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Jake me réveilla en m’apportant une tasse de thé. Il s’assit sur le bord du lit dans son peignoir. D’un geste doux, il écarta les cheveux de mon front tandis que j’émergeais lentement. Mes yeux s’attardèrent sur son visage, les souvenirs affluèrent, puissants, désastreux. J’avais les lèvres douloureuses et gonflées, le corps pétri de courbatures. Il ne pouvait manquer de comprendre ce qui s’était passé, rien qu’en me regardant. Je relevai le drap jusque sous le menton et lui souris.

« Tu es très jolie ce matin. Tu as une idée de l’heure ? »

Je fis non de la tête.

Il consulta sa montre d’un geste théâtral. « Presque onze heures et demie. Encore heureux qu’on soit le week-end. À quelle heure tu es rentrée hier soir ?

— Vers minuit. Peut-être un peu plus tard.

— Ils exagèrent ! Allez, bois. On déjeune chez mes parents, tu n’as pas oublié ? »

Si. Seul mon corps semblait avoir une mémoire à présent : les mains d’Adam sur mes seins, ses lèvres sur ma gorge, ses yeux plongés dans les miens. Jake me sourit, me massa le cou, et voilà que je me sentais malade de désir pour un autre homme. Je lui attrapai la main pour y déposer un baiser. « Tu es un type bien. »

Il fit la grimace. « Seulement bien ? » Il se pencha vers moi, m’embrassa les lèvres, et j’eus l’impression de trahir quelqu’un. Jake ? Adam ?

« Je te fais couler un bain ?

— Ce serait sympa. »

Je versai une rasade d’huile de bain au citron dans l’eau, puis je me lavai de nouveau des pieds à la tête, comme pour effacer ce qui s’était passé. Je n’avais rien mangé la veille, mais l’idée même de nourriture m’était insupportable. Allongée dans l’eau chaude, profonde, parfumée, je fermai les yeux et m’autorisai à penser à Adam. Il ne fallait pas que je le revoie, jamais, c’était évident. J’aimais Jake. J’aimais l’existence que j’avais. Je m’étais conduite de façon épouvantable et j’allais tout perdre. Il fallait que je le revoie tout de suite. Rien ne comptait plus que la caresse de ses mains, la douleur de ma chair, la façon qu’il avait de dire mon nom. Je le reverrais une fois, une seule, pour lui dire que c’était fini. Je lui devais au moins ça. N’importe quoi. Je me mentais comme je mentais à Jake. Si je le revoyais, si je posais à nouveau le regard sur son beau visage, je me retrouverais illico dans son lit. Non, la seule chose à faire était de tourner le dos à tout ce qui s’était produit la veille. Je devais me concentrer sur Jake, sur mon boulot. Mais juste une autre fois, la dernière.

« On part dans dix minutes. Tout va bien ? »

La voix de Jake me ramena à la raison. Bien sûr que j’allais rester avec lui. Nous allions nous marier, probablement, avoir des enfants, et un jour tout cela ne serait plus qu’un souvenir, une de ces idioties qu’on fait avant de grandir. Je m’enfonçai une dernière fois dans l’eau, observant les bulles qui s’élevaient d’un corps soudain presque étranger. Puis je m’extirpai de la baignoire. Jake me tendit une serviette. Je sentis son regard sur moi tandis que je m’essuyais.

« Pourquoi ne pas arriver un peu en retard, après tout. Viens par ici », murmura-t-il.

Je laissai donc Jake me faire l’amour, me dire qu’il m’aimait, tandis que je reposais, humide et offerte, sous ses caresses. Je gémis de plaisir feint mais il ne s’en aperçut pas, il ne voyait pas la différence. Ce serait mon secret.

 

Le repas de midi se composa d’un gratin d’épinards, accompagné de pain frotté à l’ail et d’une salade verte. La mère de Jake est bonne cuisinière. Je piquai une feuille de salade frisée avec ma fourchette et la portai jusqu’à ma bouche. Je la mâchai avec lenteur. J’avais du mal à avaler. Je pris une gorgée d’eau et renouvelai la tentative. Je n’arriverais jamais à manger tout ça.

« Quelque chose ne va pas, Alice ? » La mère de Jake me lançait des regards inquiets. Elle déteste que je ne finisse pas un plat qu’elle a préparé. D’habitude j’essaie de me resservir. Elle me préfère aux petites amies précédentes de Jake parce que j’ai en général un bel appétit, je n’hésite pas à reprendre plusieurs fois de son gâteau au chocolat.

