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Moins d’une demi-heure plus tard, il a frappé à la porte. C’était presque délirant ce que ça pouvait être nickel. Il ressemblait à un de ces hommes à tout faire dont mon père n’arrête pas de parler, ces types qu’on voyait au bon vieux temps des allumeurs de réverbères et des ramoneurs. C’était le genre de mec qui débarque chez vous et qui répare tout. Encore mieux, il ne sortait pas vraiment du bon vieux temps. Ce n’était pas un de ces gars entre deux âges, ces types en uniforme qui vous appellent madame quand ils se pointent, un bloc à la main, laissant voir derrière eux une camionnette aux couleurs de leur boîte, et qui à la fin vous laissent une facture si exorbitante qu’on se rend compte que ça aurait coûté moins cher de remplacer les toilettes plutôt que de les faire déboucher.
C’était juste un type normal, un peu jeune peut-être. En tout cas, un peu plus jeune que moi. Il était grand, habillé sport : une paire de baskets, un pantalon gris, un T-shirt et un blouson fatigué qui devait lui tenir chaud par ce temps tropical. Il avait la peau pâle, de longs cheveux noirs qui lui tombaient aux épaules. Il était pas mal et pas du tout coincé en fait, contrairement à ce qu’on dit des mordus de l’informatique.
« Bonjour, a-t-il dit en me tendant la main. Morris Burnside. Le réparateur.
— Fantastique. Fabuleux. C’est moi Nadia. »
Je l’ai fait entrer.
« Vous avez eu la visite de cambrioleurs ? a-t-il demandé en regardant autour de lui.
— Non. Je vous avais dit au téléphone que l’appartement était un dépotoir. J’ai mis le ménage en tête de mes priorités.
— Eh, c’était une blague ! C’est sympa chez vous. Vous avez de belles portes-fenêtres qui ouvrent sur le jardin.
— Oui, c’est hyper horticole. Le jardin figure aussi sur ma liste. Mais un peu plus bas.
— Où est le patient ?
— C’est par là. » Le coupable se trouvait dans ma chambre. Il faut en fait s’asseoir sur le lit pour s’en servir. « Vous voulez un thé ?
— Un café. Au lait, sans sucre. »
Mais je n’ai pas bougé. J’attendais d’avoir sa réponse à mon problème avec un certain intérêt un peu pervers. Disons que c’était comme aller chez le médecin avec une petite douleur. S’il s’avère que c’est un truc assez grave vous éprouvez une certaine fierté, comme si vous lui aviez offert quelque chose qui soit digne de son attention. En revanche, s’il découvre que vous n’êtes quasiment pas malade, vous vous sentez assez honteux. Je voulais avoir un ordinateur sain, pourtant en même temps je voulais avoir un problème qui représente un défi pour Morris le Mordu, un truc qui justifie son déplacement. Mais l’histoire n’en a pas décidé ainsi.
Il a enlevé son blouson, qu’il a jeté sur le lit. Surprise. Je m’attendais à voir des bras fins, allongés, mais ils étaient musclés et sinueux. Il avait la poitrine large. Voilà un type qui faisait de l’exercice. Avec mon mètre soixante et ma carrure maigrelette, je me sentais minus à côté de lui.
« Space Buddy. Le pote de l’espace, j’ai dit.
— Pardon ? » Mais il a baissé les yeux, puis souri. « Mon T-shirt ? Je ne sais pas qui invente ces slogans. Ça doit être un ordinateur quelque part au Japon ; quelqu’un a dû faire les mauvaises connections.
— Bon, j’ai repris. Comme vous pouvez le voir, il est tout bonnement figé. En général je n’ai qu’à taper au hasard sur le clavier et il finit toujours par se passer un truc, mais là je me suis excitée comme une folle et il n’y a rien eu à faire. » Assis sur le lit, il regardait l’écran. « Il dit qu’il y a une erreur de type 18, comme si c’était censé nous éclairer. Je me demandais si la meilleure chose n’était pas tout bêtement de le débrancher et puis d’essayer de le redémarrer. Mais ça risque peut-être de l’abîmer. »
Morris s’est lentement penché. De sa main gauche, il a appuyé sur plusieurs des larges touches qui se trouvent à gauche du clavier, puis de sa main droite il a tapé retour. L’écran est devenu noir, puis l’ordinateur a redémarré.
« C’est tout ? » j’ai demandé.
Il s’est levé, il a attrapé son blouson. « Si ça se produit à nouveau, vous appuyez sur ces trois touches en même temps, puis sur retour. Si ça ne suffit pas, il doit y avoir un petit trou derrière le disque dur. » Il a levé l’engin qu’il a débarrassé de sa poussière d’un souffle. « Là. Vous glissez une allumette à l’intérieur. Ça marche quasiment à tous les coups. Si tout ça ne donne rien, vous pouvez retirer la prise.
— Je suis vraiment désolée. » J’en avais le souffle coupé. « C’est juste que je suis nulle avec ces machins, et j’en suis pas particulièrement fière. Mais un jour je vais apprendre. Faudra que je m’inscrive à un cours.
— Vous fatiguez pas. Les femmes ne sont pas faites pour comprendre les ordinateurs. C’est pour cette raison que les hommes ont été inventés. »
J’étais un peu pressée, il fallait que je remette de l’ordre dans mon bazar, mais il me semblait que je ne pouvais pas le mettre à la porte comme ça. « Je vais vous préparer ce café. Si j’en trouve.
— Je peux utiliser vos toilettes ?
— Oui, c’est par là. Je m’excuse par avance pour l’état de la salle d’eau. »
« Je vous dois combien ?
