Raoul ne ferma quasiment pas l’œil de la nuit : il s’inquiétait pour Peter, au point qu’il était même allé le voir toutes les cinq minutes pour constater chaque fois qu’il dormait à poings fermés. C’est presque avec soulagement qu’il entendit son réveil sonner. Il se leva et, après s’être préparé et avoir tiré le petit de son lit, s’attaqua à la confection du petit déjeuner.
Peter se doucha en protégeant son plâtre avec la manche en plastique fournie par l’hôpital et réussit à s’habiller par ses propres moyens, capitulant seulement devant ses lacets. Il se présenta dans la cuisine les cheveux encore humides, un grand sourire aux lèvres et le regard affamé.
— Qu’est-ce qu’on mange ? demanda-t-il.
— Des gaufres.
Ses yeux s’agrandirent de stupeur.
— Tu sais les faire ?
Raoul lui montra l’appareil qu’il avait acheté quelques mois plus tôt à un camelot dans un hypermarché.
— C’est génial ! s’exclama le gamin en s’approchant pour observer Raoul.
— Remplis ce verre doseur jusqu’au trait, indiqua ce dernier.
— Je peux ? Pour de vrai ?
— Bien sûr. Comme tu es droitier, ton plâtre ne te gênera pas.
Quand le garçonnet eut prélevé la quantité de préparation nécessaire, Raoul ouvrit la machine à gaufres.
— Verse au milieu. Ça s’étalera tout seul.
Peter s’exécuta et regarda la pâte se répandre.
— Elle ne remplit pas tous les trous, observa-t-il.
— Je sais. Mais c’est là que ça devient amusant.
Raoul ferma l’appareil, verrouilla les deux poignées ensemble et retourna le tout.
— Wow ! C’est magique ! s’émerveilla Peter.
— Tu veux faire la deuxième ?
— Oui !
Raoul le surveilla, soulagé de voir que le petit paraissait reposé et ne semblait pas trop souffrir. Etait-il possible que les Folio ne s’occupent pas correctement de cet enfant facile, vif et curieux ? A cette pensée, il fut pris de l’envie impérieuse d’aller en découdre avec eux, du moins avec le père.
Hélas, il était hors de question qu’il cède à cette impulsion. Il devait faire confiance au système pour résoudre le problème. Malgré tout, il s’informerait auprès de Dakota de la marche à suivre pour veiller au bien-être de Peter. Par précaution.
Mais lorsqu’il arriva à son bureau après avoir déposé le gamin au centre, Dakota, qui s’était absentée depuis la veille au matin, n’était toujours pas rentrée. Peut-être avait-elle laissé un message sur le répondeur ? Non, rien.
A 10 heures, mort d’inquiétude et ne sachant vers qui se tourner, il s’apprêtait à appeler Pia quand sa collaboratrice entra, le visage blême, les yeux rougis et gonflés, la mine douloureuse, l’air égaré. Elle faisait peur à voir.
Raoul se leva d’un bond.
— Que vous est-il arrivé ? demanda-t-il aussitôt.
— Rien.
— Non, ce n’est pas vrai, insista-t-il. Avez-vous eu un accident ? Quelqu’un vous a-t-il agressée ?
— Ça va, dit-elle, les lèvres tremblantes. Je vous assure.
— A voir votre tête, j’ai du mal à vous croire.
Elle se força à sourire… et ne réussit qu’à produire un rictus.
— Ça vous va comme ça ? demanda-t-elle.
— Non, pas vraiment.
Elle poussa un soupir.
— Rassurez-vous. Je ne suis ni blessée ni malade.
Elle avait la gorge nouée et dut avaler sa salive avant de continuer.
— Tout est normal. Il n’y a rien de particulier. Tout va bien.
— Dakota, arrêtez de raconter des histoires. Je vois bien qu’il s’est passé quelque chose.
— Mais non !
Ses yeux s’embuèrent.
— Non, rien, insista-t-elle.
Les larmes se mirent à ruisseler sur ses joues.
