L E   B A R B I E R
DE SÉVILLE

——

ACTE PREMIER.

Le Théâtre représente une rue de Séville, où toutes les croisées sont grillées.

SCENE PREMIERE.

LE COMTE, seul, en grand manteau brun et chapeau rabattu. Il tire sa montre en se promenant.

Le jour est moins avancé que je ne croyois. L'heure à laquelle elle a coutume de se montrer derrière sa jalousie est encore éloignée. N'importe; il vaut mieux arriver trop-tôt que de manquer l'instant de la voir. Si quelque aimable de la Cour pouvoit me deviner à cent lieues de Madrid, arrêté tous les matins sous les fenêtres d'une femme à qui je n'ai jamais parlé, il me prendroit pour un Espagnol du tems d'Isabelle[25].—Pourquoi non? Chacun court après le bonheur. Il est pour moi dans le cœur de Rosine.—Mais quoi! suivre une femme à Séville, quand Madrid et la Cour offrent de toutes parts des plaisirs si faciles?—Et c'est cela même que je fuis. Je suis las des conquêtes que l'intérêt, la convenance ou la vanité nous présentent sans cesse. Il est si doux d'être aimé pour soi-même; et si je pouvois m'assurer, sous ce déguisement... Au diable l'importun.


SCENE II.

FIGARO, LE COMTE, caché.

FIGARO, une guitare sur le dos attachée en bandoulière avec un large ruban; il chantonne gaiement[26], un papier et un crayon à la main.

Bannissons le chagrin,
Il nous consume:
Sans le feu du bon vin,
Qui nous rallume,
Réduit à languir,
L'homme, sans plaisir,
Vivroit comme un sot,
Et mourroit bientôt.

Jusques-là[27], ceci ne va pas mal, ein, ein.

Et mourroit bientôt.
Le vin et la paresse
Se disputent mon cœur...

Eh non! ils ne se le disputent pas, ils y regnent paisiblement ensemble....

Se partagent ... mon cœur.

Dit-on se partagent?... Eh! mon Dieu! nos faiseurs d'Opéras Comiques n'y regardent pas de si près. Aujourd'hui, ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante.

(Il chante.)

Le vin et la paresse
Se partagent mon cœur.

Je voudrois finir par quelque chose de beau, de brillant[28], de scintillant, qui eût l'air d'une pensée.

(Il met un genou en terre, et écrit en chantant.)

Se partage mon cœur.
Si l'une a ma tendresse...
L'autre fait mon bonheur.

Fi donc! c'est plat. Ce n'est pas ça.... Il me faut une opposition, une antithèse:

Si l'une ... est ma maîtresse,
L'autre...

Eh, parbleu, j'y suis!...

L'autre est mon serviteur.

Fort bien, Figaro!.... (Il écrit en chantant.)

Le vin et la paresse
Se partagent mon cœur;
Si l'une est ma maîtresse,
L'autre est mon serviteur.
L'autre est mon serviteur.
L'autre est mon serviteur.

Hen, hen, quand il y aura des accompagnemens[29] là-dessous, nous verrons encore, Messieurs de la cabale, si je ne sais ce que je dis. (Il apperçoit le Comte.) J'ai vu cet Abbé-là quelque part.      (Il se relève.)

LE COMTE, à part.

Cet homme ne m'est pas inconnu.

FIGARO.

Eh non, ce n'est pas un Abbé! Cet air altier et noble...

LE COMTE.

Cette tournure grotesque...

FIGARO.

Je ne me trompe point, c'est le Comte Almaviva.

LE COMTE.

Je crois que c'est ce coquin de Figaro.

FIGARO.

C'est lui-même, Monseigneur.

LE COMTE.

Maraud! si tu dis un mot...

FIGARO.

Oui, je vous reconnois; voilà les bontés familieres dont vous m'avez toujours honoré.

LE COMTE.

Je ne te reconnoissois pas, moi. Te voilà si gros et si gras...

FIGARO.

Que voulez-vous, Monseigneur! c'est la misère.

LE COMTE.

Pauvre petit! Mais que fais-tu à Séville? Je t'avois autrefois recommandé dans les Bureaux pour un emploi.

FIGARO.

Je l'ai obtenu, Monseigneur, et ma reconnoissance...

LE COMTE.

Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas[30], à mon déguisement, que je veux être inconnu?

FIGARO.

Je me retire.

LE COMTE.

Au contraire. J'attends ici quelque chose; et deux hommes qui jasent sont moins suspects qu'un seul qui se promene. Ayons l'air de jaser. Eh bien, cet emploi?

