« Vous devez pouvoir vous reposer sur quelqu’un et je me propose d’être cette personne. »
Les paroles de Raoul tourbillonnaient dans la tête de Pia. Des paroles encore plus absurdes que son baiser…
— Je n’ai pas encore pris de décision par rapport aux embryons, articula-t-elle.
— Bien sûr que si. Vous m’avez trop parlé de votre amie Crystal, de votre sens du devoir, de vos responsabilités. Vous vous imaginez tourner le dos à tout ça ?
— Non, mais…
Raoul avait-il vu juste ? Avait-elle réellement déjà choisi d’accepter ces bébés ?
Elle ferma les paupières pour mieux réfléchir. Oui, depuis le début, elle l’avait senti. Peu importe qu’elle soit ou non la plus apte à les prendre en charge, c’est à elle que Crystal les avait confiés. Et là, elle allait s’engager dans une mission insensée, effrayante, qui allait bouleverser sa vie, mais à laquelle il était inconcevable qu’elle se dérobe. Son amie avait compté sur elle.
— Mon Dieu ! s’écria-t-elle en même temps qu’elle ouvrait les yeux. Je vais être enceinte.
Elle bondit de sa chaise. Son cœur s’emballa, sa poitrine se contracta. Oh, non, pas encore !
— J’étouffe…
Contournant le bureau, Raoul lui prit les mains et les serra fort dans les siennes, comme pour l’empêcher de tomber.
— Cette histoire ne vous concerne pas.
— J’ai envie de vous aider. D’être votre…
Il s’interrompit, à la recherche de la formule qui définirait le mieux le rôle qu’il souhaitait jouer auprès d’elle.
— … votre auxiliaire de grossesse. Je vous conduirai chez le médecin, j’irai vous acheter des cornichons, et tout le reste.
— Je n’ai pas besoin de cornichons, merci, je n’aime pas particulièrement ça, rétorqua-t-elle en se forçant à ignorer la chaleur troublante des mains de Raoul.
Impensable de s’autoriser ce genre de légèreté en ce moment, alors qu’il venait de lui parler d’être… comment avait-il dit déjà ? « Un auxiliaire de grossesse » ?
— Je suis sérieux, Pia, insista Raoul sans desserrer son étreinte malgré la tentative de celle-ci pour se dégager. Vous n’avez pas de famille ici. Quant à vos amis, ils sont pris par leur propre vie. Alors, je vous offre mes services le temps de votre grossesse.
Les baisers entreraient-ils dans ses fonctions ? se demanda-t-elle en s’empressant de chasser cette pensée importune.
— Vous dites n’importe quoi, attaqua-t-elle en profitant de ce qu’il lui avait enfin lâché les mains pour s’écarter. Pourquoi gâcheriez-vous neuf mois de votre vie pour m’aider ?
— Pourquoi accepteriez-vous de porter les bébés de Crystal ?
— C’est différent. Crystal était mon amie.
— Et moi, je connaissais Keith. Il s’agit de ses enfants, à lui aussi. Il est mort dans mes bras, Pia. Je me sens redevable de quelque chose envers lui. Je n’ai jamais pu me sortir ça de la tête. Aider à mettre ses bébés au monde me semble le minimum.
Des arguments presque acceptables quand tout dans leur conversation sortait du champ du vraisemblable.
— Oui, peut-être, concéda-t-elle, mais pourquoi ne pas vous contenter de verser un don à une œuvre caritative ? Vous êtes riche, connu. Et puis vous avez votre vie, une copine…
— Non. Je n’ai personne. Sinon, je ne vous aurais pas embrassée.
Ce qui n’expliquait pas pourquoi il l’avait fait… Allons ! Une énigme après l’autre !
— C’est vraiment adorable, Raoul. Merci, mais… non.
— Pourquoi ? Je ne vous inspire pas confiance ? Je ne vais pas changer d’avis et revenir sur ma proposition, vous savez. Je ne vous laisserai pas tomber.
Ainsi, il la connaissait suffisamment pour avoir deviné sa peur panique de l’abandon ! Tout en s’efforçant de cacher sa surprise, elle gagna lentement sa chaise et se mit à le considérer avec attention. Dans l’espoir de trouver sur son beau visage la solution à son problème, qui sait ? Mais elle n’y découvrit rien de nouveau. Juste les mêmes grands yeux noirs, les mêmes pommettes saillantes, la même bouche sensuelle…
Il s’assit en face d’elle.
