Pia, secouée de sanglots incontrôlables, suffoquait de douleur et d’angoisse.
— Y a-t-il quelqu’un à prévenir ? demanda doucement une des infirmières qui lui tenait la main dans l’espoir de la calmer. Voulez-vous que j’appelle votre maman ?
L’ironie involontaire de la question redoubla les pleurs de Pia. A part Raoul, à qui Marsha avait certainement déjà téléphoné et qui accourrait à son chevet, elle n’avait personne d’autre vers qui se tourner.
— Ça va, réussit-elle à articuler.
— Restez tranquille. Ce n’est bon ni pour vous ni pour les bébés de vous agiter ainsi.
Les bébés… Il en restait deux. Du moins, selon les résultats de l’échographie. Elle n’en avait perdu qu’un seul.
Pia s’efforça de ralentir sa respiration. Mais comment se détendre quand elle se savait responsable de ce qui venait d’arriver ?
— Où est-elle ? demanda une voix masculine dans le couloir. Pia O’Brian. C’est ma fiancée.
— Raoul ! appela Pia.
L’infirmière se hâta d’ouvrir la porte.
— Elle est ici, monsieur.
Se précipitant vers elle, il lui prit la main et l’embrassa sur le front avant de demander :
— Ça va ?
L’inquiétude et la sollicitude sincères qu’elle lut dans ses yeux la firent fondre de nouveau en larmes. Raoul, loin de se dérober face à ce débordement d’émotions, l’enlaça tandis qu’elle sanglotait, sanglotait sans fin. Jusqu’à se sentir vidée.
— J’ai perdu un des bébés, annonça-t-elle d’une voix éraillée.
— Je sais, dit-il en lui caressant les cheveux. Ce n’est pas grave.
— Si ! Si, c’est grave, insista-t-elle tandis que ses yeux s’embuaient de nouveau. C’est à cause de moi. C’est ma faute.
Saisissant la main de Raoul, elle planta son regard dans le sien.
— C’est ma faute. C’est moi qui ai fait ça. Je n’ai jamais cru qu’ils existaient vraiment. Je ne voulais pas te l’avouer, mais c’est la vérité. Ma tête savait que j’étais enceinte, mais pas mon corps. Je ne me suis pas comportée comme une mère normale. Le bébé l’a senti et il est parti.
— Non, Pia. Les choses ne se passent pas ainsi.
— Si. C’est moi qui ai causé sa mort. Hier, j’ai accompagné Charity en ville dans un magasin prénatal. Eh bien… La simple vue des vêtements de maternité m’a rendue malade parce que je refusais de penser aux transformations qu’allait subir mon corps. Je ne voulais pas savoir. J’ignorais même combien de couches un bébé use en une semaine, tu te rends compte ?
Les larmes jaillirent une fois de plus et se mirent à ruisseler sur ses joues.
— Crystal m’a fait confiance et maintenant un de ses bébés est mort. Elle m’aimait, elle croyait en moi… et voilà le résultat !
Raoul secoua la tête. Lui aussi, il devait se sentir mal à l’aise, impuissant.
— Tu sais, parfois les bébés n’arrivent pas à terme, Pia.
Elle souleva légèrement la tête pour mieux le voir.
— Oh non, Raoul. Je t’assure que c’est moi la responsable.
Elle avala sa salive. Elle devait lui avouer la vérité, quitte à ce qu’il l’abandonne.
D’ailleurs, peut-être cela vaudra-t-il mieux, songea-t-elle, le ventre serré. Après la naissance des bébés, il pourrait demander aux services de protection de l’enfance de les lui retirer afin qu’elle ne leur nuise pas davantage.
— Je suis tombée enceinte quand j’étais étudiante.
* * *
Raoul en avait assez entendu pour deviner la suite de l’histoire. Il dégagea sa main.
Sans remarquer la colère qui le gagnait, Pia continuait à parler.
Il se força à écouter, à garder un visage impassible.
— Je savais qu’il ne se marierait pas avec moi et je me suis mise…
Elle étouffait.
— Je me suis mise à souhaiter que le bébé ne soit plus là, poursuivit-elle après avoir repris sa respiration. C’est l’idée qui me tournait en permanence dans la tête. S’il disparaissait, tout s’arrangerait.
Elle ferma les paupières. Ses larmes continuaient à couler, mais elles n’émouvaient plus Raoul.
