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L’histoire que j’avais apprise à l’école, mais presque oubliée aujourd’hui, se distribuait en catégories très pratiques : le Moyen Âge, la Réforme, la Renaissance, la dynastie des Tudor puis celle des Stuart. Pour moi, la vie passée d’Adam se divisait à présent en catégories similaires : des bandes de temps distinctes, comme des strates de sable coloré dans une bouteille. Il y avait l’ère Lily, puis l’ère Françoise, l’ère Lisa, l’ère Penny. Je me gardais de mentionner son passé à Adam, c’était devenu un sujet tabou. Mais je ne cessais d’y penser. Je récoltais de menus détails au sujet des femmes qu’il avait aimées, pour les ajouter au tableau d’ensemble. Ce faisant, je me rendis compte qu’il y avait un trou dans la chronologie, une strate vide à une époque où il aurait dû y avoir une femme mais où il n’y en avait pas. Cela représentait quelque chose comme un an environ sans une relation stable, ce qui ne semblait pas coller avec le schéma que j’avais décelé dans la vie d’Adam.

C’était comme si j’observais une silhouette aimée venir à moi à travers champs, se rapprocher pas à pas, et se retrouver tout à coup avalée dans une nappe de brouillard. J’avais calculé que ce décrochement s’était produit il y avait environ huit ans. Je ne voulais interroger personne à ce sujet, mais le désir impérieux de combler ce vide se faisait de plus en plus pressant. J’avais demandé à Adam s’il possédait des photos de lui plus jeune, mais apparemment la réponse était non. J’avais tenté de découvrir, par des questions anodines, ce qu’il faisait à l’époque. Je m’imaginais au final pouvoir joindre les points épars pour voir se dessiner une réponse claire. Mais tandis que je découvrais les noms de pics et de courses périlleuses, aucune femme ne surgissait pour occuper la place entre Lisa et Penny. Cependant, j’étais la spécialiste mondiale pour tout ce qui touchait à Adam. Je voulais être sûre.

Un week-end de la fin mars, nous retournâmes dans la vieille maison familiale. Adam désirait récupérer du matériel qu’il avait entreposé dans une des grandes dépendances, raison pour laquelle il avait loué une camionnette. « Je peux la garder jusqu’à dimanche. On pourrait peut-être trouver un hôtel pour samedi soir.

— Avec service à l’étage », répondis-je. Il ne me vint pas une seconde à l’idée de suggérer que nous dormions chez son père. « Et une chambre avec salle de bains, s’il te plaît. »

Nous partîmes de bon matin. Il faisait un temps merveilleux de début de printemps, d’une limpidité glacée. Certains arbres étaient couverts de fleurs, des rouleaux de brume s’estompaient dans les champs que nous traversions en direction du nord. Une nouvelle impatience emplissait l’air. Nous fîmes un arrêt sur une aire d’autoroute pour prendre le petit déjeuner. Adam but un café mais ne toucha pas à son pain aux raisins ; pour ma part, j’avalai un gros sandwich au bacon, dont les fins rubans roses s’étalaient entre deux tranches de pain blanc imbibé de graisse, ainsi qu’une tasse de chocolat chaud.

« J’aime les femmes qui ont de l’appétit », remarqua-t-il. Du coup, je fis également un sort à son pain aux raisins.

Nous arrivâmes à onze heures environ. Comme dans un conte de fées, rien n’avait changé depuis notre dernière visite. Il n’y avait personne pour nous accueillir. Pas le moindre signe de son père non plus. Dans le hall obscur, où l’horloge du grand-père montait la garde, nous nous débarrassâmes de nos manteaux. Nous pénétrâmes dans la salle de séjour glaciale pour y trouver un seul verre vide sur la table. Adam appela son père mais n’obtint aucune réponse. « On ferait mieux de s’y mettre, conclut-il. Ça ne devrait pas être long. »

