12
J’ai cogné contre la porte. Pourquoi ne venait-elle pas ? Oh, par pitié, dépêche-toi. Je n’arrivais pas à respirer. Je savais qu’il le fallait, tout le monde a besoin de respirer, mais quand j’essayais, je n’y arrivais pas, pas bien, malgré le fait qu’une pression insupportable augmentait dans ma poitrine. J’inspirais par maigres hoquets dont le bruit aurait pu faire penser que j’étais en proie à une crise de larmes désespérée. Une sangle douloureuse m’enserrait le crâne, tout me paraissait flou. Par pitié, aidez-moi ! Mais je n’arrivais pas à le dire, j’étais incapable de crier. Une boule m’envahissait la gorge, les poumons, m’empêchait de respirer. Je ne pouvais plus y tenir, tout se brouillait derrière un voile gris noir. Et je suis tombée à genoux devant la porte.
« Zoë ! Zoë ! Pour l’amour du ciel, qu’est-ce qui s’est passé ? » Louise s’est agenouillée à côté de moi, enveloppée dans une serviette de bain, les cheveux mouillés. Elle m’a passé un bras autour des épaules, la serviette a glissé, mais elle n’en avait que faire, cette chère Louise, pas plus qu’elle ne s’est préoccupée des passants qui nous adressaient d’étranges regards ou traversaient la rue, sans doute pour nous éviter. J’ai essayé de parler, mais les mots ne pouvaient pas sortir. Rien ne venait qu’un balbutiement étrange.
Elle m’a prise dans ses bras et m’a bercée. Personne ne me l’avait fait depuis la mort de maman. J’étais redevenue une petite fille, quelqu’un prenait enfin soin de moi. Oh, comme ça m’avait manqué, ce que c’était bon d’avoir une mère. Elle me chuchotait des choses qui ne voulaient rien dire, elle me disait que tout allait bien, allons, allons, chut, c’est ça. Elle me disait d’inspirer, d’expirer, calmement. Inspire, expire. Petit à petit, j’ai de nouveau réussi à respirer. Mais je ne pouvais toujours pas parler. Simplement gémir, comme un bébé. J’ai senti des larmes chaudes s’échapper de sous mes paupières closes, glisser sur mes joues brûlantes. Je ne voulais plus bouger, plus jamais. Mes membres me semblaient lourds, trop lourds pour remuer. Je pouvais dormir à présent.
Louise m’a aidée à me redresser, tout en retenant sa serviette d’une main. Elle m’a fait monter l’escalier qui menait à son appartement, puis m’a installée sur le canapé. Elle s’est assise à côté de moi.
« C’était une crise de panique, a-t-elle dit. Ce n’était que ça, Zoë. »
La panique avait disparu, mais il me restait la peur. C’était comme se trouver dans une pénombre glacée, ai-je dit à Louise. Comme regarder dans le vide depuis le rebord d’un immeuble très haut, si haut qu’on ne voit pas le sol.
Je voulais me recroqueviller, dormir jusqu’à ce que toute cette histoire soit finie. Je voulais que quelqu’un d’autre se charge de cette affaire pour moi et que tout redevienne normal. Je voulais me mettre les mains sur les oreilles, fermer les yeux, et que tout disparaisse.
« Un jour, a dit Louise pour tenter de me rassurer, tu repenseras à tout ça, et ça t’apparaîtra comme un épisode horrible qui s’est passé puis s’est terminé. Tu pourras en faire une histoire que tu raconteras aux gens à ton sujet. » Je ne l’ai pas crue, je n’arrivais pas à penser que tout ceci allait disparaître. Le monde était devenu un endroit différent à mes yeux.
Je suis restée avec Louise dans son appartement du quartier de Dalson, près du marché. Je n’avais nul autre endroit où aller. C’était mon amie, je lui faisais confiance ; tant qu’elle était là près de moi, cette petite femme solide, si gentille, j’avais moins peur. Rien ne pouvait m’arriver tant que Louise était avec moi.