Je découpai un morceau de gratin, l’enfournai et me mis à le mâcher avec détermination. « Tout va bien », répondis-je une fois que j’eus réussi à l’avaler. « Je sors juste d’une légère indisposition.

— Tu seras en forme pour ce soir ? » demanda Jake. Je me tournai vers lui, décontenancée. « Mais enfin tu sais bien, sosotte. Nous allons manger un curry avec l’Équipe du côté de Stoke Newington. Après il y a une fête si ça nous dit. On pourra danser.

— Super. »

Je grignotai un bout de pain frotté à l’ail. La mère de Jake ne me quittait pas des yeux.

Après le déjeuner, nous sortîmes flâner dans Richmond Park au milieu de troupeaux de cerfs dociles, puis, quand la nuit commença à tomber, Jake et moi reprîmes la voiture en direction de la maison. Il sortit acheter du lait et du pain, j’en profitai pour extraire une vieille carte Interflora de mon portefeuille, derrière laquelle j’avais inscrit le numéro d’Adam. Je m’installai à côté du téléphone, soulevai le combiné, et composai les trois premiers chiffres. Mais je le reposai aussi sec. Je restai paralysée devant l’appareil, le souffle caverneux. Je déchirai la carte en mille morceaux puis j’allai les faire disparaître dans les toilettes. Quelques fragments refusaient de s’en aller. Prise de panique, je remplis un seau d’eau et le versai dans la cuvette qui se vida. Cela ne changeait rien de toute façon, parce que je me souvenais du numéro. Jake rentra à ce moment, je l’entendis monter les escaliers en sifflotant avec les courses. Rien ne sera jamais pire que ce que je vis maintenant, me dis-je. Chaque jour les choses vont s’arranger un peu. C’est juste une question de patience.

 

Quand nous arrivâmes au restaurant indien, ils étaient tous à l’intérieur. Une bouteille de vin et des pintes de bière trônaient sur la table, tous les visages rayonnaient de gaieté dans l’éclairage caressant des bougies.

« Jake ! Alice ! » s’exclama Clive depuis une extrémité de la table. Je m’assis, collée à Jake, ma cuisse contre la sienne, à l’autre bout, mais Clive me fit signe de le rejoindre. « Je l’ai appelée, m’avoua-t-il.

— Qui ça ?

— Gail, répondit-il, un brin offusqué. Elle a dit oui. Je la retrouve pour prendre un verre la semaine prochaine.

— Eh bien voilà ! m’exclamai-je en me forçant à prendre l’air de quelqu’un qui s’amuse. Et qui est-ce qui va se retrouver à jouer les madame SOS cœur brisé ?

— J’ai failli lui suggérer de venir ce soir. Mais je me suis dit que, pour une première fois, l’Équipe ce serait peut-être un peu beaucoup pour elle. »

Embrassant la tablée du regard, je lâchai : « Il arrive que l’Équipe me pèse à moi aussi.

— Oh, arrête, tu es la reine de la fête. »

J’étais assise à côté de Sylvie. Julie se trouvait face à moi en compagnie d’un type que je ne connaissais pas. L’autre voisine de Julie était la sœur de Jake, Pauline, affublée de Tom, son mari depuis quelques semaines. Elle surprit mon regard et m’adressa un sourire de bienvenue. C’est sans doute mon amie la plus proche, et j’avais tenté de ne pas penser à elle ces derniers jours. Je lui rendis son sourire.

Je commençai à grappiller dans l’assiette de bhagi à l’oignon d’un voisin et à me concentrer sur ce que Sylvie me racontait, quelque chose à propos d’un type avec qui elle était sortie, s’attardant plus particulièrement sur ce qu’ils avaient fait sous les draps, sur le lit, par terre, et j’en passe. Elle s’alluma une deuxième cigarette dont elle tira une longue bouffée. « Ce que la plupart des mecs ne semblent pas comprendre, c’est que quand ils te font passer les jambes par-dessus leurs épaules pour pouvoir s’enfoncer davantage, ça peut faire vraiment mal. Quand Frank l’a fait la nuit dernière, j’ai cru qu’il allait m’arracher mon stérilet. Mais c’est toi l’experte en la matière », ajouta-t-elle, l’air on ne peut plus sérieuse.

