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Dans son travail, Pia bénéficiait de la chance inestimable de pouvoir échapper aux obligations qui lui pesaient sans pour autant être écartée de la conduite des affaires de la ville. Ainsi, elle ne se rendait qu’occasionnellement aux réunions du conseil municipal.

D’où son inquiétude lorsque la maire la convoqua par téléphone à une séance extraordinaire.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle à Charity, la déléguée à l’urbanisme, quand elle eut pris place à la longue table de conférences. Ta grand-mère m’a paru nerveuse, ce qui ne lui ressemble guère.

— Je sais seulement qu’elle veut parler de l’incendie.

Logique. Mais pourquoi diable avait-elle requis sa présence pour débattre de ce sujet ? s’interrogea Pia.

— Comment te sens-tu ? demanda-t-elle à Charity qui était dans son cinquième mois de grossesse.

— Très bien. Un peu volumineuse mais, apparemment, je suis la seule à m’en apercevoir. A moins que tout le monde ne me mente, ajouta-t-elle dans un rire. Aucune importance de toute façon.

Charity était venue s’installer à Fool’s Gold au début du printemps. Quelques semaines plus tard, elle s’éprenait de Josh Golden, un cycliste professionnel, et découvrait qu’elle était la petite-fille que la maire avait perdue de vue depuis des années. La vie était décidément pleine de surprises. Josh et Charity avaient célébré leur mariage dans la plus stricte intimité, loin de Fool’s Gold, et attendaient maintenant la naissance de leur premier enfant.

La routine, en quelque sorte, s’amusa Pia intérieurement. Il se passait toujours quelque chose à Fool’s Gold.

Alors qu’elle observait ses collègues présentes, Pia repéra avec surprise quelques têtes inattendues. Ainsi, pourquoi diable Alice Barns, le chef de la police, assistait-elle à la réunion quand Nancy East, la responsable du secteur scolaire, aurait été en mesure de leur fournir tous les renseignements nécessaires ?

Pia n’eut pas le temps de poser la question à Charity. Marsha entra en trombe et s’installa à sa place, au bout de la grande table. Comme toujours, elle était vêtue d’un élégant tailleur et avait sagement tiré ses cheveux blancs en un chignon strict.

— Veuillez excuser mon retard, commença-t-elle. J’étais au téléphone. Merci d’avoir répondu à cette convocation tardive.

Une déclaration accueillie par un murmure général bienveillant.

— D’après le premier rapport que nous avons reçu, l’incendie a démarré dans la chaufferie. En raison des températures anormalement basses, la chaudière avait été mise en service avant d’être révisée. Le feu s’est propagé très rapidement. La fumée aussi. Par bonheur, nous ne déplorons que quelques blessés légers qui ont tous pu rentrer chez eux le jour même après avoir été soignés sur place. En ce qui concerne le montant des dégâts, nous savons d’ores et déjà qu’il se comptera en millions de dollars. Naturellement, nous avions souscrit une assurance, mais qui ne couvrira pas la totalité des frais, inutile de se voiler la face.

— A cause de la franchise, je suppose ? demanda une des conseillères municipales.

— Oui, en partie. Mais aussi parce que le remplacement à neuf des manuels, du matériel pédagogique, des ordinateurs et des fournitures diverses n’est pas pris en charge. L’Etat nous octroiera des subventions, mais dans combien de temps ? Dieu seul le sait. Ce qui m’amène à mon deuxième point. Où allons-nous accueillir les élèves en attendant ? Il est hors de question que ce sinistre perturbe leur scolarité. Nancy, s’il vous plaît ?

Nancy East, une femme rondelette qui approchait la quarantaine, parcourut l’assistance de ses yeux pétillant d’intelligence avant de prendre la parole.

— Je suis d’accord avec Marsha. Notre priorité est de permettre à nos enfants de continuer normalement leur cursus. Impossible de les répartir dans les trois autres écoles élémentaires comme nous l’avions envisagé au départ car, même si nous y installons des préfabriqués, dans aucune d’elles les infrastructures existantes, en termes de réfectoire, de toilettes et de cour notamment, ne pourront absorber cet excédent d’élèves. Heureusement, poursuivit-elle en s’autorisant un sourire, nous avons trouvé une solution. Raoul Moreno nous a proposé son centre. J’ai visité les lieux hier. Ils répondent parfaitement à nos besoins.

