14

« La demoiselle a le pied fin, Mr Tallis. » L’homme tenait mon pied comme s’il s’agissait d’un morceau d’argile qu’il tournait entre ses longues mains.

« Mmm. Mais l’important c’est qu’elle soit bien maintenue au niveau de la cheville. Elle ne veut pas d’ampoules, d’accord ? »

Je n’étais jamais entrée dans ce genre de magasin auparavant, même si j’étais déjà passée devant pour scruter leurs profondeurs obscures et coûteuses. Il ne s’agissait pas d’un essayage traditionnel : on prenait les dimensions de mon pied en vue d’un ajustement sur mesure. Ma chaussette violette, élimée au niveau du talon, faisait pâle figure dans cette illustre compagnie.

« Et la cambrure du pied est très prononcée.

— En effet, j’avais remarqué. » Adam s’empara de mon autre pied pour l’examiner. J’avais l’impression d’être un cheval chez le maréchal-ferrant.

« Quel genre de chaussures de marche aviez-vous en tête ?

— Eh bien, comme je n’ai…

— Pour des randonnées classiques. Assez hautes, pour lui maintenir la cheville. Et légères, répondit Adam avec assurance.

— Comme celles que j’ai réalisées pour… ?

— Oui.

— Pour qui ? » demandai-je. Ni l’un ni l’autre ne prêta attention à ma question. Je me libérai les pieds et me levai.

« Il faut qu’elles soient prêtes pour vendredi prochain, déclara Adam.

— Mais c’est le jour de notre mariage.

— C’est bien pour ça que je dois venir les prendre vendredi, répondit-il comme s’il s’agissait d’une évidence. De cette façon nous pourrons aller faire un tour pendant le week-end.

— Oh ! » m’exclamai-je. Je m’étais mis en tête une lune de miel de deux jours passée au lit, agrémentée de champagne, de saumon fumé et de bains chauds entre deux étreintes.

Adam leva les yeux vers moi. « J’ai une démonstration d’alpinisme dans le Lake District samedi, expliqua-t-il brièvement. Tu peux m’accompagner.

— Comme une petite femme dévouée. J’ai un mot à dire dans cette affaire ?

— Allez, viens. Nous sommes pressés.

— Et où allons-nous maintenant ?

— Je te le dirai dans la voiture.

— Quelle voiture ? »

L’existence d’Adam semblait s’appuyer entièrement sur un système de troc. Son appartement appartenait à un ami. La voiture garée en bas de la rue était celle d’un copain d’escalade. Son équipement était remisé ici et là, dans des greniers et ailleurs. Je n’arrivais pas à comprendre comment il parvenait à se souvenir de tout. Il grappillait des petits boulots par le bouche à oreille. C’était presque toujours un service qu’on lui rendait pour le remercier d’un geste qu’il avait eu sur une montagne quelconque. Quelqu’un à qui il avait évité les morsures du gel, une course ardue qu’il avait guidée à bon port, son calme dans un passage difficile, sa gentillesse durant une tempête, une vie qu’il se trouvait avoir sauvée.

J’essayais de ne pas le considérer comme un héros. Je ne voulais pas être la femme d’un héros. Cette idée me terrifiait, m’excitait, tout en établissant une subtile distance érotique entre nous. Je savais que je le voyais d’un œil différent depuis la veille, depuis la lecture de ce fameux livre. Son corps, que j’avais considéré jusqu’à il y a vingt-quatre heures comme un instrument de mon plaisir, était devenu le corps qui résistait quand personne d’autre ne le pouvait. Sa beauté, qui m’avait séduite, me semblait à présent miraculeuse. Il avait traversé d’un pas titubant une soupe d’air raréfié dans un froid cassant, écrasé de vent et de douleur, cependant il semblait s’en être sorti intact. Maintenant que je savais tout cela, le moindre de ses gestes portait l’empreinte de son courage intrépide et calme. Quand il me regardait d’un air songeur ou quand il me touchait, je ne pouvais m’empêcher de penser que j’étais l’objet de désir qu’il devait se risquer à conquérir. Et je voulais être conquise, de tout mon cœur. Je voulais être assaillie et vaincue. J’aimais qu’il me fasse mal, j’aimais me débattre avant de me rendre. Mais qu’en était-il de l’après, une fois que j’aurais été cartographiée, inscrite au nombre des victoires ? Qu’allait-il advenir de moi alors ? Sur le trottoir couvert de neige fondue grise, tout en me dirigeant vers la voiture empruntée, à six jours exactement de notre mariage, je me demandai comment il me serait jamais possible de vivre sans l’obsession d’Adam.

