21
Quand j’ai franchi ma porte d’entrée, j’avais l’esprit très clair. Je savais ce que j’allais faire. Les choses étaient devenues toutes simples pour le moment. La couche de peur était toujours là, cependant elle avait diminué. Il n’a pas fallu une seconde à Cameron pour sortir de sa voiture et se précipiter vers moi, l’air interrogateur, optimiste même.
« Je vais un peu plus haut me chercher de quoi dîner. »
Nous avons marché côte à côte. Je n’ai pas ouvert la bouche.
« Je suis désolé, a-t-il fini par dire. Désolé pour tout. Je voulais juste tout arranger. Pour toi et moi. Pour nous.
— De quoi parles-tu ? »
Il n’a pas répondu. Nous avons traversé la me principale puis nous avons continué sur le trottoir d’en face jusqu’à la hauteur du Marks & Spencer. Il ne fallait pas que nous nous disputions, je ne devais rien faire qui puisse éveiller ses soupçons. J’ai posé la main sur son bras. Un contact, mais rien d’excessif.
« Je te demande pardon. Je ne réagis pas de façon très rationnelle ces jours-ci. Ce n’est pas vraiment le moment.
— Je comprends. »
Je me suis tournée pour entrer dans le magasin. J’ai soupiré. « J’en ai pour une minute.
— Je t’attends ici.
— Tu veux quelque chose ?
— Ne t’occupe pas de moi. »
Le Marks and Spencer de Camden Town a une petite entrée sur l’arrière. J’ai pris le tapis roulant, j’ai filé, et quelques minutes plus tard je me retrouvais dans un wagon de métro. Au moment de poser le pied sur l’escalier mécanique qui descendait sur le quai, dans le souffle chaud du ventilateur, je me suis tournée pour regarder derrière moi. Il n’était effectivement pas là.
Assise dans le wagon le temps du court trajet, j’ai essayé de mettre de l’ordre dans ce que Morris avait dit. J’avais l’impression d’avoir passé des semaines piégée dans un brouillard épais. À présent il ne s’était pas tout à fait dissipé mais il devenait plus léger ; une espèce de paysage commençait à se dessiner. Si c’était un flic qui était coupable, si c’était Cameron, soudain tout ce qui avait paru impossible devenait simple. La police avait eu toute liberté pour circuler dans l’appartement de Zoë, dans la maison de Jenny. Mon cœur a flanché. Dans mon appartement à moi. Mais pourquoi faire une chose pareille ? Quel intérêt pour Cameron ?
Je n’avais qu’à repenser au regard de Cameron pour avoir la réponse. Je me suis rappelé mes premières rencontres avec la police, Cameron debout dans le coin, les yeux rivés sur moi. Cameron dans mon lit. Personne ne m’avait jamais regardée comme ça auparavant, personne ne m’avait touchée comme il l’avait fait, faisant de moi un objet infiniment séduisant et étrange. J’avais eu la sensation qu’il voulait me regarder, me toucher, me pénétrer, me goûter tout ensemble, comme si ça ne pourrait jamais suffire. J’avais d’abord trouvé ça merveilleusement troublant puis ensuite repoussant et à présent ça me semblait affreusement compréhensible. Être tout près de la femme qu’on terrifie, la baiser, découvrir tous ses secrets. Quelle excitation ! Et pourtant, quelle preuve y avait-il ? Morris avait-il trouvé quelque chose qui puisse m’être utile ?
L’appartement de Morris se situait seulement à quelques minutes de marche de la station. La rue principale elle-même était bondée d’une foule de gens. Mais il vivait dans une petite allée qui était difficile à repérer. Je suis une première fois passée devant sans la voir. La minuscule ruelle recouverte de pavés était déserte ce samedi soir. Au fond, j’ai trouvé une porte avec une simple carte à côté de la sonnette. Burnside. J’ai appuyé sur le bouton. Il y a eu un moment de silence. Se pouvait-il qu’il soit sorti ? Puis j’ai entendu tourner une série de verrous, des loquets qu’on soulevait, et il a ouvert. Il avait l’air magnifique, plein d’ardeur. Il portait un pantalon large couvert de grandes poches et une chemise à manches courtes. Il était pieds nus. Mais il y avait quelque chose dans ses yeux, quelque chose de vif, d’éveillé, qui était captivant. Il exsudait une espèce d’énergie semblable à un champ magnétique. C’était un bel homme et qui plus est un homme qui se croyait amoureux. J’en ai eu le cœur chaviré. J’espérais qu’il n’avait pas fait une montagne d’un petit rien, juste dans l’espoir de me faire la cour.
