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— Je n’ai jamais assisté à quelque chose d’aussi bizarre, déclara Pia en secouant la tête.

Assise à son bureau, elle passait en revue avec Montana les détails du talent show.

— Je ne comprends pas, dit cette dernière en fronçant les sourcils. La « mise aux enchères » des hommes célibataires ne suffit-elle pas ? Pourtant, les gagnantes auront droit à un dîner dansant avec l’heureux élu !

— Apparemment non. Une trentaine de femmes vont monter sur scène présenter un numéro qui, en trois minutes maximum, devra mettre en valeur leurs atouts. Franchement, j’ai beau avoir grandi à Fool’s Gold, ça me dépasse. Depuis quand le manque d’hommes perturbe-t-il à ce point la population féminine d’ici ?

— Oui, Marsha m’a raconté vos auditions. Que veux-tu, certaines de nos concitoyennes aspirent à rencontrer l’amour de leur vie.

— Oui, j’entends bien, mais pas de cette façon, protesta Pia. As-tu remarqué ce déferlement d’hommes en ville ?

Montana acquiesça de la tête et précisa :

— Trois types en voiture m’ont sifflée hier. Sur le coup, j’ai été interloquée mais, à bien y réfléchir, ce n’était pas si désagréable.

— Rassure-moi, tu ne vas quand même pas te précipiter à la descente du car ?

Montana pouffa.

— J’arrive à peine à garder un travail, alors un homme ! A supposer d’ailleurs que j’en trouve un…

— Bienvenue au club, ronchonna Pia. Aucun de mes amoureux n’est jamais resté. Pourquoi ? Mystère. Alors je me dis que ça doit être ma faute. Peut-être que je dégage des ondes qui les éloignent ? Ou alors je suis affligée d’une tare congénitale…

— Mais non ! Tu es géniale. Intelligente, drôle.

— Comme toi !

— Non : moi, je m’éparpille. J’ai l’impression qu’il m’est plus difficile qu’aux autres de grandir. Peut-être est-ce pour cette raison que je n’ai rencontré personne.

— Moi, je n’ai même pas d’excuse, répliqua Pia.

De toute façon, cela importait peu à présent qu’elle portait les embryons de Crystal.

Elle se surprit tout à coup à penser à Raoul. Bien sûr, elle appréciait son soutien. Néanmoins, une conversation sérieuse s’imposait au sujet de ses « baisers surprises ». Ça ne pouvait plus durer. C’étaient des moments très agréables, mais ils suscitaient trop d’attentes de sa part, et elle n’arrivait tout simplement pas à garder la tête sur les épaules. Le désir sexuel était une chose, aspirer à davantage, par contre… Là, la situation devenait dangereuse.

— Je veux trouver ma place dans le monde, soupira Montana. Ne te moque pas de moi, je t’en prie, mais figure-toi que je vais passer un entretien d’embauche.

— Ça n’a rien de ridicule !

— En tout cas, je suis à la fois ravie et affreusement nerveuse.

Pia tapota le bras de son amie.

— Tant que tu ne cherches pas à devenir une vedette du porno, tu as ma bénédiction.

— Ah ! Zut !

Pia se pétrifia.

— Quoi ? s’étrangla-t-elle, les yeux écarquillés. Sérieusement ? Tu vas jouer dans un film X ?

— Mais non ! Je plaisante !

— Très drôle ! Bon, alors, de quoi s’agit-il en vrai ?

— J’ai entendu parler d’un certain Max qui vit à la campagne, près d’ici, et qui dresse des chiens de thérapie. Tu sais, ceux qu’on utilise dans les hôpitaux et les maisons de convalescence ou bien aussi comme aides à l’apprentissage de la lecture pour des enfants en échec scolaire. Max cherche quelqu’un pour l’aider à s’occuper du chenil et du dressage, et pour conduire les animaux à leurs diverses activités.

Montana, qui avait débité toutes ces informations d’un trait, s’interrompit pour reprendre haleine.

— C’est un vrai métier. Il faudra que je prenne des cours sur internet et que j’obtienne un diplôme de dresseur de chien. Parallèlement, je travaillerai au chenil pour me familiariser avec les bêtes. Max m’engagerait pour une période d’essai de quatre mois. J’ai un entretien dans deux jours.