Pia se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Oui, évidemment ! Le centre de vacances ! Il était grand, doté de nombreux bâtiments et inoccupé pendant l’hiver.

— J’aurai besoin de toi, Pia.

— Bien sûr. En quoi puis-je être utile ?

— Comme l’a expliqué Marsha, les autres établissements et l’Etat nous viendront en aide mais nous souhaitons néanmoins organiser une collecte de fournitures samedi, dans le parc, afin que les élèves reprennent les cours dès lundi. Nous devons recueillir de tout, des crayons jusqu’au papier toilette.

Derrière le visage impassible de Pia, une petite voix affolée cria : « Reviens sur Terre, Nancy ! Nous sommes mercredi ! »

— Je sais que c’est un défi. Penses-tu pouvoir arranger quelque chose pour samedi ?

Pia ravala le « non » qui s’apprêtait à franchir les lèvres.

— Je peux faire circuler le message ce soir, proposa-t-elle malgré le vertige qui la saisissait. Je vais supplier le journal local pour qu’il publie une annonce demain et après-demain, intervenir à la télévision vendredi et installer le stand, disons… à 9 heures samedi matin. Mais il me faut une liste du matériel à rassembler.

— La voilà, dit Nancy en lui tendant un dossier. Il va de soi que les dons en argent sont également acceptés !

Pia ouvrit le document et lut rapidement les feuillets soigneusement imprimés. Comme Nancy l’avait promis, tout était recensé, de la craie à la vaisselle.

— Je croyais que le centre disposait d’une cuisine, observa-t-elle. Pourquoi y aurait-il besoin d’assiettes, de verres et d’ustensiles ?

— L’association Ligne de But n’accueillait qu’une centaine de stagiaires, expliqua Marsha. Nous, nous gérons presque trois cents enfants.

Ce n’était pas tant l’ampleur du projet qui affolait Pia que le peu de temps imparti pour le réaliser. Premier objectif urgent : obtenir une annonce d’une page entière dans le quotidien local.

— Excusez-moi, je dois passer un coup de fil, dit-elle en quittant la pièce, son portable déjà à l’oreille. Bonjour, Colleen, c’est Pia.

Colleen, son contact au Fool’s Gold Daily Republic, n’était plus une jeunette. A vrai dire, personne ne connaissait son âge exact. Pia la redoutait même quand elle se taisait. Elle était connue pour être une bonne buveuse, une fumeuse invétérée et pour ne pas s’embarrasser de formules de politesse et des discours à rallonge. S’il n’avait tenu qu’à elle, elle aurait éliminé un mot sur deux dans le dictionnaire !

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle sèchement.

— Une pleine page demain et vendredi, répondit Pia tout aussi directement — après s’être armée de courage par une rapide inspiration. Samedi nous allons recueillir des dons pour l’école qui a été ravagée par l’incendie. Plus exactement pour les nouveaux locaux. Les gamins seront hébergés au centre de vacances pendant les travaux, mais il faut entièrement l’équiper. Manuels, stylos, cahiers, papier toilette, etc. Nous acceptons aussi les espèces.

— Ça, je m’en doute ! Autre chose ? Un rein, ça vous intéresse ? J’en possède deux, m’a-t-on dit. Je peux en couper un et vous l’envoyer, si vous le souhaitez.

Pia, les jambes flageolantes, s’adossa au mur.

— C’est pour les élèves, Colleen.

— Je ne concours pas pour un titre de miss. Alors, rien ne m’oblige à m’intéresser au sort des enfants et à la paix dans le monde.

Un long silence suivit. Pia entendit la journaliste souffler la fumée de sa cigarette.

— Si je reçois les infos d’ici un quart d’heure maximum, je m’en occupe. Sinon, oubliez.

— Merci, Colleen, dit Pia tout en se précipitant vers le fax au premier étage.

Elle respecta l’ultimatum — avec même dix-huit secondes d’avance — puis retourna à la réunion où, de toute évidence, ses collègues ne s’étaient pas autant démenées qu’elle…

Charity et Nancy discutaient en effet avec animation des atouts respectifs de Josh et Raoul, Charity concluant que, de toute façon, son mari la comblait…

— Je ne doute pas qu’un débat pour déterminer laquelle de nos deux vedettes sportives a les plus belles fesses est passionnant, les interrompit Marsha en se levant. Hélas, il nous reste des questions plus urgentes à examiner. Pia, as-tu réussi à t’arranger pour l’annonce ?

