SCENE V.

BARTHOLO, seul.

Oh! les juifs! les chiens de valets! La Jeunesse? L'Éveillé? l'Éveillé maudit!


SCENE VI.

BARTHOLO, L'ÉVEILLÉ.

L'ÉVEILLÉ arrive en bâillant, tout endormi.

Aah, aah, ah, ah...

BARTOLO.

Où étois-tu, peste d'étourdi, quand ce Barbier est entré ici?

L'ÉVEILLÉ.

Monsieur, j'étois... ah, aah, ah...

BARTOLO.

A machiner quelque espiéglerie sans doute? Et tu ne l'as pas vu?

L'ÉVEILLÉ.

Sûrement je l'ai vu, puisqu'il m'a trouvé tout malade, à ce qu'il dit; et faut bien que ça soit vrai, car j'ai commencé à me douloir[78] dans tous les membres, rien qu'en l'en entendant parl... Ah, ah, ah...

BARTOLO le contrefait.

Rien qu'en l'en entendant!... Où donc est ce vaurien de la Jeunesse[79]? Droguer ce petit garçon sans mon ordonnance! Il y a quelque friponnerie là-dessous.


SCENE VII.

LES ACTEURS PRÉCÉDENS. (La Jeunesse arrive en vieillard, avec une canne en béquille; il éternue plusieurs fois.)

L'ÉVEILLÉ, toujours bâillant.

La Jeunesse.

BARTOLO.

Tu éternueras dimanche.

LA JEUNESSE.

Voilà plus de cinquante... cinquante fois... dans un moment. (Il éternue.) Je suis brisé.

BARTOLO.

Comment! Je vous demande à tous deux s'il est entré quelqu'un chez Rosine, et vous ne me dites pas que ce Barbier...

L'ÉVEILLÉ, continuant de bâiller.

Est-ce que c'est quelqu'un donc Monsieur Figaro? Aah, ah...

BARTOLO[80].

Je parie que le rusé s'entend avec lui.

L'ÉVEILLÉ, pleurant comme un sot.

Moi... Je m'entends!...

LA JEUNESSE, éternuant.

Eh mais, Monsieur, y a-t-il... y a-t-il de la justice?

BARTOLO[81].

De la justice! C'est bon entre vous autres misérables, la justice! Je suis votre maître, moi, pour avoir toujours raison.

LA JEUNESSE, éternuant.

Mais pardi, quand une chose est vraie...

BARTOLO.

Quand une chose est vraie! Si je ne veux pas qu'elle soit vraie, je prétends bien qu'elle ne soit pas vraie. Il n'y auroit qu'à permettre à tous ces faquins-là d'avoir raison, vous verriez bientôt ce que deviendrait l'autorité.

LA JEUNESSE, éternuant.

J'aime autant recevoir mon congé. Un service terrible, et toujours un train d'enfer.

L'ÉVEILLÉ, pleurant.

Un pauvre homme de bien est traité comme un misérable.

BARTOLO.

Sors donc, pauvre homme de bien. (Il les contrefait.) Et t'chi et t'cha; l'un m'éternue au nez, l'autre m'y bâille.

LA JEUNESSE.

Ah! Monsieur, je vous jure que sans Mademoiselle, il n'y auroit... il n'y auroit pas moyen de rester dans la maison[82].

(Il sort en éternuant.)


SCENE VIII.

BARTHOLO, DON BAZILE, FIGARO, caché dans le cabinet, paroît de temps en temps, et les écoute.

BARTOLO.

Ah! Don Bazile, vous veniez donner à Rosine sa leçon de musique?

BAZILE.

C'est ce qui presse le moins.

BARTOLO.

J'ai passé chez vous sans vous trouver.

BAZILE.

J'étois sorti pour vos affaires. Apprenez une nouvelle assez fâcheuse.

BARTOLO.

Pour vous?

BAZILE.

Non, pour vous. Le Comte Almaviva est dans cette Ville.

BARTOLO.

Parlez bas. Celui qui faisoit chercher Rosine dans tout Madrid?

BAZILE.

Il loge à la grande place et sort tous les jours déguisé.

BARTOLO.

Il n'en faut point douter, cela me regarde. Et que faire?

BAZILE.

Si c'étoit un particulier, on viendroit à bout de l'écarter.

BARTOLO.

Oui, en s'embusquant le soir, armé, cuirassé...

BAZILE.

Bone Deus! Se compromettre! Susciter une méchante affaire, à la bonne heure, et, pendant la fermentation, calomnier à dire d'Experts; concedo.

BARTOLO.

Singulier moyen de se défaire d'un homme!

BAZILE[83].

