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— Comment ça, elle m’a légué les embryons ? Vous devez vous tromper. Je suis censée hériter du chat.

Pia O’Brian porta la main à sa poitrine… Ouf ! Son cœur battait toujours… Beaucoup trop vite, même ! C’en était presque inquiétant. Mais il y avait de quoi, franchement, après le choc que venait de lui causer la lecture du testament de son amie Crystal, dont la mort récente l’avait déjà si profondément ébranlée.

— A moi, c’est le chat qu’elle a donné, martela-t-elle à l’adresse de la notaire, une femme élégante d’une quarantaine d’années. Il s’appelle Jake. Je n’aime pas particulièrement les animaux, mais je crois qu’à présent nous arrivons à cohabiter sans trop de problèmes, tous les deux. Me semble-t-il, du moins, car c’est difficile à dire avec les chats.

Un silence s’installa que Pia finit par rompre.

— Jamais Crystal ne m’aurait confié ses bébés, murmura-t-elle.

Non, elle n’essayait pas de se sortir d’un mauvais pas. C’était la stricte vérité. Elle n’avait jamais eu la fibre maternelle ni été tentée par la maternité. Rien qu’avec le chat elle avait dû prendre sur elle.

— Mademoiselle O’Brian, rétorqua la notaire en s’autorisant un bref sourire, Crystal ne laisse planer aucun doute dans son testament, pas plus qu’elle n’a manifesté la moindre hésitation lors de nos différents entretiens, pendant sa maladie. Elle tenait à ce que les embryons vous reviennent, à vous.

— Mais je…

Pia avala sa salive.

Les embryons… Quelque part, dans les éprouvettes d’un laboratoire, des cellules congelées attendaient de devenir les bébés que son amie avait tant désirés.

— Je comprends votre stupéfaction. Crystal a longtemps réfléchi pour savoir si elle devait vous prévenir ou non. Apparemment, elle a décidé de vous laisser la surprise.

— Probablement parce qu’elle avait deviné que j’essaierais de la dissuader, dit Pia entre ses dents.

— Mais elle ne vous met pas le couteau sous la gorge. Rien ne presse. Les frais de conservation sont payés pour trois ans.

— Bien, il faut que je file, déclara Pia soudain très pressée, et surtout coupant court à toute discussion. J’ai un rendez-vous à 10 h 30 à mon bureau. Au revoir.

— Crystal ne vous a pas choisie au hasard, insista la notaire tandis que Pia, les jambes flageolantes, quittait l’étude.

Elle rêvait, ce n’était pas possible autrement ! Il y avait des dizaines d’autres femmes à qui Crystal aurait pu laisser ces embryons. Des centaines, même. Des femmes qui savaient s’occuper des enfants, qui savaient les dorloter, les câliner, qui savaient cuisiner, qui savaient déceler une poussée de fièvre d’une simple main posée sur leur front. Alors qu’avec elle, même les plantes vertes ne survivaient pas !

Le monde tanguait autour d’elle. Une nausée lui monta à la gorge.

Quelle mouche avait donc piqué Crystal de la désigner elle, Pia, pour ce rôle ? Sans jamais lui en parler, qui plus est. Voilà ce qui la dépassait ! Et le secret n’avait pas transpiré. Un exploit dans une petite ville comme Fool’s Gold…

Tout en ruminant ainsi, Pia arriva à son travail, au premier étage d’un immeuble dont le rez-de-chaussée était occupé par des magasins. Devant son bureau fermé à clé, elle aperçut, de dos, un homme qui attendait.

— Bonjour, dit-elle. Veuillez excuser mon retard.

Il pivota vers elle. Difficile de distinguer le visage de son visiteur avec ce contre-jour, mais elle se rappelait le nom qu’elle avait noté dans son agenda : Raoul Moreno. Grand, large d’épaules, il était vêtu d’un pull en V, d’un jean noir, et s’était dispensé de manteau malgré la température inhabituellement basse en cette journée de septembre.

Très viril, nota-t-elle instinctivement. Rien d’étonnant d’ailleurs puisqu’il avait joué quarterback dans l’équipe professionnelle de football américain des Dallas Cowboys pendant dix ans. Oui, ça lui revenait à présent. Depuis qu’il avait pris sa retraite — alors qu’il était encore au sommet de sa forme — il avait disparu de la scène publique.

L’année précédente, il était venu à Fool’s Gold à l’occasion d’un tournoi organisé par une œuvre caritative et, pour des raisons inconnues de Pia, n’était jamais reparti.