— Oui. Colleen va publier tous les renseignements nécessaires dans le journal de demain et de vendredi. De mon côté, je vais solliciter mes contacts dès ce soir.

— Parfait, approuva Marsha avant de s’adresser de nouveau au reste du conseil.

— Je saurais gré à celles d’entre vous qui entretiennent une relation privilégiée avec Dieu de Lui glisser un mot pour la météo. Un samedi chaud et ensoleillé serait apprécié.

Hormis Gladys, que ces propos heurtèrent, tout le monde accueillit la boutade par un éclat de rire.

— Il y a encore un sujet dont je voudrais vous parler, reprit Marsha en se calant contre le dossier de sa chaise. J’espérais ne pas devoir l’aborder, mais tant pis ! Je me rends bien compte que cela paraîtra futile au regard de l’incendie. Malgré tout, nous devons nous préparer aux conséquences que cet événement va entraîner pour notre ville.

Pia lança un regard interrogateur à Charity, qui répondit par un haussement d’épaules. Visiblement, elle n’avait pas été mise dans la confidence.

— Peut-être quelques-unes d’entre vous se souviennent-elles de Tiffany Hatcher, cette étudiante qui est venue à Fool’s Gold au printemps. Elle était spécialisée en géographie humaine, c’est-à-dire qu’elle essayait de comprendre pourquoi les gens s’installent à un endroit plutôt qu’à un autre, ou bien déménagent. Ce genre de choses.

Pia se rappela vaguement un joli petit bout de femme qui s’était intéressée de près à Josh, sans que celui-ci réponde à ses avances. Il n’avait eu d’yeux que pour Charity !

— Elle va publier sa thèse où, malgré tous mes efforts pour l’en dissuader, elle a inclus un chapitre sur le déséquilibre entre la population masculine et féminine à Fool’s Gold. Elle a envoyé des extraits à de nombreux organes de presse qui, comme elle le formule elle-même, « ont manifesté un intérêt enthousiaste pour le thème ».

— Non, intervint avec force Barns, la chef de la police. Je ne laisserai pas une meute de journalistes salir ma ville et se garer n’importe où. N’ont-ils pas d’informations plus sérieuses à se mettre sous la dent ?

Exactement ce que je pense, se dit Pia. Nul doute malheureusement qu’une émission sur une ville en manque d’hommes verrait son audimat monter !

— Je suppose que nous perdrions notre temps à décourager les reporters de venir ici, dit Charity.

— Hélas oui ! répondit Marsha. Et ce n’est pas uniquement au problème des médias que nous risquons d’être confrontés.

Pia, les yeux écarquillés, regarda cette dernière hocher la tête d’un air grave.

— Quand la nouvelle se sera répandue, les hommes vont affluer. Vous pensez ! Une ville pleine de femmes esseulées !

— Ça pourrait être drôle, commenta Gladys. Il serait temps que certaines d’entre vous se marient.

Soupçonnant vaguement que cette remarque la visait plus ou moins, Pia s’abstint de tout commentaire. Avec la collecte pour l’école à mettre sur pied, elle avait d’autres chats à fouetter que de penser au mariage ou même simplement aux hommes. De toute façon, vu la situation dans laquelle elle était empêtrée avec cette histoire d’embryons, elle s’imaginait mal amorcer la moindre aventure.

*  *  *

La journée du samedi se leva sur un ciel immaculé, et la météo prévoyait des températures autour des vingt degrés. Apparemment Dieu s’est exécuté, s’amusa Pia alors qu’elle arrivait dans le parc.

Il était un peu plus de 7 heures du matin et les équipes techniques municipales étaient déjà à l’œuvre, en train de monter les tables et disposer de grands paniers destinés à recueillir les dons. Un imprimeur avait offert plusieurs panneaux qui attendaient d’être accrochés à côté de ceux qui avaient été réalisés à la main. Pia avait également préparé un plan indiquant les divers lieux de collecte.