« Nous y voilà. »

La voiture était une vieille Rover noire pourvue de profonds sièges de cuir et d’un magnifique tableau de bord en noyer. Elle sentait la cigarette. Adam m’ouvrit la porte, puis s’installa à la place du conducteur comme s’il en était le propriétaire. Il tourna la clé, et se glissa tranquillement dans la circulation du samedi matin.

« Où allons-nous ?

— Juste à côté de Sheffïeld, dans le Peak District.

— Et que nous vaut cette mystérieuse balade magique ?

— C’est pour voir mon père. »

 

La maison était imposante, mais aussi assez lugubre, posée sur ce paysage plat exposé aux vents de tous les côtés. Elle possédait, j’imagine, la beauté de l’intransigeance, mais aujourd’hui c’était le confort que je recherchais, pas l’austérité. Adam se rangea sur le flanc de la bâtisse, à côté d’une rangée de dépendances délabrées. Il tombait à présent de gros flocons de neige duveteux. Je m’attendais à ce qu’un chien se précipite sur nous en aboyant ou qu’un domestique démodé nous accueille à la porte. Mais personne ne vint à notre rencontre. J’eus la sensation désagréable que la maison était tout à fait vide.

« Il nous attend ?

— Non.

— Est-il au courant pour nous deux ?

— Non. C’est la raison pour laquelle nous sommes là. »

Il s’avança jusqu’à la porte d’entrée à deux battants, frappa quelques coups pour la forme, puis l’ouvrit.

Il faisait très froid à l’intérieur, et plutôt sombre. L’entrée formait un carré glacial recouvert de parquet ciré, meublé d’une horloge de grand-père dans le coin. Adam me conduisit par le coude jusqu’à un salon agrémenté de vieux canapés et de vieux fauteuils. Au fond de la pièce, une ample cheminée avait l’air de ne pas avoir connu de feu depuis des années. Je serrai mon manteau contre moi. Adam ôta son écharpe pour me l’enrouler autour du cou.

« Nous n’allons pas rester longtemps, ma chérie. »

La cuisine, avec ses vieux carreaux de faïence et ses plans de travail en bois, était tout aussi vide, malgré la présence d’une assiette jonchée de miettes et d’un couteau sur la table. La salle à manger était une de ces pièces qui ne servent qu’une fois dans l’année. Elle contenait une table ronde cirée et un sévère buffet d’acajou recouvert de bougies neuves.

« Tu as grandi ici ? » Je n’arrivais pas à imaginer que des enfants aient jamais joué dans cette maison. Adam acquiesça, désignant une photographie noir et blanc sur le manteau de la cheminée. Un homme en uniforme, une femme en tablier et, au milieu, un enfant, se tenaient devant la bâtisse. Ils avaient tous la mine très grave, une pose très formelle. Les parents semblaient beaucoup plus vieux que je ne me l’étais imaginé.

« C’est toi ? » Je pris la photographie et l’amenai à la lumière pour mieux voir. Il devait avoir neuf ans, ses cheveux étaient noirs, son air renfrogné. Les mains de sa mère reposaient sur ses épaules récalcitrantes. « Tu n’as pas du tout changé, Adam, je t’aurais reconnu n’importe où. Ta mère était belle !

— Oui. Très. »

À l’étage, dans toutes les chambres, les lits une personne étaient faits, les oreillers bombés. De vieux bouquets de fleurs séchées ornaient chaque rebord de fenêtre.

« Laquelle était ta chambre ?

— Celle-ci. »

J’observai les murs blancs, le dessus-de-lit de molleton jaune, l’armoire vide, le tableau représentant un paysage sans charme, le petit miroir pratique dénué d’ornement futile.

« Mais on ne t’y retrouve pas du tout. Il n’y a aucune trace de ta présence. » Adam accueillait mes réflexions avec impatience. « Quand es-tu parti ?

— Tu veux dire définitivement ? À quinze ans, je crois, même si on m’a envoyé en internât dès l’âge de six ans.

— Où es-tu allé à quinze ans ?

— Ici et là. »

Je commençais à comprendre que poser des questions directes n’était pas la méthode la plus efficace pour soutirer des informations à Adam.

Nous nous rendîmes dans la chambre qui avait été celle de sa mère. Son portrait pendait au mur et, touche insolite, j’aperçus une paire de gants de soie pliée à côté des fleurs séchées.

« Ton père l’aimait beaucoup ? »

Il me décocha un regard un peu bizarre. « Non, je ne crois pas. Regarde, le voilà. » Je vins le rejoindre devant la fenêtre. Un très vieil homme traversait le jardin en direction de la maison. Un nuage de neige glacée couvrait sa chevelure blanche, épousant aussi ses épaules. Il ne portait pas de pardessus. Il paraissait maigre, presque transparent, mais se tenait très droit. Il portait une canne qu’il ne semblait utiliser que pour chasser les écureuils qui grimpaient en vrille sur le tronc des vieux bouleaux.