Nous reprîmes nos manteaux avant de sortir par la porte de derrière. Il y avait plusieurs vieilles bâtisses derrière la maison, de tailles différentes parce que, m’expliqua Adam, une exploitation agricole se trouvait autrefois attachée au domaine. Elles étaient délabrées pour la plupart, à l’exception d’une ou deux qui avaient été retapées, les toitures ayant été recouvertes d’ardoises neuves et les abords immédiats désherbés. Au passage, je jetai un coup d’œil à l’intérieur. Dans l’une d’entre elles, j’aperçus des meubles défoncés, des caisses de bouteilles vides, de vieux radiateurs d’appoint et, planquée dans un coin, une table de ping-pong à laquelle il manquait le filet. Des raquettes de tennis avaient été entreposées sur une grande étagère, à côté de quelques battes de cricket. De nombreux pots de peinture occupaient l’étagère supérieure, dégoulinants de teintes diverses. Une autre cabane contenait des outils. Je distinguai une tondeuse à gazon, quelques râteaux, une faux rouillée, des bêches, des fourches, des binettes, de grands sacs de compost ou de mélange à ciment, des scies dentelées.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demandai-je en désignant un assortiment d’ustensiles en métal rutilant pendus à de gros crochets vissés au mur.

« Des pièges à écureuils. »

Il y avait un bâtiment dans lequel j’aurais aimé entrer parce que, par une fenêtre brisée, j’avais remarqué une grosse théière en porcelaine sans bec qui émergeait d’un carton et, pendu à un crochet, un cerf-volant éventré inutilisable. C’était apparemment l’endroit où on avait remisé tous les effets de famille usagés, les choses dont personne ne voulait mais que personne ne pouvait se résoudre à jeter. Il y avait des malles par terre ainsi que des caisses entassées. Tout paraissait si bien ordonné, si triste. Était-ce dans cette remise qu’on avait déposé tout ce qui avait appartenu à la mère d’Adam, il y a longtemps, pour ne plus jamais y retoucher ? J’interrogeai Adam, mais il m’écarta de la fenêtre. « Laisse ça tranquille. Il s’agit juste de trucs dont on aurait dû se débarrasser il y a des années.

— Tu ne vas jamais y fouiller ?

— Pour quelle raison ? Voilà, c’est ici que sont mes affaires. »

Je n’aurais jamais cru qu’il puisse y en avoir tant. Son matériel remplissait presque l’intégralité de la longue pièce trapue. Tout était emballé avec soin et bien rangé. Il y avait un tas de cartons et de sacs, agrémentés d’étiquettes sur lesquelles on pouvait lire l’écriture penchée d’Adam au marqueur. Il y avait des cordes, de couleurs et de diamètres différents, en rouleaux bien serrés. Un piolet à glace pendait à une poutre. Il y avait deux ou trois sacs à dos vides, repliés pour les protéger de la poussière. Un fin tube de nylon contenait une tente, un autre, plus court, un sac de couchage en Gore-Tex. Une boîte de crampons jouxtait une boîte de longs clous effilés. Une autre comprenait un assortiment de systèmes d’attache, de pitons et de mousquetons. Une petite étagère contenait des bandes dans leur emballage de Cellophane, une autre, plus large, supportait un réchaud Calor, quelques cartouches de gaz, des tasses en étain et plusieurs bouteilles d’eau. Deux paires de chaussures d’escalade qui avaient beaucoup servi étaient posées sur un côté.

« Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? demandai-je en enfonçant un orteil dans un sac de nylon mou.

— Des gants, des chaussettes, des sous-vêtements chauds, ce genre de choses.

— Tu ne voyages pas léger.

— Autant que possible, répondit-il en embrassant la pièce du regard. Ce n’est pas pour le plaisir que je transporte tout ce matériel.

— Qu’est-ce qu’on est venus chercher ?

— Ça, pour commencer. » Il sortit un sac relativement important. « C’est une Portaledge. Une espèce de tente qu’on peut arrimer à une paroi verticale. Une fois il m’est arrivé de passer quatre jours là-dedans, dans une tempête déchaînée.

— C’est effrayant ! m’exclamai-je en frissonnant.

— Très confortable.

— Pourquoi tu la veux maintenant ?

— Ce n’est pas pour moi. C’est pour Stanley. »

Il farfouilla dans une boîte Tupperware remplie de tubes de crème, en sélectionnant quelques-uns qu’il fourrait dans les poches de sa veste. Il décrocha un des piolets à glace de la poutre et le déposa à côté de la tente. Puis, s’accroupissant, il commença à sortir plusieurs boîtes et des cartons dont il examinait les étiquettes. Il paraissait totalement absorbé par sa tâche.

« Je vais faire un tour », finis-je par dire. Il ne leva pas la tête.