La calomnie, Monsieur? Vous ne savez gueres ce que vous dédaignez; j'ai vu les plus honnêtes gens prêts d'en être accablés. Croyez qu'il n'y a pas de plate méchanceté, pas d'horreurs, pas de conte absurde, qu'on ne fasse adopter aux oisifs d'une grande Ville, en s'y prenant bien: et nous avons ici des gens d'une adresse!... D'abord un bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l'orage, pianissimo murmure et file, et seme en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille, et piano, piano vous le glisse en l'oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine, et rinforzando de bouche en bouche il va le diable; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser, sifler, s'enfler, grandir à vue d'œil; elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grace au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisteroit?

BARTOLO.

Mais quel radotage me faites-vous donc-là, Bazile? Et quel rapport ce piano-crescendo peut-il avoir à ma situation?

BAZILE.

Comment, quel rapport? Ce qu'on fait par-tout pour écarter son ennemi, il faut le faire ici pour empêcher le vôtre d'approcher.

BARTOLO.

D'approcher? Je prétends bien épouser Rosine avant qu'elle apprenne seulement que ce Comte existe.

BAZILE.

En ce cas, vous n'avez pas un instant à perdre.

BARTOLO.

Et à qui tient-il, Bazile? Je vous ai chargé de tous les détails de cette affaire.

BAZILE.

Oui. Mais vous avez lésiné sur les frais, et, dans l'harmonie du bon ordre, un mariage inégal, un jugement inique, un passe-droit évident, sont des dissonnances[84] qu'on doit toujours préparer et sauver par l'accord parfait de l'or.

BARTOLO, lui donnant de l'argent.

Il faut en passer par où vous voulez; mais finissons.

BAZILE.

Cela s'appelle parler. Demain tout sera terminé; c'est à vous d'empêcher que personne, aujourd'hui, ne puisse instruire la Pupille.

BARTOLO.

Fiez-vous-en à moi. Viendrez-vous ce soir, Bazile?

BAZILE.

N'y comptez pas. Votre mariage seul m'occupera toute la journée; n'y comptez pas.

BARTOLO l'accompagne.

Serviteur.

BAZILE.

Restez, Docteur, restez donc.

BARTOLO.

Non pas. Je veux fermer sur vous la porte de la rue.


SCENE IX.

FIGARO, seul, sortant du cabinet.

Oh! la bonne précaution! Fermes, fermes la porte de la rue, et moi je vais la r'ouvrir au Comte en sortant. C'est un grand maraud que ce Bazile! heureusement il est encore plus sot. Il faut un état, une famille, un nom, un rang, de la consistance enfin, pour faire sensation dans le monde en calomniant. Mais un Bazile! il médiroit qu'on ne le croiroit pas.


SCENE X.

ROSINE, accourant; FIGARO.

ROSINE.

Quoi! vous êtes encore-là, Monsieur Figaro?

FIGARO.

Très-heureusement pour vous, Mademoiselle. Votre Tuteur et votre Maître de Musique, se croyant seuls ici, viennent de parler à cœur ouvert...

ROSINE.

Et vous les avez écoutés, Monsieur Figaro? Mais savez-vous que c'est fort mal?

FIGARO.

D'écouter? C'est pourtant ce qu'il y a de mieux pour bien entendre. Apprenez que votre Tuteur se dispose à vous épouser demain.

ROSINE.

Ah! grands Dieux!

FIGARO.

Ne craignez rien, nous lui donnerons tant d'ouvrage, qu'il n'aura pas le tems de songer à celui-là.

ROSINE.

Le voici qui revient, sortez donc par le petit escalier: vous me faites mourir de frayeur.

(Figaro s'enfuit.)


SCENE XI.

BARTHOLO, ROSINE.

ROSINE.

Vous étiez ici avec quelqu'un, Monsieur?

BARTOLO.

Don Bazile que j'ai reconduit, et pour cause. Vous eussiez mieux aimé que c'eût été Monsieur Figaro.

ROSINE.

Cela m'est fort égal, je vous assure.

BARTOLO.

Je voudrois bien savoir ce que ce Barbier avoit de si pressé à vous dire?

ROSINE.

Faut-il parler sérieusement? Il m'a rendu compte de l'état de Marceline, qui même n'est pas trop bien, à ce qu'il dit.

BARTOLO.

Vous rendre compte? Je vais parier qu'il étoit chargé de vous remettre quelque lettre.

ROSINE.

Et de qui, s'il vous plaît?

BARTOLO.

Oh, de qui! De quelqu'un que les femmes ne nomment jamais. Que sais-je, moi? Peut-être la réponse au papier de la fenêtre.

ROSINE, à part.

Il n'en a pas manqué une seule. (Haut.) Vous mériteriez bien que cela fût.

BARTOLO regarde les mains de Rosine.

Cela est. Vous avez écrit.

ROSINE, avec embarras.