« Nadia », a-t-il dit, avec un sourire de bienvenue.
Il est resté sur le seuil, il a jeté un coup d’œil derrière mon épaule. Je me suis tournée pour regarder moi aussi. Il n’y avait absolument personne, sur toute la longueur de la rue.
« Comment avez-vous réussi à vous échapper ?
— Je suis magicienne.
— Entrez donc. Je n’ai pas tout rangé. »
Ça m’avait l’air très rangé, à moi. Nous avons directement pénétré dans un salon très confortable pourvu d’une porte à l’autre extrémité qui donnait sur un couloir étroit.
« C’était un entrepôt autrefois ?
— Un genre d’atelier je crois. Mais ce n’est pas à moi. Je garde cet appartement pour un ami qui est parti à la campagne. »
La seule chose qui n’était pas à sa place, c’était une planche à repasser surmontée d’un fer, qui se trouvait à côté de la table.
« Je vois que vous avez fait du repassage. Je suis très impressionnée.
— Juste cette chemise.
— J’ai cru qu’elle était neuve.
— C’est ça le truc. Si on repasse ses affaires, elles ont l’air neuves. »
J’ai souri.
« Le vrai truc, c’est de porter des vêtements neufs », ai-je dit.
J’ai fait le tour de la pièce. J’avais la manie de regarder chez les autres. J’ai gravité avec l’instinct de la fouineuse professionnelle jusqu’à un grand panneau de liège accroché au mur sur lequel, ici et là, étaient épinglés des menus de traiteurs, des cartes de visite professionnelles de plombiers ou d’électriciens et, beaucoup plus intéressant, des photos. Morris à une fête. Morris à vélo quelque part. Morris sur une plage. Morris avec une fille.
« Elle a l’air sympa, ai-je remarqué.
— C’est Cath.
— Vous la voyez souvent ?
— Disons que nous avons eu une petite aventure. »
J’ai souri intérieurement. Il sortait avec elle. Quand un homme dit d’une fille qu’ils ont eu une petite aventure, c’est la même chose que quand il enroule du scotch autour de son alliance. Il veut rester ambigu quant à sa situation affective.
« Où sont les autres ?
— Pardon ?
— Les photos ? Il y a plein de punaises, mais pas beaucoup de photos. » J’ai tendu le doigt. Il y avait un tas de trous dans le tableau.
« Oh. C’est juste que j’en ai eu marre de quelques-unes. » Il a ri. « Vous auriez dû être détective.
— À ce propos, il vaudrait mieux que ça vaille le coup, parce que l’inspecteur Stadler va être furieux. J’aurais sans doute du bol si je ne m’en tire pas avec une amende pour avoir gâché le temps de la police. »
Morris m’a désigné une chaise devant la table. Il s’est assis en face de moi. « J’ai réfléchi à l’entretien que j’ai eu avec Stadler et… comment s’appelait l’autre, déjà ?
— Links ?
— Oui, c’est ça. Je suis convaincu qu’il y a un truc bizarre chez Stadler. La façon qu’il avait de parler de ces deux autres femmes était vraiment insolite et je voulais en parler avec vous. Et puis j’avais simplement l’impression qu’il fallait que je vous éloigne de lui.
— Vous avez des preuves ?
— Comment ?
— J’ai cru que vous auriez trouvé quelque chose que nous pourrions utiliser contre lui.
— Je suis désolé. J’aurais aimé pouvoir le faire. »
J’ai essayé de réfléchir. Le brouillard dans ma tête qui avait commencé à se dissiper redevenait soudain plus épais. Et puis soudain j’ai senti un frisson me traverser.
« De toute façon, ça ne marche pas », ai-je ajouté d’une voix morne.