— Et c’est ce qui est arrivé, conclut-elle dans un souffle.
— Il n’a pas disparu tout seul, objecta sèchement Raoul. Tu es intervenue.
— Je sais. Le bébé a compris ou a senti ce que je pensais et il a renoncé à vivre. Le Dr Galloway m’a assuré que je n’avais rien à me reprocher. Que la nature se charge de régler le problème lorsque le fœtus ne se développe pas normalement. Mais il s’agit là de l’explication médicale. Personnellement, je suis intimement convaincue que c’est chez moi que quelque chose clochait, pas chez le bébé.
Raoul la regarda avec ahurissement, comme s’il hésitait encore à comprendre ce qu’il venait d’entendre.
— Tu n’as pas avorté ?
— Quoi ? s’écria-t-elle en ouvrant d’un coup les yeux. Non ! Bien sûr que non ! Je pensais donner le bébé à l’adoption après sa naissance. J’avais même commencé à me renseigner. Mais il s’en est allé, comme aujourd’hui. J’étais punie pour ne pas avoir voulu de lui. Et aujourd’hui, je n’ai pas le droit à ceux-là.
Elle ne l’avait donc pas mené en bateau ! La colère de Raoul s’envola d’un coup, remplacée par un profond sentiment de honte d’avoir ainsi mal jugé Pia. Il savait pourtant qu’elle ne ressemblait en rien à Caro !
Heureusement elle ne semblait pas s’être aperçue de son mouvement de rejet ! Aussitôt, il gagna de nouveau son chevet pour la serrer dans ses bras.
— Je suis désolé, dit-il en pensant à l’erreur qu’il venait de commettre.
— Tu n’as rien fait de mal !
Il lui raconterait plus tard ce qui lui avait traversé l’esprit. Quand elle se serait rétablie.
— Toi non plus. Tu n’es punie de rien du tout.
— Tu ne peux pas le savoir.
Il prit le temps de la regarder un moment, droit dans les yeux.
— Si, je peux.
— J’ai perdu un des enfants de Crystal.
— Non, dit-il doucement, comprenant pour la première fois ce qui venait réellement de se passer. Nous avons perdu un de nos bébés à nous.
Pia tourna vers lui des yeux médusés qui s’emplirent une nouvelle fois de larmes.
— Tu as raison, dit-elle dans un sanglot. Oh ! Mon Dieu ! Faites-le revenir !
Une vaine prière, bien sûr !
Raoul continua à serrer Pia contre lui en attendant qu’elle se calme un peu. Il se redressa alors et s’assit sur le lit en lui caressant la joue.
— Je dois faire peur à voir, dit-elle.
Elle avait en effet le visage gonflé, les yeux rouges, la mine défaite.
— Tu es magnifique.
— Soit tu es un fieffé menteur soit il faut que tu ailles consulter un ophtalmologiste, tenta-t-elle de plaisanter.
Il lui sourit fugitivement puis l’embrassa sur les lèvres avant de dire avec fermeté :
— Ne t’accuse pas, Pia. Tu n’y es pour rien. Absolument pour rien. Tu as fait une fausse couche spontanée. Tu n’as pas commis d’acte délibéré pour perdre ce bébé. Ce n’est pas ta faute.
Il marqua une pause… Le moment était venu, décida-t-il.
— Comme tu le sais, j’ai déjà été marié. Caro était une ancienne reine de beauté devenue ensuite présentatrice de journal sur une chaîne locale. Nous nous sommes rencontrés à l’occasion d’une action caritative à Dallas.
— J’ai le droit de la détester ?
— Bien sûr.
— Tant mieux, parce que c’est déjà fait !
A une époque, lui aussi avait haï Caro. D’une haine féroce. Mais, avec le temps, la blessure s’était cicatrisée. S’il n’avait toujours pas compris son attitude, il avait néanmoins cessé de lui souhaiter du mal.
— Nous formions un couple parfait. Peu après nos fiançailles, la chaîne de télévision où elle travaillait lui a offert un poste dans une de ses filiales à Los Angeles. Elle attachait énormément d’importance à sa carrière. Alors, nous avons déménagé à L.A. et, pendant la saison de football, j’effectuais des allers et retours. Nous avons commencé à évoquer l’idée de fonder une famille. Nous voulions tous les deux des enfants. Un jour, un coup de téléphone m’a prévenu que Caro venait d’être hospitalisée. J’ai accouru. Elle avait interdit aux médecins de m’informer de ce qui lui était arrivé.
