGARO.
Point d'inquiétude, Monseigneur; la douce émotion de la joie n'a jamais de suites fâcheuses; la voilà, la voilà qui reprend ses sens; morbleu qu'elle est belle!
ROSINE.
A Lindor!.... Ah Monsieur! que je suis coupable! j'allois me donner cette nuit même à mon Tuteur.
LE COMTE.
Vous, Rosine!
ROSINE.
Ne voyez que ma punition! J'aurois passé ma vie à vous détester. Ah Lindor! le plus affreux supplice n'est-il pas de haïr, quand on sent qu'on est faite pour aimer?