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Pia dut se rappeler à l’ordre. Elle avait accepté ce déjeuner au restaurant pour des raisons strictement professionnelles et non pour admirer l’homme assis en face d’elle. Même s’il y avait de quoi laisser un peu traîner ses yeux…

Alimenter poliment la conversation n’était néanmoins pas interdit.

— Vous avez grandi à Seattle, n’est-ce pas, Raoul ?

— Jusqu’à la fac.

— Je ne suis jamais allée là-bas, mais je suppose que c’est très différent de Fool’s Gold.

— C’est beaucoup plus grand et beaucoup plus humide. Il y a des montagnes, mais pas aussi proches de la ville qu’ici.

— Pourquoi n’êtes-vous pas retourné y vivre ?

— Trop de pluie et de grisaille à mon goût, répondit-il avec un sourire qui la chavira. Personnellement, j’aime bien le soleil.

— Est-ce pour cette raison que vous êtes parti pour vos études ? Vous auriez pu vous inscrire à l’université de Washington.

— Ce qu’on me proposait ailleurs me plaisait davantage et mon entraîneur estimait que je tirerais profit à changer d’horizon. A part lui, sa femme et ma petite amie, pas grand-chose ne me retenait là-bas.

— Et vos parents ?

— Je n’ai pas connu mon père, répondit-il en baissant les yeux. J’ai perdu mon frère quand j’étais petit. Tué par balle. Quant à ma mère…

Laissant sa phrase en suspens, il haussa les épaules.

— J’ai passé beaucoup de temps dans des familles d’accueil.

Ce ton qu’il avait employé… Raoul avait de toute évidence traversé des périodes sombres, mais hors de question de le braquer avec des questions indiscrètes.

— Moi aussi, je suis passée par cette case-là, lui avoua-t-elle pourtant. Pendant un an.

— Vous ?

— Oui. Pendant mon année de terminale, mon père est mort et ma mère est alors partie vivre chez sa sœur, en Floride. Elle m’a conseillé de terminer l’année scolaire ici, de crainte, disait-elle, qu’un changement d’établissement ne me perturbe pour mon bac. En réalité, elle ne voulait pas s’embarrasser de moi.

Pia se tut, encore émue par ce souvenir. Mais elle reprit bien vite.

— Je ne l’ai pas revue depuis. Elle n’est pas venue à ma remise de diplômes et m’a clairement laissé entendre que je la gênerais si j’allais avec elle. Alors, je suis restée. Après le lycée, j’ai suivi pendant deux ans des cours dans un établissement public d’enseignement supérieur, puis j’ai continué dans une vraie université pendant quatre ans. Quand je suis revenue ici, la municipalité m’a embauchée.

— C’est chez vous ici, dit Raoul avec gravité en la dévisageant de ses grands yeux noirs. Vous appartenez à cette communauté.

— Vous avez raison. Pourtant, je me dis régulièrement que je devrais aller voir ailleurs. A Los Angeles, ou San Francisco. Même à Phoenix, pourquoi pas ? Mais je n’arrive pas à quitter Fool’s Gold. Ce qui doit vous paraître incompréhensible.

— Pas du tout. Je crois que je cours après la même chose, en fait. Je pensais m’installer à Dallas, au début. Les supporters y jouent bien leur rôle et la ville me convenait. Et puis j’ai rencontré Keith. La façon dont il m’a décrit Fool’s Gold m’a incité à venir. Une vraie image d’Epinal ! Quand je suis arrivé pour le tournoi de golf, je me suis aperçu qu’il n’avait pas menti. Alors, j’ai décidé de m’établir ici.

Essayait-il de trouver ou plutôt de fuir quelque chose ? se demanda Pia sans oser le demander. Question délicate…

— C’est donc votre première expérience dans une petite ville. Il faut apprendre les règles, dans ce cas.

— N’étaient-elles pas incluses dans la documentation qu’on m’a remise à mon arrivée ? plaisanta-t-il.

Une humeur légère à laquelle Pia s’efforça de résister.

— Ne prenez pas ça par-dessus la jambe. Le moindre petit écart et votre vie ici deviendra un enfer.

— Expliquez-les-moi, alors, ces fameuses règles, demanda-t-il en se penchant vers elle.