— Merci de me recevoir, mademoiselle O’Brian.

— Appelez-moi Pia, je vous en prie.

Elle distinguait à présent son visage : des traits bien dessinés, de grands yeux noirs, une cicatrice sur la joue.

Probablement le souvenir d’un jour où il avait volé au secours d’une vieille dame qu’on agressait, ironisa intérieurement Pia car on le disait « gentil » et elle, par expérience, se méfiait depuis longtemps des gens trop bien sous tous rapports.

Quoi qu’il en soit, il était incontestablement bel homme, il fallait le lui laisser. Au point que cela aurait dû l’émoustiller si une question d’un tout autre ordre ne l’avait pas entièrement accaparée : la chimiothérapie aurait-elle détraqué le cerveau de Crystal ?

D’un geste de la main, Pia invita Raoul Moreno à s’asseoir.

Son bureau était petit mais fonctionnel. Sur l’un des murs s’étalait un calendrier qui couvrait trois années. Partout ailleurs, étaient accrochées des affiches des diverses animations — plus d’une douzaine chaque année — dont elle assurait l’organisation à Fool’s Gold. Tout au fond, Pia disposait de plusieurs placards pour ses documents qu’elle classait avec une méticulosité frisant la maniaquerie.

— J’ai du soda light et de l’eau, proposa-t-elle. Ah ! Mais je parie que vous ne consommez pas de produits allégés.

— De l’eau, ce sera parfait, répondit-il avec un sourire.

— J’en étais sûre !

Après avoir servi Raoul Moreno, elle s’assit à son bureau, les yeux braqués sur son bloc-notes où elle avait consigné le motif de sa visite. Hélas, impossible de donner du sens à ce qu’elle lisait ! Trop de pensées l’assaillaient.

Crystal lui avait légué des bébés ! Non, d’accord, pas vraiment des bébés — des embryons. Mais cela ne revenait-il pas au même, au bout du compte ? Inutile de se voiler la face : son amie avait voulu que ses enfants voient le jour après sa mort. Ce qui signifiait qu’une femme allait les porter et les mettre au monde — une perspective déjà effrayante en soi — et de surcroît les élever ! Là, c’était carrément la panique !

Car les enfants, à la différence des chats, ne se contentaient pas de croquettes, d’une coupelle d’eau et d’une litière propre.

— Oh non ! Je ne peux pas ! murmura-t-elle.

Raoul fronça les sourcils.

— Souhaitez-vous que nous reportions cet entretien ?

Un entretien ? Ah oui ! Bien sûr. Il était venu pour discuter de… euh… mais oui, voyons, de son centre et il espérait qu’elle…

De nouveau, le trou. Une sensation presque agréable en comparaison de la bouffée de stress qui suivit.

Elle se leva, avec la vague impression d’étouffer, et croisa les bras tout en fronçant les sourcils.

— Je ne peux pas. C’est impossible. Qu’est-ce qu’il lui a pris ? Elle devait savoir que son idée ne tenait pas debout.

— Pia ?

La pièce se mit à tourner autour d’elle. De plus en plus vite. Puis tout s’assombrit…

L’instant d’après, elle était assise dans son fauteuil, la tête entre les genoux, et quelque chose pesait sur sa nuque.

— C’est très inconfortable, se plaignit-elle.

— Respirez.

— Je voudrais vous y voir ! Lâchez-moi !

— Encore une fois… Inspirez ! Expirez ! Voilà.

La pression sur son cou diminua. Lentement, elle se redressa en clignant des yeux.

Raoul Moreno, accroupi à côté d’elle, la scrutait avec inquiétude de ses grands yeux noirs. Il dégageait une agréable odeur de savon, mêlée à…

— Comment vous sentez-vous ?

— Que m’est-il arrivé ?

— Vous vous êtes évanouie.

Elle leva vers lui des yeux incrédules. Au moment où elle croisa de nouveau son regard, quelque chose vibra au plus profond de son être… mais elle choisit de l’ignorer.

— Je ne perds jamais connaissance, déclara-t-elle d’un ton catégorique. Ce n’est pas mon genre. Je…

Elle s’interrompit. La mémoire venait de lui revenir… Elle s’enfouit le visage dans ses mains.

— Oh, mon Dieu ! Je ne suis vraiment pas prête à devenir mère !

Raoul se mit debout avec une rapidité à la fois impressionnante et presque comique.

— C’est à cause d’un homme que vous êtes dans cet état ? demanda-t-il prudemment en s’écartant de quelques pas.