FIGARO[31].

Le Ministre, ayant égard à la recommandation de votre Excellence, me fit nommer sur le champ Garçon Apothicaire.

LE COMTE.

Dans les hôpitaux de l'Armée?

FIGARO.

Non; dans les haras d'Andalousie[32].

LE COMTE, riant.

Beau début!

FIGARO.

Le poste n'étoit pas mauvais; parce qu'ayant le district des pansemens et des drogues, je vendois souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval...

LE COMTE.

Qui tuoient les sujets du Roi!

FIGARO.

Ah, ah, il n'y a point de remede universel: mais qui n'ont pas laissé de guérir quelquefois[33] des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats.

LE COMTE.

Pourquoi donc l'as-tu quitté?

FIGARO.

Quitté? C'est bien lui-même; on m'a desservi auprès des Puissances.

L'envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide...

LE COMTE.

Oh grace! grace, ami! Est-ce que tu fais aussi des vers? Je t'ai vu là griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.

FIGARO.

Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au Ministre que je faisois, je puis dire assez joliment, des bouquets à Cloris, que j'envoyois des énigmes aux Journaux, qu'il couroit des Madrigaux de ma façon; en un mot, quand il a su que j'étois imprimé tout vif, il a pris la chose au tragique, et m'a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l'amour des Lettres est incompatible avec l'esprit des affaires.

LE COMTE.

Puissamment raisonné! et tu ne lui fis pas représenter...

FIGARO.

Je me crus trop heureux d'en être oublié; persuadé qu'un Grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal.

LE COMTE.

Tu ne dis pas tout. Je me souviens qu'à mon service tu étois un assez mauvais sujet.

FIGARO.

Eh mon Dieu, Monseigneur, c'est qu'on veut que le pauvre soit sans défaut.

LE COMTE.

Paresseux, dérangé...

FIGARO.

Aux vertus qu'on exige dans un Domestique[34], votre Excellence connoît-elle beaucoup de Maîtres qui fussent dignes d'être Valets?

LE COMTE, riant.

Pas mal. Et tu t'es retiré en cette Ville?

FIGARO.

Non pas tout de suite[35].

LE COMTE, l'arrêtant.

Un moment... J'ai cru que c'étoit elle... Dis toujours, je t'entends de reste.

FIGARO.

De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talens littéraires, et le théâtre me parut un champ d'honneur...

LE COMTE.

Ah! miséricorde!

FIGARO[36].

(Pendant sa réplique, le Comte regarde avec attention du côté de la jalousie.)

En vérité, je ne sais comment je n'eus pas le plus grand succès, car j'avois rempli le parterre des plus excellens Travailleurs; des mains... comme des battoirs; j'avois interdit les gants, les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudissemens sourds; et d'honneur, avant la Pièce, le Café m'avoit paru dans les meilleures dispositions pour moi. Mais les efforts de la cabale...

LE COMTE.

Ah! la cabale! Monsieur l'Auteur tombé!

FIGARO.

Tout comme un autre: pourquoi pas? Ils m'ont sifflé; mais si jamais je puis les rassembler...

LE COMTE.

L'ennui te vengera bien d'eux?

FIGARO.

Ah! comme je leur en garde, morbleu!

LE COMTE.

Tu jures! Sais-tu qu'on n'a que vingt-quatre heures au Palais pour maudire ses Juges?

FIGARO.

On a vingt-quatre ans au théâtre; la vie est trop courte pour user d'un pareil ressentiment.

LE COMTE[37].

Ta joyeuse colère me réjouit. Mais tu ne me dis pas ce qui t'a fait quitter Madrid.

FIGARO.

C'est mon bon ange, Excellence, puisque je suis assez heureux pour retrouver mon ancien Maître. Voyant à Madrid que la république des Lettres étoit celle des loups[38], toujours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les Insectes, les Moustiques, les Cousins, les Critiques, les Maringouins[39], les Envieux, les Feuillistes[40], les Libraires, les Censeurs, et tout ce qui s'attache à la peau des malheureux Gens de Lettres, achevoit de déchiqueter et sucer le peu de substance qui leur restoit; fatigué d'écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abymé de dettes et léger d'argent; à la fin[41], convaincu que l'utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, j'ai quitté Madrid, et, mon bagage en sautoir, parcourant philosophiquement les deux Castilles, la Manche, l'Estramadoure, la Siera-Morena, l'Andalousie; accueilli dans une Ville, emprisonné dans l'autre, et par-tout supérieur aux évènemens[42], aidant au bon tems, supportant le mauvais; me moquant des forts, bravant les méchans; riant de ma misère et faisant la barbe à tout le monde; vous me voyez enfin établi dans Séville et prêt à servir de nouveau votre Excellence en tout ce qu'il lui plaira m'ordonner.

