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Cette fois, j’ai pu voir des policiers plus haut placés, c’était déjà ça. Si les agents en uniforme qui étaient passés me voir paraissaient tout droit sortis de l’équipe de rugby d’un lycée quelconque, l’inspecteur qui m’a parlé au poste ressemblait plutôt à un prof de géographie. À ceci près qu’avec son costume bleu marine et sa cravate sobre, il était peut-être un peu mieux sapé que mes anciens profs. Il était grand, carré. Enfin, presque gros. Ses cheveux bruns étaient coupés court, bien net. Il s’est présenté comme étant l’inspecteur Aldham.
On ne m’a pas conduite jusqu’à une salle d’interrogatoire ni une quelconque pièce officielle. Il est venu me trouver dans le hall d’accueil, puis il a tapé un code qui m’a permis de passer du côté où s’effectue vraiment le travail de police. Il a commencé par se tromper, ce qui fait qu’il a dû retaper le code, non sans jurer sous cape. Il m’a conduite jusqu’à son bureau, m’indiquant une chaise où m’asseoir sur le côté. Ça n’a fait que renforcer mon impression d’être une gamine mal à l’aise qui vient voir son prof après la classe. Enfin, plutôt avant : j’avais dû appeler Pauline pour lui annoncer que je serai en retard. Ça ne lui avait pas plu. Ce n’est pas le moment, m’avait-elle dit.
Aldham a lu les deux lettres très lentement, le front barré d’un pli de concentration. J’ai passé cinq minutes à me tortiller sur ma chaise en jetant des regards alentour aux gens qui arrivaient, qui parlaient au téléphone. Deux agents riaient d’une histoire que je n’avais pas pu capter, au fond de la grande salle. Il a levé les yeux.
« Voulez-vous une tasse de thé ?
— Non merci.
— Je vais m’en faire une.
— Alors d’accord.
— Des gâteaux ?
— Non merci.
— J’en prendrai un pour moi.
— C’est un peu tôt. »
Il s’est écoulé pas mal de temps avant qu’il ne surgisse à nouveau, tenant maladroitement à la main des gobelets presque trop brûlants. Il a trempé un sablé dans son thé et croqué avec soin le demi-cercle mouillé.
« Alors, que pensez-vous de tout ça ?
— Comment ça, ce que j’en pense ? Eh bien, mais enfin… c’est votre boulot, non ?
— Je ne sais pas. Que disait l’autre lettre ?
— Elle était horrible, alors je l’ai jetée. Il y avait des trucs bizarres sur ce que je mangeais. Et puis quelque chose sur la peur de mourir. C’était comme si quelqu’un m’avait espionnée.
— À moins que ce ne soit quelqu’un qui vous connaisse.
— Qui me connaisse ?
— Ça pourrait être une blague. Vous ne pensez pas que vous pourriez avoir un copain qui ferait ça pour rire ? »
Je ne savais vraiment pas quoi répondre. « Quelqu’un me menace de me tuer. Je ne vois pas de blague là-dedans. »
Aldham s’est recalé sur sa chaise, l’air embarrassé. « Il y a des gens qui ont un sens de l’humour bizarre. » Un silence s’est ensuivi. Se pourrait-il que je me trompe sur cette histoire ? ai-je songé avec désespoir. Il n’y avait peut-être pas de quoi en faire tout un plat. « Attendez un instant, a-t-il fini par dire. Je vais aller en parler à quelqu’un. »
Il a sorti une chemise de son bureau et y a glissé les deux lettres. Il est parti avec, son thé dans l’autre main, traversant la salle d’un pas lourd avant de disparaître de ma vue. J’ai regardé ma montre. Combien de temps ceci allait-il prendre ? Est-ce que ça valait le coup que je sorte mes propres dossiers de mon sac et que je travaille un peu en m’installant sur un coin de son bureau ? Je n’étais pas tout à fait d’humeur à ça. Quand Aldham a fini par revenir, il était accompagné d’un autre type en costume. Un homme plus petit, plus fin, aux cheveux grisonnants, qui avait l’air un peu plus élevé dans la hiérarchie. Il s’est présenté comme l’inspecteur principal Carthy.
« J’ai lu vos lettres, Miss… heum… » Il a marmonné quelque chose qui paraissait vouloir être une tentative de dire mon nom. « J’ai lu ces lettres et l’inspecteur Aldham m’a mis au courant des détails de l’affaire. Ce sont assurément de bien vilains spécimens. » Il a regardé autour de lui avant d’emprunter une chaise derrière un bureau vide. « Reste à établir quel est vraiment le problème dans cette histoire.
— Le problème, c’est que quelqu’un me menace et qu’on est entré dans mon appartement. » Carthy a fait une grimace. « Et je me fais harceler. Ça, c’est bien un délit, non ?
— Dans certaines circonstances. Nous comprenons très bien votre inquiétude, mais il est difficile de savoir exactement quelle procédure suivre.
— Vous n’avez pas le sentiment que cette personne est dangereuse ?
— C’est possible. Mais peut-être pas. Écoutez, mademoiselle, j’ai cru comprendre que vous aviez reçu d’autres lettres de cette nature. »
J’ai une nouvelle fois raconté les heures de gloire que j’avais connues et les deux inspecteurs ont échangé un bref sourire.