— Quoi ? s’écria-t-elle en relevant la tête. Oh non ! Je ne suis pas enceinte, si c’est ce que vous voulez dire. Pour cela, il faudrait déjà un rapport sexuel. Ah mais non… Pas nécessairement, d’ailleurs. Je veux dire… Je n’y crois pas. Je vais me réveiller.

Des propos incohérents, et le pauvre Raoul qui n’avait rien demandé !

— Bien. Voulez-vous que j’appelle un médecin ?

— Non, merci. Franchement, je me sens mieux, je vous assure.

— Difficile à croire quand on voit votre tête.

— Qu’est-ce qu’elle a ? Elle ne vous plaît pas ? lança-t-elle dans un haussement de sourcils.

— Je ne me permettrais pas ! se récria-t-il avec un sourire amusé.

— Mais si, vous vous êtes permis !

— Vous savez très bien ce que je voulais dire.

Bien sûr qu’elle le savait — mais elle faisait diversion, sans trop de succès, d’ailleurs.

— Je vais bien. Je suis sous le choc d’une nouvelle que je viens d’apprendre, c’est tout, se décida-t-elle à expliquer. Une de mes amies, récemment décédée, était mariée à un militaire. Avant qu’il ne parte pour l’Irak, ils ont décidé de recourir à la fécondation in vitro pour qu’elle puisse donner naissance aux enfants de son mari au cas où un malheur lui arriverait.

— Ce n’est pas gai, mais ça se comprend, commenta simplement Raoul.

— Il y a deux ans environ, son mari a été tué. Après avoir sombré dans un état de profond abattement, elle a enfin émergé et a alors décidé d’avoir les bébés. De cette façon, une partie de lui continuerait à vivre, vous saisissez ?

Pour s’empêcher de tomber de nouveau dans les pommes, Pia se leva et se mit à marcher de long en large et s’obligea à se concentrer sur son récit.

— Et puis, lors d’une visite médicale préparatoire, on lui a découvert un lymphome. Un mauvais. Celui dont on ne guérit pas. A peine le temps de se retourner, et Crystal nous avait déjà quittés. J’ai récupéré son chat en pensant que j’allais le garder. Erreur ! Car au bout du compte, ce n’est pas son animal qu’elle m’a légué, mais ses embryons. Je ne m’explique pas comment pareille idée a pu germer dans sa tête. Des bébés… Elle pouvait les confier à n’importe qui sauf à moi ! Et je ne peux même pas prétexter que je suis prise à la gorge. D’après la notaire rien ne me presse. Les frais de « gardiennage » sont réglés pendant trois ans. Peut-être devrais-je aller leur rendre visite ? ajouta-t-elle avec un demi-sourire ironique tout en levant les yeux vers Raoul.

— Il s’agit d’embryons, commenta Raoul, calme et poli. Qu’espérez-vous voir ?

— Je ne sais pas. Quelque chose. Au microscope, par exemple. Peut-être que si je les voyais, je comprendrais mieux.

Elle le fixa comme si par miracle il possédait la réponse à ses interrogations.

— Où Crystal était-elle allée chercher que je saurais élever des enfants ?

— Je suis vraiment désolé, Pia, je l’ignore, lâcha-t-il platement.

— Excusez-moi, murmura-t-elle, rappelée à la réalité présente par la gêne manifeste de Raoul. Je vous téléphone pour fixer un nouveau rendez-vous. La prochaine fois, je ne m’offrirai pas ainsi en spectacle, n’ayez crainte.

Sur le pas de la porte, il s’arrêta :

— Etes-vous sûre que ça va aller ?

Non, loin de là. D’ailleurs, elle n’était sûre de rien. Mais cela ne regardait pas Raoul.

— Je me sens en pleine forme, assura-t-elle avec un sourire forcé. Ne vous inquiétez pas pour moi. Je vais appeler quelques amies et tout ira bien.

— Parfait, dit-il d’une voix hésitante. Vous avez mon numéro de téléphone ?

— Oui, acquiesça-t-elle.

Enfin, elle devait bien l’avoir noté quelque part…

De toute façon, hors de question qu’elle le retienne davantage ! Elle devait le laisser filer avant de perdre ce qui lui restait de dignité.

— Je vous promets que la prochaine fois, je serai d’un professionnalisme exemplaire. Juré, craché.

Lorsque la porte se ferma sur Raoul, Pia s’effondra dans son fauteuil, oppressée par les deux questions qui la taraudaient : pourquoi Crystal lui avait-elle légué, à elle, les embryons et surtout, qu’allait-elle décider ?

