Réprimant un petit cri d'effroi, elle s'obligea à détourner la tête, mais cela n'arrangea pas les choses. De toutes les personnes rassemblées dans la pièce, il n'y en avait pas une qui ne soit devenue un fantôme. Le regard fixé vers la cité, elle fut assaillie par les images des rues désertes, des maisons effondrées et des jardins à l'abandon.
Non, elle ne pouvait supporter ce spectacle, elle refusait de voir ça ! Au prix d'un ultime effort, elle ferma les yeux. La vision se dissipa. quand enfin elle retrouva ses esprits, ils étaient ressortis de la villa et Vortimer la tenait par le bras.
- Je leur ai dit que vous ne vous sentiez pas bien et que je vous raccompagnais...
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Viviane acquiesça. Cette explication en valait bien une autre. Surtout, il ne devait pas deviner ce qu'elle avait vu. Cette nuit-là, ils dormirent enlacés, les volets ouverts pour voir la lune presque pleine s'élever dans le ciel.
- Viviane, Viviane... (Les doigts du prince caressaient ses cheveux épais.) La première fois o˘ je vous ai vue, vous étiez une déesse, tout comme la première fois o˘ vous vous êtes donnée à moi. quand je vous ai demandé de m'accompagner à Cantium, j'étais encore ébloui, certain que vous seriez le talisman de ma victoire. Mais maintenant, c'est la simple mortelle que j'aime. (Il porta une mèche de cheveux à ses lèvres pour l'embrasser.) …
pousez-moi... Je veux que vous soyez protégée.
Viviane frissonna. Vortimer était condamné, elle le savait ; s'il ne trouvait pas la mort lors de la prochaine bataille, ce serait la suivante.
- Je suis une prêtresse, dit-elle en ayant recours à la réponse habituelle, tout en se demandant si cela était encore vrai. Je ne peux épouser aucun homme si nous n'avons pas été unis selon le Grand Rite, devant les dieux.
- Mais aux yeux du monde..., commença-t-il, avant qu'elle ne pose un doigt sur ses lèvres pour le faire taire.
- ...je suis votre maîtresse, dit-elle. Je sais ce que disent les gens. Et je suis heureuse de savoir que vous tenez à moi. Pour que je sois acceptée de tous, il faudrait que l'…glise bénisse notre union, or j'appartiens à la Dame. N'ayez crainte, mon amour, tant que vous vivrez je n'aurai besoin d'autre protection que la sienne, et la vôtre...
Après un silence, Vortimer laissa échapper un sourire.
- J'ai appris ce matin que Hengest se dirigeait vers Londi-nium. Je pense qu'il ne pourra pas s'emparer de la ville, et quand il se repliera en passant par Cantium, je l'attendrai de pied ferme. La grande bataille pour laquelle je me suis préparé approche. Nul doute que nous serons victorieux ; néanmoins, chaque homme met sa vie en jeu lorsqu'il part à la guerre.
Viviane retint son souffle. Elle savait qu'il y aurait une autre bataille, mais elle ne s'attendait pas à ce que celle-ci ait lieu si rapidement.
Malgré tout, elle s'obligea à conserver une voix calme pour demander : 423
LE SECRET D'AVALON
- Si par malheur vous deviez échouer, existe-t-il un endroit o˘ votre nom suffirait à me protéger ? Si par malheur vous deviez... trouver la mort, je retournerais vivre à Avalon.
- Avalon..., répéta-t-il dans un long soupir. Je me souviens de cet endroit, mais cela ressemble à un rêve.
Sans un mot, elle se retrouva dans ses bras. Il lui semblait que son amant n'était plus en état de parler lui non plus, mais leurs deux corps communiquèrent avec une éloquence qui éclipsait celle des mots.
Cette nuit-là, Viviane rêva qu'elle était de retour à Avalon, et qu'elle regardait sa mère tisser. Mais le toit de l'atelier de tissage était beaucoup plus haut, les ensouples du métier à tisser se dressaient dans la pénombre du plafond, soutenant l'étoffe de la tapisserie. La tête renversée et les yeux plissés, Viviane entrevit des hommes en marche, le Lac et le Tor, elle se vit enfant, chevauchant en compagnie de Taliesin sous la pluie ; mais tandis que la tisserande continuait son travail, la tapisserie disparut de son champ de vision pour plonger dans l'obscurité des années oubliées. Vers le bas, les images étaient plus nettes. Elle revit la Danse du Géant, elle-même et Vortimer, et des armées, toujours plus d'armées, marchant à travers le pays au milieu du sang et du feu.