Morris a eu l’air ébranlé. « Qu’est-ce qui ne marche pas ?
— L’idée de la police. Je me suis tellement laissé emporter par l’histoire de Zoë, de la pastèque et de son lien avec la police avant que les lettres arrivent. Mais ça n’explique pas Jennifer.
— Comment ça ?
— Le pendentif a été déposé dans l’appartement de Zoë avant sa mort, avant que Jennifer commence à recevoir des lettres, avant qu’elle appelle la police.
— La police a peut-être trafiqué les indices. »
J’ai réfléchi quelques instants. « Oui, peut-être, ai-je répondu sans conviction. Reste que ça n’explique pas le rapport avec Jenny. Pourquoi la choisir elle ?
— Stadler l’a peut-être vue quelque part.
— Ça pourrait être vrai de n’importe qui. La théorie policière dépendait du fait qu’ils avaient eu affaire à toutes les femmes. »
Je me sentais déprimée, malade. « C’était complètement faux, ai-je dit. Je ferai mieux d’y aller. »
Morris s’est avancé, il m’a touché le bras. « Attendez un peu. Une petite minute, Nadia.
— Ça aurait été tellement chouette, ai-je continué d’une voix plate. C’était une si belle théorie, c’est dommage de devoir l’abandonner.
— Vous voilà de retour à la botte de foin », a dit Morris. Il me souriait comme si c’était amusant. Ses dents, ses yeux, tout son visage brillait.
« Vous savez quoi ? j’ai dit d’une voix rêveuse.
— Quoi ?
— Avant, ça me faisait drôle de n’avoir jamais rencontré Zoë ni Jenny. C’est différent aujourd’hui. Parfois je nous vois comme des sœurs, mais plus souvent je nous imagine comme une seule et même personne. Nous avons traversé les mêmes expériences. Nous avons passé des nuits allongées sans dormir, avec les mêmes peurs. Et nous allons mourir de la même façon. »
Morris a secoué la tête. « Nadia…
— Chut… » j’ai fait, comme à un petit enfant. Je me parlais presque à moi-même à présent, je ne voulais pas interrompre ma rêverie. « Quand je me suis rendue dans l’appartement avec Louise – l’amie de Zoë – c’était incroyable. J’ai presque eu l’impression qu’elle était déjà ma meilleure amie, qu’on se connaissait toutes les deux. C’est drôle, quand elle m’a parlé du fait qu’elle était allée faire des courses avec Zoë cette dernière après-midi, c’était presque comme si elle parlait d’une expédition dans les magasins qu’on aurait faite ensemble. Elle aussi, c’est ce qu’elle a ressenti. Je m’en rendais bien compte. »
Et à ce moment précis, très soudainement, le brouillard s’est évanoui et j’ai vu le paysage, il était là, froid et tranchant sous les rayons du soleil. Je voyais tout. Il n’y avait aucun doute. Je m’étais repassé les dossiers légistes dans ma tête depuis le jour où je les avais consultés.
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
J’ai sursauté. J’avais presque oublié que Morris était là. « Comment ?
— Vous aviez l’air un peu ailleurs. À quoi pensiez-vous ?
— Je me disais que quand Zoë a été tuée elle portait un T-shirt qu’elle avait acheté avec Louise. C’est drôle, non ?
— Je ne sais pas, a répondu Morris. Dites-moi pourquoi c’est drôle, Nadia. Dites-le-moi.
— C’était dommage de le salir », j’ai dit.
Morris m’a fixé des yeux comme s’il essayait de lire dans mes pensées. Pensait-il que je perdais un peu la boule ? Parfait. Je me suis penchée en avant et je lui ai pris la main. Elle était visqueuse. La mienne était froide, sèche. J’ai tenu sa main droite entre les deux miennes et je l’ai pressée.
« Morris, j’aimerais beaucoup une tasse de thé.
— Oui, a-t-il répondu. Oui, bien sûr, Nadia. » Il souriait, il souriait. Il ne pouvait pas s’arrêter.