*  *  *

Un peu avant 2 heures, Raoul gara sa Ferrari rutilante — un luxe inoffensif qu’il s’accordait — près de la cour de récréation de l’école primaire Ronan. Il n’eut pas le temps d’ouvrir sa portière. Son téléphone sonna. Avant de décrocher, il consulta sa montre pour s’assurer qu’il avait le temps de répondre sans arriver en retard à son rendez-vous, puis regarda le numéro qui s’affichait à l’écran…

— Salut, Hawk ! dit-il chaleureusement.

— Salut à toi, répondit son ancien entraîneur de football du lycée. Nicole n’ayant reçu aucune nouvelle depuis un certain temps, j’appelle pour connaître la raison de ce silence.

— Arrête ! s’esclaffa Raoul. J’ai parlé à ta perle de femme la semaine dernière. Alors, tu ne me téléphones pas pour ça.

— Je suis démasqué ! répliqua Hawk d’un ton théâtral. En fait, je t’espionne. Je viens m’assurer que tu ne perds pas ton temps.

Du Hawk tout craché, qui ne tourne jamais autour du pot ! songea Raoul avec un mélange d’irritation et de gratitude.

— Tu dois absolument dépasser ce qui t’est arrivé, Raoul, et cesser de t’apitoyer sur ton sort.

— Je ne m’apitoie pas sur mon sort. Je suis très occupé, même. Je travaille dur.

— Tu rumines trop. Je te connais. Trouve-toi une cause à défendre. Implique-toi personnellement dans ta nouvelle ville. Cela te changera les idées. On ne réécrit pas l’histoire, tu sais.

La bonne humeur de Raoul s’envola. Hawk avait raison : on ne changeait pas le passé. Les morts ne ressuscitaient pas. Et rien ne pourrait adoucir ce qui était arrivé.

— Je ne parviens pas à passer l’éponge, Hawk.

— Il le faudra pourtant, lui assura son ami. Peut-être pas tout de suite, mais un jour ou l’autre. Ouvre-toi aux autres, cela t’aidera à guérir.

Un conseil bien irréaliste ! Mais il faisait confiance à son entraîneur depuis presque vingt ans…

— Je vais m’y efforcer, promit-il.

— Bravo ! N’oublie pas d’appeler Nicole.

— D’accord.

Après avoir raccroché, il demeura quelques secondes encore dans sa voiture à penser à leur conversation. « Implique-toi », lui avait dit Hawk. « Trouve-toi une cause à défendre. » Il en avait de bonnes ! C’était précisément ce qu’il cherchait à tout prix à éviter ! C’était parce qu’il s’était engagé à fond qu’il avait tant souffert. Mieux vaut garder ses distances si on veut se préserver, conclut-il avant de descendre enfin de voiture avec les ballons officiels de la National Football League et les cartes à jouer qu’il distribuait toujours aux enfants quand il se rendait dans une école. L’objectif de ses visites ne consistait-il pas autant à faire plaisir aux jeunes qu’à éveiller leur intérêt pour son sport ?

Habituellement, il s’adressait à des lycéens, mais la directrice et l’institutrice de l’école primaire avaient tellement insisté qu’il avait cédé. Nouveau venu dans l’univers des petites villes, il essayait d’en comprendre progressivement les règles et, pour faciliter son intégration à Fool’s Gold, il avait opté pour la stratégie de la coopération.

A la différence de la plupart des établissements scolaires qu’il fréquentait dans les grandes agglomérations, celui-ci ne possédait ni détecteur de métaux ni vigiles. Les deux battants de la porte d’entrée étaient grands ouverts, les couloirs larges et bien éclairés, les murs vierges de tout graffiti. A l’instar du reste de Fool’s Gold, l’école apparaissait presque trop belle pour être vraie.

S’aidant des flèches, il gagna le secrétariat, un vaste espace barré d’un long comptoir. Derrière, une femme d’une trentaine d’années, aux cheveux châtain foncé, était assise devant un ordinateur… sorti tout droit d’un musée.

— Bonjour, la salua Raoul.

Après un moment de stupeur, la secrétaire se leva d’un bond en agitant les bras.

— Oh ! Vous êtes venu ! Pour de vrai ! Je n’arrive pas à y croire. Raoul Moreno dans notre école ! C’est génial ! Bonjour, ajouta-t-elle en se précipitant vers lui. Je m’appelle Rachel. Mon père est un de vos fervents admirateurs. Il va être affreusement jaloux lorsque je lui annoncerai que je vous ai rencontré en chair et en os.