- Mère ! s'écria-t-elle. que faites-vous ?
La femme se retourna et Viviane découvrit que c'était elle-même qui était assise devant le métier à tisser, elle également qui assistait à la scène, à la fois double et unique.
- Les dieux ont b‚ti ce métier, mais c'est nous qui traçons les motifs, déclara l'Autre. Tisse avec sagesse, tisse comme il convient...
Il y eut alors un grondement de tonnerre, et le métier commença à tomber en pièces. Viviane avait beau tenter de les rattraper, les morceaux lui glissaient entre les doigts. Soudain, quelqu'un la secoua. Ouvrant les yeux, elle découvrit Vortimer, et entendit des coups frappés à la porte.
- Les Saxons !... Les Saxons ont été repoussés de Londinium et ils battent en retraite ! Nous avons besoin de vous, mon seigneur !
Viviane referma les yeux, tandis que le prince allait ouvrir. C'était la nouvelle qu'il attendait, elle le savait, et elle aurait 424
LA FILLE D'AVALON
préféré que celle-ci n'arrive jamais. Elle revit l'image de la tisserande et se remémora son conseil : " Tisse avec sagesse, tisse comme il convient... "
quel était le sens de ces paroles ? Vortimer allait partir à la guerre et elle était incapable de l'en empêcher. que pouvait-elle faire ?
Dans le silence qui suivit le départ des soldats venus annoncer la funeste nouvelle, Viviane songea qu'elle était toujours prêtresse, et à quoi bon avoir passé tout ce temps à apprendre la magie si elle ne pouvait s'en servir pour protéger l'homme qu'elle aimait ?
Avant même le lever du soleil, Viviane se mit en route. Elle ne rencontra aucune difficulté. Voyager dans le sillage d'une armée en marche était un gage de sécurité, à condition d'emporter ses propres provisions. En outre, elle avait pris la précaution de revêtir pour l'occasion une tunique de jeune garçon empruntée à un des esclaves jardiniers et de se couper les cheveux. Après toutes ces années, elle s'était habituée à les porter courts, et si par la suite elle avait besoin d'afficher un air respectable, elle pouvait toujours les masquer sous un voile.
Sa monture elle-même ne pouvait attirer la convoitise : un vieil hongre rouan au caractère irascible jugé trop lent pour participer à la guerre.
Mais que Viviane l'e˚t persuadé de se mettre en route, il avança sans protester de sa démarche cahotante. Cette nuit-là, elle dormit en vue des feux de camp des troupes de Vortimer, et le lendemain, incognito, elle se fit engager par les cuistots du camp en tant qu'aide-cuisinier.
Le troisième jour, l'avant-garde anglaise rencontra une bande de Saxons ; il s'ensuivit un bref combat. Hengest se rabattait sur sa vieille forteresse de Tanatus. L'objectif de Vortimer était de le couper de ses arrières et de l'éliminer avant qu'il ne puisse traverser la manche pour rejoindre l'île. C'est pourquoi ils mirent le cap à l'est, en avançant à
vive allure.
Le soir venu, ils installèrent le camp à contrecour, sachant que l'ennemi, lui, continuait peut-être d'avancer pendant ce temps. Mais seuls les hommes sont capables de surpasser les limites de la force et de la raison, et les chevaux devaient se reposer si les Anglais voulaient conserver leur supériorité équestre lors du combat. La route était située à proximité de l'estuaire de la Tamise, et Viviane frissonna dans l'air marin froid et humide, en
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LE SECRET D'AVALON
regrettant de ne pouvoir se blottir dans les bras de Vortimer. Mais il était préférable qu'il la croie en sécurité à Durovernum. Elle se coucha au sommet d'un petit promontoire d'o˘ elle apercevait le p‚le reflet de la tente de cuir qui abritait le prince. Et là, dans l'obscurité, elle fit appel aux anciens dieux de l'Angleterre pour qu'ils protègent le corps et renforcent le bras de l'homme qu'elle aimait.