Son réseau miracle avait fonctionné à merveille et elle avait déjà reçu plus de cinquante promesses pour des manuels, de la papeterie, et même de l’argent. Liz Sutton, une romancière à succès originaire de Fool’s Gold, et qui y avait depuis peu élu de nouveau domicile, s’était engagée à offrir pas moins de cinq mille livres pour reconstituer la bibliothèque scolaire, en insistant pour que son geste demeure anonyme.

Elle n’était pas la seule à s’être montrée généreuse. Le héros local, Josh Golden, avait déjà déposé un chèque de trente mille dollars en spécifiant lui aussi qu’il ne souhaitait pas que son identité soit révélée. La veille, un autre chèque, de banque celui-ci et d’un montant de dix mille dollars, était arrivé au bureau de Pia, dans une enveloppe blanche glissée sous sa porte — sans mention de l’expéditeur.

A présent, tout en buvant son café, elle récapitulait le programme de la journée : vide-grenier à partir de 8 heures, vente de gâteaux à partir de midi, enchères à 3 heures… Parallèlement à ces événements phare, des orchestres locaux donneraient des concerts pendant toute la journée, le personnel de l’hôpital effectuerait des mini-bilans de santé et les terminales du lycée tiendraient un stand de lavage de voitures.

A 7 h 30, les bénévoles commencèrent à se présenter. Après avoir pris connaissance des instructions affichées par Pia, ils se dirigèrent vers la place qui leur avait été attribuée. Charity arriva un quart d’heure plus tard. Elle était pâle comme un linge.

— Désolée pour le retard, dit-elle en repoussant ses cheveux derrière ses oreilles. Moi qui suis d’habitude épargnée par les nausées matinales, il a fallu qu’elles me prennent aujourd’hui ! Il y a quand même une bonne nouvelle : le carrelage des toilettes a été très bien posé.

— Tu l’as vu de près, c’est ça ?

— Pendant près d’une heure. J’en ai encore mal aux genoux. Tiens, la liste définitive des lots pour les enchères.

— Merci de t’en être occupée, Charity.

— Cela me fait plaisir d’apporter ma petite contribution.

Pia parcourut le récapitulatif. Il y avait les bons habituels des restaurants et des magasins du coin, qu’elle grouperait pour en augmenter la valeur. Ethan Hendrix avait offert pour cinq mille dollars de soins de beauté. Il y avait aussi des séjours au lac Tahoe même et dans la montagne voisine avec cours de ski inclus, un autre à Dallas avec les compliments de Raoul Moreno. Son offre comprenait le billet d’avion, deux nuits en demi-pension au luxueux Rosewood Mansion de Turtle Creek et deux places dans la tribune présidentielle pour assister à un match à domicile des Dallas Cowboys.

— Il y en a pour cher ! s’exclama Pia, impressionnée par la générosité de ce dernier.

— Je sais, fit Charity. Surtout qu’il prête déjà son centre. C’est déjà beaucoup.

— Il est gentil, commenta distraitement Pia. Ce n’est pas sa faute…

— Tu présentes ça comme si c’était un défaut, s’esclaffa son amie.

— Ça peut l’être, effectivement.

Il avait malgré tout reconnu ne pas s’être toujours comporté de façon irréprochable au cours de sa vie. Un aveu d’ailleurs qui, au lieu d’inquiéter Pia, avait rendu Raoul plus humain à ses yeux.

— C’est un sacré beau mec, observa Charity.

— Arrête, s’il te plaît. Je te vois venir avec tes gros sabots.

— Je dis seulement qu’il vit à Fool’s Gold, qu’il est séduisant, connu, riche, divorcé depuis deux ans environ et toujours libre, à ma connaissance.

Pia haussa les sourcils d’ahurissement.

— Tu as enquêté sur lui ou quoi ?

— Je t’en prie ! Je te rappelle que je suis mariée avec Josh.

Comme si cela expliquait tout ! Peut-être bien, en fait, songea Pia avec un petit pincement de jalousie. Non pas qu’elle ait jamais eu le béguin pour Josh. Mais la façon dont il regardait Charity éveillait en elle des regrets, elle n’allait pas dire le contraire. Josh n’aimait pas sa femme : il la vénérait. Il semblait l’avoir attendue toute sa vie, et à présent qu’il l’avait trouvée il était bien décidé à ne jamais la laisser partir.