— Comment s’appelle votre père ? fit Raoul avec un sourire.

— Norman.

— Tenez, dit-il en lui tendant une carte dédicacée. Voilà qui le consolera peut-être.

Elle prit le carton avec révérence et, la main sur le cœur, remercia chaleureusement Raoul. Puis, d’un air résigné, elle soupira :

— Bien. Je vais vous conduire jusqu’à la classe de Mme Miller.

Tandis qu’ils longeaient le couloir, Rachel lui parla de l’école et de la ville tout en lui glissant des regards en coin à la fois admiratifs et aguicheurs. Une réaction habituelle qu’il avait depuis longtemps appris à ne pas prendre au sérieux.

Quand ils arrivèrent devant la classe de Mme Miller, Rachel ouvrit la porte et s’effaça pour le laisser entrer. Une vingtaine de jeunes enfants braquèrent vers lui de grands yeux ébahis tandis que leur institutrice, une belle femme d’une quarantaine d’années, semblait sur le point de se pâmer.

— Oh ! Monsieur Moreno, comment vous remercier de venir nous parler aujourd’hui ? C’est un grand honneur et un grand bonheur pour nous.

— Je prends toujours plaisir à bavarder avec des élèves. Bonjour, les enfants, lança-t-il en se tournant vers eux.

Quelques gamins répondirent à son salut tandis que d’autres, des garçons essentiellement, demeuraient muets d’ébahissement.

— Vous êtes en cours moyen, je ne me trompe pas ?

Une fillette du premier rang, chaussée de lunettes, acquiesça de la tête.

— Qui aime bien venir à l’école parmi vous ?

Quelques doigts se levèrent.

— Les études peuvent changer votre vie, commença-t-il en posant une fesse sur le bureau de la maîtresse. Quand vous serez grands, vous travaillerez pour gagner votre vie. Aujourd’hui, votre tâche consiste à obtenir de bonnes notes et à apprendre à bien lire et bien compter.

— Avez-vous besoin de quelque chose ? interrompit Mme Miller qui tournait autour de lui depuis un moment. Voulez-vous que je vous apporte à boire ?

— Non merci, tout va bien, assura-t-il avant de s’adresser de nouveau aux enfants.

La fillette du premier rang, qui semblait plus attirée par la vue derrière la fenêtre que par ses belles paroles, lui rappela étrangement Pia. A cause de ses cheveux bouclés ? Ou de son indifférence manifeste à sa personne ? Il fallait bien le dire : en le voyant, Pia n’était restée ni médusée ni béate d’admiration. Elle lui avait à peine prêté attention. Bon, ça n’avait rien de surprenant après la façon dont sa journée avait débuté — son histoire tenait du délire. Lui, en revanche, l’avait bien remarquée. Mignonne et drôle, même malgré elle.

Allons ! Occupons-nous plutôt des enfants, se sermonna-t-il.

C’est alors que lui parvint comme une odeur bizarre. Mais qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Dans un lycée, il aurait pensé à une expérience de chimie ou à des petits gâteaux oubliés dans le four de la salle d’arts ménagers. Mais dans une école primaire…

— Vous sentez ? s’enquit-il auprès de Mme Miller.

Elle confirma de la tête, l’air inquiet.

— Cela vient peut-être de la cantine, hasarda-t-elle.

— Il y a le feu ? demanda un garçonnet.

— Restez assis, ordonna l’institutrice.

Elle se dirigea vers la porte qu’elle ouvrit lentement, avec précaution… L’odeur de brûlé s’accrut et, une seconde ou deux plus tard, la sirène se déclencha.

Mme Miller fit volte-face vers Raoul.

— Les cours n’ont commencé qu’hier, lui fit-elle, le front barré d’un pli soucieux. Nous n’avons pas encore effectué d’alerte incendie. Cela ne peut vouloir dire qu’une chose : il y a vraiment le feu.

Les élèves étaient déjà en train de se lever et n’allaient pas tarder à céder à la panique, Raoul le lisait sur leur visage.

— Vous savez où nous sommes censés nous rassembler et où se trouvent les issues de secours ? demanda-t-il, gardant son calme.

— Bien sûr, répondit sur-le-champ Mme Miller.

— Parfait. Qui commande ici ? demanda-t-il à la ronde, par-dessus le vacarme de l’alarme.

— La maîtresse ! hurla un petit.