— Ce n’est pas une offre en l’air, Pia. Je tiens vraiment à apporter ma contribution, autant pour vous que pour Keith. Laissez-moi au moins essayer. Ce que vous entreprenez, ce n’est pas rien, tout de même ! Permettez-moi d’y participer, à ma façon.
Si elle peinait à croire qu’un homme qu’elle connaissait à peine se sacrifie ainsi pour elle, il ne lui paraissait en revanche pas totalement inconcevable qu’il le fasse pour Keith, qui lui avait sauvé la vie. Elle prit une inspiration.
— Qu’entendez-vous exactement par « auxiliaire de grossesse » ?
— A vous de fixer mes « attributions ». Par exemple, comme je vous l’ai dit, je peux vous conduire chez le médecin, ou courir acheter ce qu’il faut pour satisfaire vos brusques envies de femme enceinte, je vous écouterai vous plaindre de vos chevilles qui enflent…
Un éclair de tristesse traversa son regard. Probablement un écho de son passé, songea-t-elle. Mais elle n’eut pas le temps de le questionner. La lueur avait déjà disparu.
— Ni conditions ni règles, le seul objectif étant que vous n’affrontiez pas cette expérience seule.
Difficile de demander mieux, reconnut Pia pensivement. Mais pouvait-elle réellement s’appuyer sur lui, lui accorder sa confiance, être sûre qu’il ne la quitterait pas ? Bien sûr, elle n’avait guère eu l’occasion de bénéficier de soutien au cours de sa vie. Depuis son année de terminale en tout cas, quand ses deux parents l’avaient abandonnée, chacun à leur manière. Et puis, dans la mesure où il n’existait aucun lien affectif entre Raoul et elle, la situation se présentait différemment de ce qu’elle avait vécu avec ses anciens petits amis. S’il décidait de partir, elle n’en souffrirait pas, non ?
A bien y réfléchir, le problème se résumait à cela : devait-elle se fier à quelqu’un dont elle ne savait pas avec certitude s’il tiendrait ses engagements ?
— Votre proposition ne manque pas d’attrait, commença-t-elle. Et je vous remercie de votre offre. Mais pourquoi vous chargeriez-vous de cette tâche ? Qu’avez-vous à y gagner ? insista-t-elle.
— Je vous aiderai jusqu’au bout, dit-il avec fermeté, répondant à la véritable inquiétude de Pia plutôt qu’à sa question. Parce que je vous trouve sympathique, parce que j’admire votre façon de n’écouter que votre conscience. Peut-être aussi parce que certains événements de ma propre existence n’ont pas pris la tournure que j’aurais souhaitée et que je cherche à compenser ces déceptions.
— Vous êtes fort pour bien cerner la situation. Comment faites-vous ça ? demanda-t-elle, intriguée.
— Je ne sais pas, c’est comme ça. Je ne vous laisserai pas tomber, c’est tout, répéta-t-il.
Que n’aurait-elle donné pour le croire ! Quoi de plus alléchant en effet que la perspective de pouvoir compter sur quelqu’un, surtout quand elle attendrait trois enfants qu’elle devrait ensuite élever ? Hélas, les gens excellaient à ne pas tenir leurs promesses.
— Ecoutez, insista-t-il, exploitez-moi sans vergogne, allez-y. Et si effectivement je vous quitte, vous pourrez vous consoler en vous disant que vous aviez raison. Vous n’aurez pas tout perdu.
Un argument qui méritait indiscutablement qu’on s’y attarde… Raoul paraissait sincère. Pas totalement sain d’esprit, mais sincère.
— Eh bien… Peut-être, dit-elle du bout des lèvres.
— Génial !
Là-dessus, il se pencha et lui effleura la bouche de ses lèvres.
Une nouvelle fois, son corps tout entier réagit à ce contact pourtant fugitif. Elle l’aurait volontiers attiré contre elle en l’incitant à un baiser plus enflammé… Mais la raison l’emporta et elle se força à respirer lentement pour reprendre ses esprits.
— Faites-moi signe quand vous connaîtrez la date de l’intervention. Je viendrai.
Ah non ! Hors de question qu’il assiste au transfert des embryons !
— Dans la salle d’attente, précisa-t-il devant la moue de Pia.
— D’accord, fit-elle. Je vous préviendrai.
