16

« C’est encore loin ? » Malgré mes tentatives pour la stabiliser, ma voix sortait par à-coups désordonnés. Parler me déchirait la poitrine.

« Il reste une douzaine de kilomètres », répondit Adam en se tournant vers moi. « Si tu pouvais marcher un peu plus vite on y arriverait avant la tombée de la nuit. » Son regard ne trahissait aucune émotion. Il enleva son sac à dos, dans lequel il portait toutes mes affaires en plus des siennes, pour en tirer une Thermos. « Bois un peu de thé et prends du chocolat.

— Merci. Tu parles d’un voyage de noces. Moi qui voulais un lit à baldaquin et du champagne. » Je saisis la tasse en plastique remplie de thé entre mes moufles. « On a passé la montée la plus dure ?

— Chérie, ce n’était encore qu’une balade de santé. C’est à partir de là qu’on entame la montée. »

Je me tordis le cou pour découvrir l’endroit qu’il indiquait du doigt. Le vent me mordit le visage, j’avais l’impression d’avoir le menton à vif. « Non, dis-je. Toi peut-être, mais pas moi.

— Tu es fatiguée ?

— Fatiguée ? Non, pas le moins du monde. Je suis en pleine forme, tout ça grâce à tous mes kilomètres de marche dans le métro. J’ai des ampoules dans mes chaussures neuves. J’ai les chevilles en feu. J’ai un point de côté qui me fait l’effet d’un coup de poignard. J’ai le nez gelé et les doigts engourdis. Et puis j’ai le vertige, merde. Je ne bouge plus. » Je m’assis sur la fine pellicule de neige et enfournai deux carrés de chocolat durcis par le froid.

« Tu restes là ? » Adam balaya du regard la lande solitaire bordée de collines escarpées. L’été, à l’en croire, elle accueillait de nombreux randonneurs, mais pas ce samedi de fin février, alors que l’herbe gelée formait des monticules acérés, que les arbres se courbaient dans le vent, que notre haleine s’élevait en volutes dans l’air gris.

« D’accord, je ne vais pas rester là. Je fais juste ma crise. »

Il s’assit à côté de moi et se mit à rire. Je crois que c’était la première fois que je l’entendais rire vraiment. « J’ai épousé une mauviette ! » s’exclama-t-il comme s’il s’agissait là de la chose la plus drôle au monde. « Je passe ma vie à escalader des montagnes, et j’ai épousé une femme qui est incapable de grimper une pente de rien du tout sans se payer un point de côté.

— Ouais, et moi j’ai épousé un type qui me traîne au milieu de nulle part et qui se marre quand j’éprouve des difficultés et que je ne suis pas très fière de moi », lui lançai-je à la figure.

Adam se leva et m’aida à me mettre debout. Il ajusta mes moufles de façon à couvrir le moindre millimètre de peau nue jusqu’aux manches de mon blouson. Il tira une écharpe du sac à dos pour me l’enrouler autour du cou. Il resserra mes lacets, afin d’éviter que mes pieds flottent dans mes chaussures. « Maintenant, essaie de prendre un rythme. Ne te presse pas. Non que tu l’aies fait jusqu’à présent. Trouve une allure, et ensuite ne t’arrête plus. Respire calmement. Ne regarde pas où nous allons, mets juste un pied devant l’autre jusqu’à ce que tu aies l’impression d’entrer en méditation. Prête ?

— Oui, capitaine. »

Nous avançâmes en file indienne sur le chemin. Il devenait de plus en plus escarpé, au point de devoir presque nous hisser à l’aide des mains. Adam semblait ralentir le pas, pourtant il me distança en l’espace de quelques secondes. Je ne tentai pas de le rattraper, occupée que j’étais à essayer de suivre ses instructions. Gauche, droite, gauche, droite. J’avais le nez qui coulait, les yeux chassieux. Mes jambes douloureuses me semblaient faites de plomb. Je m’assignai des exercices de calcul mental. Je tentai de me fredonner une vieille chanson sur les éléments chimiques, que j’avais présentée dans un spectacle à l’université. « Il y a l’antimoine, l’arsenic, l’aluminium, le sélénium… » et après ? De toute façon, je manquais de souffle. Je trébuchais parfois sur des petites pierres qui encombraient le chemin, je me griffais à d’épais buissons de ronce. Je ne parvins jamais à l’état de méditation, mais je continuai vaille que vaille, et bientôt le point de côté s’atténua pour laisser place à une douleur plus tempérée. Mes mains se réchauffèrent, l’air pur me parut moins agressif à chaque inspiration.