— Tu as l’air enthousiaste, en tout cas, commenta Pia.

— Ce n’est pas qu’un air. L’idée de côtoyer les chiens et d’aider les gens me plaît beaucoup. Je veux servir à quelque chose, ça je le sais. Mais j’ignore encore si ce boulot me satisfera ou pas. Dakota et Nevada ont tout de suite choisi leur voie. Je devrais leur ressembler. Nous sommes des triplées, non ?

— Ça ne veut rien dire. Tu dois suivre ta propre route, celle qui te correspond. Il est fort possible que tu viennes de la trouver, d’ailleurs.

— Je l’espère, soupira Montana. J’en ai marre de tout gâcher.

— Ne t’accable pas, il n’y a pas de raison. Et puis franchement, peux-tu me dire quand tu as gâché quelque chose ?

— Je te rappelle que je viens de refuser un emploi à plein temps avec une couverture sociale. Il faut être inconsciente.

— Ou viser le long terme.

— J’aimerais réussir dans un domaine, Pia. Regarde, toi, par exemple. Tu obtiens des résultats fantastiques dans ton boulot.

— J’organise des manifestations. Je ne sauve pas le monde.

— Peut-être, mais tu es un pilier de la communauté. Ce que tu réalises marque les mémoires, mois après mois. Les parents attendent avec impatience d’emmener leurs enfants à leur premier Festival d’Automne ou au Samedi de la Générosité. Les gens programment leurs vacances de façon à assister à leur fête favorite. Tu influes sur leur façon de vivre.

Pia la regarda bouche bée avant de s’exclamer :

— Dis donc ! Vu comme ça… Je devrais demander une augmentation !

— Je suis sérieuse ! protesta Montana dans un éclat de rire.

— Mais moi aussi !

Son travail, pour plaisant qu’il soit, ne lui était jamais apparu comme important… jusqu’à cette tirade de Montana.

— Moi qui croyais seulement amener des touristes à Fool’s Gold et dynamiser ainsi l’activité des commerces locaux.

— Tout n’est pas qu’une simple question d’argent, lui rappela Montana.

— Tu as raison. Voilà pourquoi tu ne devrais pas culpabiliser de refuser le poste à la bibliothèque. Tu dois réfléchir à ce que toi, tu considères comme essentiel.

— Je veux servir à quelque chose, répéta avec force Montana. J’ai regardé des vidéos sur les chiens d’assistance aux handicapés. C’est fascinant.

— Dans ce cas, j’espère que tu décrocheras cet emploi.

— Moi aussi. J’aimerais tellement trouver ma place, devenir autre chose qu’un nom.

— Tu es une Hendrix. Ce n’est pas si mal d’appartenir à une des familles les plus connues de la région.

Une famille. Exactement ce qui lui avait manqué pendant toutes ces années. C’était triste, aussi, de penser que Keith et Crystal ne connaîtraient pas leurs enfants. Ils n’auraient qu’elle, Pia O’Brian !

— Je croirais entendre ma mère ! ironisa Montana en levant les yeux au ciel.

— Je trouve que Denise est une femme remarquable. Alors, merci pour le compliment.

— De rien.

*  *  *

— Je n’ai pas besoin d’une coupe de cheveux, dit Raoul alors qu’il marchait dans la rue en compagnie de Pia.

— Arrête de pleurnicher. J’attends davantage de maturité de mon auxiliaire de grossesse.

— Depuis quand es-tu devenue autoritaire comme ça ?

— Depuis toujours, répondit-elle dans un rire. Je pensais que tu avais remarqué.

La journée était fraîche. Pia avait enfilé un manteau rouge vif par-dessus son pull et son jean, et avait chaussé des bottes qui la grandissaient de quelques centimètres. Ce qui mettait ses lèvres à hauteur idéale, songea distraitement Raoul.

Embrasser Pia, lui faire l’amour… Très tentant ! Hélas, vu les circonstances, il pouvait rayer ce chapitre-là de son emploi du temps. Si Pia était enceinte, ni l’un ni l’autre n’entreprendraient quoi que ce soit de préjudiciable pour les bébés. Non pas qu’elle ait manifesté la moindre envie de renouveler l’expérience. Malgré tout… A en juger par ce qui s’était passé lors de leur dernière rencontre, nul doute qu’aucun des deux ne refuserait si l’occasion se présentait.