LE COMTE[43].

Qui t'a donné une philosophie aussi gaie?

FIGARO.

L'habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer. Que regardez-vous donc toujours de ce côté?

LE COMTE.

Sauvons-nous.

FIGARO.

Pourquoi?

LE COMTE.

Viens donc, malheureux! tu me perds.

(Ils se cachent.)


SCENE III.

BARTHOLO, ROSINE.

(La jalousie du premier étage s'ouvre, et Bartholo et Rosine se mettent à la fenêtre.)

ROSINE.

Comme le grand air fait plaisir à respirer! Cette jalousie s'ouvre si rarement...

BARTOLO.

Quel papier tenez-vous là?

ROSINE.

Ce sont des couplets de la Précaution inutile que mon Maître à chanter m'a donnés hier.

BARTOLO.

Qu'est-ce que la Précaution inutile?

ROSINE.

C'est une Comédie nouvelle.

BARTOLO.

Quelque Drame encore! Quelque sottise d'un nouveau genre[44]!

ROSINE.

Je n'en sais rien.

BARTOLO.

Euh, euh! les Journaux et l'autorité nous en feront raison. Siècle barbare!...

ROSINE.

Vous injuriez toujours notre pauvre siècle.

BARTOLO.

Pardon de la liberté: qu'a-t-il produit pour qu'on le loue? Sottises de toute espèce: la liberté de penser, l'attraction, l'électricité, le tolérantisme, l'inoculation, le quinquina, l'Encyclopédie et les drames[45].

ROSINE (le papier lui échappe et tombe dans la rue).

Ah! ma chanson! ma chanson est tombée en vous écoutant; courez, courez donc, Monsieur; ma chanson! elle sera perdue.

BARTOLO.

Que diable aussi, l'on tient ce qu'on tient.

     (Il quitte le balcon.)

ROSINE regarde en dedans et fait signe dans la rue.

S't, s't (le Comte paroît), ramassez vîte et sauvez-vous.

(Le Comte ne fait qu'un saut, ramasse le papier et rentre.)

BARTOLO sort de la maison et cherche.

Où donc est-il? Je ne vois rien.

ROSINE.

Sous le balcon, au pied du mur.

BARTOLO[46].

Vous me donnez-là une jolie commission! Il est donc passé quelqu'un?

ROSINE.

Je n'ai vu personne.

BARTOLO, à lui-même.

Et moi qui ai la bonté de chercher... Bartholo, vous n'êtes qu'un sot, mon ami: ceci doit vous apprendre à ne jamais ouvrir des jalousies sur la rue. (Il rentre.)

ROSINE, toujours au balcon.

Mon excuse est dans mon malheur: seule, enfermée, en butte à la persécution d'un homme odieux, est-ce un crime de tenter à sortir d'esclavage?

BARTOLO, paroissant au balcon.

Rentrez, Signora; c'est ma faute si vous avez perdu votre chanson, mais ce malheur ne vous arrivera plus, je vous jure. (Il ferme la jalousie à la clé.)


SCENE IV.

LE COMTE, FIGARO.

(Ils entrent avec précaution.)

LE COMTE.

A présent qu'ils sont retirés, examinons cette chanson, dans laquelle un mistere est sûrement renfermé[47]. C'est un billet!

FIGARO.

Il demandoit ce que c'est que la Précaution inutile!

LE COMTE lit vivement.

«Votre empressement excite ma curiosité; sitôt que mon Tuteur sera sorti, chantez indifféremment sur l'air connu de ces couplets quelque chose qui m'apprenne enfin le nom, l'état et les intentions de celui qui paroît s'attacher si obstinément à l'infortunée Rosine.»

FIGARO[48], contrefaisant la voix de Rosine.

Ma chanson! ma chanson est tombée; courez, courez donc (Il rit), ah! ah! ah! O ces femmes! voulez-vous donner de l'adresse à la plus ingénue? enfermez-la.

LE COMTE.

Ma chère Rosine[49]!

FIGARO.

Monseigneur, je ne suis plus en peine des motifs de votre mascarade; vous faites ici l'amour en perspective.

LE COMTE.

Te voilà instruit, mais si tu jases...

FIGARO.

