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« Vous avez fait quoi ? »

Jusqu’à présent, j’avais considéré l’expression « tomber des nues » comme une métaphore ou une exagération poétique, mais il n’y avait aucun doute, c’est bien ce qui venait d’arriver à Joanna Noble.

Durant le trajet du retour, en plus du choc et du tourment que je ressentais déjà, je m’étais trouvée submergée par une quasi-attaque de panique quand pour la première fois j’avais pris conscience de ce que j’avais fait. Je m’imaginais Michelle décrochant son téléphone pour appeler le Participant et demander à parler à Sylvie Bushnell, que ce soit pour se plaindre ou pour ajouter quelque chose à son histoire, et découvrir qu’il n’existait personne de ce nom, puis s’adresser à Joanna à la place. La piste qui menait à moi n’était ni longue ni tortueuse. Comment Michelle réagirait-elle à ce que je lui avais fait ? Et, question subsidiaire mais non moins pertinente, que m’arriverait-il à moi ? Même si je n’avais pas contrevenu à la loi, je m’imaginais en train d’expliquer mon geste à Adam.

J’entrepris de régler l’affaire, pour autant que ce fût possible, dès mon arrivée. J’appelai Joanna Noble depuis une cabine sur le chemin de la maison. Le lendemain matin, je me trouvais dans son appartement de Tufnell Park à l’heure du petit déjeuner.

Je regardai Joanna. « Vos cendres vont tomber.

— Comment ? » Elle était encore abasourdie.

Je dénichai une soucoupe sur la table que je glissai sous le cylindre de cendres chancelant qui pendait à l’extrémité de sa cigarette, dans sa main droite. Je tapotai moi-même la cigarette et la cendre se répandit en pluie dans la soucoupe. Je pris mon courage à deux mains afin d’étoffer la sombre confession que je venais d’effectuer. Il fallait me montrer aussi claire que possible.

« J’ai terriblement honte. Laissez-moi vous avouer exactement ce que j’ai fait, après quoi vous pourrez me dire ce que vous pensez de moi. J’ai appelé Michelle Stowe en me faisant passer pour une collègue à vous, du journal. Je suis allée lui parler et elle m’a raconté ce qui s’était passé entre Adam et elle. Je voulais savoir, c’était plus fort que moi, et je n’ai pas trouvé de meilleur moyen. Mais c’était une erreur. Je m’en veux beaucoup. »

Joanna écrasa sa cigarette avant d’en rallumer une. Elle se passa la main dans les cheveux. Elle était encore en chemise de nuit. « Mais vous avez pété les plombs ou quoi ?

— Je voulais mener l’enquête.

— Elle croyait parler à une journaliste. Elle pensait faire une déclaration courageuse au nom des victimes de viol, au lieu de quoi elle était en train de satisfaire votre curiosité malsaine, histoire d’apprendre où votre petit mari chéri – elle souligna ces derniers mots d’un mépris amer – allait fourrer sa queue avant votre mariage.

— Je n’essaie pas de me défendre. »

Joanna aspira une longue bouffée de cigarette. « Vous lui avez donné un faux nom ?

— Je lui ai dit que je m’appelais Sylvie Bushnell.

— Sylvie Bushnell ? Où est-ce que vous avez bien pu dégotter un truc pareil ? Vous… » Mais à ce point c’en était trop pour elle. Joanna se mit à glousser, incapable bientôt de maîtriser son rire. Elle posa la tête sur la table qu’elle heurta doucement de son front à deux reprises. Elle tira une nouvelle fois sur sa cigarette, puis se mit à tousser et à rire en même temps. Elle finit par reprendre le dessus. « Il n’y a pas à dire, vous avez le talent pour attaquer sur les points faibles. Vous devriez faire mon boulot. Il me faut un café. Vous en voulez ? »

Je fis oui de la tête. Elle mit de l’eau à bouillir et versa quelques cuillerées de café moulu dans la cafetière tandis que nous continuions notre conversation.

« Alors, qu’est-ce qu’elle vous a dit ? »

Je lui fis un résumé des propos de Michelle.

« Mmmm. » Joanna ne me parut pas particulièrement déconcertée. Elle remplit deux tasses de café avant de s’asseoir en face de moi à la table de la cuisine. « Et comment vous vous sentez après votre escapade ? »

J’avalai une gorgée de café. « J’essaie encore de débrouiller tout ça dans mon esprit. Secouée. C’est un des sentiments que j’éprouve. »

Joanna accueillit cela d’un air sceptique. « Vraiment ?

— Bien sûr. »

Elle alluma une troisième cigarette. « Est-ce très différent de ce que vous avez lu dans le journal ? D’après ce que vous m’avez dit, le verdict me semble tout à fait justifié. Je suis même étonnée que cette histoire soit arrivée devant un tribunal.