« Quel âge a ton père, Adam ?

— Environ quatre-vingts ans. Je suis arrivé tard. Ma plus jeune sœur avait seize ans quand je suis né. »

 

Le père d’Adam, le colonel Tallis, ainsi qu’il me demanda de l’appeler, me faisait l’effet d’une inquiétante antiquité. Il avait la peau pâle, semblable à du papier. Ses deux mains étaient piquetées de taches brunes. Ses yeux, d’un bleu singulier, comme ceux d’Adam, étaient embrumés. Son pantalon pendait, lâche, sur sa charpente squelettique. Il parut très peu surpris de nous voir.

« Je te présente Alice. Je l’épouse vendredi prochain.

— Bonjour, Alice. Une blonde, hein ? Alors comme ça vous épousez mon fils. » Son regard se fit presque méchant. Puis il revint à Adam. « Sers-moi un whisky, dans ces conditions. »

Adam quitta la pièce. Je ne savais pas très bien quoi dire au vieil homme, qui ne paraissait pas enclin à me parler.

« J’ai tué trois écureuils hier, annonça-t-il sans préambule, après un silence. Avec des pièges, voyez-vous.

— Oh.

— Oui. C’est de la vermine. Mais ça ne les empêche pas de revenir à la charge. Comme les lapins. J’en ai abattu six. »

Adam réapparut, les mains chargées de trois verres remplis d’un whisky couleur ambre. Il en donna un à son père et m’en offrit un autre. « Bois, ensuite nous rentrerons », m’enjoignit-il.

Je bus mon verre. Je ne savais pas quelle heure il était, mais dehors il faisait déjà nuit. Je ne comprenais pas ce que nous faisions ici, j’étais même prête à dire que nous aurions mieux fait de nous abstenir, à ceci près que je possédais à présent une nouvelle image très claire d’Adam enfant : un petit garçon solitaire, rapetissé par deux parents âgés, qui avait perdu sa mère à l’âge de douze ans et qui avait dû vivre dans une grande maison froide. Quel genre d’existence avait-il dû mener, tandis qu’il grandissait seul avec ce figurant en guise de père ? Le whisky me brûlait la gorge, me réchauffait la poitrine. Je n’avais presque rien avalé de la journée et il me paraissait clair qu’on ne m’offrirait rien à manger dans cette maison. Je me rendis compte que je n’avais pas même ôté mon manteau. Eh bien, ce n’était plus bien la peine à présent.

Le colonel Tallis but lui aussi son whisky, assis en silence sur le canapé. Soudain sa tête s’inclina en arrière, ses lèvres s’entrouvrirent, laissant échapper un ronflement rauque. Je saisis le verre vide qu’il tenait à la main pour le poser sur la table à côté de lui.

« Viens ici, dit Adam. Viens avec moi. »

Nous retournâmes dans une chambre à l’étage. L’ancienne chambre d’Adam. Il ferma la porte et me poussa sur le lit étroit. J’avais la tête qui tournait. « Tu es mon foyer, dit-il d’une voix dure. Tu comprends ? Mon seul foyer. Ne bouge pas. Ne bouge pas d’un centimètre. »

Quand nous redescendîmes, le colonel ouvrit un œil.

« Vous partez déjà ? N’hésitez pas à revenir. »

 

« Reprenez de la tourte, Adam.

— Non merci.

— Ou alors de la salade. Je vous en prie, resservez-vous de salade. J’en ai trop fait, je sais. C’est toujours difficile de préparer les proportions exactes, vous ne trouvez pas ? Mais c’est pour cela qu’il est si utile d’avoir un congélateur.

— Non merci, je ne veux pas de salade. » La nervosité colorait les joues de ma mère et lui déliait la langue. Mon père, un homme taciturne à ses meilleures heures, n’avait presque pas ouvert la bouche. Assis au bout de la table, il vidait son assiette d’une main pesante.

« Un peu de vin alors ?

— Non merci, pas de vin.

— Alice adorait ma tourte campagnarde quand elle était petite, n’est-ce pas ma chérie ? » Elle était désespérée. Je lui souris, incapable pourtant de lui répondre quoi que ce soit parce que, contrairement à elle, la nervosité me paralysait la langue.

« Vraiment ? » Étonnamment, le visage d’Adam s’éclaira. « Et quoi d’autre ?

— Les meringues. » Soulagée d’avoir trouvé un sujet de conversation, ma mère se détendit. « Et le gras de bacon grillé. Et ma tarte aux cassis et aux pommes. Le gâteau à la banane. C’était une petite si maigrichonne, vous auriez du mal à croire les quantités qu’elle pouvait avaler.