Instinctivement, Raoul s’avança vers elle, mais elle secoua la tête et recula.
— Je suis désolée. Je n’arriverai pas à travailler aujourd’hui. J’ai besoin d’un ou deux jours de congé.
Raoul se sentait impuissant, désorienté.
— Autant que vous en avez besoin. Voulez-vous que j’appelle quelqu’un ? Une de vos sœurs ? Votre mère ?
— Non. Personne. Ça va. Il faut que j’y aille.
Elle saisit son sac et quitta le bureau comme une voleuse, laissant Raoul totalement désemparé.
Que devait-il faire ? La laisser partir ? La suivre ? Appeler une de ses amies ?
Elle n’était pas blessée. Cela, il en était sûr. Alors, que s’était-il passé ? Avait-elle reçu de mauvaises nouvelles ? Mais si un malheur avait frappé sa famille, il en aurait entendu parler vu la vitesse à laquelle circulaient les informations à Fool’s Gold…
Il allait lui laisser un peu de temps, finit-il par décider. Si elle ne reprenait pas le travail d’ici deux jours, il irait la trouver. Et si elle refusait de lui parler, il insisterait pour qu’elle se confie à quelqu’un d’autre.
* * *
Les cars continuaient à dégorger leurs flots d’hommes. Le pire restait pourtant à venir, avec la perspective de la « vente aux enchères » des célibataires.
Une situation terriblement gênante, songea Pia qui en frissonna d’horreur. Pas tant pour elle que pour Fool’s Gold, d’ailleurs.
— Tout ça ne me plaît pas, déclara-t-elle d’un ton ferme.
— Evidemment ! répliqua Montana avec un petit sourire entendu. Toi, tu as déjà trouvé l’homme de ta vie.
Montana était venue aider son amie à préparer des panneaux pour cette manifestation.
— Non, ça n’a rien à voir. Ce genre d’événements me donne la chair de poule. Qui sont ces types ? Que cherchent-ils au juste ?
— Si tu poses cette question, c’est que Raoul manque indubitablement à tous ses devoirs.
Pia, sentant le feu lui monter aux joues, se détourna.
— Je suis au début de ma grossesse. Nous ne… Enfin, tu comprends.
— Oui, je suppose qu’on doit se sentir bizarre à faire l’amour en sachant que les embryons de quelqu’un d’autre se développent dans son ventre.
Pia ne put retenir une grimace.
— Merci pour ta délicatesse !
— Je me trompe ?
— Non, mais quand même…
Imperturbable, Montana insista sans se départir de son sourire coquin :
— Est-ce que vous avez… enfin, tu vois ce que je veux dire ? Avant l’implantation ?
Dans un flash, Pia se remémora cette nuit de rêve.
— Une fois, avoua-t-elle. Enfin… plus exactement… un seul soir mais plusieurs fois.
— Impressionnant. Voilà un homme qui a du tempérament !
— Ce qui n’est pas désagréable, pour ne rien te cacher. Il a effectivement mis la barre très haut, ajouta-t-elle en pensant avec nostalgie à ces moments magiques qui ne se renouvelleraient certainement pas avant longtemps. Et si on parlait d’autre chose ? De ta propre vie sexuelle par exemple ?
— Elle est inexistante, fit Montana en levant les yeux au ciel.
— Dans ce cas, tu devrais te renseigner sur nos visiteurs mâles.
— Non, merci. Pour le moment, je me concentre sur ma carrière.
— Tu as décroché le poste ?
— Oui, et je m’y plais énormément, confirma Montana avec un sourire radieux. Les chiens sont extraordinaires. Bien dressés, affectueux. Max aussi est formidable. Il est d’une patience incroyable. Je lis des tas de bouquins et j’ai commencé mes cours sur internet. Je vais bientôt partir trois semaines à Sacramento suivre une formation intensive, que Max me paye, figure-toi !
— Tu l’aimes bien, ce Max, on dirait, commenta Pia, ravie de voir son amie aussi heureuse.