— Elles n’ont rien d’extraordinaire, rassurez-vous. Veillez à ranger votre salon et votre cuisine car vous pouvez recevoir de la visite à tout moment. Pas d’aventure avec une femme mariée. Ou un homme marié, ajouta-t-elle après un petit silence.

— Merci pour la précision.

— Ne privilégiez aucun commerce sur un autre. Ainsi, les deux meilleurs salons de coiffure de Fool’s Gold sont tenus par deux sœurs. Bella et Julia Gionni. Mais n’en fréquentez surtout pas qu’un seul. Alternez vos visites.

— J’aurais peut-être intérêt à me faire couper les cheveux ailleurs qu’à Fool’s Gold.

— Espèce de tire-au-flanc !

— Je connais mes limites, c’est tout !

Il n’y avait pas à dire, il avait vraiment un beau visage, aux traits virils bien dessinés, songea Pia malgré elle, particulièrement sensible à sa mâchoire volontaire et à la mèche noire qui lui barrait le front.

— Pourrais-je obtenir une copie de ce règlement ? plaisanta-t-il.

— Je vais voir ce que je peux faire, répondit-elle en entrant dans son jeu.

Sur ces entrefaites, le serveur leur apporta leurs repas — une salade au poulet grillé pour Pia, un burger pour Raoul.

— Comment avez-vous entendu parler du centre de vacances ? demanda-t-elle en se saisissant de sa fourchette. Moi qui ai vécu ici toute ma vie, je me souvenais à peine de son existence.

— Un jour où je me baladais en voiture, je suis tombé dessus par hasard en suivant de vieux panneaux. L’idée de réaliser quelque chose avec des enfants me trottait dans la tête depuis un certain temps. Dès que j’ai vu les lieux, j’ai su que j’avais trouvé ce que je cherchais.

Pris par son sujet, il tenait son burger à mi-chemin de sa bouche, sans y croquer.

— Nous avons démarré avec des stages d’été mais j’espère bientôt ouvrir toute l’année afin de proposer sur deux ou trois semaines des cours intensifs de sciences et de maths, des disciplines qui attirent trop peu d’élèves.

— Il faudrait vous mettre en rapport avec les autorités scolaires, de façon à adapter vos objectifs au programme officiel.

— Dakota y travaille. Nous pensons cibler les élèves de collège pour les motiver avant l’entrée au lycée.

Indiscutablement, le sujet le passionnait. Etait-il capable de la même ardeur avec une femme ? Pia faillit s’étouffer avec sa bouchée de salade. Non mais, qu’est-ce qui lui passait par la tête ?

Une question intéressante, peut-être, mais qu’elle n’approfondirait pas… Indépendamment de l’éventuelle grossesse qui l’attendait, elle avait acquis suffisamment d’expérience pour ne rien entreprendre avec un homme doté d’une pareille énergie. Ou avec un homme tout court, d’ailleurs. Car ces messieurs avaient la fâcheuse habitude de la quitter. Pourquoi ? Elle n’avait jamais réussi à percer ce mystère. Toujours est-il que si, jusqu’à présent, elle n’en avait déniché aucun désireux de passer sa vie avec elle, comment pourrait-elle espérer en trouver un une fois qu’elle serait mère de trois enfants ?

Trois enfants ? La tête se mit à lui tourner de nouveau… Toujours cette fichue angoisse ! Elle devait à tout prix la chasser de ses pensées. Pour le moment, du moins.

— En fait, vous laissez la municipalité essuyer les plâtres en mettant vos locaux à sa disposition. Dire que tout le monde croyait que vous aviez agi par pure bonté d’âme !

— Chacun y trouve son compte ! rétorqua-t-il dans un rire.

*  *  *

Fasciné par les yeux noisette pétillant de malice de Pia, Raoul en oubliait de manger.

Elle était décidément très sympathique et méritait incontestablement qu’il apprenne à mieux la connaître. Il n’hésiterait pas si, indépendamment du risque qu’il courrait à entamer une liaison dans cette petite ville, il n’y avait cette histoire d’embryons.

— D’où vous vient votre envie de travailler avec des enfants ? demanda celle-ci. De votre entraîneur au lycée ?

— Comment l’avez-vous deviné ?

— A la façon dont vous parlez de lui.