Sylvie était la seule personne de ma connaissance qui satisfaisait mon intérêt primaire dans les pratiques sexuelles de mes congénères. Je résiste en général à lui confesser en retour mes propres fantaisies. Surtout ce jour-là. « Je devrais peut-être te présenter à nos chefs de projet. Tu pourrais tester la tenue de route de notre nouveau système.

— Sa tenue de route ? » Elle me gratifia d’une espèce de demi-sourire carnassier. Ses dents blanches étincelaient entre ses lèvres passées au rouge vif. « Une nuit avec Frank ressemble au rallye de Monte-Carlo. J’avais tellement mal aujourd’hui que j’ai eu toutes les peines du monde à m’asseoir au bureau. Je m’en plaindrais bien mais il le prendrait comme un compliment détourné, ce qui n’est pas du tout mon intention. Je suis sûre que tu es bien meilleure que moi pour obtenir ce que tu veux. Côté sexe j’entends.

— J’en doute. » Je jetai un coup d’œil alentour pour voir si quelqu’un écoutait notre conversation. Les tablées, les salles de restaurant même, ont l’art de se taire quand Sylvie prend la parole. Je préférais la retrouver seule à seule dans des endroits où il n’y avait aucun risque qu’on surprenne nos propos. Je me resservis un verre de vin que je vidai d’un trait. À ce rythme je ne tarderais pas à avoir un coup dans l’aile, d’autant que j’étais quasiment à jeun. Peut-être me sentirais-je alors moins mal. J’examinai le menu. « Je vais prendre… euh… » Ma voix se perdit. Il m’avait semblé apercevoir quelqu’un dehors, un homme dans un blouson de cuir noir. Mais quand je relevai la tête il n’y avait personne. Bien entendu. « Peut-être juste un plat végétarien. »

Je sentis la main de Jake se poser sur mon épaule. Il rejoignait le bout de la table où je me trouvais. Il voulait être près de moi, mais à ce moment précis sa présence me parut presque insupportable. Je fus prise de l’envie absurde de tout lui avouer. J’inclinai la tête sur son épaule, bus encore un peu de vin, ris quand les autres riaient, remuai la tête à l’occasion quand l’intonation d’une phrase semblait appeler une réponse. Si je pouvais le voir ne serait-ce qu’une autre fois, j’arriverais à le supporter, me dis-je. Il y avait quelqu’un dehors. Il ne pouvait pas s’agir de lui, mais quelqu’un en blouson noir se tenait dehors dans le froid. Je me tournai vers Jake. Il était engagé dans une conversation animée avec Sylvie au sujet d’un film qu’ils avaient tous les deux vu la semaine passée. « Mais non, il a juste fait semblant », protestait-il.

Je me levai. Les pieds de ma chaise crissèrent bruyamment sur le sol. « Désolée, je dois aller aux toilettes, je ne serai pas longue. »

Je me dirigeai vers l’entrée du restaurant, jusqu’aux escaliers qui menaient aux toilettes. Là, je me retournai. Personne ne me regardait. Ils étaient tous tournés les uns vers les autres, à boire et à discuter. Ils avaient l’air si heureux. Je m’éclipsai par la porte et sortis. L’air froid me mordit si fort que j’en eus le souffle coupé. Je fouillai la nuit du regard. Il était là, quelques mètres plus bas, près d’une cabine téléphonique. Il attendait.

Je courus jusqu’à lui. « Comment oses-tu me suivre, sifflai-je. Comment oses-tu ? » Puis je l’embrassai. J’enfonçai mon visage dans le sien, j’écrasai mes lèvres contre sa bouche, je l’enveloppai de mes bras en pressant mon corps contre lui. Il avança les mains dans mes cheveux et me tira la tête en arrière jusqu’à ce que je le regarde dans les yeux. « Tu n’allais pas m’appeler, je me trompe ? » Il me poussa contre le mur et m’y retint tandis qu’il m’embrassait à nouveau.

« Non. Non ce n’est pas possible. Je ne peux pas faire une chose pareille. » Oh mais pourtant si.

« Il le faut. » Il me repoussa dans l’obscurité de la cabine, défit mon manteau et caressa mes seins sous ma chemise. Je gémis, j’inclinai la tête en arrière, il m’embrassa dans le cou. Sa barbe de quelques jours me piqua la peau.