— Exactement. Alors, en rang deux par deux et suivez bien Mme Miller. Gardez votre calme. Pas d’affolement, surtout. Je partirai en dernier pour m’assurer que vous avez tous quitté le bâtiment.

— Allez ! En route ! ordonna leur institutrice. Nous allons nous dépêcher, mais sans courir. On se donne la main et on ne lâche pas son camarade. Restez groupés et tout ira bien.

Sur ce, elle sortit de la salle sans plus attendre et les élèves lui emboîtèrent le pas. Alors qu’il vérifiait que personne n’était demeuré à la traîne, Raoul croisa du regard un garçonnet aux cheveux roux et à la frimousse parsemée de taches de son qui semblait perdu.

— N’aie pas peur, dit-il à ce dernier avec calme tout en lui tendant la main.

A sa grande surprise, le gamin recula comme s’il s’attendait à être frappé et se sauva avant que lui-même n’ait le temps de réagir.

Raoul gagna donc à son tour le couloir. La fumée s’était opacifiée. Plusieurs enfants pleuraient. Quelques-uns, pétrifiés au milieu du passage, se bouchaient les oreilles, assourdis par les hurlements ininterrompus de l’alarme.

— Viens ! dit-il en prenant la fillette la plus proche dans ses bras. Allons-y !

— J’ai peur, sanglota la petite.

— Tu as vu comme je suis fort ? Il ne t’arrivera rien, lui assura-t-il.

Un petit garçon, les larmes aux yeux, lui attrapa le bras en hoquetant :

— Ça fait trop de bruit.

— Alors suis-moi. Ce sera plus calme dehors.

Dès que Raoul et ses petits protégés atteignirent la porte de sortie, les deux enfants s’égaillèrent dans la cour.

Des nuages gris s’élevaient à présent du bâtiment et commençaient à occulter le bleu du ciel. Autour de Raoul, un flot d’élèves continuait à s’écouler. Des noms étaient criés. Les institutrices répartissaient les élèves par niveaux, puis par classes, en les comptant et les recomptant de crainte d’avoir oublié l’un d’eux à l’intérieur.

Il revint sur ses pas et entra de nouveau dans le bâtiment. La fumée ne se limitait plus à présent à une simple odeur. Elle épaississait et obscurcissait l’atmosphère, devenait suffocante. Alors qu’il inspectait les classes les unes après les autres, vérifiant que personne ne s’était réfugié dans les placards ou sous le bureau de l’institutrice, il découvrit dans la troisième salle une minuscule fillette, en larmes, qui toussait, étouffée par la fumée et par ses propres sanglots. Il la prit dans ses bras et, au moment où il quittait la pièce, manqua entrer en collision avec une femme pompier.

— Je m’en occupe, cria cette dernière à travers son masque en se saisissant de la gamine. Sortez d’ici. Le bâtiment date d’au moins soixante-dix ans. Dieu seul sait quel cocktail de produits chimiques flotte dans l’air.

— Il reste peut-être des enfants, cria-t-il par-dessus le hurlement de la sirène.

— Je sais et plus nous perdons de temps à discuter plus ils sont en danger. Alors, dégagez, s’il vous plaît !

Il obéit et suivit la femme dans la cour. C’est une fois à l’air libre qu’il s’aperçut… qu’il était au bord de l’asphyxie. Penché vers l’avant, il s’efforça de recouvrer sa respiration.

Quand ses bronches furent enfin dégagées, il se redressa. Autour de lui régnait le chaos, mais un chaos sous contrôle. Trois camions de pompiers étaient garés devant l’école et les enfants étaient rassemblés sur la pelouse, à distance respectueuse du bâtiment d’où jaillissaient des torrents de fumée.

Soudain, quelques personnes se mirent à hurler. Des flammes s’échappaient à présent du toit. Raoul voulut se précipiter, mais une autre femme pompier le retint par le bras.

— Hors de question ! Laissez les professionnels s’en occuper.

Il hocha la tête et se mit de nouveau à suffoquer.

— Vous êtes retourné à l’intérieur, je parie ! Ah ! Tous les mêmes à vouloir jouer les héros ! Croyez-vous que nous portons des masques pour faire joli ? Un toubib !

Elle avait hurlé ce dernier mot.

— Non, je vais bien, réussit à protester Raoul dans un filet de voix.

— Laissez-moi deviner… Mais bien sûr ! Vous êtes médecin aussi. Pas d’histoires ou je demande à la gentille doctoresse de vous administrer un lavement.