— Oui. Il est très gentil et incollable sur les chiens et… Oh ! Attends un peu, Pia ! Il ne s’agit absolument pas de ce que tu penses.
— Ça se fait beaucoup, par les temps qui courent, de trouver l’amour sur son lieu de travail.
— Tu es complètement à côté de la plaque. Il a dans les cinquante ans et, de toute façon, je l’admire, c’est tout. Notre amitié me suffit.
— Si tu le dis.
— Tu as vite attrapé le virus, toi ! observa Montana en poussant son amie du coude. A peine fiancée, tu cherches à caser le reste du monde.
— Non. Je veux simplement que mes amies soient heureuses et si…
Elle s’interrompit en voyant les yeux de Montana littéralement sortir de leur orbite.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ta bague ! Elle est magnifique !
Pia résista à l’envie de cacher sa main derrière son dos. Oh ! Elle adorait le bijou que lui avait offert Raoul pour leurs fiançailles ! Seulement, elle peinait à s’y habituer et à vaincre le malaise qu’elle ressentait, convaincue qu’elle était de ne pas le mériter.
— C’est Raoul qui l’a choisie, murmura-t-elle.
— Il n’aurait pas un frère, par hasard ? Célibataire, bien sûr.
Dire qu’elle l’ignorait !
— Je peux toujours le lui demander.
— Quelle merveille ! s’extasia de nouveau Montana en saisissant la main de Pia. Tu n’es pas un peu nerveuse ?
— Si. Rien dans cette situation ne me paraît réel. Ni les fiançailles, ni même la grossesse. Pourtant, j’ai fait un test et j’ai passé une échographie. Aucun doute, j’attends des bébés. Alors pourquoi est-ce que je me sens inchangée ?
— Ta vie a connu beaucoup de bouleversements en très peu de temps. Alors, sois patiente. Tu vas y arriver.
— J’espère.
Mais elle commençait à en douter, à se dire que peut-être quelque chose clochait chez elle — comme d’habitude.
— Suppose que le courant ne passe pas entre les bébés et moi, que je ne les aime pas.
— Tu n’auras pas le choix. Tu seras une maman formidable, Pia. Fais-toi donc confiance, pour une fois.
— J’aimerais te croire. Malheureusement, c’est impossible. Mes deux parents m’ont abandonnée. Tous les hommes que j’ai connus aussi. Je rêve que les choses se passent différemment avec Raoul, mais qu’est-ce qui le garantit ?
— Raoul ne partira pas. C’est quelqu’un de bien.
Sauf qu’il l’épousait parce qu’elle lui apportait une famille toute faite et non pour elle-même, songea Pia.
— En outre, continua Montana, personne ne sait ce que l’avenir réserve. Mes parents s’aimaient tellement que nous avons tous craint que maman ne surmonte pas la mort de mon père. Mais papa n’était pas le seul amour de sa vie.
— Comment ça ? s’étonna Pia.
— Elle a un tatouage sur la hanche, répondit Montana avec un sourire. « Max ».
— « Ton » Max ?
— Non. Lui, il vient d’arriver dans le coin tandis que le tatouage remonte à longtemps. Dakota, Nevada et moi avons essayé de tirer les vers du nez à maman, en vain. Ce que je veux te démontrer, c’est que l’amour arrive à l’improviste. Tu vas parfaitement t’en sortir avec les bébés et je suis prête à parier que Raoul va tomber éperdument amoureux de toi.
* * *
— C’est une vieille maison, je sais, dit Raoul à Pia en se garant, mais Ethan l’a inspectée de fond en comble. Elle est saine. Et bien conçue : nombreuses chambres, cuisine spacieuse qu’il faut entièrement casser mais que tu pourras ainsi aménager à ta convenance, grand jardin à l’arrière avec de beaux arbres dans lesquels les enfants peuvent grimper. Bref, c’est idéal pour une famille.
