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Clive n’arrivait pas. Je me sentais de moins en moins à ma place dans ce cocktail, à tripoter le verre que je tenais à la main, à regarder les tableaux, à passer d’une pièce à l’autre pour faire celle qui se dépêche d’aller retrouver quelqu’un, quelque part. J’ai découvert presque avec horreur que me trouver seule dans une soirée était devenu une expérience tout à fait inhabituelle. Une expérience gênante de surcroît. J’avais parfois fait remarquer à Clive en plaisantant que quand je l’accompagne à une soirée, je sais qu’en réalité c’est lui que les gens veulent voir ; moi, je ne suis que sa femme, Mrs Clive.
Mon embarras disgracieux a donc cédé la place au soulagement quand Becky est venue m’apprendre que quelqu’un m’attendait à la porte.
« Un policier », a-t-elle ajouté, la voix troublée par une délicatesse maladroite.
En effet, nous savons tous ce que signifie la visite d’un agent de police pour des gens normaux comme nous : il y a eu un accident, un décès, une disparition. Mais je n’étais plus une femme ordinaire. Je me suis dirigée vers l’entrée d’un pas serein. Stadler était sur le seuil en compagnie d’un agent en uniforme que je n’avais jamais vu auparavant. Becky s’est attardée quelques instants dans mon dos, prévenante et curieuse. L’agent n’a rien dit. Je me suis tournée pour adresser à Becky un coup d’œil interrogateur. « S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour vous aider, je suis dans la pièce à côté », a-t-elle fini par dire avant de s’éloigner avec réticence.
Je me suis de nouveau tournée vers le policier.
« Désolé de vous importuner. On m’a envoyé vous prévenir que votre mari ne rentrerait pas. Mr Hintlesham continue d’être interrogé.
— Oh. Y a-t-il un problème ?
— Nous essayons juste de clarifier quelques points. » Nous sommes restés sur le perron à nous regarder. « Je n’ai pas vraiment envie de rester à cette soirée.
— Nous pouvons vous déposer chez vous, si vous le souhaitez », a dit Stadler. Puis il a ajouté « Jenny » et j’ai rougi violemment.
« Je vais récupérer mon manteau. »
Personne ne m’a adressé la parole durant le court trajet. À une ou deux reprises, Stadler et l’agent de police ont échangé quelques mots à voix basse. Arrivés devant la maison, Stadler m’a accompagnée jusqu’à la porte. Au moment de tourner la clé dans la serrure j’ai eu quelques secondes l’illusion absurde que nous rentrions tous les deux d’une soirée et que nous nous disions au revoir.
« Clive va-t-il rentrer cette nuit ? ai-je demandé d’une voix ferme, comme pour me prouver combien tout ceci était stupide.
— Je n’en suis pas certain.
— Que lui voulez-vous exactement ?
— Nous avons besoin de son témoignage pour corroborer certains détails de l’enquête. » Stadler regardait tranquillement autour de lui pendant qu’il parlait. « Oh, et puis il y a autre chose. Dans le cadre de ce petit supplément d’enquête, nous aimerions procéder à une fouille plus complète de votre maison demain matin. Avez-vous une objection ?
— Pas a priori. J’ai du mal à croire qu’il reste quoi que ce soit à découvrir. Où voulez-vous regarder en particulier ? »
Stadler a de nouveau pris un air détaché. « Ici et là. Un peu à l’étage. Peut-être dans le bureau de votre mari. »
Le bureau de Clive. C’était la première pièce que nous avions aménagée dans la nouvelle maison, ce qui était un peu fort dans la mesure où personne ne l’habitait à part Clive. Mais partout où nous avions vécu, Clive avait toujours insisté là-dessus : il voulait une pièce qui soit son antre privé, pour mettre ses affaires personnelles. À l’époque où nous dessinions le plan de la maison, je me souviens avoir protesté en riant que je n’avais pas de sanctuaire. Il avait répondu que ça n’avait pas d’importance, puisque la maison tout entière en tenait lieu.
La pièce n’était pas verrouillée à proprement parler, mais ce n’était pas bien nécessaire. Les garçons avaient l’interdiction formelle d’y pénétrer sous peine de tortures mortelles. Je n’en étais pas absolument exclue, bien évidemment. J’y entrais parfois pendant que Clive travaillait à faire les comptes ou son courrier, auquel cas il ne se fâchait pas, il ne me demandait pas de sortir. Mais il se tournait vers moi, prenait le café que je lui apportais ou écoutait ce que j’avais à dire, puis il attendait que j’aie fini et que je m’en aille. Il disait toujours qu’il ne pouvait pas travailler quand j’étais dans la pièce.