J’ai d’abord pris un bain, c’était beaucoup plus chouette que dans mon appartement. Je suis restée allongée dans l’eau chaude tandis que Louise, assise sur le couvercle des toilettes, buvait du thé en me frottant le dos. Elle m’a parlé de son enfance à Swansea, de sa mère qui vivait seule et de sa grand-mère qui était encore en vie, de pluie, d’ardoises grises, de nuages en masse, de collines. Elle avait toujours su qu’elle viendrait vivre à Londres, m’a-t-elle affirmé.
Et je lui ai parlé du village d’où je venais, qui ressemblait plutôt à une enfilade désordonnée de maisons avec un bureau de poste au milieu. De mon père qui conduisait un taxi dans la journée, qui était mort discrètement, sans faire de bruit, sans jamais vouloir attirer l’attention sur lui. Puis je lui ai parlé de ma mère, morte quand j’avais douze ans. Je lui ai raconté comment, pendant les deux ans qui avaient précédé sa mort, elle s’était éloignée de plus en plus de moi, avait glissé dans son propre monde de douleur et de peur. Je passais des heures à côté de son lit à tenir sa main froide, osseuse, tout en sentant Qu’elle m’était devenue une étrangère. Je lui racontais ce que j’avais fait dans la journée, ou alors je lui transmettais des messages de la part d’amis, et pendant tout ce temps j’aurais voulu me retrouver dehors avec des copains, ou dans ma propre chambre à lire et à écouter de la musique, n’importe où pourvu que ce ne soit pas là, dans cette chambre de malade qui sentait bizarre, avec cette femme dont le crâne pointait sous la peau et dont les yeux me fixaient. Mais à peine l’avais-je quittée que je me sentais coupable, étrangement disloquée. Et puis, quand elle est morte, j’aurais tout donné pour me retrouver de nouveau dans sa chambre, à tenir sa maigre main en lui racontant ma journée. Parfois, ai-je avoué, je n’arrivais toujours pas à croire que je ne la reverrais jamais.
J’ai dit qu’après ça je n’avais jamais vraiment su ce que je voulais faire ni l’endroit où je voulais être. Tout était devenu vague, j’étais sans but. J’avais simplement fini par me retrouver institutrice à Hackney. Mais un jour je partirais, je ferais autre chose. Un jour j’aurais des enfants à moi.
Louise a commandé une pizza par téléphone. Je lui ai emprunté un peignoir rouge vif et nous nous sommes assises sur le canapé pour manger des tranches de pizzas dégoulinantes d’huile tout en buvant un rouge bas de gamme et en regardant la cassette de Groundhog Day. Nous l’avions déjà vu l’une comme l’autre, bien sûr, mais le choix nous avait paru sans risque.
Une fois ou deux son téléphone a sonné ; elle a répondu à voix basse, la main sur le combiné, en me lançant des coups d’œil occasionnels. Un des appels était pour moi. C’était l’inspecteur Aldham. L’espace d’un instant, j’ai cru bêtement qu’il allait m’annoncer qu’ils l’avaient attrapé. Bien fol espoir. Il se contentait d’appeler pour voir si tout allait bien. Il a répété que je ne devais pas retourner à l’appartement sans être accompagnée, que je ne devais pas rester seule avec un homme que je ne connaissais pas bien. Il a ajouté qu’ils voulaient me revoir lundi, en compagnie du Dr Schilling. Pour un interrogatoire détaillé, a-t-il précisé.
« Soyez vigilante, Miss Haratounian. » Le fait qu’il arrive à dire mon nom sans se tromper m’a presque autant effrayée que le ton insistant et respectueux qu’il a employé à mon égard. J’avais souhaité qu’ils me prennent au sérieux. À présent, ils ne plaisantaient plus.