— Oui, c’est grâce à lui. Il a décelé chez moi quelque chose que j’ignorais. Et sa femme aussi. Sa compagne plutôt à l’époque, précisa-t-il avec un sourire attendri. En terminale, j’étais un des capitaines de l’équipe de football.

— Evidemment ! ironisa Pia entre ses dents.

— Comment ?

— Rien. Continuez.

— Les capitaines étaient censés apporter des beignets aux entraînements. Or, quand nous sommes passés à deux séances par jour, j’ai été obligé de quitter mon petit boulot d’été. Je squattais un bâtiment désaffecté et je n’avais pas d’argent.

— Comment ça ! Vous n’habitiez pas dans une maison ?

— Ce n’était pas très grave, franchement.

En fait, il avait préféré vivre ainsi plutôt qu’avec le père de sa famille d’accueil, qui battait les enfants sans raison, pour le plaisir. Un jour, Raoul avait répliqué en le frappant de toutes ses forces et était parti.

— Vous avez dû en baver quand même, insista-t-elle, pleine de compassion.

— Je vais bien maintenant, c’est ce qui compte.

— Mais pas à l’époque.

— Je me suis débrouillé. Bref, ce que je veux dire c’est que j’ai essayé de les voler.

— Quoi ? Les beignets ? Vous avez volé des beignets ?

— Oui. Et la boulangère m’a pris la main dans le sac. Elle était furieuse.

Elle l’avait mis à terre en lui décochant un coup de pied dans l’entrejambe, pour être plus exact, une humiliation cuisante qu’il ressentait encore aujourd’hui.

— Au bout du compte, elle m’a embauché pour aider dans son magasin et a même fini par m’héberger chez elle. Nicole Keyes. Elle jouait les dures. Mais ce n’était qu’une façade.

— Elle comptait pour vous, dit Pia doucement.

— Beaucoup, oui. Si j’avais eu dix ans de plus, Hawk aurait eu un sacré rival, avoua Raoul dans un rire. Remarquez, peut-être pas, parce que ma petite amie de l’époque serait intervenue. C’était la fille de Hawk, précisa-t-il avec un regard en coin à Pia.

— Arrêtez, vous me racontez des histoires !

— Non, c’est vrai.

Ils avaient planifié leur avenir, tous les deux, se rappela-t-il. Se marier… Avoir une douzaine d’enfants…

— Nous sommes restés ensemble durant toute ma première année de fac. Et puis elle m’a largué. J’ai encaissé.

— Vous voyez toujours Hawk et Nicole ?

— Oh oui ! Ils sont mari et femme aujourd’hui. Ils forment un couple vraiment heureux.

— Passionnant ! Moi, je n’ai même pas le début d’une histoire intéressante me concernant.

— Quoi ? Avec votre meilleure amie qui vous lègue trois embryons, vous battez tous les records, Pia ! Pour en revenir à Hawk et Nicole, ils m’ont inculqué des principes. Ils sont la petite voix intérieure qui guide mes pas, comme on dit. Je ne veux pas les décevoir.

— Ils sont votre famille, commenta-t-elle d’un ton mélancolique. C’est bien.

Evidemment ! se rappela Raoul. Entre un père décédé et une mère aussi maternelle qu’une porte de prison, Pia n’avait pas connu ce bonheur. En donnant la vie, elle trouverait enfin un ancrage. Mais nul doute que cet aspect-là de la situation n’interviendrait pas dans sa décision de porter ou non les embryons. Elle obéirait à sa seule conscience. Elle n’avait besoin de personne pour guider ses pas. Elle avait beau douter d’elle, elle savait instinctivement quelle route suivre.

Tandis qu’il réfléchissait ainsi, elle poussa son assiette et sortit un dossier de son gigantesque sac.

— Continuez à manger, dit-elle. Pendant ce temps, je vous exposerai mes idées et, tout en mâchant, vous pourrez vous extasier sur mon intelligence.

— J’aime les femmes qui savent ce qu’elles veulent.

*  *  *

— Ouh là ! s’écria Pia en consultant sa montre. Il faut que je file. J’ai un rendez-vous à 3 heures au bureau.

— Hors de question que vous payiez mon repas, objecta Raoul lorsqu’elle sortit des billets de son portefeuille.

— Mais vous aviez décidé…

— Je plaisantais, dit-il en s’emparant de la note.