Personnellement, elle se méfierait d’une telle passion ! Cela dit, savoir que ce genre d’histoire existait pour de bon avait quelque chose de réconfortant…

— Il ne m’intéresse pas, déclara-t-elle d’un ton catégorique.

— Comment peux-tu en être si sûre ? Vous vous êtes vus ?

Elle devait regarder la vérité en face : la naissance des bébés bouleverserait sa vie. Les hommes qui accepteraient d’élever les enfants d’un autre couple — des triplés, en plus ! — ne seraient pas légion. Et à supposer qu’elle existe, Raoul n’était pas cette perle rare, cela Pia en avait la certitude.

— Nous avons bavardé, répondit-elle en se gardant de révéler à Charity le contenu du « testament » de Crystal. Il est plutôt gentil. Mais il n’est pas pour moi.

Elle jeta un coup d’œil discret sur le ventre de son amie. Elle aurait aimé lui demander ce qu’on ressentait quand on était enceinte. Mais sa curiosité aurait déclenché une avalanche de questions auxquelles elle ne se sentait pas le courage de répondre.

L’horloge de l’église sonna. Pia consulta sa montre…

— Mon Dieu ! Il faut que je file. J’ai une quinzaine de stands à inspecter !

— Vas-y ! Je m’occupe des enchères.

— Merci. Fool’s Gold te doit une fière chandelle, Charity.

*  *  *

Quand 11 heures sonnèrent, Pia était totalement rassurée : les habitants de Fool’s Gold avaient répondu présent. Le vide-grenier avait été dévalisé — de surcroît par des clients qui avaient insisté pour payer deux ou trois fois le prix demandé —, les corbeilles et les tables de collecte débordaient de dons, et les visiteurs continuaient à affluer.

Pia se déplaçait d’un stand à l’autre pour superviser et s’apercevoir… qu’on n’avait pas besoin d’elle. Aucun accroc jusqu’à présent dans le déroulement de la journée ! Elle commença presque à s’en inquiéter. Ce qu’elle pouvait être anxieuse, en ce moment !

Elle ne devait pas se laisser couper l’appétit pour autant, songea-t-elle en allant acheter un hot dog et une boisson.

— Tout le monde fait comme vous, dit le jeune homme qui tenait la baraque quand elle lui dit de garder la monnaie.

Puis, désignant un grand bocal plein à ras bord de billets, il ajouta :

— Nous avons dû le vider deux fois déjà.

Après avoir félicité le vendeur comme il se doit, elle alla s’asseoir sur un banc, à deux pas de là. Malgré sa fatigue, elle se sentait bien et pleine d’optimisme au milieu de ses concitoyens, par cette belle journée ensoleillée. Certes l’école avait été presque entièrement détruite. Mais la ville s’était mobilisée et la situation s’éclaircissait, songea-t-elle avec soulagement, elle que l’ordre avait toujours rassurée.

Tandis qu’elle profitait de ce moment de détente, trois garçonnets surgirent dans l’allée en courant. Le dernier, un petit rouquin maigrelet à la mine radieuse, s’arrêta brusquement pour venir s’asseoir à côté d’elle.

— Il y a de la limonade gratuite là-bas, dit-il en désignant l’autre côté du parc.

— Je parie que tu en as bu au moins deux verres.

— Comment le savez-vous ?

— Je le lis dans tes yeux. Je m’appelle Pia.

— Moi, c’est Peter. J’allais à l’école qui a brûlé. Tout ça, ajouta-t-il avec une moue en direction des activités, c’est pour qu’on puisse retourner en classe.

Pia réprima un sourire.

— Et ça ne t’enchante pas, dis-moi.

— Couci-couça.

Peter, âgé environ de neuf ou dix ans, avait de grands yeux marron, des taches de rousseur et un sourire contagieux.

— Qu’aimerais-tu faire plutôt que d’aller à l’école ?

Une ombre fugitive traversa son visage.

— J’aime bien le base-ball. Je faisais du T-ball quand j’étais petit.

— Est-ce que tu joues comme poussin à la fédération, à présent ?

— Non. Le père de ma famille d’accueil dit que c’est trop cher et que ça prend trop de temps.

Bizarre… Pia fit comme si de rien n’était.

— Y a-t-il d’autres sports qui te plaisent ?