Les Anglais se levèrent dès les premières lueurs de l'aube, et lorsque le soleil apparut, les guerriers étaient déjà en route, obligeant le train des équipages à faire de son mieux pour ne pas se laisser distancer. Viviane maudissait maintenant la lenteur de son vieux canasson, car le lien qui l'unissait à Vortimer était devenu suffisamment fort pour qu'elle soit avertie du moment o˘ ils rencontrèrent l'ennemi.
De fait, ils entendirent la bataille avant de la voir. Les chevaux dressèrent l'oreille lorsque le vent transmit l'écho d'une clameur grondante, comme la mer, mais ce qu'ils entendaient, ce n'étaient pas les vagues mais le vacarme des combattants.
Les deux armées s'affrontaient dans la plaine bordant le détroit de Tanatus. Dans le lointain on discernait la forteresse de Rutu-piae, tournant le dos à la mer. ¿ cette époque de l'année, les prairies souvent inondées étaient asséchées, et une fine brume de poussière flottait dans les airs. Des corbeaux croassant de plaisir tournoyaient déjà dans le ciel.
Le train des charrettes s'arrêta. Leurs conducteurs observaient, fascinés, le combat qu'ils commentaient d'une voix étouffée et tendue. Viviane, elle, continua d'avancer sur son cheval, en plissant les yeux pour mieux voir ce qui se passait. La première charge avait certainement fait éclater le mur des boucliers saxons, et le combat s'était désintégré en une multitude d'escarmouches. Parfois, quelques cavaliers joignaient leurs forces pour attaquer un groupe d'ennemis plus important, ou bien des Saxons éparpillés se regroupaient pour tenter de reformer leur ligne. Impossible dans cette confusion de deviner o˘ irait la victoire.
Totalement absorbée par le combat qui se déroulait en contrebas, Viviane ne remarqua même pas les cris qui s'élevaient dans son dos. Un reître barbu saisit les rênes de sa monture. Elle s'aperçut alors qu'une bande de Saxons désertait le champ de bataille, et cherchait à faire main basse sur les chevaux de l'équi-426
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page pour s'échapper. Finalement, ce fut le hongre qui lui sauva la vie, en faisant claquer sa m‚choire aux longues dents. L'agresseur, jugeant le cheval plus dangereux que sa cavalière, recula en titubant. Erreur fatale, car Viviane, dans le feu de l'action, lui planta sa dague dans le cou. Le poids de l'homme entraîné par son élan aida la lame à s'enfoncer jusqu'à la garde, tandis que le cheval se dégageait d'un bond.
Mais déjà un deuxième assaillant se précipitait. Fort heureusement, Viviane eut le réflexe de s'accrocher à la crinière de la bête au moment o˘ elle décochait une ruade avant de s'en aller. Elle fit corps avec sa monture, animée dans sa fuite par le même instinct de survie. quand le cheval s'arrêta enfin, haletant, les flancs écumants, Viviane avait retrouvé ses esprits. Elle serrait toujours dans son poing la dague ensanglantée.
Parcourue d'un frisson de dégo˚t, elle s'apprêta à la jeter, puis se ravisa, car une idée lui vint.
Elle avait maintenant quelque chose appartenant à l'ennemi -du sang -, et ce poignard lui-même lui avait été offert par Vortimer ; il le possédait depuis l'adolescence. De quoi se mettre au travail. Observant au loin, derrière elle, le déroulement du combat, la prêtresse déposa la lame rougie au creux de ses paumes et se mit à fredonner un sortilège.
Elle chanta pour donner du tranchant aux épées des Anglais, afin qu'elles puissent, comme ce poignard, arracher la vie à leurs ennemis ; elle chanta pour que le sang jaillisse en abondance des plaies des Saxons, comme avait jailli celui de son agresseur. Elle s'adressa aux esprits de la terre, pour que les herbes hautes entravent les pieds des envahisseurs, que l'air les étouffe, que les eaux les engloutissent, et pour éteindre la flamme qui br˚lait en eux, les privant du désir de se battre.
Elle ignorait ce qu'elle chantait, car tandis qu'elle récitait sa psalmodie, elle plongea dans un état de transe, et son esprit s'éleva comme un corbeau au-dessus du champ de bataille. Elle vit Vortimer se frayer un chemin à coups de hache vers un colosse portant un torque en or et des tresses grisonnantes, qui faisait tournoyer comme un jouet une énorme hache de guerre. En hurlant, elle s'envola par-dessus la tête de Vortimer et fondit sur son ennemi.