Moi jaser! Je n'emploierai point pour vous rassurer les grandes phrases d'honneur et de dévoûment dont on abuse à la journée, je n'ai qu'un mot: mon intérêt vous répond de moi; pesez tout à cette balance, etc....[50].

LE COMTE.

Fort bien. Apprends donc que le hasard m'a fait rencontrer au Prado, il y a six mois, une jeune personne d'une beauté... Tu viens de la voir! je l'ai fait chercher en vain par tout Madrid. Ce n'est que depuis peu de jours que j'ai découvert qu'elle s'appelle Rosine, est d'un sang noble, orpheline et mariée à un vieux Médecin de cette Ville nommé Bartholo.

FIGARO[51].

Joli oiseau, ma foi! difficile à dénicher! Mais qui vous a dit qu'elle était la femme du Docteur?

LE COMTE.

Tout le monde.

FIGARO.

C'est une histoire qu'il a forgée en arrivant de Madrid, pour donner le change aux galans et les écarter; elle n'est encore que sa pupille, mais bientôt...

LE COMTE, vivement.

Jamais. Ah, quelle nouvelle! j'étois résolu de tout oser pour lui présenter mes regrets, et je la trouve libre! Il n'y a pas un moment à perdre, il faut m'en faire aimer et l'arracher à l'indigne engagement qu'on lui destine. Tu connois donc ce Tuteur?

FIGARO.

Comme ma mère.

LE COMTE[52].

Quel homme est-ce?

FIGARO, vivement.

C'est un beau gros, court, jeune vieillard, gris pommelé, rusé, rasé, blasé, qui guette et furete et gronde et geint tout à la fois.

LE COMTE, impatienté.

Eh! je l'ai vu. Son caractère?

FIGARO.

Brutal, avare, amoureux et jaloux à l'excès de sa pupille, qui le hait à la mort.

LE COMTE.

Ainsi ses moyens de plaire sont...

FIGARO.

Nuls.

LE COMTE.

Tant mieux. Sa probité?

FIGARO.

Tout juste autant qu'il en faut pour n'être point pendu.

LE COMTE.

Tant mieux. Punir un fripon en se rendant heureux...

FIGARO.

C'est faire à la fois le bien public et particulier: chef-d'œuvre de morale, en vérité, Monseigneur!

LE COMTE[53].

Tu dis que la crainte des galans lui fait fermer sa porte?

FIGARO.

A tout le monde: s'il pouvoit la calfeutrer.

LE COMTE[54].

Ah! diable! tant pis. Aurois-tu de l'accès chez lui?

FIGARO.

Si j'en ai. Primo, la maison que j'occupe appartient au Docteur, qui m'y loge gratis.

LE COMTE.

Ah! ah!

FIGARO.

Oui. Et moi, en reconnoissance, je lui promets dix pistoles d'or par an, gratis aussi.

LE COMTE, impatienté.

Tu es son locataire?

FIGARO.

De plus son Barbier, son Chirurgien, son Apothicaire; il ne se donne pas dans sa maison un coup de rasoir, de lancette ou de piston, qui ne soit de la main de votre serviteur.

LE COMTE l'embrasse.

Ah! Figaro, mon ami, tu seras mon ange, mon libérateur, mon Dieu tutélaire.

FIGARO.

Peste! comme l'utilité vous a bientôt rapproché les distances! parlez-moi des gens passionnés.

LE COMTE.

Heureux Figaro! tu vas voir ma Rosine! tu vas la voir! Conçois-tu ton bonheur?

FIGARO.

C'est bien-là un propos d'Amant! Est-ce que je l'adore, moi[55]? Pussiez-vous prendre ma place!

LE COMTE.

Ah! si l'on pouvoit écarter tous les surveillans!...

FIGARO.

C'est à quoi je rêvois.

LE COMTE.

Pour douze heures seulement!

FIGARO.

En occupant les gens de leur propre intérêt, on les empêche de nuire à l'intérêt d'autrui.

LE COMTE.

Sans doute. Eh bien!

FIGARO, rêvant.

Je cherche dans ma tête si la Pharmacie ne fourniroit pas quelques petits moyens innocens...

LE COMTE.

Scélérat!

FIGARO.

Est-ce que je veux leur nuire? Ils ont tous besoin de mon ministère. Il ne s'agit que de les traiter ensemble.

LE COMTE.

Mais ce Médecin peut prendre un soupçon.

FIGARO.

Il faut marcher si vîte, que le soupçon n'ait pas le tems de naître. Il me vient une idée. Le Régiment de Royal-Infant arrive en cette Ville!

LE COMTE.

Le Colonel est de mes amis.