— Oui. Regarder le football américain. Ils font des trucs marrants avec leurs mains, au début des matchs. Mais j’ai beau les observer attentivement, je n’arrive pas à voir exactement leurs gestes.

— Ils les inventent, tu sais. Il n’existe pas un rituel unique. A chaque équipe le sien.

Peter resta un instant pantois, les yeux écarquillés.

— C’est vrai ?

— Oui. Viens. Nous allons en concocter un. Tu vas reproduire mes gestes.

Pia posa son gobelet de soda par terre, jeta le papier d’aluminium de son sandwich et sa serviette en papier dans la poubelle puis se positionna en face de Peter. Elle ferma sa main droite. Le petit garçon l’imita. Ils frappèrent le haut, le bas puis le milieu du poing de l’autre, enchaînèrent en se tapant les paumes et le dos de la main. Peter ajouta une fioriture avec deux doigts et Pia termina par deux applaudissements.

— Pigé ! s’écria Peter. Faisons-le à toute allure, maintenant.

Ils répétèrent l’enchaînement plusieurs fois, sans jamais se tromper.

— Tu es bon ! le félicita Pia.

— Toi aussi, répliqua Peter en tutoyant sa nouvelle amie. Bon, il faut que j’y aille.

— Amuse-toi bien. Attention ! Avec modération la limonade !

Dans un éclat de rire, il détala pour rejoindre ses copains tandis que Pia ramassait sa boisson et se levait. Il était temps de se remettre au travail !

Elle aperçut alors Jo qui traversait la pelouse en direction des enchères. Son premier réflexe fut de courir après elle pour lui demander des nouvelles de Jake — réclamait-il après elle ? S’habituait-il à son nouveau cadre ? Mais elle se ravisa bien vite en se rappelant comment il l’avait snobée et à quelle vitesse il avait adopté sa nouvelle maîtresse. Elle tourna donc les talons et… heurta un homme beaucoup plus grand qu’elle et à la large carrure dont elle éclaboussa la chemise avec son soda. Avec un soupir gêné, elle leva la tête. Raoul !

— S’agit-il d’un bizutage institué par la communauté de Fool’s Gold pour ses nouveaux habitants ? s’amusa-t-il.

— Excusez-moi.

Elle se recula pour essuyer le devant du vêtement de Raoul — admirant au passage sa musculature.

— C’est du soda sans sucre, fit-elle d’un air penaud. Ça ne tache pas.

— Ne vous inquiétez pas. Ce n’est pas grave.

Il l’arrêta dans son mouvement et garda sa main dans la sienne.

— Comment allez-vous ?

— Très bien. C’est vous la victime.

C’est à peine s’il serrait ses doigts. Pourtant, elle était comme envoûtée par la chaleur de sa main, par la force virile qui en émanait…

Sa « force virile » ? D’où sortait-elle ce cliché ? D’un mauvais film ? Vraiment, n’importe quoi !

Et puis… pas tant que ça, dut-elle s’avouer alors qu’elle demeurait hypnotisée, les yeux dans ceux de Raoul.

Attention ! Terrain miné !, se mit-elle en garde en se libérant de l’étreinte de Raoul.

— Charity m’a dit pour votre don. Merci pour votre générosité. Mais vous aviez déjà amplement participé en nous laissant disposer de votre centre.

— Ce n’est rien, répliqua-t-il avec légèreté. Je suis content d’aider.

— Je crois aussi à l’importance de la solidarité en général et dans les circonstances actuelles en particulier, continua-t-elle.

— Vous êtes sûre que tout va bien ? insista-t-il dans un froncement de sourcils.

— Oui, tout à fait.

Elle n’allait certainement pas lui confesser à quel point le simple contact de sa peau contre la sienne l’avait perturbée ! Pour se ridiculiser et pour être rangée d’office dans la catégorie de ses admiratrices inconditionnelles ? Non, merci !

Vite ! Il fallait improviser…

— J’ai vu Jo. Vous savez, l’amie qui a pris le chat. Eh bien… Je voulais savoir si Jake s’ennuyait de moi. Ce qui est complètement idiot, vu son attitude à mon égard. Seulement, je…

— Quoi ? insista-t-il quand elle se tut.