Au sommet d’une côte, Adam me fit m’arrêter pour contempler le paysage.

« On croirait que nous sommes seuls au monde, dis-je.

— C’est bien l’intérêt de l’exercice. »

Le soir commençait à tomber au moment où nous aperçûmes le refuge juste en contrebas.

« À qui est-ce destiné ? » Tandis que nous y descendions, les silhouettes d’énormes escarpements et de troncs rabougris se dessinaient dans la pénombre.

« C’est un refuge pour alpinistes et randonneurs. Il appartient au Club d’alpinisme britannique. Les membres ont le droit d’y passer la nuit. J’ai apporté la clé. » Il tapota la poche sur le côté de son blouson.

Il faisait un froid de canard à l’intérieur. Le confort élémentaire avait été négligé. Adam alluma une grande lampe à gaz qui pendait à une des poutres, à la lumière de laquelle j’examinai les étroites planches de bois disposées autour de la pièce en guise de couchettes, la cheminée vide, le petit lavabo surmonté d’un robinet d’eau froide exclusivement.

« C’est tout ?

— Ouais.

— Où sont les toilettes ?

— Là-bas. » Il désignait la porte, derrière laquelle s’étalaient les espaces enneigés.

« Oh. » Je m’assis sur le bois dur d’une couchette. « Quel confort !

— Attends un peu. »

Dans un coin se trouvaient plusieurs grosses caisses pleines de bûches et de branches. Il en sortit une qu’il amena jusqu’à la cheminée, puis s’employa à briser les brindilles qu’il disposa en un dôme bien arrondi autour de quelques boules de papier journal froissé. Ensuite il recouvrit l’ensemble de bûches plus importantes. Il frotta une allumette pour mettre le feu au papier. Les flammes commencèrent à lécher le bois. Au début, elles étaient jaunes, sans chaleur, mais bientôt le feu émit une chaleur suffisante pour que j’envisage la possibilité d’ôter mon blouson et mes moufles. Le refuge était petit et bien isolé ; dans une demi-heure environ, il y ferait chaud.

Adam dégagea le petit réchaud à gaz rangé sous le sac à dos, déplia les montants, et l’alluma. Il remplit au robinet une bouilloire de cuivre cabossée qu’il posa sur la flamme. Il déroula d’un coup les deux sacs de couchage, puis en défit la fermeture Éclair de façon à composer deux duvets qu’il étala devant l’âtre.

« Viens t’asseoir », dit-il. Je me débarrassai de mon blouson pour le rejoindre devant le feu. Il sortit une bouteille de whisky du fond du sac, puis un long salami et un de ces incroyables couteaux suisses qui font aussi tournevis, décapsuleur et boussole. Je le regardai découper d’épaisses tranches de saucisson qu’il déposa sur le papier sulfurisé. Il ouvrit la bouteille de whisky et me la tendit.

« Voilà le dîner », dit-il.

J’avalai une gorgée de whisky, puis quelques bouchées de salami. Il était environ sept heures, la nuit était totalement silencieuse. Jamais dans ma vie je n’avais connu un tel silence, aussi épais, aussi absolu. Dehors, derrière les fenêtres dénuées de rideaux, il faisait une nuit d’encre, troublée seulement par le canevas des étoiles. Il fallait que j’aille aux toilettes. Je me levai. Quand j’ouvris la porte, l’air glacé me frappa comme une explosion. Je la refermai derrière moi avant de m’enfoncer dans la nuit. Je frissonnai, perturbée par le sentiment que nous étions vraiment, vraiment seuls, et que nous le serions toujours à présent. J’entendis Adam sortir du refuge, fermer la porte derrière lui. Dans mon dos, je sentis ses bras m’entourer, me transmettre dans une étreinte sa solide chaleur.

« Tu vas prendre froid, dit-il.

— Je ne suis pas sûre d’aimer tout ça.