Il seroit assez plaisant que vous eussiez le projet de m'en faire convenir.

BARTOLO, lui prenant la main droite[85].

Moi, point du tout; mais votre doigt encore taché d'encre! hein? rusée Signora!

ROSINE, à part.

Maudit homme!

BARTOLO, lui tenant toujours la main.

Une femme se croit bien en sûreté parce qu'elle est seule.

ROSINE.

Ah! sans doute... La belle preuve!... Finissez donc, Monsieur, vous me tordez le bras. Je me suis brûlée en chiffonnant autour de cette bougie, et l'on m'a toujours dit qu'il falloit aussi-tôt tremper dans l'encre; c'est ce que j'ai fait.

BARTOLO.

C'est ce que vous avez fait? Voyons donc si un second témoin confirmera la déposition du premier. C'est ce cahier de papier où je suis certain qu'il y avoit six feuilles; car je les compte tous les matins, aujourd'hui encore.

ROSINE, à part.

Oh! imbécille! (haut) la sixième...

BARTOLO, comptant.

Trois, quatre, cinq; je vois bien qu'elle n'y est pas, la sixième.

ROSINE, baissant les yeux.

La sixiéme, je l'ai employée à faire un cornet pour des bonbons que j'ai envoyés à la petite Figaro.

BARTOLO.

A la petite Figaro? Et la plume qui étoit toute neuve, comment est-elle devenue noire? est-ce en écrivant l'adresse de la petite Figaro?

ROSINE[86], à part.

Cet homme a un instinct de jalousie!... (Haut.) Elle m'a servi à retracer une fleur effacée sur la veste que je vous brode au tambour.

BARTOLO.

Que cela est édifiant! Pour qu'on vous crût, mon enfant, il faudroit ne pas rougir en déguisant coup sur coup la vérité; mais c'est ce que vous ne savez pas encore.

ROSINE.

Et qui ne rougiroit pas, Monsieur, de voir tirer des conséquences aussi malignes des choses le plus innocemment faites?

BARTOLO.

Certes, j'ai tort; se brûler le doigt, le tremper dans l'encre, faire des cornets aux bonbons de la petite Figaro, et dessiner ma veste au tambour! quoi de plus innocent! Mais que de mensonges entassés pour cacher un seul fait!... Je suis seule, on ne me voit point; je pourrai mentir à mon aise; mais le bout du doigt reste noir! la plume est tachée, le papier manque; on ne sauroit penser à tout. Bien certainement, Signora, quand j'irai par la Ville, un bon double tour me répondra de vous.


SCENE XII.

LE COMTE, BARTHOLO, ROSINE.

LE COMTE, en uniforme de cavalerie, ayant l'air d'être entre deux vins et chantant: Réveillons-la, etc.

BARTOLO.

Mais que nous veut cet homme? Un Soldat! Rentrez chez vous, Signora.

LE COMTE chante: Réveillons-la, et s'avance vers Rosine.

Qui de vous deux, Mesdames, se nomme le Docteur Balordo? (A Rosine, bas.) Je suis Lindor.

BARTOLO.

Bartholo!

ROSINE, à part.

Il parle de Lindor.

LE COMTE.

Balordo, Barque à l'eau, je m'en moque comme de ça. Il s'agit seulement de savoir laquelle des deux... (A Rosine, lui montrant un papier.)[87] Prenez cette lettre.

BARTOLO.

Laquelle! vous voyez bien que c'est moi. Laquelle! Rentrez donc, Rosine, cet homme paroît avoir du vin.

ROSINE.

C'est pour cela, Monsieur; vous êtes seul. Une femme en impose quelquefois.

BARTOLO.

Rentrez, rentrez; je ne suis pas timide.


SCENE XIII.

LE COMTE, BARTHOLO.

LE COMTE.

Oh! je vous ai reconnu d'abord à votre signalement.

BARTOLO, au Comte, qui serre la lettre.

Qu'est-ce que c'est donc que vous cachez-là dans votre poche?

LE COMTE.

Je le cache dans ma poche pour que vous ne sachiez pas ce que c'est.

BARTOLO.

Mon signalement? Ces gens-là croient toujours parler à des Soldats!

LE COMTE.

Pensez-vous que ce soit une chose si difficile à faire que votre signalement?

Le chef branlant, la tête chauve,
Les yeux vérons, le regard fauve,
L'air farouche d'un algonquin[88]...

BARTOLO.

Qu'est-ce que cela veut dire! Êtes-vous ici pour m'insulter? Délogez à l'instant.

LE COMTE.

Déloger! Ah, fi! que c'est mal parler! Savez-vous lire, Docteur... Barbe à l'eau?

BARTOLO.

Autre question saugrenue.

LE COMTE.

Oh! que cela ne vous fasse point de peine, car, moi qui suis pour le moins aussi Docteur que vous...