FIGARO.

Bon. Présentez-vous chez le Docteur en habit de Cavalier, avec un billet de logement; il faudra bien qu'il vous héberge, et moi, je me charge du reste.

LE COMTE[56].

Excellent!

FIGARO.

Il ne seroit même pas mal que vous eussiez l'air entre deux vins...

LE COMTE.

A quoi bon?

FIGARO.

Et le mener un peu lestement sous cette apparence déraisonnable.

LE COMTE.

A quoi bon?

FIGARO.

Pour qu'il ne prenne aucun ombrage, et vous croie plus pressé de dormir que d'intriguer chez lui.

LE COMTE.

Supérieurement vu! Mais que n'y vas-tu, toi?

FIGARO.

Ah! oui, moi! Nous serons bienheureux s'il ne vous reconnoît pas, vous, qu'il n'a jamais vu. Et comment vous introduire après?

LE COMTE.

Tu as raison.

FIGARO.

C'est que vous ne pourrez peut-être pas soutenir ce personnage difficile. Cavalier... pris de vin...

LE COMTE.

Tu te mocques de moi[57]! (Prenant un ton ivre.) N'est-ce point ici la maison du Docteur Bartholo, mon ami?

FIGARO.

Pas mal, en vérité; vos jambes seulement un peu plus avinées. (D'un ton plus ivre.) N'est-ce pas ici la maison...

LE COMTE.

Fi donc! tu as l'ivresse du peuple.

FIGARO.

C'est la bonne; c'est celle du plaisir.

LE COMTE.

La porte s'ouvre[58].

FIGARO.

C'est notre homme. Éloignons-nous jusqu'à ce qu'il soit parti.


SCENE V.

LE COMTE ET FIGARO cachés, BARTHOLO.

BARTOLO sort en parlant à la maison.

Je reviens à l'instant; qu'on ne laisse entrer personne. Quelle sottise à moi d'être descendu! Dès qu'elle m'en prioit, je devois bien me douter... Et Bazile qui ne vient pas! Il devoit tout arranger pour que mon mariage se fit secrettement demain; et point de nouvelles! Allons voir ce qui peut l'arrêter.


SCENE VI.

LE COMTE, FIGARO.

LE COMTE.

Qu'ai-je entendu? Demain il épouse Rosine[59] en secret!

FIGARO.

Monseigneur, la difficulté de réussir ne fait qu'ajouter à la nécessité d'entreprendre.

LE COMTE[60].

Quel est donc ce Bazile qui se mêle de son mariage?

FIGARO.

Un pauvre hère qui montre la musique à sa pupille, infatué de son art, friponneau besoineux[61], à genoux devant un écu, et dont il sera facile de venir à bout, Monseigneur... (Regardant à la jalousie.) La v'là! la v'là!

LE COMTE.

Qui donc?

FIGARO.

Derrière sa jalousie. La voilà! la voilà! Ne regardez pas, ne regardez donc pas!

LE COMTE.

Pourquoi?

FIGARO.

Ne vous écrit-elle pas: Chantez indifféremment? c'est-à-dire chantez, comme si vous chantiez... seulement pour chanter. Oh! la v'là! la v'là!

LE COMTE.

Puisque j'ai commencé à l'intéresser sans être connu d'elle, ne quittons point le nom de Lindor que j'ai pris, mon triomphe en aura plus de charmes. (Il déploie le papier que Rosine a jetté.) Mais comment chanter sur cette musique? Je ne sais pas faire des vers, moi!

FIGARO.

Tout ce qui vous viendra, Monseigneur, est excellent; en amour, le cœur n'est pas difficile sur les productions de l'esprit... et prenez ma guittare.

LE COMTE.

Que veux-tu que j'en fasse? j'en joue si mal!

FIGARO.

Est-ce qu'un homme comme vous ignore quelque chose! Avec le dos de la main: from, from, from... Chanter sans guittare à Séville! vous seriez bientôt reconnu, ma foi, bientôt dépisté!

(Figaro se colle au mur sous le balcon.)

LE COMTE chante en se promenant et s'accompagnant sur sa guittare.

PREMIER COUPLET[62].

Vous l'ordonnez, je me ferai connoître.
Plus inconnu, j'osois vous adorer:
En me nommant, que pourrois-je espérer?
N'importe, il faut obéir à son Maître.

FIGARO, bas.

Fort bien, parbleu! Courage, Monseigneur.

LE COMTE.

DEUXIÈME COUPLET[63].