Il attendit avec appréhension le verdict de Pia qui regardait avec des yeux ronds le bâtiment de deux étages, situé dans la partie ancienne de la ville, un quartier chic qui datait des années 1920.
— Il y a huit chambres, dont trois au deuxième étage. Celle des parents se trouve au premier niveau. Elle a une taille convenable mais je pensais que nous pourrions abattre le mur de séparation avec la plus petite des pièces pour disposer de davantage d’espace, rénover la salle de bains, agrandir le placard.
Elle tourna la tête vers lui. Son expression était indéchiffrable mais, à l’évidence, dénuée d’enthousiasme.
— Tu te sens bien ? s’alarma Raoul. La maison ne te plaît pas ?
— Elle offre des possibilités, répondit-elle en ouvrant la portière. Allons visiter l’intérieur.
Quelle épidémie touchait donc les femmes autour de lui en ce moment ? se demanda-t-il tandis qu’il la suivait. Dakota était revenue travailler, s’obstinant à lui répéter qu’il n’y avait aucun problème, ce que démentait totalement l’expression sur son visage. A présent, voilà que Pia se comportait de manière étrange elle aussi.
— Est-ce que tu m’en veux parce que j’ai prospecté sans toi ? demanda-t-il lorsqu’ils eurent atteint la terrasse, profonde de plusieurs mètres, qui courait sur toute la façade.
— Non. Tu avais dit que tu t’en chargerais.
Peut-être estimait-elle alors qu’il consacrait trop de temps à Peter ? Alors, pour ne pas aggraver son cas, il s’abstiendrait de mentionner qu’il l’avait emmené visiter la maison la veille et que le gamin l’avait adorée.
— Je sais que je me suis beaucoup occupé de Peter ces derniers jours, hasarda-t-il. Mais ça ne va pas durer. Sa famille d’accueil doit bientôt rentrer et, apparemment, rien ne justifie qu’on lui retire la garde du petit.
Elle pivota vers lui et posa fermement la main sur sa poitrine.
— Je ne t’en veux pas parce que tu prends soin d’un petit garçon blessé, Raoul. Au contraire, je t’admire. D’ailleurs, j’aimerais bien venir dîner encore une fois avec vous avant son départ. Je ne t’en veux pas pour la maison non plus. Je n’ai aucune raison de t’en vouloir de quoi que ce soit.
— Juré ?
— Promis.
Elle se hissa sur la pointe des pieds… Il se pencha vers elle.
Oh ! La douceur des lèvres de Pia ! La volupté de son corps féminin ! Et s’ils profitaient un peu de la maison vide ? Une nuit avec Pia ne l’avait pas rassasié… Mais non ! Tant que le médecin n’aurait pas donné son feu vert, il ne tenterait rien de préjudiciable aux bébés.
— Ce soir ?
Elle parlait du dîner, bien sûr. Qu’avait-il donc espéré ?
— Parfait.
Sur ces mots, il ouvrit la porte et précéda Pia à l’intérieur de la maison.
Ils se trouvèrent dans un vestibule haut de deux étages sur lequel ouvraient à gauche une salle de réception et à droite une salle à manger. Il y avait aussi un bureau, une cuisine où il était possible de manger à plusieurs et un salon.
— Commençons par le haut, proposa-t-il en indiquant l’escalier.
Au dernier étage, il lui montra les trois chambres et les grands placards à linge dans le couloir.
— Si nous condamnons celui-là, nous pouvons construire une salle de bains accessible directement de deux chambres. Ce qui ne suffirait pas avec trois enfants, je sais. Alors j’ai suggéré à Ethan de transformer cet autre en un petit cabinet de toilette avec WC et lavabo.
— Oui, bonne idée. Il faudrait prévoir des coussins et des couvertures pour les banquettes sous les fenêtres.
Il l’observa attentivement. Elle avait beau faire mine de s’intéresser, Raoul n’était pas dupe. Quelque chose la perturbait.
Ils descendirent d’un étage, jusqu’à la chambre parentale qui donnait sur le jardin.