Dehors, il faisait suffisamment doux pour enlever mon manteau. Je me dirigeai vers le potager, où quelques choux piteux se balançaient au vent, tandis que les mauvaises herbes envahissaient les treilles destinées aux haricots grimpants. Quelqu’un avait laissé goutter le robinet d’arrosage, de sorte qu’une grande mare de boue s’était formée au milieu du jardin. Tout cela était assez déprimant. Je fermai le robinet, puis me retournai pour voir si le père d’Adam était dans les environs, avant de me diriger d’un pas ferme vers la bâtisse délabrée dans laquelle j’avais aperçu la théière en porcelaine et le cerf-volant. Je voulais fouiner dans les cartons, tenir les objets qu’Adam avait possédés enfant, trouver des photos de lui et de sa mère.

Il y avait une grande clé dans la serrure, qui tourna sans difficulté. La porte s’ouvrait vers l’intérieur. Je la refermai sans bruit derrière moi. Quelqu’un était venu ici assez récemment, parce qu’une épaisse couverture de poussière recouvrait quelques-uns des cartons et des malles, tandis que d’autres étaient presque intacts. Dans un coin je découvris un squelette d’oiseau. Une lourde odeur de renfermé flottait dans l’air.

Je ne m’étais cependant pas trompée : c’était bien là que les vieux effets de la famille avaient été entreposés. La théière faisait partie d’un service à thé en porcelaine. On devinait encore des cercles brunâtres effacés dans les tasses, souvenir de vieilles marques de niveau. Une caisse était remplie à ras bord de bottes en caoutchouc, dont quelques paires plus petites. Elles avaient dû appartenir à Adam quand il était enfant. La malle noire la plus grande portait les initiales dorées V.T. sur le couvercle. Comment sa mère s’appelait-elle déjà ? Je ne me souvenais plus s’il me l’avait dit. Je l’ouvris comme une voleuse. Je me disais que je ne faisais rien de mal, je farfouillais, sans plus, mais j’étais sûre qu’Adam ne le verrait pas d’un tel œil. La malle était pleine de vêtements, dégageant une forte odeur de vieux et de boules antimites. Je caressai des doigts une robe à pois bleu marine, un châle au crochet, un cardigan lavande orné de boutons de nacre. Des tenues élégantes mais pratiques, sans chichis. Je refermai le couvercle, puis j’ouvris la valise blanche cabossée qui se trouvait à côté. Elle contenait des vêtements de bébé, les affaires d’Adam. Des pulls tricotés à la main décorés de bateaux ou de ballons, des salopettes à rayures, des bonnets de laine, une combinaison à capuche pointue, de minuscules collants. Il s’en fallut de peu que je ne me mette à susurrer des bêtises. Je découvris également une robe de baptême, qui jaunissait à présent. La commode adjacente, à laquelle il manquait plusieurs poignées et dont un côté était entièrement rayé, était pleine de brochures qui, après plus ample inspection, se révélèrent être des journaux scolaires et des bulletins de notes. Ceux d’Adam, datant de son séjour à Eton, et de ses deux sœurs. J’en ouvris un au hasard, de l’année 1976. Il avait douze ans. C’était l’année où sa mère était morte. En mathématiques : Si Adam consacrait ses grandes capacités à apprendre ses leçons plutôt qu’à déranger la classe, constataient les italiques bien nets à l’encre bleue, il obtiendrait des résultats. Dans le cas présent… Je refermai le bulletin. Ce n’était plus simplement un coup d’œil anodin : j’avais l’impression d’espionner.

Je me dirigeai vers l’autre coin de la pièce. Je voulais mettre la main sur des photos. À la place, dans une petite boîte fermée à double tour avec un élastique pour l’empêcher de s’ouvrir, je tombai sur des lettres. Au début je crus qu’il s’agissait de lettres écrites par la mère d’Adam, je ne sais pour quelle raison. Peut-être parce que je recherchais des traces de son existence, ou peut-être parce que quelque chose dans l’écriture me convainquit qu’il s’agissait d’une femme. Mais en sortant le premier paquet pour les feuilleter, je me rendis immédiatement compte qu’elles émanaient de correspondants très différents, vu la variété des écritures. En jetant les yeux sur la première, griffonnée au Bic bleu, je ne pus réprimer un choc.

« Mon Adam chéri », disaient les premiers mots. C’était une lettre de Lily. Un reste de scrupule me retint d’aller plus loin. Je reposai le paquet pour le reprendre aussitôt. Je ne lus pas les lettres, même si je ne pus m’empêcher de remarquer certaines expressions mémorables, dont je savais que je ne pourrais plus les oublier. Je me contentai de relever leurs auteurs. J’avais l’impression d’être une archéologue occupée à creuser les strates de l’histoire d’Adam, à reprendre le fil de toutes ces « ères » si bien connues de moi.