Après le départ de Raoul, Pia demeura assise dans son fauteuil, à la fois incrédule et soulagée à l’idée que quelqu’un allait l’aider à veiller sur les bébés de Crystal. Et s’il se lassait ou était pris par autre chose et s’en allait ? Eh bien quoi ? D’autres l’avaient abandonnée par le passé dans des circonstances nettement plus pénibles et alors qu’elle ne s’était doutée de rien. Après ces expériences, qu’aurait-elle craint de Raoul ? Oui, elle ne courait aucun risque. N’était-ce pas ce qui importait en fin de compte ?
* * *
Raoul s’efforçait de monter au centre tous les jours, à l’heure des récréations ou du déjeuner de préférence, afin de pouvoir jouer au base-ball avec les gamins, un sport plus adapté à leur âge que le foot.
Ce jour-là, il profita de ce que les enfants n’avaient pas fini de manger pour aller voir Dakota.
— Comment cela se passe-t-il ? demanda-t-il.
— Très bien, répondit-elle en invitant Raoul à s’asseoir. Les élèves commencent à prendre leurs habitudes. Nous avons le compte de pupitres. En revanche nous manquons encore de tableaux et de manuels. Alors on partage. Un bon apprentissage.
— Une catastrophe transformée en outil pédagogique ! s’esclaffa-t-il.
— Et pourquoi pas ? Côté travaux dans l’école Ronan, le devis devrait arriver d’ici la fin de la semaine. A mon avis, il faut s’attendre au pire.
— La ville n’avait-elle pas souscrit une assurance ?
— Si, bien sûr. Mais il y a peu de chances qu’elle couvre la totalité des frais. L’Etat débloquera certainement une subvention aussi. Malgré tout, je serais étonnée que nous puissions nous dispenser d’une nouvelle collecte de fonds.
— Pia a sacrément bien fait les choses pour…
La fin de sa phrase se noya dans les hurlements d’enfants qui passèrent en courant devant la porte ouverte du bureau.
— Apparemment, ils ont fini de manger, commenta Raoul.
Un autre groupe d’élèves déboula.
— Le bruit ne vous dérange-t-il pas, Dakota ? Ne préféreriez-vous pas un bureau ailleurs ?
— Nous étions six enfants dans la famille, répondit Dakota dans un rire. Alors, le raffut, j’ai l’habitude !
— Une enfance heureuse et joyeuse ?
— Exactement. Les garçons sont arrivés à deux ans d’intervalle et puis, avec mes sœurs et moi, ma mère a eu d’un coup trois bébés en plus sur les bras. Je ne sais pas comment elle s’en est sortie. Mon père a mis la main à la pâte et les voisins aussi, mais quand même, des triplés, vous vous rendez compte ?
Raoul pensa aussitôt à Pia. Si tous les embryons survivaient au transfert, elle aussi donnerait naissance à trois bébés…
— Du coup, le vacarme ne vous gêne pas.
— Je ne le remarque même pas. Je trouve que le bonheur que procurent les enfants l’emporte de loin sur le travail et les soucis qu’ils occasionnent.
— Vous comptez avoir une nombreuse progéniture ?
Elle acquiesça de la tête en riant.
— J’aurais peut-être intérêt à m’y mettre, hein ?
— Et y aura-t-il un homme dans le tableau ?
— Je voudrais bien. Oui, je sais, ajouta-t-elle en fronçant le nez, c’est ringard. Mais dans ce domaine-là je suis très conventionnelle. J’aimerais me marier, avoir des enfants, une maison avec un jardin, un chien. Rien de bien palpitant pour une vedette du football.
— Qui vous dit que je n’aspire pas aux mêmes choses ?
— C’est le cas ? demanda-t-elle en l’étudiant attentivement.
— Cela ne me déplairait pas, figurez-vous.
— Vous avez été marié, lui rappela-t-elle.
— Ça n’a pas fonctionné.
— Y aura-t-il une prochaine fois ? fit-elle, laissant sa phrase en suspens.
— Je n’en sais rien.
Comme Pia, il hésitait à accorder sa confiance aux gens. Plus spécifiquement aux femmes, en ce qui le concernait.
— L’histoire ne se reproduit pas nécessairement à l’identique, dit Dakota. Elle s’améliore même souvent.
Si seulement il pouvait en être aussi sûr qu’elle !
— Et vous ? Un mari en vue ? Ou bien attendez-vous l’homme parfait ?
— Je ne lui demande pas d’être parfait. Un homme normal qui souhaite une vie normale me conviendrait très bien. Hélas, c’est une espèce qui s’avère plus difficile à dénicher que vous ne le pensez, ajouta-t-elle avec des hochements de tête navrés. Nous manquons vraiment d’hommes à Fool’s Gold.