— Vous savez bien. Je n’arrête pas de me dire que si je n’arrive pas m’occuper d’un chat, je réussirai encore moins avec des enfants.

Il la dévisagea un moment en plissant les yeux.

— Vous allez donc accepter ?

— Oui. Enfin, non. Je ne sais pas.

Un long soupir s’échappa de ses lèvres.

— Peut-être. C’est ce que Crystal souhaitait. Et plus je me répète que rien ne m’oblige à assumer cette responsabilité, plus je suis convaincue du contraire. Je suis une femme après tout. Et si je prenais ce risque ? Et si je faisais comme si rien ne m’empêchait physiquement d’être enceinte ?

Pourquoi « faire comme si » ? Elle savait pertinemment bien qu’il n’y avait pas d’obstacle de ce côté-là.

Bon, arrête. Ne pense pas à cette histoire. Pas aujourd’hui. Elle avait suffisamment de problèmes à régler dans l’immédiat pour s’épargner un détour par chez Dame Culpabilité.

— Vous êtes sûre ? Vous allez porter les enfants de quelqu’un d’autre et les élever ?

— Vous ne voudriez quand même pas que je les donne après les avoir attendus pendant neuf mois ?

— Pourquoi pas ?

Elle le regarda d’un air médusé.

— Pardon ?

— Pourquoi ne les donneriez-vous pas ? Il y a des centaines de couples stériles qui rêvent d’adopter des enfants et en particulier des nourrissons. Vous pourriez choisir vous-même les futurs parents.

Quoi ? Donner les bébés de Crystal et Keith ? Malgré la douceur de ce bel après-midi, un frisson lui parcourut le dos.

— Non, finit-elle par décréter. Si tel avait été le souhait de Crystal, elle l’aurait spécifié dans son testament. Elle a pris la peine de payer les frais de stockage des éprouvettes pendant trois ans. Pour me donner le temps de réfléchir.

— Mais elle ne vous a pas avertie de ses intentions pour autant.

— Oui, je sais, mais malgré tout, cela ne change rien. Si je porte ces bébés, je les garderai. Et je les élèverai.

Et tant pis si cette seule idée lui tordait le ventre !

Raoul planta son regard dans celui de Pia comme s’il y cherchait quelque chose.

— Je ne connais pas beaucoup de femmes qui accepteraient une pareille mission.

— Ah bon ? Moi je n’en connais pas beaucoup qui refuseraient.

— Vous plaisantez !

Elle pensa à ses amies, à la façon dont elles se serraient les coudes.

— Non. J’en suis sûre.

— En tout cas, c’est vous que Crystal a choisie et personne d’autre.

— Bien, assez parlé de moi pour aujourd’hui, riposta-t-elle dans un rire presque naturel. Il faut que je passe dans les stands m’assurer que les bénévoles ne rencontrent pas de difficultés. Quant à vous, il faut que vous restiez au soleil pour faire sécher votre chemise.

Là-dessus, elle fila avant qu’il n’ait le temps de se livrer à quelque geste vraiment dangereux, comme lui entourer les épaules de son bras par exemple… A coup sûr elle se transformerait instantanément en insupportable groupie !

Vraiment, ça ne tournait pas rond dans sa tête en ce moment ! D’habitude, elle était d’abord intimidée quand elle rencontrait quelqu’un pour la première fois, puis prenait petit à petit confiance. Avec Raoul, c’était l’inverse qui se produisait. Elle se sentait de plus en plus nerveuse au fil de leurs entrevues. A ce rythme, dans un mois, elle ferait des convulsions à sa simple apparition ! Un beau sujet de conversation pour Fool’s Gold !

*  *  *

Debout près de l’entrée du bâtiment principal, Raoul regardait les enseignants qui se démenaient pour instaurer un peu d’ordre dans la cohue des élèves qui avaient envahi le parking en ce premier jour d’école au centre.

Les lieux avaient été transformés en un temps record et tout était fin prêt. Tables, chaises, livres, cahiers, jeux et personnel de cantine n’attendaient plus que l’arrivée des enfants.

— C’est génial, dit Dakota en le rejoignant, un bloc-notes à la main. On se croirait le jour de la rentrée… en mieux !

— Les gamins n’auraient probablement pas rechigné à profiter de quelques jours de congé supplémentaires.

— Certainement ! Mais on ne plaisante pas avec la scolarité.