D’abord, il y avait les lettres, courtes et décousues, de Lily. Puis, à l’encre noire, tracées avec l’élégance ronde et dynamique des cursives françaises, des lettres de Françoise. Elles étaient longues en général. Pas enflammées, comme celles de Lily, mais l’intimité sans détour dont elles témoignaient me noua l’estomac. Son anglais était exceptionnellement vif, charmant même dans ses dérapages occasionnels. Sous le courrier de Françoise se trouvaient quelques lettres diverses. Une missive rédigée par une Bobbie passionnée, une autre de la main d’une femme qui signait « T », puis une succession de cartes postales de Lisa. Lisa aimait les points d’exclamation et les mots soulignés.

Puis, sous Lisa, ou avant Lisa, apparut une série de lettres provenant d’une femme dont je n’avais jamais entendu parler. Je plissai les yeux pour déchiffrer la signature : Adèle. Je m’accroupis, l’oreille aux aguets. Pas un bruit ne me parvenait. Je n’entendais que le crépitement du vent dans les ardoises lâches. Adam devait toujours être occupé à trier son matériel. Je comptai les lettres d’Adèle. Il y en avait treize, courtes pour la plupart. En dessous je découvris six lettres de Penny. J’avais trouvé la femme entre Lisa et Penny, Penny et Lisa. Adèle. En commençant par la dernière, sans doute la première qu’elle lui avait écrite, je me mis à les lire.

Les premières sept ou huit lettres étaient courtes et directes : elle prenait des dispositions pour retrouver Adam, indiquant un lieu, une heure, lui demandant instamment d’être prudent. Adèle était mariée, voilà donc la raison pour laquelle il n’avait rien dit. Il continuait à garder leur secret même aujourd’hui. Les lettres suivantes étaient plus longues et plus tourmentées. Adèle éprouvait à l’évidence des remords vis-à-vis de son mari, qu’elle appelait son « fidèle Tom », mais aussi par rapport à un tas d’autres gens, ses parents, sa sœur, ses amis. Elle ne cessait d’implorer Adam de lui faciliter la tâche. Sa dernière lettre était un adieu. Elle écrivait qu’elle ne pouvait continuer à trahir Tom. Elle déclarait à Adam qu’elle l’aimait et qu’il ne saurait jamais ce qu’il représentait pour elle. Elle disait qu’il était l’amant le plus extraordinaire qu’elle ait jamais connu. Mais elle ne pouvait pas quitter Tom. Il avait besoin d’elle, ce qui n’était pas le cas d’Adam. Lui avait-elle jamais demandé quoi que ce soit ?

Je posai les treize lettres sur mes genoux. Ainsi Adèle avait quitté Adam pour préserver son mariage. Peut-être ne s’en était-il jamais remis, ce qui pouvait être la raison de son silence. Il s’était peut-être senti humilié. Je repoussai mes cheveux derrière mes oreilles, les mains légèrement moites de nervosité. À nouveau, je tendis l’oreille. Était-ce une porte que j’entendis se fermer ? Je remis les lettres en pile et les replaçai sur celles de Penny.

Juste avant de poser le reste du paquet par-dessus, pour recouvrir cette strate ancienne de couches temporelles plus récentes, je remarquai qu’Adèle avait rédigé sa dernière lettre, contrairement aux autres, sur du papier à lettre formel, à en-tête familial, comme pour souligner les liens qui la retenaient. Tom Funston et Adèle Blanchard. Je sentis mes souvenirs remuer, envoyant des picotements le long de ma colonne vertébrale. Blanchard : le nom m’était vaguement familier.

« Alice ? »

Je fermai la boîte que je remis à sa place sans l’entourer de l’élastique.

« Alice, où es-tu ? »

Je me relevai d’un bond. J’avais de la poussière plein les genoux de mon pantalon, mon manteau était sale.