Trêve de fantasmes ! Il avait une mission plus noble à remplir : veiller sur Pia pendant qu’elle-même veillerait sur les embryons.

— La règle est simple, expliqua celle-ci. Tu alternes. Aujourd’hui nous allons chez Bella. La prochaine fois, tu rendras visite à sa sœur, Julia.

— Je persiste à croire qu’il serait encore plus simple de choisir un coiffeur en dehors de la ville.

— Dégonflé !

— Le football m’a appris à ne pas m’exposer inutilement au danger.

Pia s’arrêta près de la vitrine du salon de coiffure.

— Cela ne résoudra rien d’aller te faire couper les cheveux ailleurs qu’à Fool’s Gold, Raoul. Elles t’en voudront quand même. Tu n’as pas encore compris ça ? N’espère pas gagner le combat. Alors, autant t’installer au premier rang et profiter du spectacle.

— Comment ça ? Il y a un spectacle ?

— En fait, c’est toi le spectacle, répliqua-t-elle avec un sourire espiègle avant de pousser la porte.

Après une seconde d’hésitation, il la suivit.

Quand il entra, les regards de toutes les personnes présentes — autrement dit de toutes les femmes — convergèrent vers lui, avec une absence totale de discrétion qui le déconcerta, et pourtant il avait l’habitude d’attirer l’attention.

L’une d’elles, une brune d’âge mûr aux magnifiques yeux marron, l’examina des pieds à la tête d’un air approbateur.

— Pia ! Quelle merveille m’as-tu apportée, ma belle ?

Cette dernière passa son bras sous celui de Raoul avant de répondre :

— Je te le prête, Bella, pas plus. Je te présente Raoul Moreno. Raoul, voici Bella Gionni.

Celle-ci s’avança vers lui, main tendue.

— Enchantée, dit-elle d’une voix enjôleuse. Un bel homme, costaud… Josh reste mon préféré parce que je le connais depuis qu’il est petit. Mais je dois dire que vous… vous le talonnez.

Raoul, très mal à l’aise, lui serra la main.

— Euh… Merci.

— De rien. Je suis à votre disposition.

— Tu ne pars pas, j’espère ? glissa-t-il à l’oreille de Pia.

— Non. C’est pour te protéger que je t’ai accompagné.

— Me voilà rassuré…

— Qu’est-ce que je vous fais ? demanda Bella quand elle eut installé Raoul dans un fauteuil.

— Tu les raccourcis juste un peu, dit Pia qui cachait difficilement son hilarité. C’est sa première visite chez un coiffeur d’ici.

Une nouvelle que Bella accueillit avec un grand sourire.

— Et vous êtes venu chez moi !

— Où d’autre aurais-tu voulu que nous allions ?

— Exact, acquiesça Bella en se saisissant d’un vaporisateur pour humidifier les cheveux de Raoul. Vous êtes ensemble tous les deux ?

— Non, s’empressa de répondre Pia en même temps que Raoul affirmait :

— Oui.

— Il faudrait vous mettre d’accord, commenta la patronne du salon dans un haussement de sourcils.

— Nous ne sortons pas ensemble, attaqua Pia en se tournant vers Raoul.

— Nous sommes ensemble quand même, corrigea Raoul.

— D’accord, mais pas dans le sens où l’entend Bella. Ce n’est pas parce que nous avons…

Elle s’arrêta net en prenant conscience que tout le salon était suspendu à ses paroles.

Raoul, lui, s’était plongé dans ses réflexions. Ainsi, Pia avait pensé à leur nuit d’amour — alors que lui-même avait seulement voulu parler de son rôle d’auxiliaire de grossesse…

— Ah ! Les hommes ! pesta celle-ci entre ses dents.

Elle tourna les talons pour aller bavarder avec une des autres coiffeuses, un peu plus loin, tandis que Bella commençait à s’occuper de Raoul avec des gestes précis et efficaces de professionnelle.

— Alors, comme ça, vous aimez bien notre Pia ? demanda-t-elle.

— Oui, beaucoup.

Elle interrompit un instant son travail pour le dévisager entre ses paupières mi-closes :

— Comme un ami ou plus ?