— Rentre, mon cher amour. »

 

Nous bûmes encore du whisky, l’œil rivé sur le mouvement des flammes. Adam rajouta quelques bûches. Il faisait chaud à présent, la petite pièce s’emplissait d’un agréable parfum de résine. Longtemps, nous gardâmes le silence, sans nous toucher. Quand il finit par poser la main sur mon bras, ma peau frémit. Nous nous déshabillâmes chacun de notre côté, en nous regardant. Nous nous accroupîmes nus, l’un en face de l’autre, les yeux dans les yeux. Bizarrement, j’étais mal à l’aise, gagnée par la timidité. Il me prit la main, dont l’annulaire s’ornait à présent d’un nouvel anneau d’or, et la leva à ses lèvres pour y déposer un baiser.

« Tu me fais confiance ? demanda-t-il.

— Oui. » Ou plutôt, non, non et non.

Il me tendit la bouteille de whisky. J’en avalai une rasade, qui me brûla la gorge.

« Je veux te faire quelque chose que personne n’a jamais fait. »

Je ne répondis pas. J’avais l’impression d’être dans une sorte de rêve. Un genre de cauchemar. Nous nous embrassâmes, mais très doucement. Il fit courir ses doigts sur mes seins, puis descendit jusqu’à mon ventre. Je suivis le cours de ses vertèbres le long de sa colonne. Nos gestes étaient très attentionnés. Un côté de mon corps cuisait, trop près du feu, l’autre grelottait. Il me dit de m’allonger sur le dos, ce que je fis. Peut-être avais-je bu trop de whisky et pas suffisamment pris de salami. Je me sentais comme suspendue au-dessus d’un abîme, quelque part dans la pénombre si froide. Je fermai les yeux mais il tourna mon visage vers lui. « Regarde-moi. »

Des ombres lui traversaient le visage. Je ne distinguais que des parcelles de son corps. Au début, ce fut très tendre, et ce n’est que graduellement que tout devint si violent, gravissant un cran après l’autre l’échelle de la douleur. Je me souvins de Lily et de son dos scarifié. Dans mon esprit, je voyais Adam au sommet de ses montagnes si hautes, au milieu de toute cette peur, de toute cette mort. Comment se faisait-il que je me trouve là, dans ce silence terrifiant ? Pourquoi le laissais-je me faire ça, qui étais-je devenue pour me soumettre ainsi à lui ? Je fermai à nouveau les yeux. Cette fois, il ne me demanda pas de les ouvrir. Il mit les mains autour de mon cou. « Ne bouge pas, n’aie pas peur. » Puis il commença à serrer. Je voulais lui dire d’arrêter, mais pour une raison inconnue je n’en fis rien, cela me fut impossible. Je restai allongée sur les sacs de couchage, devant le feu, dans le noir, et il continua à appuyer. Je gardai les yeux fermés, les mains immobiles. C’était le cadeau de mariage que je lui faisais, le don de ma confiance. Les flammes dansaient sur mes paupières closes, mon corps se tordait sous le sien, comme si j’en avais perdu la maîtrise. Je sentis le sang rugir dans mon corps, mon cœur se débattre, ma tête gronder. Il n’y avait plus ni plaisir ni douleur. J’étais ailleurs, dans un autre monde où toutes les frontières s’étaient désintégrées. Oh, mon Dieu ! Il fallait qu’il s’arrête maintenant. Qu’il s’arrête. La pénombre déboula derrière les lignes claires de la sensation pure.

« Tout va bien, Alice. » Il me rappelait. Ses pouces libérèrent ma trachée. Il se pencha pour me déposer un baiser dans le cou. J’ouvris les yeux. Je me sentais malade, épuisée, triste, défaite. Il me redressa et me tint contre lui. Ma nausée se calma, mais j’avais très mal à la gorge. Une envie de pleurer m’étreignait. Je voulais rentrer à la maison. Il saisit la bouteille de whisky, en but une rasade, puis la posa contre mes lèvres et fit couler le liquide dans ma bouche comme s’il avait affaire à un bébé. Je m’effondrai sur les sacs de couchage, il me recouvrit d’un duvet, et je restai allongée là un moment à regarder les flammes, tandis que lui, assis à côté de moi, me caressait les cheveux. Je glissai très lentement dans le sommeil, pendant qu’Adam nourrissait le feu mourant à côté de moi.

À un moment de la nuit je m’éveillai. Il était allongé à mes côtés, plein de chaleur et de force. Un homme sur qui on pouvait s’appuyer. Le feu s’était éteint, mais les braises luisaient encore. Ma main gauche était froide, car elle avait glissé en dehors du sac de couchage.