Je suis Lindor, ma naissance est commune,
Mes vœux sont ceux d'un simple Bâchelier;
Que n'ai-je, hélas! d'un brillant Chevalier,
A vous offrir le rang et la fortune!

FIGARO.

Eh comment diable! Je ne ferois pas mieux, moi qui m'en pique.

LE COMTE.

TROISIÈME COUPLET.

Tous les matins, ici, d'une voix tendre,
Je chanterai mon amour, sans espoir;
Je bornerai mes plaisirs à vous voir;
Et puissiez-vous en trouver à m'entendre!

FIGARO.

Oh! ma foi, pour celui-ci!... (Il s'approche, et baise le bas de l'habit de son Maître.)

LE COMTE.

Figaro?

FIGARO.

Excellence?

LE COMTE[64].

Crois-tu que l'on m'ait entendu?

ROSINE, en-dedans, chante.

AIR du Maître en droit.

Tout me dit que Lindor est charmant,
Que je dois l'aimer constamment...

(On entend une croisée qui se ferme avec bruit.)

FIGARO.

Croyez-vous qu'on vous ait entendu cette fois?

LE COMTE.

Elle a fermé sa fenêtre; quelqu'un apparemment est entré chez elle[65].

FIGARO.

Ah! la pauvre petite, comme elle tremble en chantant! Elle est prise, Monseigneur.

LE COMTE.

Elle se sert du moyen qu'elle-même a indiqué: Tout me dit que Lindor est charmant. Que de graces! que d'esprit!

FIGARO.

Que de ruse! que d'amour!

LE COMTE.

Crois-tu qu'elle se donne à moi, Figaro?

FIGARO.

Elle passera plutôt à travers cette jalousie que d'y manquer.

LE COMTE.

C'en est fait, je suis à ma Rosine... pour la vie.

FIGARO.

Vous oubliez, Monseigneur, qu'elle ne vous entend plus.

LE COMTE.

Monsieur Figaro, je n'ai qu'un mot à vous dire: elle sera ma femme; et si vous servez bien mon projet en lui cachant mon nom... tu m'entends, tu me connois...

FIGARO.

Je me rends. Allons, Figaro, voles à la fortune, mon fils.

LE COMTE.

Retirons-nous, crainte de nous rendre suspects.

FIGARO, vivement.

Moi, j'entre ici[66], où, par la force de mon Art, je vais d'un seul coup de baguette endormir la vigilance, éveiller l'amour, égarer la jalousie, fourvoyer l'intrigue et renverser tous les obstacles. Vous, Monseigneur, chez moi, l'habit de Soldat, le billet de logement et de l'or dans vos poches.

LE COMTE.

Pour qui de l'or?

FIGARO, vivement.

De l'or, mon Dieu! de l'or, c'est le nerf de l'intrigue.

LE COMTE.

Ne te fâche pas, Figaro, j'en prendrai beaucoup.

FIGARO, s'en allant.

Je vous rejoins dans peu.

LE COMTE.

Figaro?

FIGARO.

Qu'est-ce que c'est?

LE COMTE.

Et ta guittare?

FIGARO revient.

J'oublie ma guittare, moi! je suis donc fou! (Il s'en va.)

LE COMTE.

Et ta demeure, étourdi?

FIGARO revient.

Ah! réellement je suis frappé! Ma Boutique, à quatre pas d'ici, peinte en bleu, vitrage en plomb, trois palettes en l'air, l'œil dans la main: Consilio Manuque, FIGARO.

(Il s'enfuit.)

FIN DU PREMIER ACTE.


ACTE II.

Le Théâtre représente l'appartement de Rosine. La croisée dans le fond du Théâtre est fermée par une jalousie grillée.

SCENE PREMIERE.

ROSINE seule, un bougeoir à la main. Elle prend du papier sur la table et se met à écrire.

Marceline est malade, tous les gens sont occupés, et personne ne me voit écrire. Je ne sais si ces murs ont des yeux et des oreilles, ou si mon Argus a un génie malfaisant qui l'instruit à point nommé, mais je ne puis dire un mot ni faire un pas dont il ne devine sur-le-champ l'intention... Ah! Lindor!... (Elle cachete la lettre.) Fermons toujours ma lettre, quoique j'ignore quand et comment je pourrai la lui faire tenir. Je l'ai vu, à travers ma jalousie, parler long-temps au Barbier Figaro. C'est un bon homme, qui m'a montré quelquefois de la pitié; si je pouvois l'entretenir un moment!


SCENE II.

ROSINE, FIGARO.

ROSINE, surprise.

Ah! Monsieur Figaro, que je suis aise de vous voir!