— Quoi ? Le docteur n’a rien voulu te dire ?
— Non, pas sans la permission de Caro, répondit Raoul qui gardait la scène gravée dans sa mémoire. Je suis entré dans sa chambre. Elle était blême. On lui transfusait du sang.
En la voyant ainsi, Raoul avait bien cru qu’elle allait mourir, et c’est cette pensée qui l’avait le plus effrayé.
— Elle avait avorté cet après-midi-là, à la suite de quoi une hémorragie interne s’était produite. On l’avait opérée et elle allait bien. C’est ce qu’elle a dit : « Je vais bien. »
Il hocha la tête, toujours aussi incrédule qu’à l’époque.
— J’ignorais qu’elle attendait un bébé. Elle ne m’en avait même pas parlé. Si elle n’avait pas échoué à l’hôpital, je n’aurais jamais été au courant. Elle a pris la décision d’interrompre sa grossesse sans me demander mon avis. Loin de moi l’idée de refuser aux femmes le droit de choisir, mais là c’était différent. Nous étions mariés. Nous essayions d’avoir un enfant. Très activement même à ce moment-là afin qu’elle accouche durant mon intersaison. Mais tout ça n’était qu’un vaste mensonge. En fait, elle ne voulait pas compromettre sa carrière.
Pia n’en croyait pas ses oreilles. Elle en demeura bouche bée d’indignation. Comment la femme de Raoul avait-elle pu le tromper ainsi, les tromper tous les deux d’ailleurs ? C’était une chose de vouloir repousser à plus tard la décision de devenir parents ou de discuter d’une grossesse non désirée. Mais prétendre qu’on essayait de tomber enceinte et avorter quand cela se produisait était carrément inexcusable.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Je sais que c’est une formule ridicule, mais tant pis.
Quand il se tourna de nouveau vers elle, elle vit dans ses yeux la souffrance qui le minait. Ils se dévisagèrent, partageant leur douleur. Jamais elle ne s’était sentie aussi proche de lui, aussi en phase avec lui.
Un coup frappé à la porte interrompit ce moment de communion, et Cecilia Galloway entra dans la pièce.
— Pia, ma grande ! Je suis vraiment navrée.
Après avoir serré la main de Raoul, la gynécologue s’approcha de Pia.
— Apparemment, les deux autres bébés sont toujours bien accrochés et n’ont pas souffert.
— Une façon de m’encourager à garder le moral, je suppose ?
Le médecin tapota affectueusement l’épaule de Pia.
— Une façon de te dire que tu n’as rien à te reprocher. J’aimerais que tu essayes de te détendre. Nous allons te garder ici cette nuit et tu passeras une autre échographie demain matin. Je suis sûre que tout sera normal et que tu pourras rentrer chez toi. Bien. Je vais te faire monter un repas. Il faut absolument que tu manges. Tu me le promets ?
— Oui, fit Pia, un peu plus calme.
— Je reste là pour y veiller, lui assura Raoul.
— Je vous fais confiance, plaisanta Cecilia. Repose-toi, Pia. A demain matin.
Le Dr Galloway fronça brusquement les sourcils.
— Et interdit de culpabiliser, tu m’entends ?
— Je vais essayer.
Après le départ de la gynécologue, Raoul prit de nouveau place au chevet de Pia.
— Nous traverserons cette épreuve ensemble, j’en fais le serment.
Pia se laissa aller contre ses oreillers. Quel réconfort lui apportait la présence de Raoul ! Elle avait entière confiance en lui. Il ne se défilerait pas. Que souhaiter de plus pour le moment ?
* * *
Pia s’installa le plus confortablement possible sur le canapé.
Elle ne souffrait pas mais se sentait agitée, tendue, honteuse. Bref, elle était traversée d’émotions peu propices à lui apporter la sérénité indispensable à un véritable repos.
Rentrée le matin de l’hôpital après que la deuxième échographie eut confirmé que les jumeaux se portaient bien et ne semblaient nullement affectés par ce qui était arrivé à leur frère ou sœur, elle avait dû batailler pour convaincre Raoul qu’il pouvait sans crainte la laisser seule pendant quelques heures. Ce n’étaient d’ailleurs pas tant les arguments qu’elle lui avait opposés qui l’avaient gagné à sa cause que le flot continu de visiteurs chargés de fleurs, cartes, nourriture et cadeaux pour les deux bébés survivants. Quand il avait compris qu’elle ne resterait pas sans compagnie plus de quelques minutes d’affilée, il avait consenti à partir à son bureau.