— Nous sommes amis.

— Eh bien ! Vous êtes un imbécile.

Raoul se retint de sourire. Il avait toujours apprécié le parler franc.

— Pia vaut largement dix des femmes que vous avez pu connaître jusque-là, argumenta Bella, très sûre d’elle. C’est une fille chouette. Intelligente, généreuse, belle.

En tournant la tête, il aperçut Pia dans la glace et, tout en admirant à loisir sa silhouette mise en valeur par son pull moulant, il se délecta de l’entendre rire avec les autres clientes. Elle correspondait en tout point à la description de Bella… et bien davantage. Elle avait du cœur et du tempérament. Crystal n’ayant parlé à personne des embryons, Pia aurait fort bien pu décider de les donner à la science ou tout simplement de les jeter. Mais aucune de ces solutions ne lui avait effleuré l’esprit. Oui, décidément, Pia appartenait au groupe très restreint des personnes pour qui il éprouvait une profonde admiration.

— Ce qui lui est arrivé est affreux, continuait Bella. Entre la mort de son père et la fuite de sa mère en Floride ! Pia était en terminale à cette époque. Son monde s’est écroulé d’un coup autour d’elle. Elle a été placée en famille d’accueil.

— C’est ce que j’ai entendu dire, murmura Raoul.

Quel genre de mère abandonnait sans scrupules son enfant ? s’indigna-t-il. Le chagrin aurait dû resserrer leurs liens, au contraire. Au lieu de cela, Pia avait dû tout gérer, le matériel comme l’affectif.

Il se surprit à vouloir réparer cette injustice. Plus de dix ans après ! S’il comptait jouer les héros, il arrivait un peu tard. Malgré tout, le besoin d’agir demeurait bien ancré en lui.

— Elle a eu des amoureux, vous savez, annonça Bella.

— Je n’en doute pas, fit Raoul poliment.

— Je ne sais pas pourquoi, ils ne restent jamais. La pauvre !

Pas exactement le genre de sujet dont il souhaitait discuter avec Bella ! soupira intérieurement Raoul en dirigeant une nouvelle fois son regard vers Pia. Décidément, sa vie n’avait pas été un long fleuve tranquille, et les choses allaient encore se compliquer. Qui allait la protéger ? Qui trouverait-elle à ses côtés quand elle aurait besoin d’aide ? Elle avait agi avec le cœur, il le savait, mais serait-elle assez forte pour tout assumer ?

Alors qu’il s’interrogeait ainsi, elle tourna la tête, croisa son regard dans le miroir et lui sourit. Il lui répondit par un clin d’œil.

Il était tombé amoureux de deux femmes dans sa vie. De sa première petite amie d’abord. Mais ils avaient choisi des voies différentes et s’étaient progressivement éloignés l’un de l’autre. Quant à Caro, en trahissant chacun des engagements qu’ils avaient pris en se mariant, elle l’avait anéanti. Alors, s’impliquer dans une relation sentimentale pour traverser une nouvelle tourmente affective — très peu pour lui. Malgré tout, le désir de fonder une famille n’était pas tout à fait mort, mais il refusait catégoriquement de prendre un nouveau risque. Du moins était-ce ce qu’il avait cru jusque-là…

*  *  *

— Je t’entends ! se plaignit Pia à travers la porte de la salle de bains.

— Je ne fais rien, je te jure. Je suis immobile sur ma chaise, promis, répliqua Raoul.

Pourtant, elle l’avait bien entendu bouger. Elle n’avait pas des hallucinations, en prime ? Tu parles d’un stress ! murmura-t-elle en remontant sa culotte et son jean. Il ne manquerait plus qu’elle soit victime, comme les hommes, de la peur de ne pas se montrer à la hauteur.

Elle passa la tête par la porte de la salle de bains.

— Je n’y arrive pas avec toi dans la pièce, dit-elle en arrêtant toute protestation d’un geste du bras. Ne te fatigue pas à dire que tu ne te trouves pas dans la même pièce. C’est tout comme.

En hochant la tête Raoul se leva et tourna vers elle ses yeux noirs pétillant d’espièglerie.

— Trop de pression, hein ?

— La question n’est pas là, soupira Pia.