— Oh ça non. »

Adam me posa la main sur le genou. Je me sentis rougir. Mon père émit un toussotement solennel avant d’ouvrir la bouche pour parler. La main d’Adam se glissa sous l’ourlet de ma jupe et commença à me caresser le haut de la cuisse.

« Cela me semble un peu soudain, annonça mon père.

— En effet, se dépêcha d’ajouter ma mère. Nous sommes ravis, ça ne fait pas le moindre doute, et je suis certaine qu’Alice va être très heureuse, et puis de toute façon c’est sa vie, elle peut en faire ce qu’elle veut, mais nous nous sommes dit, pourquoi une telle précipitation ? Si vous êtes sûrs l’un de l’autre, pourquoi ne pas attendre, et puis… »

La main d’Adam remonta. Il posa un pouce déterminé sur mon sexe. Je restai assise sans bouger, le cœur battant la chamade, le corps palpitant.

« Nous nous marions vendredi, déclara-t-il. Notre décision est soudaine, parce que l’amour l’est aussi. » Il sourit à ma mère avec une certaine douceur. « Je comprends que ce soit difficile à accepter.

— Et vous ne voulez pas que nous soyons là, ajouta-t-elle d’une voix tremblotante.

— Ce n’est pas que nous ne le voulons pas, maman, mais…

— Il y aura juste deux témoins pris dans la rue, répondit-il avec froideur. Deux inconnus, de sorte qu’en fait nous serons seulement tous les deux. C’est ce que nous voulons. » Il tourna vers moi un regard intense. J’eus la sensation qu’il me déshabillait devant mes parents. « Ce n’est pas vrai ?

— Si, répondis-je dans un souffle. Si maman, c’est vrai. »

Dans mon ancienne chambre, un musée consacré à mon enfance, il saisit les objets un à un comme s’ils constituaient autant d’indices. Mes certificats de natation. Mon vieil ours en peluche, à qui il manquait maintenant une oreille. Ma pile de vieux 33 tours rayés. Ma raquette de tennis, qui reposait toujours dans le coin à côté de la corbeille à papier en osier que j’avais confectionnée à l’école. Ma collection de coquillages. Ma poupée de porcelaine, que m’avait offerte ma grand-mère quand j’avais environ six ans. Une boîte à bijoux tendue de soie rose, qui ne contenait qu’un collier de perles. Il enfouit son visage dans les plis de mon vieux peignoir, qui pendait toujours à la porte. Il déroula une photo d’école, de 1977, sur laquelle il eut vite fait de localiser mon visage, mon sourire incertain, au deuxième rang. Il dénicha la photo sur laquelle nous apparaissions, mon frère et moi, à quatorze et quinze ans ; il la scruta, le front plissé, levant les yeux vers moi avant de revenir au cliché. Il posa ses mains sur tout, caressant chaque surface du bout des doigts. Il me palpa le visage, explorant chaque faille et chaque tache.

Nous nous promenâmes le long de la rivière, sur la berge tapissée de boue glacée. Nos mains s’effleuraient, des courants électriques parcouraient ma colonne vertébrale, le vent me soufflait au visage. Nous nous arrêtâmes de concert pour observer les eaux lentes et brunes, animées de bulles scintillantes, de bouts de bois, et de soudains courants qui les aspiraient.

« Tu es à moi à présent, dit-il. Mon seul amour.

— Oui. Oui, je suis à toi. »

 

Quand nous arrivâmes à l’appartement le dimanche soir tard dans la nuit, tombant de sommeil, mon pied heurta un objet sur le paillasson au moment où je passai la porte. C’était une enveloppe brune, sans nom ni adresse. Elle ne comportait que la mention « Appartement 3 ». Notre appartement. Je l’ouvris et n’en tirai qu’une feuille de papier. Le message était écrit au gros feutre noir :

 

JE SAIS OÙ TU HABITES.

 

Je la tendis à Adam. Il lut la lettre, fit la grimace.

« Il s’est lassé du téléphone », dis-je.

Je m’étais habituée aux appels silencieux, de jour comme de nuit. Cela paraissait différent. « Quelqu’un est venu jusqu’à l’appartement, repris-je. Quelqu’un a glissé cette lettre sous notre porte. »

Adam ne semblait pas autrement perturbé. « C’est ce que font aussi les agents immobiliers, non ?

— Est-ce qu’on ne devrait pas appeler la police ? C’est complètement idiot de laisser faire sans réagir.

— Et leur dire quoi ? Que quelqu’un sait où nous habitons ?

— J’imagine que c’est à toi que ça s’adresse. »

Adam prit l’air sérieux. « Je l’espère bien. »