Louise a insisté pour me prêter son lit, tandis qu’elle s’enroulait dans un drap sur le canapé. J’ai d’abord pensé que je n’arriverais jamais à dormir. Il est vrai que je suis restée un bon moment allongée, l’esprit occupé par des pensées qui vrombissaient dans ma tête comme autant de chauves-souris qui auraient perdu leur radar. La nuit était chaude, lourde, je n’arrivais pas à trouver un endroit frais sur l’oreiller. L’appartement de Louise était situé dans une rue calme. Il y a eu une bagarre de chats, un couvercle de poubelle a claqué, un homme seul a descendu la rue en chantant Oh Little Town of Bethlehem. Mais j’ai dû m’endormir assez vite. La seule chose dont je me souvienne après ça, c’est d’une odeur de pain brûlé et de la lumière du jour coulant à flots par les rideaux rayés de bleu, de particules poussiéreuses luisant dans les rayons de soleil. Le téléphone a sonné dans le salon, après quoi Louise a passé la tête par la fenêtre de la chambre. « Thé ou café ?
— Café, s’il te plaît.
— Toasts ou pain grillé ?
— Rien.
— Ce sera donc des toasts. »
Elle a disparu et je me suis forcée à me lever. Je ne me sentais pas trop mal. Je n’avais rien à me mettre hormis les vêtements que j’avais ôtés la veille. Je les ai donc enfilés, en me sentant un peu poisseuse.
Après avoir mangé mes toasts et bu mon café, j’ai appelé Guy pour savoir s’il avait des nouvelles pour l’appartement. Je l’ai senti embarrassé, plein d’une sollicitude défiante très éloignée de ses envolées habituellement si satisfaites.
« J’ai appris que vous traversiez une période difficile », m’a-t-il dit. Bien entendu, la police l’avait sans doute interrogé depuis le temps.
« On a vu mieux. Des nouvelles pour la vente ?
— Mr Shale aimerait revoir l’appartement. Il est très intéressé. Je pense que nous avons réussi à le faire mordre à votre hameçon. À présent, il s’agit de l’amener à la rive.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? ai-je demandé, lasse.
— Je crois qu’il est prêt à faire une offre. Tout ça pour dire qu’il se demande si aujourd’hui à midi ça vous irait comme heure.
— Vous ne pourriez pas le lui faire visiter vous-même ? »
Une nouvelle fois, il m’a gratifiée de son rire agaçant. « Je le pourrais, mais il y a quelques questions à régler. Je vous accompagnerai.
— D’accord. Je ne dois plus rester seule avec un inconnu. »
Ainsi nous avons convenu de nous retrouver à son agence à midi, Guy, moi, et Nick Shale. Autant être nombreux, c’était plus sûr. Ensuite, nous allions tous les trois monter jusqu’à l’appartement à pied, en faire un tour rapide, c’était l’affaire d’à peine quelques minutes. Louise a insisté pour appeler un taxi ; du coup nous avons passé une demi-heure dans les embouteillages à maudire la chaleur et nous avons fini par arriver en retard. Les deux hommes m’attendaient : Guy, vêtu d’un complet bleu léger, Nick en T-shirt blanc et en jean. Nous nous sommes serré la main avec formalité.
Quand nous sommes arrivés à l’appartement, Guy a ouvert la porte avec son jeu de clés. Il est entré le premier. Nick s’est effacé pour me laisser passer. Il y avait une drôle d’odeur. Une odeur douceâtre, derrière laquelle on décelait pourtant une pointe de quelque chose de malsain. Nick a froncé les narines en m’adressant un regard interrogateur.
« J’ai dû laisser traîner quelque chose. Je ne suis pas revenue ici depuis un petit bout de temps. »
Ça venait de la cuisine. J’ai ouvert la porte. L’odeur était plus forte, mais elle ne ressemblait toujours à rien que je puisse identifier. J’ai regardé le plan de travail, la table. Rien. J’ai jeté un œil dans la poubelle, mais elle était vide. J’ai ouvert le frigo.