Ce dernier était plus réceptif que ses camarades, ou peut-être avait-elle réellement projeté son être au cour de la bataille, car il 427
LE SECRET D'AVALON
eut un mouvement de recul, le coup qu'il assena manqua sa cible et dans ses yeux la fureur meurtrière céda place au doute.
- Vous êtes condamnés ! Vous êtes condamnés ! Il faut fuir ! cria-t-elle.
Trois fois elle tournoya au-dessus du Saxon, avant de se précipiter vers la mer.
Vortimer en avait profité pour se jeter sur son adversaire. Il y eut un violent échange de coups. Le colosse était maintenant sur la défensive. Son adversaire fit effectuer un demi-tour à sa monture et son épée s'abattit comme la foudre. La hache du barbare se tendit à sa rencontre dans un grand fracas métallique et, déviée, entailla la cotte de mailles qui couvrait la cuisse de Vortimer, pour s'enfoncer finalement dans le flanc du cheval.
L'animal poussa un hennissement et vacilla quelques secondes, avant de s'effondrer, clouant Vortimer dans la boue, mais curieusement, au lieu de profiter de son avantage, le barbare hurla quelques mots dans sa langue et s'enfuit en direction du bras de mer.
Une demi-douzaine de navires saxons avaient été tirés sur le rivage. Voyant leur chef battre en retraite, les autres guerriers l'imitèrent. quelques instants plus tard, un des bateaux de guerre prenait le large, et ceux qui n'avaient pas réussi à monter à bord tentaient de le rejoindre en pataugeant. Les Anglais se lancèrent à leurs trousses en aboyant comme une meute, et rapidement, l'eau devint rouge. Le deuxième navire, surchargé, s'éloigna à son tour en ballottant sur les flots. Le chef des Saxons, debout devant la proue du troisième navire, repoussait ses agresseurs à lui seul, au milieu de ses guerriers qui s'enfuyaient. Le bateau s'ébranla et les hommes hissèrent leur chef à bord, en poussant des cris sauvages.
Seuls trois navires remplis de Saxons parvinrent à échapper à ce champ de bataille maudit, plus quelques guerriers solitaires qui réussirent à
rejoindre l'autre rive à la nage. Mais de ceux qui restèrent les soldats anglais firent une moisson sanglante. Viviane, quant à elle, continua à
survoler la mêlée, jusqu'à ce que des hommes aillent enfin dégager le corps de leur chef coincé sous le cheval mort, et elle vit qu'on relevait Vortimer. Sur le visage du prince, l'épuisement se transforma en exultation lorsqu'il comprit que la victoire leur appartenait.
LA FILLE D'AVALON
quand Viviane reprit connaissance, elle était allongée dans l'herbe. Son cheval broutait tranquillement à proximité. En grimaçant, car tous ses muscles étaient douloureux comme si son corps avait participé lui aussi au combat aux côtés de son esprit, elle se releva, plongea le poignard dans la terre pour ôter le sang, l'essuya ensuite et le remit dans sa gaine. Tandis qu'elle récitait des louanges de son ton le plus apaisant, car le cheval commençait à lui jeter des regards méfiants, elle parvint à agripper les rênes et à se remettre en selle.
Parmi les rares choses qu'elle avait apportées de Durovernum se trouvait une trousse de soins, craignant d'en avoir besoin après le combat. Et maintenant, elle avait h‚te d'en faire profiter Vortimer.
quand enfin elle rejoignit les troupes du prince, celles-ci avaient trouvé
refuge dans la forteresse de Rutupiae. Mais Vortimer était tellement occupé
à distribuer des ordres que Viviane ne put l'approcher ; elle décida alors de s'occuper des autres guerriers, bien plus grièvement blessés.
L'atmosphère de ce lieu lui semblait chargée d'histoire. Ce n'était pas un hasard si Hengest avait fait deTanatus sa forteresse. Cette cité
constituait en quelque sorte la porte de l'Angleterre. Rutupiae elle-même était née du fort construit pour défendre la première tête de pont romaine.
Elle fut pendant un temps le plus important port du pays, et le grand monument dont les ruines servaient désormais de fondations à la tour de guet avait été érigé pour célébrer son rôle capital. Aujourd'hui, les rares bateaux de commerce passaient par Clausentum ou Dubris, mais les remparts et les fossés de Rutupiae avaient été restaurés un siècle plus tôt, à
l'époque o˘ on avait renforcé les autres forts de la Côte Saxonne, et ils demeuraient en bon état.