BARTOLO.

Comment cela?

LE COMTE.

Est-ce que je ne suis pas le Médecin des chevaux du Régiment? Voilà pourquoi l'on m'a exprès logé chez un confrère.

BARTOLO[89].

Oser comparer un Maréchal!...

LE COMTE.

AIR: Vive le vin.

  { Non, Docteur, je ne prétends pas
Sans chanter. { Que notre art obtienne le pas
  { Sur Hypocrate et sa brigade.
 
  { Votre savoir, mon camarade,
En chantant. { Est d'un succès plus général;
  { Car, s'il n'emporte point le mal,
  { Il emporte au moins le malade.

C'est-il poli, ce que je vous dis-là?

BARTOLO.

Il vous sied bien, manipuleur ignorant, de ravaler ainsi le premier, le plus grand et le plus utile des arts!

LE COMTE.

Utile tout-à-fait pour ceux qui l'exercent.

BARTOLO.

Un art dont le soleil s'honore d'éclairer les succès.

LE COMTE.

Et dont la terre s'empresse de couvrir les bévues[90].

BARTOLO.

On voit bien, mal-appris, que vous n'êtes habitué de parler qu'à des chevaux.

LE COMTE.

Parler à des chevaux! Ah! Docteur[91], pour un Docteur d'esprit... N'est-il pas de notoriété que le Maréchal guérit toujours ses malades sans leur parler; au lieu que le Médecin parle beaucoup aux siens...

BARTOLO.

Sans les guérir, n'est-ce pas?

LE COMTE.

C'est vous qui l'avez dit[92].

BARTOLO.

Qui diable envoie ici ce maudit ivrogne?

LE COMTE.

Je crois que vous me lâchez des épigrammes d'amour!

BARTOLO.

Enfin, que voulez-vous? que demandez-vous?

LE COMTE, feignant une grande colère.

Eh bien donc, il s'enflamme! Ce que je veux? Est-ce que vous ne le voyez pas?


SCENE XIV.

ROSINE, LE COMTE, BARTHOLO.

ROSINE, accourant.

Monsieur le Soldat, ne vous emportez point, de grace. (A Bartholo.) Parlez-lui doucement, Monsieur; un homme qui déraisonne.

LE COMTE.

Vous avez raison; il déraisonne, lui, mais nous sommes raisonnables, nous! Moi poli, et vous jolie[93]... enfin suffit. La vérité, c'est que je ne veux avoir affaire qu'à vous dans la maison.

ROSINE.

Que puis-je pour votre service, Monsieur le Soldat?

LE COMTE.

Une petite bagatelle, mon enfant[94]. Mais s'il y a de l'obscurité dans mes phrases...

ROSINE.

J'en saisirai l'esprit.

LE COMTE, lui montrant la lettre.

Non, attachez-vous à la lettre, à la lettre. Il s'agit seulement... mais je dis en tout bien, tout honneur, que vous me donniez à coucher ce soir.

BARTOLO.

Rien que cela?

LE COMTE.

Pas davantage. Lisez le billet doux que notre Maréchal des Logis vous écrit.

BARTOLO.

Voyons. (Le Comte cache la lettre et lui donne un autre papier. Bartholo lit.) «Le docteur Bartholo recevra, nourrira, hébergera, couchera...

LE COMTE, appuyant.

Couchera.

BARTOLO.

«Pour une nuit seulement, le nommé Lindor, dit l'Écolier, Cavalier au Régiment...»

ROSINE.

C'est lui, c'est lui-même.

BARTOLO, vivement à Rosine.

Qu'est-ce qu'il y a?

LE COMTE.

Eh bien! ai-je tort à présent, Docteur Barbaro?

BARTOLO.

On dirait que cet homme se fait un malin plaisir de m'estropier de toutes les manières possibles. Allez au diable! Barbaro! Barbe à l'eau! et dites à votre impertinent Maréchal des Logis que[95], depuis mon voyage à Madrid, je suis exempt de loger des gens de guerre.

LE COMTE, à part.

O Ciel! fâcheux contre temps[96]!

BARTOLO.

Ah! ah! notre ami, cela vous contrarie et vous dégrise un peu? Mais n'en décampez pas moins à l'instant.

LE COMTE, à part.

J'ai pensé me trahir! (Haut.) Décamper[97]! Si vous êtes exempt des gens de guerre, vous n'êtes pas exempt de politesse, peut-être? Décamper! Montrez-moi votre brevet d'exemption, quoique je ne sache pas lire, je verrai bientôt...

BARTOLO.

Qu'à cela ne tienne. Il est dans ce bureau.

LE COMTE, pendant qu'il y va, dit, sans quitter sa place.

Ah! ma belle Rosine!

ROSINE.