Pia appréciait le silence qui régnait pour l’instant. Pourvu que personne ne vienne me voir d’ici plusieurs heures ! Il était tellement plus facile de s’apitoyer sur elle-même lorsqu’elle était seule ! Même si elle trouvait du réconfort dans le soutien moral et matériel que lui apportaient les habitants de Fool’s Gold, elle se sentait malgré tout enlisée dans un marécage de culpabilité et de dépression. Elle allait bien en sortir un jour tout de même ! Elle soupira sans trop y croire.
On frappa à la porte.
— Entrez ! cria-t-elle d’un ton qu’elle espéra cordial.
— Bonjour, lança gaiement Denise Hendrix. Comment te sens-tu ?
— Pas trop mal, répondit Pia dans un haussement d’épaules. Mais triste.
— C’est normal ! Ça va durer un petit moment. Tiens, dit-elle en montrant un pochon de supérette. Des glaces. A peu près tous les parfums de Ben & Jerry’s. Considère-les comme tes laitages obligatoires. Je vais les ranger dans le congélateur.
Quand elle revint quelques instants plus tard, dédaignant le fauteuil, Denise s’assit sur la table basse tout près de Pia.
— Tu as l’air affreusement malheureuse. Comme si tu venais de perdre ta meilleure amie.
— Ou de tuer son bébé, murmura Pia. Excusez-moi, ça m’a échappé.
— Voyons, Pia ! Tu n’as pas tué le bébé de Crystal.
— C’est pourtant ainsi que je le vis. Ces petits êtres n’avaient aucune réalité pour moi, Denise. Je faisais semblant, c’est tout.
— Et alors ? Pourquoi cela ne suffirait-il pas pour le moment ? Dans l’immédiat, ta seule tâche consiste à prendre soin de toi — et d’eux — du mieux que tu peux. J’ai élevé six enfants, ajouta-t-elle dans un soupir. Crois-tu que j’ai été présente à chaque seconde de leur vie ? Que les bagarres des garçons et les interminables coliques des filles m’enchantaient ? Que je ne rêvais pas de partir au calme à des centaines de kilomètres, dans une île tropicale, avec un bon livre comme seule compagnie ?
Pia la regarda, médusée.
— Mais vous êtes une mère formidable !
— Merci. J’adore mes gosses et je me suis démenée pour eux. Cela dit, je suis loin d’avoir été parfaite. Personne ne l’est. Peu importe que les bébés qu’on t’a implantés ne te paraissent pas réels. Ils finiront par le devenir. Tu te confrontes à un événement qui bouleverse ta vie, Pia. Tu as sacrifié tellement de choses pour satisfaire la requête de ton amie. J’aimais beaucoup Crystal. Mais je trouve que là elle a exagéré.
— Comment ça ? demanda Pia, les yeux écarquillés d’incrédulité.
— On ne lègue pas des embryons à quelqu’un sans lui en parler. Ce n’est pas bien. Elle aurait dû discuter avec toi, s’assurer que sa demande n’allait pas à l’encontre de tes propres projets. Au lieu de cela, elle t’a mise au pied du mur.
Jamais auparavant Pia n’avait envisagé la situation sous cet angle.
— J’aurais pu ne pas donner suite…, fit Pia, perdue dans ses pensées.
— Cela aurait été effectivement une possibilité… pour toute autre que toi. Nous voyons tous avec quel dévouement et quel sérieux tu t’impliques pour la ville. En outre, tous ceux qui te connaissent savent que les personnes qui étaient censées te protéger t’ont abandonnée et que jamais tu n’infligerais à ton tour cette souffrance à quiconque. Ne t’inquiète pas si tu as l’impression de n’avoir noué aucun lien avec tes bébés. Cela viendra en temps et en heure. Tu es triste parce que tu as perdu un de tes enfants à toi. S’il s’agissait seulement de celui de Crystal, tu ne ressentirais que de la culpabilité.
— Vous avez raison, dit lentement Pia. Si ces bébés n’existaient pas pour moi, j’éprouverais probablement du soulagement d’en avoir un de moins. Deux bébés posent moins de problèmes que trois. Mais je ne peux m’empêcher de vivre cette fausse couche comme un deuil. Et comme une trahison vis-à-vis de Crystal.