Du coup, j’ai eu l’impression de transgresser un interdit quand, après avoir fait le tour de la maison pour voir si tout allait bien puis m’être déshabillée pour enfiler ma chemise de nuit et un peignoir, je me suis infiltrée dans son bureau. J’ai allumé la lumière. Un sentiment de culpabilité m’a aussitôt envahie et j’ai traversé la pièce pour aller fermer les rideaux afin de m’y sentir seule. Il était presque minuit.
La pièce était à l’image de Clive. Impeccable, précise, bien ordonnée, presque nue. Il n’y avait que quelques tableaux. Une petite aquarelle floue, représentant un voilier, qu’il avait hérité de sa mère. Une vieille gravure de son école privée qu’on lui avait donnée quand il était enfant. Il y avait une photo de Clive entouré d’un groupe de collègues, photo prise lors d’un dîner en l’honneur d’un succès professionnel. Tous arboraient cigare, visage rubicond et coupe vide, se tenant par les épaules. Clive y avait l’air un rien traqué, maladroit. Il n’appréciait pas qu’on le touche, surtout les hommes.
Le bureau de mon mari. Que pouvait-il bien y avoir de si intéressant ici ? Il n’était bien évidemment pas question que je fouille ses affaires. L’idée de faire une chose pareille pendant qu’il était retenu au commissariat me paraissait terriblement déloyale. Je voulais juste jeter un coup d’œil. Cela pourrait se révéler important si on me demandait un jour de témoigner en sa faveur. C’est la raison que j’ai invoquée pour me justifier.
Le bureau contenait deux meubles de rangement, un haut classeur brun ainsi qu’un autre plus ramassé, couleur gris métallisé. Je les ai ouverts tous les deux et me suis mise à feuilleter des dossiers et des papiers. Leur contenu s’est avéré incroyablement ennuyeux. Il s’agissait de documents hypothécaires, de manuels d’instruction, sans compter les reçus, factures, garanties, bons de commande, lettres de comptables à n’en plus finir. La vue de cette paperasse a fait monter en moi une petite lueur d’amour pour Clive. Voilà ce qu’il faisait afin que je n’aie pas à m’en occuper. Il me laissait prendre en main la partie intéressante, la partie créative, tandis que lui se chargeait de tout ça. Et tout était réglé, tout était arrangé. Il n’y avait rien en attente, aucune facture qui ne soit pas réglée, aucune lettre à laquelle il n’ait pas répondu. Qu’aurais-je pu faire sans lui ? Je n’ai pas pris la peine de vérifier chaque feuille individuellement. Je voulais juste m’assurer qu’il n’y avait aucun dossier qui ne contienne autre chose que ces documents barbants.
J’ai tiré le volet du second meuble, produisant un horrible grincement qui m’a fait lancer des regards nerveux autour de moi. J’ai pris soin de ne rien faire qui ne puisse être rangé en quelques secondes si quelqu’un venait à sonner à la porte. Rien de bien passionnant, cela va sans dire. Clive disait toujours qu’une des règles les plus strictes qu’il s’imposait était de toujours ranger son bureau avant de se lever de son fauteuil. Il n’y avait rien sur le bureau lui-même que des stylos, des crayons, des gommes, un taille-crayon électrique assez cher, des élastiques, des trombones, le tout disposé dans des boîtes ou des coupelles spécialement prévues à cet effet. Il y avait des casiers contenant des enveloppes, du papier, des cartes, des étiquettes. Au moins, la police ne pourrait pas manquer d’être impressionnée.
Il ne restait plus que les tiroirs. Je me suis assise dans son fauteuil. Au-dessus de mes genoux se trouvait un mince tiroir. Des cartes postales. Je les ai examinées. Elles étaient toutes vierges. Ensuite les tiroirs de côté. Des carnets de chèques, neufs ou vides. Des brochures pour les vacances d’hiver. Tout un paquet de notes estampillées Matheson Jeffries, le cabinet pour lequel il travaille. Toutes plus ennuyeuses les unes que les autres.