Quoi, Lindor, c'est-vous?

LE COMTE[98].

Recevez au moins cette lettre.

ROSINE.

Prenez garde, il a les yeux sur nous.

LE COMTE.

Tirez votre mouchoir, je la laisserai tomber.

(Il s'approche.)

BARTOLO.

Doucement, doucement, Seigneur Soldat, je n'aime point qu'on regarde ma femme de si près.

LE COMTE.

Elle est votre femme?

BARTOLO.

Eh! quoi donc?

LE COMTE.

Je vous ai pris pour son bisaïeul paternel, maternel, sempiternel; il y a au moins trois générations entr'elle et vous[99].

BARTOLO lit un parchemin.

«Sur les bons et fidèles témoignages qui nous ont été rendus.....»

LE COMTE donne un coup de main sous les parchemins, qui les envoie au plancher.

Est-ce que j'ai besoin de tout ce verbiage?

BARTOLO[100].

Savez-vous bien, Soldat, que si j'appelle mes gens, je vous fais traiter sur le champ comme vous le méritez?

LE COMTE.

Bataille? Ah! volontiers, Bataille! c'est mon métier à moi. (Montrant son pistolet de ceinture.) Et voici de quoi leur jetter de la poudre aux yeux. Vous n'avez peut-être jamais vu de Bataille, Madame?

ROSINE.

Ni ne veux en voir.

LE COMTE.

Rien n'est pourtant aussi gai que Bataille. Figurez-vous (Poussant le Docteur) d'abord que l'ennemi est d'un côté du ravin, et les amis de l'autre. (A Rosine, en lui montrant la lettre.) Sortez le mouchoir. (Il crache à terre.) Voilà le ravin, cela s'entend[101].

ROSINE tire son mouchoir, le Comte laisse tomber sa lettre entre elle et lui.

BARTOLO, se baissant.

Ah! ah!...

LE COMTE la reprend et dit.

Tenez... moi qui allois vous apprendre ici les secrets de mon métier... Une femme bien discrette en vérité! Ne voilà-t-il pas un billet doux qu'elle laisse tomber de sa poche[102]?

BARTOLO.

Donnez, donnez.

LE COMTE.

Dulciter, Papa! chacun son affaire. Si une ordonnance de rhubarbe étoit tombée de la vôtre?...

ROSINE avance la main.

Ah! je sais ce que c'est, Monsieur le Soldat.

(Elle prend la lettre, qu'elle cache dans la petite poche de son tablier[103].)

BARTOLO.

Sortez-vous enfin?

LE COMTE.

Eh bien, je sors; adieu, Docteur; sans rancune. Un petit compliment, mon cœur: priez la mort de m'oublier encore quelques campagnes; la vie ne m'a jamais été si chère.

BARTOLO.

Allez toujours, si j'avois ce crédit-là sur la mort...

LE COMTE.

Sur la mort? Ah! Docteur! vous faites tant de choses pour elle, qu'elle n'a rien à vous refuser.

(Il sort.)


SCENE XV.

BARTHOLO, ROSINE.

BARTOLO le regarde aller.

Il est enfin parti. (A part.) Dissimulons.

ROSINE.

Convenez pourtant, Monsieur, qu'il est bien gai ce jeune Soldat! A travers son ivresse, on voit qu'il ne manque ni d'esprit ni d'une certaine éducation.

BARTOLO.

Heureux, m'amour, d'avoir pu nous en délivrer! mais n'es-tu pas un peu curieuse de lire avec moi le papier qu'il t'a remis?

ROSINE.

Quel papier?

BARTOLO.

Celui qu'il a feint de ramasser pour te le faire accepter.

ROSINE.

Bon! c'est la lettre de mon cousin l'Officier, qui étoit tombée de ma poche.

BARTOLO.

J'ai idée, moi, qu'il l'a tirée de la sienne.

ROSINE.

Je l'ai très-bien reconnue.

BARTOLO.

Qu'est-ce qu'il coûte d'y regarder?

ROSINE.

Je ne sais pas seulement ce que j'en ai fait.

BARTOLO, montrant la pochette.

Tu l'as mise là.

ROSINE.

Ah! ah! par distraction.

BARTOLO.

Ah! sûrement. Tu vas voir que ce sera quelque folie.

ROSINE, à part.

Si je ne le mets pas en colere, il n'y aura pas moyen de refuser.

BARTOLO.

Donnes donc, mon cœur.

ROSINE.

Mais quelle idée avez-vous en insistant, Monsieur? Est-ce encore quelque méfiance?

BARTOLO.

Mais, vous! Quelle raison avez-vous de ne pas le montrer?

ROSINE.

Je vous répète, Monsieur, que ce papier n'est autre que la lettre de mon cousin, que vous m'avez rendue hier toute décachetée; et puisqu'il en est question, je vous dirai tout net que cette liberté me déplaît excessivement.