— As-tu essayé de laisser couler l’eau dans le lavabo ? Le bruit t’aiderait peut-être.

— Oh ! n’espère pas que je discute avec toi de mon incapacité à uriner, fit-elle, la bouche pincée.

— C’est pourtant ce que tu fais, non ?

— Va attendre dans le hall, s’il te plaît, répliqua-t-elle d’un air las.

— Nous avons fait l’amour et je n’ai pas le droit d’être dans le salon pendant que tu vas aux toilettes ?

— Exactement.

— Très bien, capitula-t-il en s’exécutant.

Après s’être de nouveau déculottée et assise sur la lunette des toilettes, elle attrapa le bâtonnet en plastique du test de grossesse.

Allez ! s’encouragea-t-elle. Tu vas aux toilettes plusieurs fois par jour, sans y penser. C’est un acte naturel.

Il n’empêche qu’à ce moment précis la tâche lui paraissait plutôt corsée. Elle essaya de chantonner, de s’agiter, de respirer plus lentement… En vain. Sa vessie refusait obstinément de se vider. Décidément, la grossesse s’avérait une épreuve bien difficile — et surprenante.

Quand elle aurait enfin réussi sa mission dans les toilettes, elle irait manger une glace, se promit-elle. Ce n’était pas la saison ? Eh bien, peu importe. Elle choisirait une coupe à la vanille avec du caramel chaud et de la crème…

Ça y est !

Alors qu’elle pensait à autre chose, son corps s’était enfin détendu et avait obéi.

— Quand même ! l’accueillit Raoul quand elle ouvrit la porte pour aller poser le test sur une serviette en papier dans la cuisine.

— Combien de temps ?

— Quelques minutes, pas plus.

Ils gardèrent les yeux rivés sur le petit écran où s’affichait un sablier. Le cœur battant, elle attendit en s’interdisant de penser. Elle redoutait tellement d’avoir perdu les bébés de Crystal ! Et, en même temps, elle était terrorisée à l’idée qu’ils aient réussi à s’accrocher…

Raoul l’entoura de son bras. Elle s’appuya contre lui et serra les dents.

L’écran clignota…

Et un mot unique apparut : « Enceinte. »

Impossible de se tromper. On ne pouvait être plus clair.

Un instant, son sang se glaça dans ses veines puis, en une seconde, il se mit à pulser dans tout son corps. Son estomac chavira au point qu’elle crut qu’elle allait vomir. La réalité était là, sur ce bâtonnet en plastique. Mais elle ne parvenait pas à l’appréhender entièrement.

Enceinte ! Elle était enceinte !

— Tu as réussi ! s’écria Raoul en l’attrapant par la taille pour la faire tournoyer au milieu de la pièce. Tu vas être maman !

Si lui semblait aux anges, elle de son côté se sentait au bord de l’évanouissement.

Maman ? Elle ?

— Je ne peux pas, murmura-t-elle.

Aussitôt, il la posa par terre.

— Bien sûr que si ! C’est formidable, Pia. Les embryons se sont installés. C’est une nouvelle magnifique.

Elle ne pouvait qu’acquiescer, obligatoirement. Elle avait réalisé la volonté de Crystal. Mais au fond d’elle-même, elle mourait de peur d’échouer lamentablement.

— Il faut que je m’assoie.

Joignant le geste à la parole, elle s’effondra sur une des chaises de la cuisine et ferma les yeux pour mieux se concentrer sur sa respiration.

Elle était enceinte… En ce moment même, des petits êtres grandissaient en elle. Des bébés allaient naître, qui deviendraient des enfants, puis des adultes. Des bébés qui dépendraient d’elle et compteraient sur elle.

Raoul prit place en face d’elle.

— Tu es sûre que ça va ? demanda-t-il en lui saisissant la main.

— Je ne crois pas que j’y arriverai, gémit Pia. Je ne sais pas comment m’y prendre.

— N’aie crainte : ils se chargeront eux-mêmes de la plus grosse partie du travail.

— Tant qu’ils sont dans mon ventre, peut-être. Mais après ? Comment répondrai-je à leurs attentes ? Non, je ne suis vraiment pas prête.

— Tu as huit mois et demi pour t’y préparer, murmura-t-il. Et je t’aiderai.