Le tiroir du bas à droite contenait d’épaisses enveloppes brunes. J’ai examiné celle du dessus. Elle était pleine de lettres écrites à la main. La même écriture. J’ai regardé la fin de l’une d’elle. C’était une longue lettre de trois pages. Signée Gloria. Il n’y a pas plus impardonnable que de lire une correspondance privée sans la permission de son destinataire, je le savais. « Curiosité mal placée n’est jamais récompensée. » La phrase m’a traversé l’esprit. Il ne fallait pas que je les lise. Ce que j’aurais vraiment dû faire, c’était les remettre à leur place, aller me coucher et oublier tout ça. En même temps, je me suis dit que demain matin la police allait sans doute lire ces lettres pour des raisons qui lui étaient propres. Ne pouvais-je pas me faire une idée de leur contenu ?
J’ai coupé la poire en deux : je les ai feuilletées rapidement pour attraper une phrase ou un mot ici et là. Ça n’est peut-être pas le moyen le plus efficace d’apprendre le contenu d’une correspondance, mais certains mots ont semblé me bondir au visage : chéri… tu me manques tellement… je pense à la nuit dernière… je compte les heures… Bizarrement, ma première réaction n’a pas été la colère. Ni contre Clive ni même contre Gloria. J’ai d’abord éprouvé un simple mépris devant la banalité de ces propos. Les gens qui ont des aventures cachées n’ont-ils rien d’autre à leur disposition que les mêmes clichés éculés ? Clive ne pouvait-il donc pas faire mieux ? Puis j’ai repensé au dîner où j’avais vu Gloria la dernière fois, Gloria qui se penchait pour lui murmurer quelque chose à l’oreille, qui le regardait à table, et j’ai senti mes joues me brûler. J’ai remis soigneusement les lettres dans l’enveloppe. La dernière était la plus récente. Je n’aurais pas dû les lire, ça ne pouvait que me faire du mal, rajouter à ma souffrance, à mon humiliation.
Juste une phrase encore. Un paragraphe, pas une phrase. J’ai accordé un paragraphe à Gloria histoire de lui donner sa chance. Le dernier de la lettre la plus récente. Il fallait que je sache quelle était ma place dans toute cette histoire.
À présent je dois m’arrêter, mon chéri. Je t’écris du bureau et il est temps que je rentre. Je ne peux pas supporter l’idée de ne pas te voir, mais en septembre nous aurons Genève.
Genève. Un voyage d’affaires. Il ne m’en avait pas encore parlé.
C’est sans doute horrible à admettre, mais il arrive que je la haïsse moi aussi, presque autant que toi.
J’ai reposé la lettre et dégluti, mais la boule dans ma gorge ne voulait pas partir. De la haine. Ainsi, il me haïssait. Il n’éprouvait pas d’amour pour moi. Ni même d’affection. Même pas d’indifférence. De la haine. J’ai de nouveau baissé les yeux vers la lettre.
Mais il ne faut pas. Nous devons réfléchir à une solution et nous finirons bien par être ensemble. Nous trouverons un moyen. Je t’ai cru quand tu me l’as dit. Je t’envoie mon plus bel amour, Gloria.
J’ai replié la lettre, que j’ai glissée dans l’enveloppe en faisant bien attention pour la mettre en dernier, là où je l’avais trouvée. J’ai regardé les autres enveloppes bondées dans le tiroir. L’idée même de ce qu’elles contenaient m’a remplie d’une immense désolation. J’ai pris celle du haut. En dessous se trouvait une photo. Il s’agissait d’une femme, mais ce n’était pas Gloria. Elle semblait avoir été prise pendant une fête. La femme sur la photo tenait un verre qu’elle levait avec goguenardise à l’attention du photographe, un sourire aux lèvres. Elle était différente des femmes que je connaissais. Elle paraissait amusante. Petite, mince et très jeune. Elle avait les cheveux blond foncé, elle portait une jupe courte et une chemise bizarre qui partait dans tous les sens. L’ensemble faisait très informel. J’ai songé dans un éclair insensé qu’elle avait l’air gentille, qu’elle aurait pu être une amie. Mais je me suis soudain sentie envahie par la colère, le dégoût. C’était plus que je n’en pouvais supporter. J’ai reposé la photo sous la seconde enveloppe et refermé le tiroir. J’ai quitté la pièce, sans oublier d’éteindre la lumière.