BARTOLO.

Je ne vous entends pas!

ROSINE.

Vais-je examiner les papiers qui vous arrivent? Pourquoi vous donnez-vous les airs de toucher à ceux qui me sont adressés? Si c'est jalousie, elle m'insulte; s'il s'agit de l'abus d'une autorité usurpée, j'en suis plus révoltée encore.

BARTOLO.

Comment révoltée! Vous ne m'avez jamais parlé ainsi.

ROSINE.

Si je me suis modérée jusqu'à ce jour, ce n'étoit pas pour vous donner le droit de m'offenser impunément.

BARTOLO.

De quelle offense parlez-vous?

ROSINE.

C'est qu'il est inoui qu'on se permette d'ouvrir les lettres de quelqu'un.

BARTOLO.

De sa femme?

ROSINE.

Je ne la suis pas encore. Mais pourquoi lui donneroit-on la préférence d'une indignité qu'on ne fait à personne?

BARTOLO.

Vous voulez me faire prendre le change et détourner mon attention du billet, qui, sans doute, est une missive de quelqu'amant! mais je le verrai, je vous assure.

ROSINE.

Vous ne le verrez pas. Si vous m'approchez, je m'enfuis de cette maison, et je demande retraite au premier venu.

BARTOLO.

Qui ne vous recevra point.

ROSINE.

C'est ce qu'il faudra voir.

BARTOLO.

Nous ne sommes pas ici en France, où l'on donne toujours raison aux femmes; mais pour vous en ôter la fantaisie, je vais fermer la porte.

ROSINE, pendant qu'il y va.

Ah Ciel! que faire?... Mettons vîte à la place la lettre de mon cousin, et donnons-lui beau jeu à la prendre. (Elle fait l'échange, et met la lettre du cousin dans la pochette, de façon qu'elle sort un peu.)

BARTOLO, revenant.

Ah! j'espère maintenant la voir.

ROSINE.

De quel droit, s'il vous plaît?

BARTOLO.

Du droit le plus universellement reconnu, celui du plus fort[104].

ROSINE.

On me tuera plutôt que de l'obtenir de moi.

BARTOLO, frappant du pied.

Madame! Madame!...

ROSINE tombe sur un fauteuil et feint de se trouver mal.

Ah! quelle indignité!...

BARTOLO.

Donnez cette lettre, ou craignez ma colere.

ROSINE, renversée.

Malheureuse Rosine!

BARTOLO.

Qu'avez-vous donc?

ROSINE.

Quel avenir affreux!

BARTOLO.

Rosine!

ROSINE.

J'étouffe de fureur!

BARTOLO.

Elle se trouve mal.

ROSINE[105].

Je m'affaiblis, je meurs.

BARTOLO, à part.

Dieux! la lettre! Lisons-la sans qu'elle en soit instruite. (Il lui tâte le poulx et prend la lettre, qu'il tâche de lire en se tournant un peu.)

ROSINE, toujours renversée.

Infortunée! ah!...

BARTOLO lui quitte le bras, et dit à part.

Quelle rage a-t-on d'apprendre ce qu'on craint toujours de savoir!

ROSINE.

Ah! pauvre Rosine!

BARTOLO[106].

L'usage des odeurs... produit ces affections spasmodiques. (Il lit par derriere le fauteuil, en lui tâtant le poulx. Rosine se relève un peu, le regarde finement, fait un geste de tête, et se remet sans parler.)

BARTOLO, à part.

O Ciel! c'est la lettre de son cousin. Maudite inquiétude! Comment l'appaiser maintenant? Qu'elle ignore au moins que je l'ai lue! (Il fait semblant de la soutenir et remet la lettre dans la pochette.)

ROSINE soupire.

Ah!...

BARTOLO.

Eh bien! ce n'est rien, mon enfant; un petit mouvement de vapeurs, voilà tout; car ton poulx n'a seulement pas varié. (Il va prendre un flacon sur la console.)

ROSINE, à part.

Il a remis la lettre: fort bien[107]!

BARTOLO.

Ma chere Rosine, un peu de cette eau spiritueuse.

ROSINE.

Je ne veux rien de vous; laissez-moi.

BARTOLO[108].

Je conviens que j'ai montré trop de vivacité sur ce billet.

ROSINE.

Il s'agit bien du billet. C'est votre façon de demander les choses qui est révoltante.

BARTOLO, à genoux.

Pardon; j'ai bientôt senti tous mes torts, et tu me vois à tes pieds, prêt à les réparer.

ROSINE.

Oui, pardon! Lorsque vous croyez que cette lettre ne vient pas de mon cousin.

BARTOLO.