« Je dois y retourner. » J’étais toujours écrasée contre son corps. « Je reviendrai te voir à l’appartement, je te promets. »

Il retira sa main de ma poitrine, la posa contre ma jambe, puis remonta jusqu’à ma culotte. Je sentis un doigt s’enfoncer en moi.

« Quand ? » Il ne me quittait pas des yeux.

« Lundi, lâchai-je. Je serai là à neuf heures lundi matin. »

Il me laissa partir et leva la main. Bien visiblement, pour que je le voie, il mit son doigt luisant dans sa bouche et le lécha.

 

Dimanche matin, nous peignîmes la pièce qui allait devenir mon bureau. J’avais emprisonné mes cheveux dans un foulard, enfilé un vieux jean de Jake, pourtant je parvins quand même à me barbouiller les mains et le visage de peinture vert petit pois. Nous déjeunâmes tard et passâmes l’après-midi devant la télévision à regarder un vieux film, bras dessus, bras dessous sur le canapé. J’allai me coucher tôt après avoir mariné une heure dans un bain, sous le prétexte que j’avais encore un peu mal à l’estomac. Plus tard, quand Jake me rejoignit au lit, je fis semblant de dormir. Je restai pourtant éveillée pendant de longues heures dans la nuit. Je planifiai ce que j’allais porter. Je songeai à la façon dont j’allais le tenir dans mes bras, apprendre son corps, suivre le tracé de ses côtes et de ses vertèbres, caresser du doigt ses lèvres douces et pleines. J’étais terrifiée.

Le lendemain matin je fus la première à sortir du lit. Je pris de nouveau un bain, j’annonçai à Jake que je ne serais pas de retour avant tard dans la soirée, qu’il me faudrait sans doute participer à une réunion à Edgware avec des clients. Une fois dans la station de métro, j’appelai Drakon pour laisser un message à Claudia, lui disant que j’étais alitée, malade, et de ne me déranger sous aucun prétexte. Je hélai un taxi – il ne me vint pas à l’idée de prendre le métro – à qui je donnai l’adresse d’Adam. Je tentai de m’empêcher de penser à ce que je faisais. J’essayai de ne pas songer à Jake, à son visage osseux et avenant, à ses attentions. Je regardai par la fenêtre comme le taxi se frayait lentement un chemin dans les embouteillages des heures de pointe. Je me donnai un nouveau coup de brosse, tripotai les boutons de velours de mon manteau, que Jake m’avait offert pour Noël. Je tentai de me souvenir de mon ancien numéro de téléphone, sans succès. Si quelqu’un avait regardé dans le taxi, il n’aurait vu qu’une femme vêtue d’un sévère manteau noir, qui se rendait au travail. Je pouvais encore changer d’avis.

Je sonnai à la porte et Adam ouvrit avant que j’aie eu le temps d’arranger mon sourire, mon bonjour blagueur. Il s’en fallut de peu que nous ne baisâmes dans l’escalier, mais nous parvînmes à entrer tant bien que mal dans l’appartement. Nous ne prîmes même pas le temps de nous déshabiller ni de nous allonger. Il écarta les pans de mon manteau, remonta ma jupe sur mes hanches et s’introduisit en moi, debout. Ce fut terminé en une minute.

Puis il me retira mon manteau, arrangea ma jupe et m’embrassa sur les yeux, sur la bouche. Pour cicatriser la plaie.

« Il faut que nous parlions, dis-je. Que nous réfléchissions à ce que…

— Je sais. Attends. » Il se rendit dans la minuscule cuisine. Je l’entendis moudre du café. « Voilà. » Il déposa une cafetière et des croissants aux amandes sur la table basse. « Je les ai achetés en bas. »

Je me rendis compte que je mourais de faim. Adam me regarda manger comme si j’étais en train de faire quelque chose d’extraordinaire. À un moment il se pencha pour ramasser une miette de croissant sur ma lèvre inférieure. Il me versa une deuxième tasse de café.

« Il faut que nous parlions », répétai-je. Il attendit. « Je ne sais même pas qui tu es. Je ne connais pas ton nom de famille, je ne sais rien de toi. »

Il haussa les épaules. Il se contenta de me dire qu’il s’appelait Adam Tallis, comme si ça répondait à toutes mes questions à son sujet.

« Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?

— Ce que je fais ? » reprit-il comme si tout cela était bien éloigné de ses préoccupations. « Des choses et d’autres, ici et là, pour gagner de l’argent. Mais mon métier véritable, c’est l’alpinisme, quand je peux le faire.