« Alice ? »

Il m’appelait tout près, il se rapprochait. Je me dirigeai aussi silencieusement que possible vers la porte fermée, tout en me lissant les cheveux. Il valait mieux qu’il ne me trouve pas ici. Un fauteuil éventré caché sous une haute pile de rideaux de damas jaune se trouvait dans le coin de la pièce, à gauche de la porte. Je le tirai légèrement pour m’accroupir derrière, en attendant que s’éloignent les bruits de pas. Tout cela était ridicule. Si Adam me trouvait au milieu de ce foutoir je pourrais me contenter de dire que je jetais un coup d’œil. S’il me trouvait cachée derrière un fauteuil, je serais bien en peine de trouver une explication. Il ne s’agirait pas seulement d’une situation embarrassante : la confrontation serait violente. Je connaissais mon mari. J’allais me relever quand la porte s’ouvrit ; je l’entendis entrer dans la pièce.

« Alice ? »

Je retins mon souffle. Peut-être pourrait-il m’apercevoir derrière la pile de rideaux.

« Alice, tu es là ? »

La porte se referma. Je comptai jusqu’à dix avant de me lever. Je retournai jusqu’à la boîte de lettres, l’ouvris, et en retirai la dernière lettre d’Adèle, ajoutant le vol à la liste de mes délits matrimoniaux. Puis je remis le couvercle ainsi que l’élastique cette fois. Je ne savais pas où mettre la lettre. Certainement pas dans une de mes poches. Je tentai de la fourrer dans mon soutien-gorge. Malheureusement je portais un pull côtelé près du corps, qui laissait apparaître la boule de papier. Dans mon slip ? Finalement, je retirai une chaussure pour la glisser à l’intérieur.

Je pris une profonde inspiration et me dirigeai vers la porte. Elle était verrouillée. Adam avait dû la fermer en sortant, par habitude. Je la tirai de toutes mes forces, mais elle ne bougea pas. Paniquée, je cherchai des yeux un outil quelconque. Je détachai le vieux cerf-volant du mur, puis j’en retirai le montant central de la toile déchirée. Je l’enfonçai dans la serrure, sans savoir vraiment quel résultat je cherchais à obtenir. J’entendis la clé heurter le sol derrière la porte.

Le premier panneau de la fenêtre était cassé. Si j’enlevais les pointes de verre restantes, j’arriverais à m’y faufiler. Enfin, peut-être. Je commençai à retirer les aiguilles de verre restées fixées au panneau. Puis j’ôtai mon manteau que je glissai dans l’ouverture. Je traînai une malle sous la fenêtre. Cela fait, je montai dessus et j’enjambai le chambranle. La fenêtre était trop haute, je ne touchais pas le sol de l’autre côté. Non sans peine, je me tortillai pour m’enfoncer plus avant jusqu’à ce que mes doigts de pied effleurent une surface ferme. Je sentis une écharde de verre que j’avais oublié d’enlever transpercer mon jean et me piquer la cuisse. Je me repliai pour passer le corps dans le cadre, et ma tête émergea dans la lumière vive. Si quelqu’un m’attrapait à présent, que dire ? L’autre jambe prit le même chemin. Voilà. Je me penchai pour ramasser mon manteau. J’avais la main gauche qui saignait. J’étais couverte de saletés, de toiles d’araignée et de poussière.

« Alice ? »

J’entendis sa voix au loin. Je respirai profondément. « Adam ! » Ma voix était suffisamment calme. « Où es-tu Adam ? Je t’ai cherché partout. » Je chassai la poussière à grandes claques, me léchai l’index pour retirer des saletés de mon visage.

« Où étais-tu fourrée ? » Il surgit au coin de la bâtisse, si beau, si impatient.

« C’est plutôt à toi de me dire où tu étais !

— Tu t’es coupé la main.

— Rien de grave. Mais je ferais quand même mieux de nettoyer ça. »

Dans le vestiaire, un cagibi à l’ancienne mode où étaient entreposés les fusils, les vieilles casquettes en tweed et les bottes de caoutchouc vertes, je me rinçai les mains et m’aspergeai le visage.

Le père d’Adam était assis dans un fauteuil dans le séjour. À le voir, on aurait cru qu’il n’avait jamais quitté sa place, que nous avions simplement regardé trop vite. Il avait un nouveau verre de whisky à côté de lui. J’allai lui serrer la main, sentant les os fins sous la peau détendue.

« Alors comme ça tu t’es trouvé une femme, dit-il. Vous restez déjeuner ?

— Non, répondit Adam. Alice et moi partons maintenant pour l’hôtel. » Il m’aida à enfiler le manteau que je tenais toujours ramassé en boule sous mon bras. Je levai vers lui un visage souriant.