FIGARO.

Votre santé, Madame?

ROSINE.

Pas trop bonne, Monsieur Figaro. L'ennui me tue.

FIGARO.

Je le crois; il n'engraisse que les sots.

ROSINE.

Avec qui parliez-vous donc là-bas si vivement? Je n'entendois pas, mais...

FIGARO.

Avec un jeune Bâchelier de mes parents, de la plus grande espérance, plein d'esprit, de sentimens, de talens, et d'une figure fort revenante.

ROSINE.

Oh! tout-à-fait bien, je vous assure! Il se nomme?...

FIGARO.

Lindor. Il n'a rien. Mais, s'il n'eût pas quitté brusquement Madrid, il pouvoit y trouver quelque bonne place.

ROSINE.

Il en trouvera, Monsieur Figaro, il en trouvera. Un jeune homme tel que vous le dépeignez n'est pas fait pour rester inconnu.

FIGARO, à part.

Fort bien. (Haut.) Mais il a un grand défaut, qui nuira toujours à son avancement.

ROSINE.

Un défaut, Monsieur Figaro! Un défaut! en êtes-vous bien sûr?

FIGARO.

Il est amoureux.

ROSINE.

Il est amoureux! et vous appellez cela un défaut?

FIGARO.

A la vérité, ce n'en est un que relativement à sa mauvaise fortune.

ROSINE.

Ah! que le sort est injuste[67]! Et nomme-t-il la personne qu'il aime? Je suis d'une curiosité...

FIGARO.

Vous êtes la dernière, Madame, à qui je voudrois faire une confidence de cette nature.

ROSINE, vivement.

Pourquoi, Monsieur Figaro? Je suis discrette; ce jeune homme vous appartient, il m'intéresse infiniment..... dites donc[68].....

FIGARO, la regardant finement.

Figurez-vous la plus jolie petite mignonne, douce, tendre, accorte et fraîche, agaçant l'appétit, pied furtif, taille adroite, élancée, bras dodus, bouche rozée, et des mains! des joues! des dents! des yeux!...

ROSINE.

Qui reste en cette Ville?

FIGARO.

En ce quartier.

ROSINE.

Dans cette rue peut-être?

FIGARO.

A deux pas de moi.

ROSINE.

Ah, que c'est charmant!... pour Monsieur votre parent. Et cette personne est?...

FIGARO.

Je ne l'ai pas nommée?

ROSINE, vivement.

C'est la seule chose que vous ayez oubliée, Monsieur Figaro. Dites donc, dites donc vîte; si l'on rentroit, je ne pourrois plus savoir...

FIGARO.

Vous le voulez absolument, Madame? Eh bien! cette personne est... la Pupille de votre Tuteur.

ROSINE.

La Pupille?...

FIGARO.

Du Docteur Bartholo, oui, Madame.

ROSINE, avec émotion.

Ah! Monsieur Figaro!.., je ne vous crois pas, je vous assure.

FIGARO[69].

Et c'est ce qu'il brûle de venir vous persuader lui-même.

ROSINE.

Vous me faites trembler, Monsieur Figaro.

FIGARO.

Fi donc, trembler? mauvais calcul, Madame; quand on cède à la peur du mal, on ressent déjà le mal de la peur. D'ailleurs, je viens de vous débarrasser de tous vos surveillans, jusqu'à demain.

ROSINE.

S'il m'aime, il doit me le prouver en restant absolument tranquille.

FIGARO.

Eh! Madame, amour et repos peuvent-ils habiter en même cœur? La pauvre jeunesse est si malheureuse aujourd'hui, qu'elle n'a que ce terrible choix: amour sans repos, ou repos sans amour.

ROSINE, baissant les yeux.

Repos sans amour... paroît...

FIGARO.

Ah! bien languissant. Il semble, en effet, qu'amour sans repos se présente de meilleure grace; et pour moi, si j'étois femme.....

ROSINE, avec embarras.

Il est certain qu'une jeune personne ne peut empêcher un honnête homme de l'estimer; mais s'il alloit faire quelque imprudence, Monsieur Figaro, il nous perdroit.

FIGARO, à part.

Il nous perdroit. (Haut.) Si vous le lui défendiez expressément par une petite lettre... Une lettre a bien du pouvoir.

ROSINE, lui donne la lettre qu'elle vient d'écrire.

Je n'ai pas le temps de recommencer celle-ci, mais en la lui donnant, dites-lui... dites-lui bien... (Elle écoute.)

FIGARO.

Personne, Madame.

ROSINE.