La nuit était tombée lorsque Vortimer prit enfin le temps de s'asseoir, et Viviane put enfin l'approcher. Il avait ôté son armure, sans se préoccuper toutefois de sa blessure. quelqu'un avait découvert la réserve de vin du fort, et les chefs anglais avaient commencé à fêter leur victoire.
- Vous les avez vus détaler comme des lapins ! Ils pleuraient comme des femmes et ils se noyaient en essayant de grimper à bord de leurs misérables rafiots... !
- Certes, mais ils ont tué un grand nombre de nos valeureux 428
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LE SECRET D'AVALON
guerriers, fit remarquer un autre. Nous ferons une chanson pour célébrer leur mémoire ! Et une autre à la gloire de cette journée !
Viviane fronça les sourcils. Elle savait déjà que Vortimer avait perdu une douzaine de ses officiers, ainsi que de nombreux soldats. Voilà peut-être pourquoi, tandis qu'il contemplait le feu, son visage semblait empreint d'une telle tristesse. Pourtant, Hengest lui-même s'était enfui, leur abandonnant le terrain. C'était une grande victoire. Discrètement, elle s'approcha de lui.
- Mon seigneur s'est occupé de tous les autres. Il est temps que l'on soigne sa blessure.
- Ce n'est qu'une égratignure ! Il y a des blessés bien plus graves !
Viviane n'était pas étonnée qu'il ne l'ait pas reconnue, car la lumière était faible et elle devait offrir un bien curieux spectacle avec son ample tunique de jardinier et son pantalon, crottés et maculés du sang des blessés.
- J'ai déjà fait tout ce que je pouvais pour eux. ¿ votre tour maintenant.
Laissez-moi voir...
Elle s'agenouilla devant lui, la tête penchée, et posa délicatement sa main sur son genou.
Peut-être la peau de Vortimer reconnut-elle le contact de cette main, car il se raidit, et une grimace de perplexité déforma son visage.
- Tu as l'air si jeune... Es-tu s˚r de posséder suffisamment d'expérience pour...
Il s'arrêta net lorsqu'elle leva les yeux vers lui, en lui faisant un grand sourire.
- Doutez-vous de mon savoir-faire... mon seigneur ?
- Dieu du ciel ! Viviane !
Il ne put réprimer un rictus lorsqu'elle entreprit d'examiner la vilaine plaie qui entaillait sa cuisse. Elle se releva ; elle ne riait plus.
- Au nom de la Déesse, dit-elle d'un ton sévère, je vous jure que si vous ne trouvez pas un endroit isolé pour que je puisse m'occuper de cette blessure dans l'intimité, je vous baisse votre pantalon devant tout le monde !
- Je connais un tas d'autres activités que j'aimerais faire avec vous dans l'intimité... Mais c'est vous qui décidez, répondit-il à
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LA FILLE D'AVALON
voix basse. D'ailleurs, j'ai deux ou trois choses à vous dire moi aussi, en privé.
Vortimer grimaça en se levant, car la plaie avait durci, mais il parvint à
s'empêcher de boiter pour la conduire dans les appartements du tribun, qui faisait partie des chefs tués durant le combat.
Délicatement, Viviane imbiba le tissu du pantalon jusqu'à ce que le sang séché se détache de la plaie, après quoi, ayant arraché le tissu, elle entreprit de nettoyer la blessure. Couché sur le côté pendant que Viviane s'occupait de lui, le prince s'efforçait d'oublier la douleur en dressant d'un ton cinglant la liste des raisons pour lesquelles elle avait commis une folie en décidant de le suivre. Si elle avait été un de ses soldats, songea-t-elle, nul doute que ces paroles ne l'eussent anéantie. Mais elle avait développé d'excellents moyens de défense à force de vivre aux côtés de sa mère, dont les propos sanglants étaient portés par un souffle psychique véritablement destructeur. Et ce n'était pas la colère qui inspirait Vortimer, mais l'amour.
- Il est vrai que si j'étais votre épouse, vous auriez pu m'ordonner de ne pas vous suivre, répondit-elle. Mais n'êtes-vous pas heureux de ne pas l'avoir fait ? Rares sont ceux qui ont le privilège d'être soignés par une prêtresse d'Avalon.