— Y a pas de mal, a répondu Morris. Je ne peux pas accepter d’argent pour le peu que j’ai fait.
— C’est ridicule. Vous devez bien avoir un tarif pour le déplacement. »
Il a souri. « Le café suffira.
— Comment vous allez gagner votre vie si vous vous déplacez pour rien ? Vous êtes un genre de Mahatma ou quoi ?
— Pas du tout. Je fais de l’informatique, des programmes, des trucs pour les écoles, enfin, entre autres. Ça, c’est juste un passe-temps. » Il a marqué une pause. « Et vous donc, qu’est-ce que vous faites de beau ? »
Je me sentais toujours fléchir quand je devais me lancer dans cette explication particulière : « Ce n’est pas exactement un métier, je ne peux pas dire non plus que ce soit une carrière, mais au moment précis où je vous parle, je suis dans le divertissement en un sens. Pour les fêtes d’enfants.
— Pardon ?
— Je ne peux pas dire mieux. Moi et mon partenaire Zach – j’entends, mon partenaire de travail, que ce soit bien clair – on va aux fêtes et on fait quelques tours, on les laisse caresser une gerbille, on fait des formes avec des ballons, un spectacle de marionnettes.
— C’est incroyable, a dit Morris.
— C’est pas exactement une science intersidérale, mais ça me permet plus ou moins de gagner ma vie. D’où la nécessité de faire mes comptes, et de fil en aiguille… Je suis vraiment désolée, Morris, ça me gêne de vous avoir fait perdre votre temps comme ça. Et vous n’allez sans doute pas vous satisfaire de mon rôle de femme sans défense, je me trompe ?
— Votre petit copain ne pouvait pas vous arranger ça ?
— Qu’est-ce que qui vous fait croire que j’ai un petit copain ? » ai-je répondu avec un rapide clin d’œil coquin.
Morris a rougi. « C’était sans arrière-pensées. C’est juste que j’ai vu de la crème à raser dans la salle de bains. Deux brosses à dents, ce genre de détails.
— Oh, ça ? C’est juste que Max – soit ce type avec qui je sortais – a laissé des affaires ici au moment où il s’est carapaté il y a environ deux semaines. Quand je me mettrais à mon grand nettoyage, tout ça va se retrouver tout au fond du sac-poubelle.
— Je suis navré », a-t-il lâché.
Je n’avais aucunement l’intention de parler de tout ça. « Alors comme ça mon ordinateur est tout à fait opérationnel ? j’ai demandé gaiement en finissant ma tasse de café.
— Il a quoi ? Trois ans ?
— Je ne sais pas. Il appartenait au copain d’un ami.
— Je ne comprends pas comment vous arrivez à vous en servir. Ça vous fait pas l’effet de traverser un marais enrobé dans du coton ? » Il regardait l’écran les yeux plissés. « Il vous faudrait de la mémoire. Faut speeder le hamster. C’est le fond du problème.
— Hein ? Speeder le hamster ? Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Il a souri. « Pardon. C’est une expression.
— J’ai eu un hamster quand j’étais gosse. Il était pas hyper speed.
— Enfin, ce que je veux dire, c’est que votre équipement date de l’âge de pierre.
— Ce n’est pas très prometteur.
— Pour cinq cents livres vous pourriez avoir une bécane mille fois plus puissante. Vous pourriez vous connecter. Avoir votre site web. Il existe un tableur qui pourrait s’occuper de toute votre compta. Je pourrais vous installer tout ça, si ça vous disait. Vous pourriez me voir à l’œuvre, jouer les consultants informatiques toutes voiles dehors. »
Je commençais à me sentir un peu gagnée par le vertige. « C’est vraiment très gentil à vous, Morris, mais j’ai bien peur que vous me preniez pour plus débrouillarde que je ne suis.
— Non, vous vous trompez. Un bon système vous simplifierait énormément la tâche. Ça vous aiderait à prendre les choses en main.
— Stop, l’ai-je arrêté d’une voix ferme. Je ne veux pas d’un ordinateur qui en fasse plus, au contraire. Je ne veux pas de site web. J’ai six mois de repassage en retard. »
Morris a eu l’air déçu. Il a reposé sa tasse sur la table.
« Si vous changez d’avis, eh bien, vous avez ma carte.
— Ça, c’est bien vrai.
— Et on pourrait peut-être… enfin, peut-être qu’on pourrait prendre un verre un soir. »
Quelqu’un a sonné à la porte d’entrée. Zach. Dieu merci. C’est un fait statistique établi que soixante-dix-neuf pour cent des mecs que je rencontre m’invitent à passer une soirée avec eux. Pourquoi est-ce que je n’intimide pas plus les hommes ? Je l’ai regardé. Non. Les violons ne démarraient pas. Décidément non.
« C’est mon partenaire, j’ai dit. J’ai bien peur que nous devions filer. Et puis… » J’ai laissé s’installer une pause pleine d’émotions « … Je me sens un peu chamboulée en ce moment. Je ne suis pas tout à fait prête. Désolée.
— Bien sûr, a répondu Morris sans me regarder. Je comprends très bien. »
C’était gentil de sa part. Il m’a suivie jusqu’à la porte. J’ai présenté Morris à Zach au moment où ils se sont croisés sur le seuil de la porte.
« Vraiment, a dit Zach, l’air intéressé. Je ne pige rien au mien. Vous pourriez peut-être y jeter un coup d’œil ?
— Désolé, a répondu Morris. C’était une offre unique. Sans deuxième service.
— J’ai l’impression que c’est toujours la même chose avec moi », a dit Zach d’une voix sombre.
Morris m’a adressé un petit signe de tête sympathique avant de s’en aller.