« L’histoire de la pastèque ? a repris Carthy. C’était magnifique. Nous en avons une photo sur un tableau d’affichage quelque part. Tout le monde vous considère comme une héroïne ici. Vous pourriez peut-être passer dire bonjour à quelques collègues avant de partir. Mais pour revenir à ces lettres, à mon avis ce n’est probablement qu’une conséquence de votre soudaine célébrité. Ça arrive souvent. Il y a de pauvres diables dans le monde. C’est leur façon de rencontrer les autres. »
J’ai fini par perdre patience. « Je suis désolée, mais je pense que vous ne prenez pas cette affaire suffisamment au sérieux. Ce type ne s’est pas contenté d’écrire des lettres. Il est entré dans mon appartement.
— Ce n’est qu’une supposition. » Carthy a émis un long soupir douloureux. « Très bien. Réfléchissons à deux ou trois choses. » Il s’est tu quelques instants. « Votre appartement. Est-il facile d’accès ? »
J’ai haussé les épaules. « C’est juste une ancienne maison réaménagée en appartements tout ce qu’il y a de plus normale. Il y a une entrée commune sur Holloway Road. Il y a une espèce de terrasse de pub qui jouxte la cour arrière. »
Carthy a griffonné quelque chose sur un grand bloc qu’il tenait en équilibre sur son genou. Je ne pouvais pas voir s’il prenait des notes ou s’il se contentait de faire des petits dessins.
« Y a-t-il beaucoup de gens qui passent dans votre appartement ?
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Une personne par semaine ? Deux ? Donnez-moi un chiffre moyen.
— Je ne peux pas vous répondre comme ça. J’ai des amis. Quelques-uns sont passés prendre un verre la semaine dernière. J’ai un nouveau petit ami. Il vient plusieurs fois par semaine. » Il s’est remis à gratter sur son bloc. « Oh, et puis ça fait six mois que l’appartement est à vendre. »
Carthy a haussé un sourcil. « Ce qui signifie que des gens sont venus le visiter, je présume ?
— Évidemment.
— Combien ?
— Un bon nombre. Sur les six mois, quelque chose comme soixante, soixante-dix. Peut-être plus.
— Certains sont-ils passés plus d’une fois ?
— Quelques-uns. C’est bien mon intention, qu’ils reviennent plus d’une fois.
— Y en a-t-il qui vous ont semblé avoir un comportement étrange pour une raison ou une autre ? »
Je n’ai pu m’empêcher de laisser échapper un petit rire lugubre. « Environ les trois quarts. Je veux dire, voilà de parfaits inconnus qui viennent fouiller mes placards, ouvrir mes tiroirs. C’est ce qui se passe quand on cherche à vendre. »
Carthy ne m’a pas rendu mon sourire.
« Il y a différents motifs pour ce type de harcèlement. Les plus courants sont de nature privée. » Il a pris un air ennuyé. « Voyez-vous un inconvénient à ce que je vous pose des questions plus personnelles ?
— Pas si elles ont un lien avec cette histoire.
— Vous dites que vous avez un nouveau petit ami. Depuis combien de temps ?
— Deux ou trois semaines. C’est très récent.
— Est-ce que ça signifie que vous avez mis fin à une relation précédente ?
— Pas exactement.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Non. Je n’avais pas de petit ami avant.
— Mais vous avez eu une liaison il y a peu, j’entends. Comment dire, une liaison de caractère sexuel ?
— Eh bien oui, il n’y a pas très longtemps. » Je n’ai pas pu m’empêcher de rougir.
« La rupture a été douloureuse ?
— Ça ne s’est pas passé comme ça. J’ai vu différentes personnes à des moments différents.
— Plusieurs personnes ? » Aldham et lui ont échangé un regard lourd de sous-entendus.
« Écoutez, ce n’est pas ce que vous croyez. » J’étais très gênée. Je savais ce qu’ils pensaient tous les deux et rien de ce que je pourrais dire n’allait arranger quoi que ce soit. Ce qui rendait la chose si incongrue, c’est que je suis une nonne, comparée à tous les gens que je connais ou presque ; une nonne maladroite, embarrassée, et en plus sans grande conversation. « Je suis sortie avec, enfin, j’ai fréquenté, si vous préférez deux hommes l’année passée. » Ils ont continué à me regarder comme s’ils n’étaient absolument pas convaincus par la modestie du nombre. « Le dernier, c’était il y a des mois.
— Ça a mal fini ? »
Je me suis revue assise en face de Stuart dans un café près de Camden Lock. J’ai émis un rire triste. « Ça s’est juste défait tout seul petit à petit, à vrai dire. Mais de toute façon, la dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles, il faisait du stop en Australie. Vous pouvez l’écarter de la liste des suspects. »
Carthy a appuyé bruyamment sur le déclic de son stylo bille, puis il s’est levé. « L’inspecteur Aldham va vous aider à remplir une plainte et prendre une courte déclaration.
— Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Je vous l’ai déjà dit.
— Je veux dire, pour l’attraper ?
— S’il se passe quoi que ce soit, appelez Aldham et nous partirons de là. Oh, et puis prenez des précautions élémentaires dans votre vie privée pendant quelque temps.
— Je vous l’ai dit, j’ai un petit ami. »
Il m’a gratifiée d’un signe de tête sec avant de tourner les talons, en marmonnant à voix basse quelque chose que je n’ai pas entendu.