Il s’est levé, il a quitté la pièce. J’ai regardé la porte d’entrée à l’opposé de la pièce. Il y avait plusieurs loquets, des verrous. Ensuite il y avait encore cinquante ou soixante mètres à parcourir dans la rue déserte. Sans personne aux environs. Je me suis levée, je suis allée jusqu’au tableau de liège.
« Je peux vous donner un coup de main ? ai-je crié.
— Non », a-t-il répondu de la cuisine.
J’ai regardé le tableau. En dessous, il y avait un secrétaire pourvu de tiroirs. Aussi silencieusement que possible, j’ai ouvert le premier. Des chéquiers, des reçus. J’ai ouvert le deuxième. Des cartes postales. Le troisième. Des catalogues. Le quatrième. Une pile de photos. J’en ai pris quelques-unes. Je savais plus ou moins ce que j’allais y trouver, mais j’ai quand même frissonné d’horreur. Morris, quelqu’un d’autre, quelqu’un d’autre, et Fred. Morris, Cath et Fred. Morris, quelqu’un d’autre, et Fred. Je les ai glissées dans la poche arrière de mon jean. Peut-être les trouverait-on sur mon cadavre. J’ai refermé le tiroir, je suis allée me rasseoir à la table. J’ai jeté un coup d’œil autour de moi. Il faudrait bien que ça fasse l’affaire. Je me suis clarifié l’esprit. Non, c’est faux. Je ne me suis pas clarifié l’esprit, je l’ai rempli. Je me suis fait penser à la photo de Jenny morte. Je me suis obligé à revoir chaque détail. Qu’est-ce que Jenny aurait fait si elle s’était retrouvée assise à ma place ?
Morris est revenu. Je ne sais comment, il réussissait à porter une théière, deux tasses, une brique de lait et un paquet de sablés. Il les a posés sur la table puis il s’est assis.
« Attendez une minute, ai-je dit avant qu’il n’ait le temps de verser le thé. Je veux vous montrer quelque chose. » Je me suis levée et j’ai fait le tour de la table. « C’est un genre de tour de magie. »
Il m’a de nouveau souri. Un si beau sourire. Il avait l’air heureux, pétillant. L’excitation semblait attiser une lueur au fond de ses yeux.
« Je n’y connais pas grand-chose en matière de magie, mais la première chose qu’on apprend, c’est à ne jamais informer son public à l’avance de ce qu’on va faire. Comme ça, si ça foire, eh bien, on peut faire croire qu’on l’a fait exprès. Regardez. » J’ai ôté le couvercle de la théière, puis je l’ai soulevée et très vite je la lui ai envoyée à la figure. Quelques gouttes m’ont également éclaboussée. Je n’ai rien senti. Il a laissé échapper un hurlement animal. J’ai saisi le fer. Je l’ai attrapé à deux mains. J’avais une chance, une seule, et je devais vraiment causer de gros dégâts. Il se tenait le visage dans les mains. J’ai levé le fer et je l’ai abattu de tout mon poids sur son genou droit. Un craquement mou s’est fait entendre, puis un nouveau hurlement. Il s’est plié en deux puis s’est ramassé sur le côté de sa chaise. Quoi d’autre ? J’ai pensé à la photo. Je me sentais chauffée à blanc, rougeoyante, comme un tison. Sa cheville gauche était à l’air. Une fois encore, j’ai abattu le fer. Nouveaux craquements. Nouveau cri. Je me suis reculée, mais, ce faisant, j’ai senti une main qui m’agrippait le pantalon. J’ai relevé le fer mais au moment de me dégager j’ai senti la main lâcher.
Je me suis mise hors de sa portée. Il était recroquevillé sur le sol, tordu en deux, gémissant. Ce que je voyais de son visage était une rougeur livide, cloquée.
« Si tu m’approches d’un centimètre, je l’ai averti, je te brise chaque putain d’os de ta carcasse. Tu sais que j’en suis capable. J’ai vu les photos. J’ai vu ce que tu avais fait à Jenny. »
Mais je continuais de reculer, sans jamais le quitter des yeux. J’ai jeté un coup d’œil rapide autour de moi et j’ai aperçu le téléphone. Sans jamais lâcher le fer dont le cordon gisait sur le plancher, j’ai composé le numéro.