C’est alors qu’il aperçut dans le couloir Peter parmi un groupe de garçons.
— Un certain Peter a attiré mon attention dans la classe de Mme Miller, l’autre fois. Au moment de l’incendie, quand je me suis approché pour lui prendre la main, il a eu un mouvement de recul. Comme s’il croyait que j’allais le frapper.
— Je n’aime pas ça, commenta Dakota en notant le nom sur son bloc. J’en toucherai deux mots à son institutrice et je mènerai une enquête discrète.
— Merci. Je m’inquiète probablement pour rien.
— Oui, probablement. Mais cela ne coûte rien de vérifier. Allez-y, maintenant ! Vos fans vous attendent.
— Ce ne sont pas des fans, protesta-t-il, visiblement gêné. Je passe juste un peu de temps avec eux. C’est tout. Pas la peine d’en faire une montagne.
— Attentionné et modeste par-dessus le marché ! Mon Dieu, je fonds !
— Je ne suis pas votre genre. Je me trompe ? répliqua-t-il en souriant.
— Hélas, non ! soupira-t-elle avec une mimique théâtrale.
— Vous trouverez l’homme qu’il vous faut, soyez sans crainte.
— Soyez gentil, dites-moi quand, pour que je note le jour d’une croix dans mon agenda ! supplia-t-elle dans un éclat de rire.
— Croyez-moi : quand vous vous y attendrez le moins.
* * *
Dans son petit bureau, Pia dressait un premier bilan de la collecte en compagnie de Montana, une des triplées Hendrix, ses amies depuis toujours.
Il fallait ne jamais avoir pratiqué les trois sœurs pour croire que leur ressemblance physique correspondait à une similitude de caractère. Nevada, « l’aînée », était la plus calme. Elle avait suivi des études d’ingénieur et était partie travailler avec son frère. Dakota, elle, cherchait toujours à arrondir les angles. Quant à Montana, la plus jeune tant par son ordre d’arrivée dans le monde que par son tempérament, elle était drôle, impulsive, et c’était avec elle que Pia se sentait le plus d’affinités.
— Alors, tout a été vendu ? demanda Montana.
— Oui. Les enchères ont rencontré un immense succès. Nous avons récolté deux fois plus que ce que nous espérions.
Montana s’était chargée de préparer des lettres, qu’elle était en train de mettre sous enveloppe, pour indiquer aux heureux enchérisseurs les modalités de règlement et de remise des lots.
— Tout le monde voulait apporter son aide, observa-t-elle.
— Comme toi aujourd’hui. Au fait, t’ai-je remerciée ?
— Mieux : tu m’invites à déjeuner.
— Ah oui ! C’est vrai. J’avais oublié.
Alors que, tout en travaillant, elles s’échangeaient des nouvelles de la ville et de leurs amies, Montana interrompit brusquement sa tâche pour annoncer de but en blanc :
— On m’a offert un poste à plein temps à la bibliothèque.
— C’est super ! Félicitations ! s’exclama Pia avec un enthousiasme que Montana ne partageait visiblement pas.
— C’est vrai, c’est un tournant pour moi. Cela fait presque deux ans que je travaille là-bas à temps partiel. Ils vont m’augmenter et je vais bénéficier d’avantages sociaux.
— Mais ?
— Mais je n’ai pas envie, déclara Montana dans un souffle avant de lever le bras pour contrecarrer les protestations de Pia. Je sais ce que tu vas me dire. « Qu’est-ce qui te prend ? C’est une chance inouïe. Ils t’inciteront à retourner à la fac pour passer une maîtrise de documentaliste et ils te paieront même une partie des frais. Tu te plais beaucoup à Fool’s Gold et en plus tu auras la sécurité de l’emploi. »
— Mais ? répéta Pia.
— Ce n’est pas ce que je veux faire, avoua timidement Montana. Mon travail ne me passionne pas. Attention, je ne dis pas que je le déteste. J’aime bien être entourée de livres, aider les gens, travailler avec les enfants… Mais faire ça huit heures par jour, cinq jours sur sept ? Non, merci !
Bras posés sur le bureau de Pia, elle se recroquevilla sur elle-même.
— Pourquoi est-ce que je ne peux pas être comme tout le monde ? Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à décider ce que je veux faire de ma vie ?
— Je croyais que tu te plaisais là-bas, hasarda Pia.
— Oui. Simplement, je…
Elle fit un geste du bras.