— Tu n’es que mon auxiliaire de grossesse, Raoul.

Elle libéra sa main et se leva.

— Comprends-moi bien : j’apprécie à sa juste valeur le soutien que tu m’apportes. Mais c’est surtout l’après-grossesse qui m’inquiète. Je vais devoir m’équiper. Mais avec quoi ? Je n’en ai pas la moindre idée. Et puis, il va falloir que je déménage, on en a déjà parlé. C’est trop petit ici.

Aurait-elle les moyens d’acheter une maison ? Elle gagnait correctement sa vie certes, mais rien de faramineux non plus.

— Ensuite, il y aura les études à payer. Il faudrait que je commence à mettre de l’argent de côté, mais je ne sais pas dans quoi investir. Je ne comprends rien à la Bourse.

Il s’approcha d’elle et posa les mains sur ses épaules.

— Une chose à la fois, la raisonna-t-il. Détends-toi. Respire. Je peux m’occuper de tout ça avec toi. Nous te trouverons un beau logement et je te donnerai les coordonnées d’un conseiller financier. Tout va bien se passer, Pia. Je te le promets.

Elle acquiesça… sans conviction. Bien sûr, il l’épaulerait et elle lui en était reconnaissante. Mais, après la naissance des bébés, son « contrat » s’achèverait. Il partirait et elle resterait seule. Avec des triplés.

*  *  *

— C’est génial ! s’écria Jenny, l’œil rivé sur le moniteur, alors qu’elle passait la sonde sur le ventre de Pia. D’habitude, je ne pratique pas d’échographie aussi précoce. Vous savez qu’on verra seulement si les embryons ont nidifié mais qu’on ne distinguera rien de plus précis, n’est-ce pas ?

— Oui, murmura Pia qui s’agrippait de toutes ses forces à la main de Raoul.

Quarante-huit heures ne lui avaient pas suffi pour apprivoiser la réalité de sa grossesse. Elle oscillait entre stupeur et panique — deux états fort peu agréables — devant cette nouvelle qui demeurait encore abstraite.

Elle avait acheté des livres pour s’informer, comme prévu, mais n’avait réussi qu’à aggraver ses angoisses. A quoi bon savoir à l’avance qu’elle risquait de souffrir d’hémorroïdes d’ici son terme ?

— Parfait, dit Jenny gaiement. Je vais chercher le Dr Galloway.

Dès le départ de la technicienne, Pia se tourna vers Raoul.

— Etait-il prévu qu’elle appelle la doctoresse ?

Il se pencha au-dessus d’elle, en lui caressant les cheveux vers l’arrière.

— Oui, ne t’inquiète pas. C’est la procédure habituelle, Pia.

Toutes les futures mères se sentaient-elles ainsi écrasées par le poids des responsabilités ? Des responsabilités envers ces enfants à venir, mais aussi envers Crystal et Keith, sans compter tous ceux qui étaient au courant à Fool’s Gold et qui la soutenaient…

— Pourvu qu’elle ne trouve rien d’anormal ! Chez les bébés, crut-elle bon de préciser.

— Détends-toi, répéta Raoul. Respire.

Elle s’efforça d’obéir…

Heureusement, la gynécologue ne tarda pas à arriver et s’installa devant le moniteur pendant que Jenny déplaçait la sonde.

— Les voilà ! Tous les trois. Bravo ! Ils sont tous bien en place.

Pia avait beau fixer l’écran, elle ne discernait que du gris. Tant pis ! L’essentiel était de savoir que tout se déroulait normalement.

Autant qu’on puisse qualifier une telle situation de « normale », soupira-t-elle. Quand on songeait qu’il y a deux mois, elle gardait un chat qui ne l’aimait pas et qu’aujourd’hui, elle portait trois bébés en son sein !

— Tu peux te rhabiller, Pia, dit Cecilia Galloway après lui avoir essuyé le ventre. Rejoins-moi dans mon bureau. Nous discuterons de la suite des événements.

Pia acquiesça de la tête.

— Je suis à côté, lui dit Raoul après l’avoir aidée à se remettre debout.

Elle hocha de nouveau la tête — on aurait dit qu’elle avait perdu l’usage de la parole — et commença à se préparer.