— C’est sympa, commenta-t-elle. Lumineux et spacieux. Original comme conception.
Ils gagnèrent ensuite le rez-de-chaussée. Après lui avoir exposé ses projets pour la cuisine, il la conduisit au bureau.
— C’est une belle pièce, dit-il. L’association lambris-baies vitrées est du meilleur effet. Et puis, tu as vu toutes ces étagères ?
Au lieu d’entrer, Pia recula de quelques pas, mains derrière le dos.
— Pia ?
Elle paraissait perdue dans ses pensées.
— Tu passes par une agence immobilière, n’est-ce pas ? Cette maison n’appartient pas à Josh.
— Lui ne possède que des propriétés de taille insuffisante pour un couple avec trois enfants, avoua Raoul. Il m’a recommandé quelqu’un.
— L’agent t’a-t-il parlé de la famille qui habitait ici, avant ?
— Non. Pourquoi ? demanda-t-il, assailli d’un mauvais pressentiment. Tu la connaissais ?
— Oui. C’était la maison de mes parents.
Quoi ? Elle avait vécu ici ? Mais quelle bourde il venait de commettre !
— Pourquoi n’as-tu rien dit ? Pourquoi m’as-tu laissé te faire visiter ?
— Je voulais savoir ce que j’éprouverais à me trouver de nouveau là. Je voulais savoir… Mon père s’est suicidé dans ce bureau. C’est moi qui l’ai découvert.
* * *
Enfin ! Pour la première fois, elle avait réussi à prononcer ces mots sans s’effondrer ! Elle avait presque l’impression de raconter l’histoire de quelqu’un d’autre. Peut-être suffisamment d’eau avait-elle coulé sous le pont pour enlever son pouvoir au passé. Ce dont elle doutait malgré tout.
S’éloignant du bureau, elle pénétra dans le salon, un lieu moins empreint de souvenirs pesants.
— J’occupais tout le dernier étage, expliqua-t-elle à Raoul. Je dormais dans une des chambres et j’avais meublé une autre avec des coussins, des canapés et une télévision. Avec mes amies nous nous réunissions toujours chez moi parce que mes parents ne nous surveillaient pas. Nous pouvions rester debout toute la nuit, téléphoner comme bon nous semblait, même voler de l’alcool dans le bar de mon père. Les derniers gadgets, les derniers trucs à la mode, je les possédais. Tout le monde m’enviait.
Elle gardait le visage tourné vers la fenêtre de crainte de lire de la pitié dans le regard de Raoul qui, debout à côté d’elle, écoutait en silence.
— J’ai mis du temps à comprendre que je ne comptais pas pour mon père et ma mère, que je ne représentais qu’un objet de plus dans leur vitrine sociale. Seule l’apparence les intéressait. Je suis vite devenue égoïste et méchante. Tous les habits du monde ne compensaient pas l’absence d’amour de mes parents. J’en voulais aux enfants qui avaient le bonheur de vivre dans une vraie famille.
Sans y penser, elle regarda Raoul et… ouf ! Rien dans son expression n’indiquait un quelconque apitoiement.
— Oui, j’étais vraiment méchante, répéta-t-elle sans détour. Je persécutais tous ceux qui n’appartenaient pas à mon cercle d’amis. Je les tournais en ridicule, je répandais des rumeurs à leur propos, je racontais des mensonges. Et à cause du statut de mes parents, tout le monde me croyait.
Elle s’essaya à sourire, sans y parvenir.
— Tu m’aurais détestée.
— Ça m’étonnerait, fit Raoul sur un ton neutre.
— Oh si ! Je t’assure ! Et je l’aurais mérité, reprit-elle d’une voix saccadée. Quand j’avais seize ans, mon père a été accusé de détournement de fonds dans sa société. A cette charge se sont ajoutées celles de fraude fiscale et de factures impayées. J’ignore où était passé l’argent. Peut-être avions-nous tout dépensé. Peu après mon entrée en terminale, il est devenu évident qu’il n’échapperait pas à un procès. Il a préféré se tirer une balle dans la tête.