Qu'elle soit d'un autre ou de lui, je ne veux aucun éclaircissement.

ROSINE, lui présentant la lettre.

Vous voyez qu'avec de bonnes façons, on obtient tout de moi. Lisez-la.

BARTOLO.

Cet honnête procédé dissiperoit mes soupçons si j'étois assez malheureux pour en conserver.

ROSINE.

Lisez-la donc, Monsieur.

BARTOLO se retire.

A Dieu ne plaise que je te fasse une pareille injure!

ROSINE.

Vous me contrariez de la refuser.

BARTOLO.

Reçois en réparation cette marque de ma parfaite confiance. Je vais voir la pauvre Marceline, que ce Figaro a, je ne sais pourquoi, saignée du pied; n'y viens-tu pas aussi?

ROSINE.

J'y monterai dans un moment.

BARTOLO.

Puisque la paix est faite, mignonne, donnes-moi ta main. Si tu pouvois m'aimer! ah! comme tu serois heureuse!

ROSINE, baissant les yeux.

Si vous pouviez me plaire, ah! comme je vous aimerois!

BARTOLO.

Je te plairai, je te plairai; quand je te dis que je te plairai. (Il sort.)

ROSINE le regarde aller.

Ah Lindor! il dit qu'il me plaira!... Lisons cette lettre, qui a manqué de me causer tant de chagrin. (Elle lit et s'écrie.) Ah!... j'ai lu trop tard: il me recommande de tenir une querelle ouverte avec mon Tuteur; j'en avois une si bonne, et je l'ai laissée échapper[109]. En recevant la lettre, j'ai senti que je rougissois jusqu'aux yeux. Ah! mon Tuteur a raison. Je suis bien loin d'avoir cet usage du monde, qui, me dit-il souvent, assure le maintien des femmes en toute occasion; mais un homme injuste parviendroit à faire une rusée de l'innocence même.

FIN DU SECOND ACTE.


ACTE III.

SCENE PREMIERE.

BARTOLO, seul et désolé.

Quelle humeur! quelle humeur! Elle paroissoit appaisée... Là, qu'on me dise qui diable lui a fourré dans la tête de ne plus vouloir prendre leçon de Don Bazile! Elle sait qu'il se mêle de mon mariage... (On heurte à la porte.) Faites tout au monde pour plaire aux femmes; si vous omettez un seul petit point... je dis un seul.... (On heurte une seconde fois.) Voyons qui c'est.


SCENE II.

BARTHOLO, LE COMTE en Bâchelier.

LE COMTE.

Que la paix et la joie habitent toujours céans!

BARTOLO, brusquement.

Jamais souhait ne vint plus à propos. Que voulez-vous?

LE COMTE.

Monsieur, je suis Alonzo, Bâchelier, Licencié...

BARTOLO.

Je n'ai pas besoin de Précepteur.

LE COMTE.

...Élève de Don Bazile, Organiste du Grand Couvent, qui a l'honneur de montrer la Musique à Madame votre...

BARTOLO.

Bazile! Organiste! qui a l'honneur! Je le sais, au fait.

LE COMTE.

(A part.) Quel homme! (Haut.) Un mal subit qui le force à garder le lit...

BARTOLO.

Garder le lit! Bazile! Il a bien fait d'envoyer; je vais le voir à l'instant.

LE COMTE.

(A part.) Oh diable! (Haut.) Quand je dis le lit, Monsieur, c'est... la chambre que j'entends.

BARTOLO.

Ne fût-il qu'incommodé; marchez devant, je vous suis.

LE COMTE[110], embarrassé.

Monsieur, j'étois chargé... Personne ne peut-il nous entendre?

BARTOLO.

(A part.) C'est quelque fripon. (Haut.) Eh! non, Monsieur le mystérieux! Parlez sans vous troubler, si vous pouvez.

LE COMTE.

(A part.) Maudit vieillard! (Haut.) Don Bazile m'avoit chargé de vous apprendre...

BARTOLO.

Parlez haut, je suis sourd d'une oreille.

LE COMTE, élevant la voix.

Ah! volontiers. Que le Comte Almaviva, qui restoit à la grande place...

BARTOLO, effrayé.

Parlez bas, parlez bas.

LE COMTE, plus haut.

...En est délogé ce matin. Comme c'est par moi qu'il a su que le Comte Almaviva...

BARTOLO.

Bas; parlez bas, je vous prie.

LE COMTE, du même ton.

...Étoit en cette ville, et que j'ai découvert que la Signora Rosine lui a écrit.

BARTOLO.

Lui a écrit? Tenez, asseyons-nous et jasons d'amitié. Vous avez découvert, dites-vous, que Rosine...

LE COMTE, fiérement.

Assurément. Bazile, inquiet pour vous de cette correspondance, m'avoit prié de vous montrer sa lettre; mais la maniere dont vous prenez les choses...