Que c'est par pure amitié tout ce que je fais.

FIGARO.

Cela parle de soi. Tudieu! l'Amour a bien une autre allure!

ROSINE.

Que par pure amitié, entendez-vous[70]? Je crains seulement que, rebuté par les difficultés...

FIGARO.

Oui, quelque feu follet. Souvenez-vous, Madame, que le vent qui éteint une lumière allume un brasier, et que nous sommes ce brasier-là. D'en parler seulement, il exhale un tel feu qu'il m'a presque enfiévré[71] de sa passion, moi qui n'y ai que voir.

ROSINE.

Dieux! J'entends mon Tuteur. S'il vous trouvoit ici... passez par le cabinet du clavecin, et descendez le plus doucement que vous pourrez.

FIGARO.

Soyez tranquille. (A part.) Voici qui vaut mieux que mes observations. (Il entre dans le cabinet.)


SCENE III.

ROSINE, seule.

Je meurs d'inquiétude jusqu'à ce qu'il soit dehors...[72]. Que je l'aime ce bon Figaro! C'est un bien honnête homme, un bon parent. Ah! voilà mon tyran; reprenons mon ouvrage. (Elle souffle la bougie, s'assied et prend une broderie au tambour.)


SCENE IV.

BARTHOLO, ROSINE.

BARTOLO, en colere.

Ah! malédiction! l'enragé, le scélérat corsaire de Figaro! Là, peut-on sortir un moment de chez soi, sans être sûr en rentrant...

ROSINE.

Qui vous met donc si fort en colere, Monsieur?

BARTOLO.

Ce damné Barbier qui vient d'écloper toute ma maison, en un tour de main[73]. Il donne un narcotique à l'Éveillé, un sternutatoire à la Jeunesse; il saigne au pied Marceline; il n'y a pas jusqu'à ma mule... sur les yeux d'une pauvre bête aveugle, un cataplasme! Parce qu'il me doit cent écus, il se presse de faire des mémoires. Ah! qu'il les apporte! Et personne à l'antichambre, on arrive à cet appartement comme à la place d'armes.

ROSINE.

Et qui peut y pénétrer que vous, Monsieur?

BARTOLO.

J'aime mieux craindre sans sujet que de m'exposer sans précaution; tout est plein de gens entreprenans, d'audacieux... N'a-t-on pas ce matin encore ramassé lestement votre chanson, pendant que j'allois la chercher? Oh! je...

ROSINE.

C'est bien mettre à plaisir de l'importance à tout! Le vent peut avoir éloigné ce papier, le premier venu, que sais-je?

BARTOLO.

Le vent, le premier venu!... Il n'y a point de vent, Madame, point de premier venu dans le monde; et c'est toujours quelqu'un posté là exprès qui ramasse les papiers qu'une femme a l'air de laisser tomber par mégarde.

ROSINE.

A l'air, Monsieur?

BARTOLO.

Oui, Madame, a l'air.

ROSINE, à part[74].

Oh! le méchant vieillard!

BARTOLO.

Mais tout cela n'arrivera plus, car je vais faire sceller cette grille.

ROSINE.

Faites mieux; murez les fenêtres tout d'un coup. D'une prison à un cachot, la différence est si peu de chose!

BARTOLO.

Pour celles qui donnent sur la rue? Ce ne seroit peut-être pas si mal[75]... Ce Barbier n'est pas entré chez vous, au moins!

ROSINE[76].

Vous donne-t-il aussi de l'inquiétude?

BARTOLO.

Tout comme un autre.

ROSINE.

Que vos repliques sont honnêtes!

BARTOLO.

Ah! fiez-vous à tout le monde, et vous aurez bientôt à la maison une bonne femme pour vous tromper, de bons amis pour vous la souffler et de bons valets pour les y aider.

ROSINE.

Quoi, vous n'accordez pas même qu'on ait des principes contre la séduction de Monsieur Figaro?

BARTOLO.

Qui diable entend quelque chose à la bizarrerie des femmes?

ROSINE, en colere.

Mais, Monsieur, s'il suffit d'être homme pour nous plaire, pourquoi donc me déplaisez-vous si fort?

BARTOLO, stupéfait.

Pourquoi?... Pourquoi?... Vous ne répondez pas à ma question sur ce Barbier?

ROSINE, outrée.

Eh bien oui, cet homme est entré chez moi, je l'ai vu, je lui ai parlé. Je ne vous cache pas même que je l'ai trouvé fort aimable; et puissiez-vous en mourir de dépit[77]!

(Elle sort.)