— Trop macho pour laisser une femme vous inviter ?

— Oui, on peut dire ça comme ça.

Après avoir déposé de l’argent sur la table, il se leva, imité par Pia. Il s’approcha d’elle et, la main dans le creux de ses reins, la guida vers la sortie. Un contact troublant qu’elle dut malheureusement rompre une fois sur le trottoir.

— Je vous appelle dès que j’ai mis au point le calendrier, promit-elle. Il faut absolument profiter des animations que nous organisons en ville pour présenter votre centre.

Elle se surprit à vouloir continuer à parler, pour le seul plaisir de prolonger leur entretien, alors même qu’elle évitait soigneusement son regard. Quelle mouche la piquait ? Il ne s’agissait pas d’un rendez-vous d’amoureux, mais d’un rendez-vous de travail, bon sang !

— Merci de votre aide, dit-il.

Allons ! Un peu de sérieux !, s’admonesta-t-elle avant de prendre une profonde inspiration, de redresser les épaules et de le regarder enfin dans les yeux.

— Je vous en prie.

Elle sembla hésiter… puis se lança :

— Figurez-vous que Robert, notre précédent directeur financier — dont tout le monde vantait la gentillesse, soit dit en passant —, s’est avéré avoir volé des millions de dollars.

— Insinuez-vous que je suis un escroc ? demanda-t-il, plus amusé qu’offusqué.

— Non. Ce que je veux dire, c’est que nous ne savons pas grand-chose sur vous. Il est donc normal qu’on s’interroge.

— Vous réfléchissez trop, Pia.

— Oui, je sais. C’est parce que je manque de distractions.

— Alors, je vous en propose une.

Et sans lui laisser le loisir de poser de questions, il l’embrassa.

Un rapide effleurement de ses lèvres. Dénué de signification. Pas de quoi en faire toute une histoire.

Sauf que…

Elle resta tétanisée, agrippée désespérément à la poignée de son sac.

Elle n’eut pas le temps de décider comment réagir. Déjà, il s’écartait, la remerciait pour le déjeuner et s’en allait, la laissant totalement désorientée.

** *

*  *  *

Raoul s’éloigna du miroir quand il commença à lever et baisser d’un geste lent et fluide l’haltère dans sa main. Il pratiquait la musculation depuis suffisamment longtemps pour ne plus devoir contrôler l’exécution du mouvement. A la différence de beaucoup d’autres adeptes de ces exercices, il ne tirait aucun plaisir de la contemplation de sa personne.

A côté de lui, Josh Golden travaillait ses triceps. Tous deux suaient à grosses gouttes et respiraient bruyamment.

— Juste pour ton information, dit Josh alors qu’il posait son poids en fonte sur le banc juste devant lui, sache que je suis le seul et unique héros dans cette ville.

— Tu t’inquiètes, mon vieux ? répliqua Raoul avec un sourire amusé. Te sentirais-tu menacé par hasard ?

— J’habite ici depuis des lustres. Les gens m’adorent. Toi, tu viens d’arriver. La question est donc de savoir si tu tiendras le coup sur le long terme.

— Plus longtemps que toi, en tout cas.

Josh ne put s’empêcher de sourire devant une telle arrogance.

— Dans tes rêves, mon vieux, rétorqua-t-il en attrapant une serviette pour s’éponger le visage. Tout le monde t’est reconnaissant de prêter les locaux du centre. Sans cette solution, les enfants auraient été privés de cours.

— Je suis ravi d’apporter mon aide.

— Tant mieux. Car ici, solidarité oblige, ceux qui possèdent davantage, donnent davantage. C’est ça la vie dans une petite ville.

Encore des règles ! songea Raoul en se rappelant celles que Pia lui avait déjà exposées. Une entre autres, à propos des salons de coiffure qu’il devait fréquenter… Il avait écouté d’une oreille distraite, tout à son plaisir d’entendre sa voix, d’observer ses changements d’expression au fil des émotions qui la traversaient. Elle avait un regard expressif, une bouche… très tentante.

— Hé ! Reviens sur terre, Raoul ! appela Josh en agitant sa main devant les yeux de son compagnon. A quoi penses-tu ?

— A quelqu’un que je connais.

Josh s’empara de nouveau de son haltère tandis que Raoul posait le sien.