BARTOLO.

Eh mon Dieu! je les prends bien. Mais ne vous est-il donc pas possible de parler plus bas?

LE COMTE.

Vous êtes sourd d'une oreille, avez-vous dit.

BARTOLO.

Pardon, pardon, Seigneur Alonzo, si vous m'avez trouvé méfiant et dur; mais je suis tellement entouré d'intrigans, de piéges... Et puis votre tournure, votre âge, votre air... Pardon, pardon. Eh bien! vous avez la lettre?

LE COMTE.

A la bonne heure sur ce ton, Monsieur; mais je crains qu'on ne soit aux écoutes.

BARTOLO.

Eh! qui voulez-vous? Tous mes Valets sur les dents! Rosine enfermée de fureur! Le diable est entré chez moi. Je vais encore m'assurer... (Il va ouvrir doucement la porte de Rosine.)

LE COMTE, à part.

Je me suis enferré de dépit... Garder la lettre à présent! Il faudra m'enfuir: autant vaudroit n'être pas venu... la lui montrer. Si je puis en prévenir Rosine, la montrer est un coup de maître.

BARTOLO revient sur la pointe du pied.

Elle est assise auprès de sa fenêtre, le dos tourné à la porte, occupée à relire une lettre de son cousin l'Officier, que j'avois décachetée... Voyons donc la sienne.

LE COMTE lui remet la lettre de Rosine.

La voici. (A part.) C'est ma lettre qu'elle relit.

BARTOLO lit.

«Depuis que vous m'avez appris votre nom et votre état» Ah! la perfide, c'est bien là sa main.

LE COMTE, effrayé.

Parlez donc bas à votre tour.

BARTOLO.

Quelle obligation, mon cher!...

LE COMTE[111].

Quand tout sera fini, si vous croyez m'en devoir, vous serez le maître... D'après un travail que fait actuellement Don Bazile avec un homme de Loi...

BARTOLO.

Avec un homme de Loi, pour mon mariage?

LE COMTE.

Sans doute. Il m'a chargé de vous dire que tout peut être prêt pour demain[112]. Alors, si elle résiste...

BARTOLO.

Elle résistera.

LE COMTE veut reprendre la lettre, Bartholo la serre.

Voilà l'instant où je puis vous servir; nous lui montrerons sa lettre, et, s'il le faut (plus mystérieusement), j'irai jusqu'à lui dire que je la tiens d'une femme à qui le Comte l'a sacrifiée; vous sentez que le trouble, la honte, le dépit, peuvent la porter sur le champ...

BARTOLO, riant.

De la calomnie! mon cher ami, je vois bien maintenant que vous venez de la part de Bazile... Mais pour que ceci n'eût pas l'air concerté, ne seroit-il pas bon qu'elle vous connût d'avance?

LE COMTE réprime un grand mouvement de joie.

C'étoit assez l'avis de Don Bazile; mais comment faire? Il est tard... au peu de tems qui reste...

BARTOLO[113].

Je dirai que vous venez en sa place. Ne lui donnerez-vous pas bien une leçon?

LE COMTE[114].

Il n'y a rien que je ne fasse pour vous plaire. Mais prenez garde que toutes ces histoires de Maîtres supposés sont de vieilles finesses, des moyens de Comédie; si elle va se douter?...

BARTOLO.

Présenté par moi? Quelle apparence? Vous avez plus l'air d'un amant déguisé que d'un ami officieux.

LE COMTE.

Oui? Vous croyez donc que mon air peut aider à la tromperie?

BARTOLO.

Je le donne au plus fin à deviner. Elle est ce soir d'une humeur horrible. Mais quand elle ne feroit que vous voir... son clavecin est dans ce cabinet. Amusez-vous en l'attendant, je vais faire l'impossible pour l'amener.

LE COMTE.

Gardez-vous bien de lui parler de la lettre.

BARTOLO.

Avant l'instant décisif? Elle perdroit tout son effet. Il ne faut pas me dire deux fois les choses; il ne faut pas me les dire deux fois. (Il s'en va.)


SCENE III.

LE COMTE, seul[115].

Me voilà sauvé. Ouf! Que ce diable d'homme est rude à manier! Figaro le connoit bien. Je me voyois mentir; cela me donnoit un air plat et gauche; et il a des yeux?... Ma foi, sans l'inspiration subite de la lettre, il faut l'avouer, j'étois éconduit comme un sot. O ciel! on dispute là-dedans. Si elle allait s'obstiner à ne pas venir! Écoutons..... Elle refuse de sortir de chez elle, et j'ai perdu le fruit de ma ruse. (Il retourne écouter.) La voici; ne nous montrons pas d'abord. (Il entre dans le cabinet.)