— Mets-toi dans la tête que ce qui est arrivé relève uniquement du médical. C’est un miracle que les trois embryons aient survécu jusque-là. Statistiquement parlant, sais-tu le peu de chances que tu avais de tomber enceinte ? Alors, franchement, tu ne mérites que des félicitations.
Denise avait mis le doigt sur le cœur du problème et, en l’exposant aussi directement, elle avait en partie soulagé Pia du poids qui l’oppressait.
— J’ai peur de ne pas me montrer à la hauteur, avoua cette dernière. Je suis incapable de m’acheter des vêtements de maternité ou de choisir le mobilier de la chambre des bébés.
— La plupart des femmes se marient et ensuite envisagent d’avoir un enfant. Toi, on t’a mise devant le fait accompli. Il te faut du temps pour t’accoutumer à ta nouvelle condition. Pour ce qui est des habits de grossesse, crois-moi, la décision s’imposera d’elle-même d’ici peu, dit Denise avec un clin d’œil. Quant aux meubles, la question se réglera toute seule elle aussi. Bientôt, tes hormones vont entrer en action et tu seras prise de l’envie irrépressible de préparer ton nid. D’ici là, ne te ronge pas les sangs. Tu exiges trop de toi, Pia.
— Je vais essayer de m’améliorer.
— Tu seras une mère formidable, affirma Denise d’un ton ferme. Tu l’es déjà, d’ailleurs. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu sais que tu peux compter sur toute la ville.
Elles se prirent toutes deux dans les bras et, alors que Denise se redressait, des pas se firent entendre dans l’escalier. Quelques secondes plus tard, Raoul entrait dans l’appartement, un sac de marin sur l’épaule.
Encore des vêtements, supposa Pia.
— Bonjour, Denise, dit Raoul. C’est gentil d’être passée.
— Il fallait que je voie notre petite chérie. Elle va mieux.
— Je l’espère de tout cœur.
Un court silence s’installa durant lequel Raoul sembla hésiter.
— Mon appartement étant de plain-pied, j’essaye de convaincre Pia de venir habiter chez moi, au moins temporairement, finit-il par annoncer.
— Je me débrouille très bien ici, répliqua celle-ci en levant les yeux au ciel.
— Tu ne dois pas monter d’escalier.
Il existait une grosse différence entre « ne pas devoir » et « ne pas vouloir », songea Pia.
Après les quelques jours où on lui avait recommandé de se ménager, les restrictions seraient toutes levées. Du point de vue médical, du moins. Car pour le psychologique, la pensée d’emprunter l’escalier l’angoissait affreusement.
Denise les regarda tour à tour.
— Ce serait peut-être une bonne idée, Pia. C’est une affaire d’une semaine ou deux, après tu pourras revenir chez toi. Quoique, ajouta-t-elle en haussant les sourcils, je pense que l’idée de grimper trois étages te pèsera de plus en plus au fur et à mesure que ton ventre grossira.
— Tu vois, dit Raoul avec une mine à la fois paternaliste et pleine d’espoir.
C’était probablement la solution la plus raisonnable, Pia devait bien l’admettre, mais elle était gênée cependant par l’idée de partager un logement avec Raoul. Cette cohabitation risquait de donner à leur relation une réalité qu’elle préférait ignorer, même si l’imposante bague de fiançailles à sa main gauche la lui rappelait en permanence.
— Je vais y réfléchir, promit-elle à défaut de pouvoir s’engager davantage pour le moment.
Denise l’embrassa encore et en profita pour lui glisser à l’oreille :
— Il est très beau et il t’est entièrement dévoué. Il y a pire pour un homme.
— Je sais. Merci pour votre visite et pour tout ce que vous m’avez dit.
— De rien. Veillez sur elle, Raoul, dit-elle en se redressant. Nous tenons tous beaucoup à elle.
— Comptez sur moi.
Il accompagna Denise à la porte où ils restèrent à bavarder quelques instants sans que Pia entende leur conversation. Quels cachottiers ! pesta-t-elle en se laissant aller contre le dossier du canapé.
Malgré sa fatigue, elle ne parvint pas à dormir. Guère étonnant quand chaque fois qu’elle fermait les yeux, elle voyait la tache de sang sur sa chaise et était saisie de la même terreur qui l’avait étreinte alors.