— Quoi ? Tu escalades des montagnes ? » On aurait dit une gamine de douze ans, abasourdie, la voix haut perchée.

Il rit. « Ouais, des montagnes. Je fais des trucs pour moi, et puis je suis aussi guide.

— Guide ? » répétai-je.

Je virais au perroquet.

« Je monte des tentes, je tire des cordées de riches touristes à bout de bras dans l’ascension de pics célèbres pour qu’ils puissent faire croire qu’ils les ont escaladés. Ce genre de choses. »

Je me souvins de ses cicatrices, de ses bras forts. Un alpiniste. Eh bien, c’était le premier que je rencontrais.

« Ça a l’air… », j’allais dire « passionnant », mais je me retins d’ajouter une nouvelle ânerie. Au lieu de quoi je poursuivis : « … d’une chose dont je ne sais rien du tout. » Je lui souris, estomaquée par cette révélation. Prise de vertiges.

« Ça ne fait rien.

— Moi c’est Alice Loudon », repris-je, l’air idiot. Quelques minutes plus tôt nous faisions l’amour, les yeux rivés au visage de l’autre, pleins d’une attention passionnée. Que pouvais-je dire de moi qui ne soit pas absurde dans cette pièce si petite ? « Je suis chercheuse, en un sens, même si pour l’instant je travaille pour une firme du nom de Drakon. C’est une boîte très connue. Je m’y occupe d’un projet. Je suis originaire du Worcestershire. J’ai un petit ami avec qui je partage un appartement. Je ne devrais pas être ici. Ce n’est pas bien. C’est à peu près tout.

— Si, c’est bien. » Il me prit la tasse de café des mains. « Non, ce n’est pas tout. Tu as les cheveux blonds, les yeux gris foncé, le nez en trompette. Quand tu souris ton visage se couvre de plis. Je t’ai aperçue et je n’ai pas pu te quitter des yeux. Tu es une sorcière, tu m’as jeté un sort. Tu ne sais pas ce que tu fais ici. Tu as passé le week-end à prendre la décision de ne plus jamais me revoir. Mais j’ai passé le mien à savoir que nous devons rester ensemble. Et je veux que tu te déshabilles devant moi, tout de suite.

— Mais toute ma vie… » Je ne pus finir ma phrase. Je ne savais plus ce que ma vie devait être. Nous étions là, dans une petite chambre à Soho, et le passé comme l’avenir s’étaient effacés, il n’y avait plus que lui et moi, je n’avais aucune idée de ce que je devais faire.

Je passai la journée tout entière dans son appartement. Nous fîmes l’amour, parlâmes, même si plus tard il me fut impossible de me rappeler de quoi, de choses et d’autres, de fragments de souvenirs. À onze heures, il enfila un jean, un sweat-shirt et des baskets pour aller au marché. Il revint et me fit manger un melon, froid et juteux. À une heure il nous prépara une omelette, il coupa des tomates et ouvrit une bouteille de champagne. Du vrai, pas du mousseux. Il tint le verre pendant que je buvais. Il en but et me fit boire à même sa bouche. Il m’allongea, me parla de mon corps, établissant la liste de ses vertus comme s’il les cataloguait. Il écouta chaque mot que je prononçais, vraiment, comme s’il les enregistrait pour se les rappeler plus tard. L’amour, la conversation et la nourriture se mêlèrent. Il nous semblait que c’était nous que nous mangions à chaque bouchée ; nous nous caressions de paroles. Nous baisâmes dans la douche, sur le lit, par terre. Je ne voulais pas que ce jour s’arrête. Je me sentais si heureuse que j’en avais mal, si régénérée que je me reconnaissais à peine. Chaque fois qu’il retirait ses mains de mon corps j’avais l’impression d’être abandonnée, glacée.

« Il faut que j’y aille », finis-je par dire. Il faisait nuit dehors.

« Je veux te donner quelque chose. » Il dénoua le lacet en cuir décoré d’une spirale en métal qu’il portait au cou.

« Mais je ne peux pas le mettre.

— Touche-le de temps en temps. Mets-le dans ton soutien-gorge. Dans ta culotte.

— Tu es fou.

— Fou de toi. »

Je pris la cordelette. Je promis de le rappeler et cette fois-ci il savait que je ne mentais pas. Puis je pris le chemin de la maison. Le chemin de Jake.