« Oh, merde. »
La lumière ne s’est pas allumée. L’intérieur était chaud. Ce n’était pas dramatique. Le lait avait tourné, mais pour le reste, rien de bien grave. Cependant je savais où devait se trouver le problème. J’ai ouvert le petit compartiment congélateur en haut du frigo. Je n’ai pas pu retenir un grognement. On aurait dit que tout s’était mélangé avec le reste. Un récipient de glace au café renversé avait répandu son contenu sur un paquet de crevettes ouvert. L’odeur et la vue de crevettes pourries mélangées à de la glace fondue dans ma cuisine étouffante m’ont donné un haut-le-cœur.
« Bon Dieu de merde !
— Zoë. » Guy a posé légèrement la main sur mon épaule. J’ai bondi en arrière. « Ce n’est qu’un accident idiot, a-t-il repris.
— Attendez, ai-je répondu. Je dois appeler la police.
— Quoi ? » s’est-il exclamé l’air incrédule, presque gêné.
Je me suis braquée. « La ferme, bordel ! Fermez-la, c’est tout. Ne vous approchez pas de moi. Ne bougez pas.
— Zoë…
— Fermez-la. » J’en étais presque arrivée à lui crier dessus.
Il a voulu parler, mais il a levé les mains dans un geste d’abandon. « D’accord, d’accord. »
Il a jeté un coup d’œil vers Nick avec l’expression craintive d’un homme qui regarde une vente lui filer entre les doigts et disparaître entre les lames du parquet. Ça ne faisait rien. Tout ce qui m’importait à présent, c’était de rester en vie. Je connaissais le numéro par cœur. Je l’ai composé, j’ai demandé à parler à Carthy et cette fois il a pris l’appareil. Il ne s’agissait plus de se défiler. Il m’a dit qu’il arrivait sur-le-champ. Dix minutes plus tard il était là en compagnie d’Aldham et d’un autre homme armé d’une grande mallette en cuir. Celui-ci a commencé à enfiler des gants fins à peine la porte franchie. Ils ont regardé les dégâts, en se murmurant des choses en douce. Carthy me posait des questions, mais j’avais du mal à les comprendre. Il m’a parlé de protection policière. Les deux autres étaient dans la cuisine. Guy a dit qu’il devait y aller, Carthy lui a répondu non, en lui demandant d’attendre dehors dans l’escalier.
« Il est revenu. C’est insupportable. »
Aldham est rentré dans la pièce. Il m’a regardée, l’air ennuyé.
« Alors, qu’est-ce que vous allez faire ? »
Aldham s’est approché de Carthy, il lui a murmuré quelques mots à l’oreille. Il avait l’air un peu secoué. Puis il s’est avancé vers moi. Quand il s’est mis à me parler, il l’a fait d’une voix calme, posée.
« Zoë. Vous n’avez pas trouvé de mot, je me trompe ?
— Je ne sais pas. Je n’en ai pas vu, mais je n’ai pas cherché.
— Nous si. Nous n’en avons pas trouvé.
— Alors ?
— Nous avons vérifié le frigidaire. Il a été débranché, et la prise a été utilisée pour la bouilloire.
— Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?
— Je pense qu’il s’agit d’une erreur. Une erreur bien ordinaire.
— Mais pourquoi voulez-vous que je… » Je me suis interrompue : je me suis souvenue de Louise faisant le thé, Louise qui avait retiré une prise pour brancher la bouilloire. Oh merde. Je me suis sentie rougir.
Un silence s’est fait. Aldham avait les yeux baissés vers la moquette, Carthy me regardait. Je lui ai rendu son regard. « Vous m’avez dit d’être vigilante, j’ai fini par lâcher.
— Bien sûr, a dit Aldham d’une voix douce.
— C’est facile pour vous. Je n’arrête pas de penser que je vais mourir.
— Je sais », a répondu Aldham. Sa voix tenait presque du murmure à présent. Il a posé une main timide sur mon épaule. « Je me demande si nous ne vous avons pas trop alarmée. Je suis navré. »
Je me suis libérée d’une secousse. « Vous… Vous… »
Mais je n’ai rien trouvé d’assez grossier. J’ai fait volte-face et je me suis enfuie, bizarrement consciente que ce faisant, je les laissais tous dans mon appartement.