*  *  *

— Tu as entamé le voyage, déclara sa gynécologue lorsque Pia, un sourire forcé aux lèvres, entra dans son cabinet avec Raoul. Je suis très fière de toi. Je connais peu de femmes qui se seraient engagées dans cette aventure.

Probablement parce qu’elles étaient saines d’esprit, commenta Pia pour elle-même.

— Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? demanda Raoul en s’asseyant à côté de celle-ci.

— Un tas de choses. Une naissance multiple apporte beaucoup de bonheur mais s’accompagne aussi de quelques difficultés. Comme nous le savons dès le départ, nous allons t’y préparer dans les meilleures conditions, poursuivit-elle à l’adresse de Pia. Tu vas devoir te nourrir sainement et bien dormir. Tu es en excellente forme. Je n’anticipe donc aucun problème a priori. Malgré tout, je vais te surveiller de plus près que si tu attendais un seul bébé. Je veux te voir dans un mois. D’ici là, si des questions te tracassent, téléphone au cabinet. Mais ne t’inquiète pas. Tout va aller comme sur des roulettes, tu verras.

Qu’est-ce que vous pouvez bien en savoir ? s’apprêta à rétorquer Pia… avant de se raviser. A quoi bon ?

Sans comprendre trop comment, elle se retrouva soudain à côté de la Ferrari rouge de Raoul. Elle se rappelait avoir dit au revoir à sa gynécologue… puis le trou noir. Elle jeta un coup d’œil à celui-ci. Il paraissait tout aussi hébété qu’elle.

— Ça me rassure ! Il n’y a pas que moi ! dit-elle.

— Je jouais la comédie, avoua-t-il avant de se mettre à jurer. Nom d’un chien ! Des triplés ! Tu les as vus sur l’écran ?

— Non, mais je n’ai pas vraiment cherché. Je suis suffisamment remuée comme ça.

— Ils existent pour de bon, dit-il lentement. Jusque-là, ces bébés étaient seulement un concept. Mais tu vas bel et bien mettre au monde des triplés.

Pourquoi fallait-il qu’on le lui serine ? s’agaça Pia. Elle se mettait suffisamment la pression toute seule ! Alors qu’elle pestait ainsi, quelque chose dans l’expression de Raoul attira son attention. Une vague crispation.

Il allait lui annoncer qu’il revenait sur sa proposition ! se dit-elle, le cœur serré. Parce qu’il mesurait seulement maintenant à quoi il s’engageait. Oh ! Elle ne lui en tenait pas rigueur. Elle éprouvait le même désarroi. Seulement, elle ne pouvait revenir en arrière. Les bébés étaient là et grandissaient en elle.

Malgré la tentation, elle se refusa à le supplier de ne pas l’abandonner. Question de dignité et de décence. Il s’était déjà montré plus que généreux. Elle devait le dégager de sa parole tout en faisant bonne figure.

— Je comprends, dit-elle, ne t’inquiète pas. Moi-même je ne sais pas où j’en suis. Tu as été formidable et je te remercie pour tout.

Il la regarda, interloqué.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je te rends ta liberté. J’annule ton « contrat » d’auxiliaire de grossesse.

— Mais pourquoi ?

— Parce que tu donnes l’impression de vouloir prendre tes jambes à ton cou. Ce que je comprends.

Raoul parut comme pris de court, puis contourna la voiture pour venir se camper en face d’elle. Si près que, malgré ses hauts talons, elle dut lever la tête pour accrocher son regard.

— Je ne me défile pas. Mais tu as vu juste sur un point : je n’ai plus envie d’être ton auxiliaire de grossesse.

Pourvu que ma déception ne se voie pas !, pria-t-elle alors que l’idée de traverser les neuf mois à venir sans personne à ses côtés la désespérait. Mais elle attendrait de rentrer chez elle pour se laisser aller, pour trépigner comme une enfant et s’effondrer en larmes. Pour le moment, elle devait garder une contenance.

— Je comprends, répéta-t-elle.

Il lui prit de nouveau la main. Une vraie manie chez lui ! Une manie qui lui plaisait, malheureusement, et dont elle allait devoir se priver, comme de tout le reste.

— Non, Pia. Tu ne comprends pas. Je veux être davantage que ton auxiliaire de grossesse. Je veux t’épouser.