— Tu as déjeuné avec Pia l’autre jour, n’est-ce pas ?

Raoul haussa un sourcil, intrigué par l’hostilité qui perçait dans le ton de Josh.

— Pourquoi cette question ? Tu es marié, me semble-t-il.

— Je n’ai pas de vue sur Pia, rétorqua celui-ci avec fermeté. Mais je la connais depuis des années. Je la considère comme une sœur et par conséquent je veille sur elle.

Il serait temps que quelqu’un se charge de la protéger !, se dit Raoul. Car, de toute évidence, elle devait se débrouiller toute seule.

— Nous entamons une collaboration tous les deux, expliqua-t-il. Certaines des manifestations qu’elle organise pour Fool’s Gold rejoignent les activités de mon centre.

Josh se pencha vers l’avant et entreprit une nouvelle série de flexions de l’avant-bras.

— Attention, tu n’es pas libre de tes mouvements dans une petite ville. Es-tu sûr de savoir ce qui t’attend ?

— Je le découvrirai au fur et à mesure. Qu’est-ce qui te tracasse au juste ?

— Pia joue les dures. Elle est intelligente, drôle, elle prétend que rien ne l’atteint. Mais c’est faux. La mort de Crystal l’a terriblement touchée. Et puis, quand elle était plus jeune…

Avant de poursuivre, il se déchargea de nouveau de son haltère et se redressa.

— Elle a traversé des épreuves difficiles. Son père est mort, sa mère l’a abandonnée. Elle a eu quelques aventures amoureuses malheureuses. Personne ici ne veut la voir encore souffrir. Si tu lui fais du mal, ce n’est pas seulement à moi que tu devras rendre des comptes. Mais à toute la ville.

Vedette de football depuis ses seize ans, Raoul avait été habitué à être celui dont on recherchait la compagnie, celui que tout le monde adulait. Etrange renversement de situation…

— Tu veux dire qu’on me chassera de la ville ?

— Au moins. Mais attends-toi à bien pire.

— J’apprécie Pia, tu peux me croire, affirma Raoul calmement. Je ne la ferai pas souffrir.

— Ça, tu ne peux pas en être sûr, objecta sèchement Josh.

— D’accord. Disons alors que j’éviterai par tous les moyens de la faire souffrir. Moi aussi, je l’aime bien.

— Je me contenterai de ça pour le moment. Mais attention, je t’ai à l’œil. A la moindre alerte, tu me trouveras sur ton chemin.

— Tu crois réellement pouvoir l’emporter sur moi ? demanda Raoul en riant ouvertement.

— Absolument.

Josh était en bonne condition physique et à peu près de la même taille que lui, mais ses années de football avaient donné à Raoul l’expérience de la lutte. Le cyclisme, lui, n’appartenait pas à la catégorie des sports de contact !

— Je suis content de savoir que tu te soucies d’elle, assura Raoul avec conviction. Pia a besoin de davantage de soutien.

Josh l’étudia attentivement avant de répliquer.

— Presque tout le monde te confirmera que la ville entière est derrière elle.

Mais Raoul restait un peu dubitatif sur ce dernier point.

— Certes, elle est née ici et elle est populaire. Mais sur qui peut-elle vraiment compter ? A titre personnel, j’entends. Personne.

Une situation qui allait lui peser quand elle accepterait les bébés de Crystal. Ces bébés dont personne ne semblait connaître l’existence. Car elle se ferait à l’idée, tôt ou tard.

Il pensa soudain à Keith, qui avait expiré dans ses bras. Qu’aurait-il dit de tout ça ? Il se réjouirait sans nul doute d’apprendre que ses enfants allaient voir le jour mais, en même temps, ne s’inquiéterait-il pas lui aussi de savoir Pia seule face à cette responsabilité ?

— Tu envisages de changer les choses ? demanda Josh.

— Les engagements à vie, c’est terminé pour moi.

— Parce que tu as été marié ?

Raoul haussa les épaules et rangea le poids sur son support, bientôt imité par Josh.

— Moi aussi j’ai été marié, avoua ce dernier après un moment d’hésitation. Avant Charity. Une catastrophe. Parfois, le sort en décide ainsi.