Elle observa un court silence avant d’ajouter, en lui glissant un regard en coin :

— Tout le monde chante vos louanges pour avoir prêté vos locaux. On ne tarit pas d’éloges sur votre gentillesse.

— Il y a pire comme critique !

— En général, les hommes n’aiment pas être catalogués comme « gentils », s’étonna pourtant Dakota. Ça fait fuir les filles.

Oui… sauf qu’il avait rarement vu des filles prendre leurs jambes à leur cou devant lui !

— Il se trouve que quelqu’un de « gentil », comme vous dites, a changé ma vie. Et j’aimerais lui ressembler.

Hawk n’était ni faible ni naïf. C’était un dur, au contraire. Mais doté de principes. En voilà un qui ne se serait probablement pas laissé rouler dans la farine par Caro ! Pas comme lui, Raoul, qui avait pourtant cru avoir choisi avec soin la femme idéale ! Quelle ironie !

— Excusez-moi, je dois aller mettre au point quelques détails avec les institutrices, dit Dakota qui tira son patron de ses ruminations.

Au même moment, trois voitures se garèrent. Pia descendit de l’une d’elles et le salua d’un geste du bras.

Elle portait une jupe noire, des bottes et un pull de la couleur de ses yeux, observa-t-il, surpris d’y prêter attention. Plus surprenant encore, le désir qui le poussait à aller aussitôt à sa rencontre… Tout à coup, il s’imagina en train de l’embrasser, de caresser son corps dévêtu…

Stop ! se reprit-il. Territoire interdit. Pia s’engageait dans une voie totalement différente. De surcroît, il s’était fixé des règles strictes concernant les petites villes et ses relations avec leurs habitantes. Aussi forte que soit la tentation, tolérer une exception avec Pia déboucherait inéluctablement sur un désastre, pour lui comme pour elle.

— C’est fantastique, non ? demanda-t-elle en approchant. Rien ne me rend plus heureuse qu’un projet qui aboutit.

L’arrivée d’un bus détourna leur attention. Un flot de gamins s’en déversa. L’un d’eux, un petit rouquin chétif, se précipita vers Pia. Raoul le reconnut aussitôt : c’était le gamin qui avait reculé craintivement lorsqu’il avait voulu l’aider à quitter la salle de classe enfumée.

Un peu intrigué, Raoul observa le rituel compliqué par lequel Pia et le petit se saluèrent.

— Tu n’as pas oublié ! s’écria ce dernier, visiblement ravi.

— C’est notre code à nous, répliqua Pia en riant. Allez ! Va vite rejoindre tes camarades. Bonne journée !

— Merci !

Là-dessus, il s’éloigna en courant.

— Vous le connaissez ? s’enquit Raoul.

— Peter ? Pas vraiment, non. Nous nous sommes rencontrés au parc, samedi. Il était venu avec des copains. Pourquoi ?

Raoul se replongea dans la scène : la salle de classe, l’incendie… Peut-être Peter s’était-il reculé par peur du feu et non de lui ? A moins tout simplement que lui, Raoul, ne se soit fait des films ?

Quoi qu’il en soit, il garderait pour lui cet incident tant qu’il ne se serait pas renseigné un peu plus.

— Je crois qu’il faisait partie de la classe à laquelle je m’adressais quand le feu s’est déclaré, répondit-il.

— C’est possible. Il est dans la bonne tranche d’âge.

Elle remonta la bandoulière de son sac sur son épaule et changea de sujet.

— Avez-vous un moment de libre dans les prochains jours ? Je vous dois un entretien, vous vous souvenez ?

— Pourquoi pas aujourd’hui ?

— A quelle heure ?

— A midi. Nous pourrions déjeuner ensemble.

Elle hésita un instant.

— Vous n’êtes pas obligé de m’inviter.

— Ne vous méprenez pas, dit-il en haussant un sourcil. Je comptais vous laisser régler la note.

— Dans ce cas ! acquiesça-t-elle dans un rire. Je suggère le Fox & Hound. Ils proposent une salade délicieuse et vous me paraissez du genre à aimer la laitue.

— Vous n’êtes peut-être pas au bout de vos surprises avec moi, fit-il en riant.

Une lueur fugitive éclaira les yeux de Pia.

— Qui sait ?