— Je n’ai que faire des détails juridiques. Tout ce qui m’intéresse c’est ce qui s’est passé. Ce qui s’est peut-être passé.

— Oh, pour l’amour du ciel, Alice, nous sommes adultes. » Elle avala son café d’un trait. « Écoutez, je ne me considère pas comme quelqu’un de particulièrement dévergondé. On en est tous là, pas vrai ? Mais il m’est arrivé de coucher avec des types pour m’en débarrasser, ou parce qu’ils n’arrêtaient pas d’insister. J’ai fait l’amour avec des types quand j’étais ivre avec qui je n’aurais jamais couché une fois sobre. Il m’est arrivé de le faire alors que je n’en avais pas vraiment envie, et j’ai regretté le lendemain, ou dix minutes après. Une fois ou deux je me suis humiliée au point d’en avoir la nausée. Ça ne vous est jamais arrivé ?

— À l’occasion.

— Tout ce que je veux dire, c’est que nous avons tous fréquenté cette zone grise, joué avec notre désir réel. Enfin, c’est compliqué, mais je veux simplement dire que ça n’a rien à voir avec le mec qui entre chez vous par effraction, affublé d’un masque et armé d’un couteau.

— Je suis désolée, Joanna, mais ça ne me satisfait pas tout à fait.

— Ce n’est pas censé nous satisfaire. Voilà bien le problème. Écoutez, je ne connais rien de votre histoire. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

— Eh bien, disons que ce n’était pas exactement devant une tasse de thé chez le pasteur. Ça n’avait rien d’un roman de Jane Austen.

— Bien. Quand j’ai rencontré Adam, il s’est montré grossier, susceptible, difficile. Je soupçonne que son attitude à mon égard s’explique par un mélange de facteurs, le manque d’intérêt, la suspicion, le mépris. Ça me l’a rendu attirant. Ce type est sexy, non ? » Cette dernière remarque tomba dans un silence que je ne fis pas le moindre effort pour combler.

« C’est vrai ou pas ?

— Il s’agit de mon mari, répondis-je, guindée.

— Bon sang, Alice, ne jouez pas les saintes nitouches avec moi. Ce type est un poème épique en soi. Il a sauvé à lui seul la vie de quasiment tous les membres de cette expédition. Klaus m’a raconté son parcours. Il a lâché Eton{4} à seize ans pour partir dans les Alpes. Il y a traîné un an ou deux avant de trouver un moyen de se rendre dans l’Himalaya où il a passé des années à faire de la randonnée et de l’escalade. Comment avez-vous osé mettre la main sur ce mec avant moi ?

— Je sais tout ça. C’est un choc de découvrir sa face cachée.

— Quelle face cachée ?

— Qu’il peut se montrer violent, dangereux.

— Est-ce qu’il a jamais fait preuve de violence à votre égard ?

— Eh bien… Vous comprenez… » Je haussai les épaules.

« Oh, vous voulez parler d’une violence agréable.

— Je ne suis pas sûre qu’agréable soit le mot juste.

— Mmm, approuva Joanna, avec une moue presque Carnivore. Vous avez un problème, Alice.

— Vraiment ?

— Vous êtes tombée amoureuse d’un héros, d’un homme extraordinaire qui ne ressemble à personne que je connaisse. Il est bizarre, imprévisible, et j’ai l’impression que parfois vous aimeriez le voir se mouler dans le rôle de l’attaché juridique qui rentre à la maison à six heures trente pour dîner et vous fait un câlin par semaine, dans la position du missionnaire. À quoi ressemblait votre liaison précédente ?

— J’ai quitté quelqu’un pour Adam.

— Comment était-il ?

— Il était sympa. Mais pas comme cet attaché dont vous parliez. Il était marrant, attentionné, nous étions amis, nous partagions les mêmes intérêts, nous passions du bon temps ensemble. Côté sexe, tout se passait à merveille. »

Joanna se pencha pour me regarder de près. « Il vous manque ?

— C’est tellement différent avec Adam. Il ne nous arrive jamais de “faire des trucs ensemble”, selon la formule consacrée, comme c’était le cas avec mes petits copains précédents. Quand nous sommes tous les deux ce n’est jamais détendu, simple, comme avec Jake. C’est tellement… tellement intense, tellement épuisant en un sens. Pour ce qui est de l’amour, bien sûr c’est fabuleux, mais c’est aussi perturbant. Troublant. Je ne connais plus les règles.

— Jake vous manque ? » demanda à nouveau Joanna.

C’est une question que je ne m’étais jamais posée. Je n’en avais franchement jamais eu le loisir.

« Pas une seconde », m’entendis-je répondre.