Raoul acquiesça en silence plutôt que de se laisser entraîner dans une conversation inutile. En apprenant son divorce, les gens concluaient en effet invariablement que sa femme l’avait trompé ou l’avait épousé pour son argent. Ce qu’il aurait d’ailleurs préféré à la réalité ! Mais la véritable raison de leur échec continuait à le ronger. Y compris la nuit. Combien de fois s’était-il réveillé avec l’envie furieuse de hurler de rage !

Hélas, on ne pouvait changer le cours des choses. Il y avait des événements qu’il était impossible d’effacer. Aussi valait-il mieux qu’il les relègue au fin fond de sa mémoire et qu’il se concentre sur sa tâche actuelle : s’intégrer à Fool’s Gold. Une tâche de longue haleine, à mener sans précipitation afin de ne commettre aucun faux pas.

Il se doucha, s’habilla, fixa avec Josh leur prochaine séance de musculation puis, au lieu de retourner au bureau comme il l’avait prévu, il se mit à marcher vers chez lui.

Il ne parvenait pas à chasser Pia de son esprit. Il n’aurait pas dû l’embrasser… mais il ne le regrettait pas non plus ! Oh non ! Tant à cause du plaisir qu’il avait pris à sentir ses lèvres contre les siennes que de l’expression de Pia à ce moment-là. Dire qu’elle avait été surprise aurait été très en deçà de la vérité.

Dès qu’il arriva dans son petit deux pièces, il alluma son ordinateur, se connecta à internet et tapa « FIV » dans le moteur de recherche.

Une heure plus tard, il s’était formé une idée plus claire de ce qui attendait Pia et était parvenu à la conclusion que lui-même n’accepterait jamais de se soumettre à une pareille épreuve… si cela avait été physiologiquement possible bien sûr. Non seulement elle devrait suivre un traitement pour préparer son corps à la grossesse, mais en plus elle donnerait naissance à des triplés. A condition que tous les embryons survivent. Sinon, il lui faudrait surmonter le traumatisme de les avoir perdus ainsi qu’un inévitable sentiment de culpabilité.

Toute grossesse apportait certainement aux femmes son lot d’appréhensions. Mais pour une femme seule, qui n’avait personne sur qui se reposer, personne vers qui se tourner en cas de nécessité — que ce soit moralement, matériellement ou financièrement — la perspective devait apparaître carrément effrayante.

Crystal avait décidément demandé beaucoup à son amie. Mais Pia ne se défilerait pas, Raoul en était convaincu même si, elle, elle n’en avait pas encore pris conscience.

Une question subsistait malgré tout : savait-elle vraiment dans quoi elle s’engageait ?

*  *  *

Bien que n’ayant duré qu’une journée, la collecte de fonds avait mis Pia en retard d’une semaine entière dans son programme. Ce qui n’aurait pas été une catastrophe si Fool’s Gold n’avait organisé autant de manifestations ! De plus ou moins grande envergure, certes, mais dont la réussite exigeait néanmoins des heures de préparation en coulisse.

L’été était la saison la plus chargée, suivie de près par… le reste de l’année. Halloween arriverait dans à peine six semaines, peu après le Festival d’Automne. Viendraient ensuite la parade de Thanksgiving, le grand marché de Noël avec, en clôture, la crèche vivante le dimanche précédant le 25 décembre, les festivités du nouvel an, puis…

Un projet à la fois si tu ne veux pas te noyer, se sermonna Pia en notant certaines informations dans les cases de son calendrier mural. Heureusement, le programme se renouvelait quasiment à l’identique une année après l’autre. Elle disposait donc de stocks de décorations, de listes récapitulatives du matériel à prévoir… Bref, si un jour elle venait à se lasser de Fool’s Gold, elle pourrait postuler pour diriger le monde !

Ah ! Ne pas oublier de…

Elle s’interrompit et regarda d’un œil éberlué la case qu’elle venait de remplir : au lieu d’y inscrire la date où les chaises et les tréteaux de la réserve devaient être sortis, elle y avait dessiné une guirlande de petits cœurs ! Très mignon, mais guère utile pour son travail… Pire encore, elle connaissait la cause de cet acte manqué : le baiser de Raoul.