— Toi, tu savais quelle voie prendre.
— Oh que non, détrompe-toi !
Pia se remémora toutes ses hésitations à la faculté au moment de choisir une spécialité.
— Je n’en avais pas la moindre idée. Je me suis lancée dans la filière commerciale parce qu’il me semblait qu’elle offrait pas mal de débouchés. J’ai débuté à ce poste comme contractuelle, un peu par hasard, et puis je me suis aperçue qu’il me convenait. J’ai eu de la chance. Je n’avais rien programmé.
— J’aurais bien besoin d’un petit coup de pouce du sort, moi aussi. Je me sens vraiment idiote.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es intelligente, drôle…
Montana baissa la voix pour confier :
— Parfois je me demande si je n’ai pas un grain.
Pia dut se retenir pour ne pas éclater de rire.
— N’importe quoi !
— Je n’arrive pas à me déterminer pour un métier. Tu te rends compte ? J’ai vingt-sept ans et je ne sais toujours pas ce que je veux faire « plus tard ». Une vraie ado ! Je ferais bien de m’y mettre, et très vite.
— Oui, sauf que ce n’est pas un problème d’être mature ou pas, c’est de ton bonheur qu’il s’agit. Il n’y a rien de mal à essayer différentes carrières jusqu’à ce que tu tombes sur celle qui te plaît. Surtout que tu subviens à tes besoins. Ce serait différent bien sûr si tu habitais encore chez ta mère et que tu passais tes journées devant la télévision, mais ce n’est pas le cas. C’est bien d’explorer diverses possibilités.
— Peut-être, concéda Montana. Mais je n’avais jamais imaginé être incapable de me fixer un but.
— Mieux vaut continuer à prospecter plutôt que d’opter pour un métier qui ne te convient pas et d’aller travailler en traînant les pieds pendant les vingt ans à venir.
— Tout paraît si simple avec toi, dit Montana dans un sourire.
— Ce n’est pas difficile d’arranger la vie des autres. Avec la mienne par contre, je rencontre davantage de difficultés.
— Qui ont un lien avec un ancien footballeur à la musculature impressionnante ? demanda Montana avec un clin d’œil plein de sous-entendus.
Interdit de rougir ! s’admonesta Pia qui joua les étonnées :
— Pourquoi cette question ?
— Tu as déjeuné avec lui, non ?
— C’était juste professionnel, fit-elle, un peu crispée.
— On ne l’aurait pas dit…
Ah ! La vie dans les petites villes ! pesta intérieurement Pia.
— Comment le sais-tu ? interrogea-t-elle aussitôt, oubliant toute réserve. As-tu été directement témoin de quelque chose ?
— Trois personnes différentes m’ont décrit la scène en détail. L’une de ces informatrices, ajouta Montana sur un ton confidentiel, prétend même qu’un baiser aurait été échangé.
— Décidément, il faut absolument augmenter le nombre de chaînes câblées ici. Les gens manquent cruellement de distractions.
— Alors, il n’y a rien entre Raoul et toi ? s’enquit Montana sans cacher sa déception, qui se transforma en une exclamation de joie quand Pia marqua un temps d’hésitation.
— Ne t’emballe pas, s’il te plaît. Ce n’est pas ce que tu crois. N’espère rien de romantique.
Pia prit une profonde inspiration.
— Crystal m’a légué ses embryons, annonça-t-elle de but en blanc.
Montana ouvrit de grands yeux incrédules.
— Je croyais que tu avais hérité de son chat !
— Moi aussi… jusqu’à ce que je prenne connaissance de son testament. C’est à Jo que revient le chat.
— Et à toi ses bébés ? C’est incroyable.
Montana cligna plusieurs fois des yeux pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas.
— Oh, mon Dieu ! Tu hérites de ses bébés ! Maintenant, il faut que tu décides ce que tu vas en faire. T’a-t-elle laissé des instructions ?
— Non, pas vraiment. Mais elles sont implicitement incluses dans le legs. Difficile de croire qu’elle voulait qu’ils restent indéfiniment congelés. Elle a laissé de l’argent pour couvrir une partie des frais médicaux et… de leurs études plus tard.
— Tu vas accepter ?
Pia acquiesça lentement de la tête, encore étourdie par une réalité dont elle n’avait pas encore pris pleinement conscience. Ce qui était normal, après tout. Il fallait tout de même un peu de temps avant d’assimiler ce genre de nouvelle.
Montana bondit de sa chaise et se précipita vers elle pour l’embrasser.