En désespoir de cause, elle se mit à penser à la façon dont Denise avait analysé la situation. Après tout, peut-être était-il normal qu’elle n’ait pas encore totalement intégré l’idée qu’elle attendait des bébés. Denise avait vraisemblablement raison : il fallait laisser du temps au temps.
— Essaye de te reposer, dit Raoul quand il revint.
Elle acquiesça plutôt que d’avouer qu’elle ne réussissait pas à trouver le sommeil. Elle ferma les paupières et s’efforça de ne penser à rien. C’était le plus sûr.
Mais irréalisable…
Malgré elle, lui vint à l’esprit la façon dont Caro avait trahi la confiance de Raoul. Comment était-il possible de mentir à la personne qu’on était censé aimer plus que tout ? Pareille attitude la déconcertait. Si Caro ne voulait pas d’enfants, pourquoi ne l’avoir pas tout simplement dit à Raoul et n’avoir pas pris la pilule ou utilisé un autre moyen de contraception ?
Le plus difficile cependant pour Pia dans toute cette histoire avait été d’accepter le fait que Raoul avait aimé Caro. Impossible de ne pas le voir dans la façon dont il avait parlé d’elle, dans l’émotion qui avait envahi son regard pendant son récit.
Elle, Pia, ne susciterait jamais cela dans les yeux d’aucun homme. Elle ne connaîtrait pas le genre d’amour qui unissait Hawk et Nicole, ou celui qu’avaient partagé Denise et son mari. Il existait entre Raoul et elle du respect et une affection de plus en plus profonde, un objectif commun d’élever les jumeaux et peut-être même d’avoir d’autres enfants, mais leur relation était dénuée de passion, de celle qui affole le cœur, qui donne la chair de poule, qui tourne la tête…
Elle en souffrait, vraiment, même si elle avait refusé de le voir pendant un bon moment. Elle en aurait pleuré. Tant à la pensée de ce à quoi elle avait renoncé que parce qu’elle venait de comprendre combien elle avait espéré vivre ce conte de fées.
Avec Raoul.
Elle se redressa brusquement, les yeux grands ouverts. Un conte de fées avec Raoul ? C’est-à-dire ? Serait-elle en train de tomber amoureuse de lui ?
Attention ! Danger ! Ce serait de la folie furieuse de s’éprendre de quelqu’un qui avait clairement stipulé qu’il ne s’impliquerait pas sentimentalement.
Elle qui s’était toujours attachée à écouter scrupuleusement la voix de la raison choisissait le pire moment pour se mettre à penser avec son cœur !
* * *
— Mes mains sentent encore bizarre, dit Peter en les mettant sous le nez de Pia. Pourtant, je me les suis lavées au moins cinq fois.
— C’est toujours comme ça avec l’ail.
Pia appréciait la compagnie de ce petit bonhomme plein de vie, qui l’empêchait de s’enfermer dans la dépression.
Pour des raisons de commodité et par peur de l’escalier, elle avait finalement accepté d’emménager chez Raoul, dans la chambre d’amis où elle se trouvait actuellement pendant que ce dernier préparait le repas.
Au grand soulagement de Pia, qui avait appréhendé un tête-à-tête avec Raoul pour cette première soirée, les Folio avaient autorisé Peter à dîner chez son protecteur.
— Je retire la viande avant de mettre la sauce, c’est bien ça ? s’assura Raoul du seuil de la pièce.
— Oui. Mais ne jette pas le gras dans l’évier. Tu risquerais de boucher les canalisations.
— Que c’est compliqué de faire la cuisine !
— Je t’avais prévenu de ne pas te lancer dans la préparation de spaghettis, pouffa-t-elle. Tu aurais pu te contenter de mettre un des plats cuisinés à chauffer.
— Mais j’adore relever les défis.
— Tu es bien un homme !
Il s’en alla en riant tandis que Peter s’asseyait à côté d’elle sur le canapé.
— Raoul dit que tu as été malade et que tu dois prendre des précautions. C’est comme pour ma fracture ? demanda-t-il en montrant son bras maintenant plâtré en vert.
— Un peu, oui. Tu dois toujours veiller à ne pas le mouiller, je suppose ?
— Oui.
— Mais tu vas guérir, crois-moi.
— Comme toi ? demanda Peter en se pelotonnant contre elle.
Pia l’entoura de son bras.
— Comme moi, répondit-elle en espérant ne pas se tromper.