Elle avait eu beau se seriner qu’il n’y avait mis aucune intention particulière, son instinct et son cœur lui soufflaient le contraire. Cette petite seconde avait tout changé. D’un coup, elle ne s’était plus trouvée en face de l’ex-gloire du football ou même simplement de quelqu’un qu’elle connaissait, mais en face d’un homme. Par conséquent, elle allait devoir se méfier de lui — plus facile à dire qu’à faire.

Elle avait en effet soudain pris vraiment conscience de son pouvoir sensuel et tout avait alors basculé. Il y a deux jours encore, comme tout le monde, elle l’aurait défini comme un beau brun, grand, mais tout se serait arrêté là. Il avait assisté à sa crise d’hystérie, avait su la calmer, et au final elle l’avait considéré comme un ami.

Et voilà qu’à présent elle pensait à ce satané baiser plus d’une centaine de fois par jour, essayant de comprendre ce qui avait poussé Raoul à l’embrasser, espérant qu’il renouvellerait l’expérience, l’imaginant aller plus loin… C’était d’un pathétique ! Sans même parler de la perte de temps !

Même en imaginant qu’elle soit fixée sur un type d’homme bien précis, Raoul n’y correspondrait pas, de toute façon. Il était trop parfait. Dans tous ses rêves en forme de contes de fées, son amoureux avait pris les traits d’un être normal. Voire ennuyeux. Quelqu’un dénué de fantaisie ne promettait-il pas d’être plus fiable, moins prédisposé à la quitter ? Raoul, lui, jouait dans la catégorie des bourreaux des cœurs. A son insu, peut-être, il fallait lui laisser.

C’était un simple baiser, se répéta-t-elle. Oublie !

Quel bon conseil ! Mais comment l’aurait-elle suivi alors qu’elle sentait encore les lèvres de Raoul effleurer les siennes, la chaleur de son corps contre le sien, sa propre envie de… ?

Elle se frappa doucement la tête contre le mur comme pour s’obliger à reprendre ses esprits. Le problème était un peu plus profond. Si elle n’avait pas fait un trait sur sa vie amoureuse, attacherait-elle autant d’importance à ce simple baiser ? Peut-être devrait-elle se trouver quelqu’un, finalement ?

Arrête, tu veux ! s’admonesta-t-elle en levant les yeux au ciel. Comme si c’était possible !

Avec ou sans bébés, pour elle le résultat serait toujours le même : un échec cuisant, comme chaque fois.

Alors que Pia ruminait ainsi, la porte de son bureau s’ouvrit… et Raoul entra. Voilà qui n’allait pas l’aider à se concentrer.

— Bonjour ! lança-t-elle d’un ton volontairement enjoué.

Hors de question qu’elle apparaisse encore une fois en situation de faiblesse !

— Je suis désolée, nous ne pouvons pas nous voir. Je n’ai pas fait de crise aujourd’hui.

A son grand regret, son trait d’esprit n’impressionna nullement Raoul qui continua à la fixer, la mine sérieuse. Si longtemps et si intensément qu’elle crut avoir taché son chemisier… Non, vérifia-t-elle discrètement.

— Pia, dit-il en avançant vers elle. Il faut que nous parlions.

Un macho qui souhaitait discuter ? On aurait tout vu !

— Si vous voulez, mais de quoi ?

Peut-être ce baiser l’avait-il autant troublé qu’elle ? Peut-être désirait-il l’embrasser encore et prendre un peu de bon temps ? Nul doute que, en ce qui la concernait, une ou deux semaines d’attention masculine ne lui feraient pas de mal.

— Je me suis renseigné sur la fécondation in vitro.

De surprise, elle se laissa tomber dans son fauteuil en retenant un soupir. Adieu, ses fantasmes ! Retour sur terre immédiat !

— C’est gentil de votre part, mais je l’avais déjà fait. Si c’est de cela que vous souhaitez m’entretenir, je vous en prie, épargnez-moi les détails cliniques. J’ai l’âme sensible.

Raoul resta là, devant elle, comme s’il cherchait ses mots. Pia rompit le silence.

— Vous ne voulez pas vous asseoir ?

Au lieu de répondre à son invitation, il posa les mains à plat sur le bureau et se pencha vers elle.

— Pia, dit-il gravement en la regardant droit dans les yeux. Vous ne pouvez pas vous lancer dans cette aventure seule. Vous devez pouvoir vous reposer sur quelqu’un et je me propose d’être cette personne.