Raoul tendit la main vers elle, mais elle esquiva. Elle ne voulait pas qu’il la touche. Pas maintenant. Sinon, elle ne parviendrait pas à raconter la suite.
— J’ai entendu la déflagration et je me suis précipitée dans son bureau.
Elle marqua un temps d’arrêt tandis que les images remontaient à la surface.
— C’est moins propre que dans les films. Il y avait du sang partout.
Elle dut s’interrompre une nouvelle fois pour avaler sa salive.
— Je me souviens d’avoir appelé les secours et ensuite, c’est le trou noir. Quand ma mère est partie pour la Floride, j’ai été placée dans une famille d’accueil. Plus rien n’était comme avant. J’avais changé de maison, perdu la moitié des choses auxquelles je tenais et tous ceux que j’avais harcelés se sont vengés. Ils m’ont fait vivre un véritable enfer.
Elle se détourna de nouveau vers la fenêtre.
— C’est normal. Chacun son tour. Je ne leur en tiens pas rigueur.
— Et ta mère ? Aurais-tu préféré partir avec elle ?
— Oui. Mais elle a refusé. Elle a prétexté qu’elle avait besoin de temps, sans jamais se demander ce dont moi j’avais besoin. Elle a prétendu qu’il était important que je reste avec mes amis pour décrocher mon bac, et quand je lui ai expliqué que je n’avais plus d’amis justement elle a fait la sourde oreille.
Pia croisa les bras sur sa poitrine.
— Je ne sais pas ce qu’il est advenu de la maison. Si elle a été vendue ou saisie ou quoi. J’ai terminé mon année. Avec même des notes meilleures que précédemment, probablement parce que je n’avais plus de distractions. J’ai été exclue des pom-pom girls, mon petit copain m’a larguée. J’ai postulé à un emploi à temps partiel à la municipalité et c’est ainsi que j’en suis venue à m’occuper des animations de la ville. Ma mère n’est pas rentrée pour assister à la remise des diplômes au lycée et m’a clairement fait comprendre que je ne serais pas la bienvenue en Floride. Je ne l’ai plus jamais vue.
Elle sentit qu’il s’avançait vers elle. Elle se serait écartée… si elle en avait trouvé l’énergie. Incapable de bouger, elle se laissa enlacer par les bras robustes de Raoul.
— C’est affreux, murmura-t-il contre sa joue. Je suis désolé.
— Ça va.
Il la tourna de façon à pouvoir la regarder dans les yeux.
— Tu sais quoi ? Tu es vraiment extraordinaire. Tu as survécu à l’enfer.
— Arrête d’être gentil, dit-elle en se dégageant de son étreinte.
— Pourquoi ?
— Parce que je vais finir par te croire.
Il l’observa en silence un long moment et elle se sentit comme nue sous ce regard scrutateur. Vulnérable. Seule. Brisée.
Soudain, il l’attira de nouveau contre lui et la serra à l’étouffer. Elle aurait dû se débattre… Mais c’était si agréable.
— Tu peux te fier à moi, Pia. Je vais t’épouser. Jamais rien ne t’arrivera. Jamais.
Elle ferma les yeux et s’abandonna.
— Tu ne peux pas promettre ça.
— C’est vrai. Disons alors que je mettrai tout en œuvre pour que rien ne t’arrive.
Il relâcha son emprise juste assez pour prendre le visage de Pia entre ses mains et l’embrasser.
— Personne ne t’abandonnera plus jamais.
A ces mots, les larmes montèrent aux yeux de Pia. Raoul aussi devait être ému car il se racla la gorge.
— Il vaudrait mieux que ce soit toi qui choisisses la maison la prochaine fois.
Elle ne put s’empêcher de rire.
— Tu crois ?
Au lieu de répondre, il l’embrassa de nouveau.
— Ça va aller ?
Elle acquiesça de la tête. Entre les bras de Raoul, l’avenir lui apparaissait sous un jour plus rose.