— Je n’arrive pas à y croire. C’est dingue ! Tu vas avoir les bébés de Crystal !
Soudain, elle s’accroupit et scruta son amie :
— Tu as peur ?
— Terriblement, avoua Pia. Et puis plein de questions me taraudent auxquelles je n’arrive pas à répondre. Pourquoi diable m’a-t-elle choisie moi ? Il y a des tas de femmes dans cette ville nettement plus compétentes que moi pour remplir ce rôle de maman.
Montana se redressa et retourna à sa chaise.
— Ce n’est pas vrai. Je suis sûre que tu ferais une très bonne mère.
— A t’entendre, on a l’impression que ça tombe sous le sens.
Montana la regarda sans comprendre.
— Je suis sincère !
— Mais je n’y connais rien ! J’ignore tout de la grossesse ou de la façon d’éduquer un enfant. Trois en plus ! Elle ne m’avait pas prévenue. J’étais censée m’occuper du chat. Remarque, vu qu’il ne m’a jamais adoptée, de ce côté-là, c’est mieux ainsi. Mais malgré tout…
Pia se mordit la lèvre avant de répéter cette question qui la hantait :
— Ça n’a aucun sens : pourquoi Crystal m’a-t-elle choisie, moi ?
— Parce qu’elle t’aimait et te faisait confiance, lui répondit aussitôt Montana, d’un air très sûr d’elle. Parce qu’elle savait que tu prendrais les bonnes décisions.
— Comment l’aurait-elle su alors que moi-même je suis bourrée de doutes ? Et si un accident survient ? Et si les embryons me détestent autant que Jake ?
— Ils ne sont pas vraiment en mesure d’éprouver quoi que ce soit de ce genre en ce moment, s’amusa Montana.
— Dans l’immédiat, d’accord. Mais plus tard, quand ils seront nés.
— Les bébés sont programmés pour s’attacher à quelqu’un. Ils s’attacheront à toi parce que tu es une femme formidable. Mais même si tu ne l’étais pas, ils créeraient des liens affectifs avec toi — donc tu peux être tranquille.
— Merci bien ! Je préférerais quand même qu’ils m’aiment pour moi-même et pas uniquement pour des raisons biologiques.
— Mais c’est ce qui arrivera. Tu seras une super-maman.
Comment peux-tu être si catégorique ? faillit demander Pia, à la fois rongée d’inquiétude et désireuse de croire son amie.
— On a oublié d’inclure le gène de la tendresse dans mon patrimoine, commenta-t-elle finalement. Mes amoureux me quittent systématiquement. Jusqu’au chat qui ne voulait pas vivre avec moi. Dans ces conditions, qu’ai-je à offrir à un bébé ?
— Ton cœur, Pia, répondit avec simplicité Montana. Tu te dévoueras pour eux, tu t’inquiéteras pour eux et tu seras là quand ils auront besoin de toi. C’est dans ta nature, je le sais. Cela ne fait aucun doute.
— Ce qui m’effraie aussi, c’est d’être mère-célibataire, avoua celle-ci.
— Même sans papa, tu ne seras pas seule, lui rappela Montana. N’oublie pas que nous sommes à Fool’s Gold. La ville entière veillera sur toi. Tu bénéficieras de tout le soutien et de tous les conseils nécessaires. A propos, si je peux t’aider en quoi que ce soit, n’hésite pas à me le dire.
— Entendu.
Pia savait que Montana disait vrai à propos de leur petite ville. Si elle avait besoin d’un coup de main, il lui suffirait de demander. Et puis, il y avait la proposition de Raoul d’être son « auxiliaire de grossesse ». Elle appréciait qu’il veuille l’épauler, même si elle avait un peu de mal à cerner la nature exacte de son rôle.
— Je regrette quand même que Crystal ne m’ait parlé de rien avant sa mort. Qu’elle ne m’ait pas expliqué ce qu’elle attendait.
— Tu aurais refusé ?
Pia réfléchit avant de répondre :
— J’aurais probablement essayé de la dissuader et, si elle avait vraiment insisté, j’aurais accepté. Mais j’aurais pu comprendre ses raisons, au moins.
— Tu ne saisis vraiment pas pourquoi Crystal t’a confié à toi ses embryons ?
— Non. Toi, si ?
— Oui, je crois avoir deviné, répondit Montana avec un sourire affectueux. Une fois que toi aussi tu l’auras découvert, tu sauras pourquoi elle ne pouvait s’adresser qu’à toi pour cette mission.