La blessure en elle-même n'avait rien d'alarmant, mais elle s'était aggravée quand le cheval était tombé sur sa jambe, et surtout, elle avait grand besoin d'être nettoyée. Vortimer continua à grommeler pendant que Viviane s'occupait de lui.
- Et vous avez coupé vos magnifiques cheveux ! ajouta-t-il, alors qu'elle reposait le linge souillé.
- Je pouvais difficilement me faire passer pour un garçon en gardant mes cheveux longs, répondit-elle du tac au tac. Mais vous êtes un Romain, vous ne m'aimez donc pas comme ça ?
- Vous confondez avec les Grecs, je crois, répondit-il, et son embarras la ravit. J'espère pourtant vous avoir apporté la preuve de mes go˚ts...
Elle lui répondit par un sourire et lui tendit un morceau de cuir.
- Mordez là-dedans, ordonna-t-elle. Je vais verser du vin sur votre plaie.
Il sursauta en sentant la br˚lure de l'alcool, des gouttes de sueur perlèrent sur son front.
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LE SECRET D'AVALON
- Continuez de mordre le cuir pendant que je recouds la plaie. Vous aurez une jolie cicatrice...
quand elle eut terminé, Vortimer était p‚le et tremblant ; pourtant, à
l'exception de quelques grognements, il avait tout supporté sans se plaindre. Délicatement, elle acheva sa toilette et l'aida à enfiler une tunique propre. quand Ennius Claudianus vint prendre de ses nouvelles, Vortimer dormait. Viviane avait découvert parmi les effets du tribun décédé
une tunique assez longue pour lui servir de robe, et utilisé l'eau restante pour se redonner une apparence plus féminine et faire en sorte que Claudianus la reconnaisse et obéisse à ses ordres lorsqu'elle déclara que le prince ne devait pas être dérangé.
La bataille de Rutupiae avait prélevé un lourd tribut en vies humaines.
C'était néanmoins une grande victoire et l'accomplissement des devoirs funèbres ne parvint pas à dissiper totalement l'euphorie qui régnait parmi les guerriers. Hengest s'était enfui. Il avait quitté la région, mais aussi l'Angleterre. Ses trois navires avaient traversé la mer, en direction de la Germanie... ou de l'Enfer, peu importe ! O˘ qu'il soit désormais, il y était sans doute pour longtemps, car après une telle défaite, comment pourrait-il trouver d'autres hommes assez fous pour se joindre à lui ?
- Alors c'est vraiment fini ? Nous avons gagné ?
Viviane n'osait y croire. Les Saxons représentaient une menace depuis si longtemps.
Vortimer changea de position sur le banc, en poussant un soupir, car sa jambe continuait à le faire souffrir.
- Nous avons vaincu Hengest, notre adversaire le plus dangereux. Mais la Germanie engendre les barbares comme un cadavre engendre des vers, et ils sont toujours aussi affamés. D'autres viendront un jour, et si ce n'est pas eux, il nous reste les Pietés et les Irlandais. Non, la guerre n'est pas finie, ma douce, mais nous avons obtenu un répit. (D'un geste, il désigna les tombes fraîchement creusées.) En versant leur sang, ces valeureux guerriers nous ont ménagé un répit pour reconstruire le pays. Il y a encore des gens riches dans l'Ouest et le Sud. Nul doute qu'ils ne nous viennent en aide !
Elle l'observa d'un air intrigué.
LA FILLE D'AVALON
- qu'avez-vous l'intention de faire ?
- J'irai trouver Ambrosius. C'est moi qui ai sauvé l'Angleterre, tout de même ! Mon père et lui seront obligés de m'écou-ter maintenant. Je pourrais me proclamer empereur sans leur demander leur avis, mais je refuse de diviser davantage ce pays ! Malgré tout, je suis en position de force pour négocier. Mon père est ‚gé. Si je promets à Ambrosius de lui apporter mon soutien quand mon père sera mort, peut-être m'accordera-t-il dès maintenant l'aide dont j'ai besoin.
Viviane lui rendit son sourire, ravie elle aussi par cette perspective.
Elle avait maintenant le sentiment que tout ce qui s'était passé depuis leur union sur le site sacré de la Danse du Géant était dicté par le Destin, et elle comprenait mieux l'impulsion qui l'avait poussée à suivre Vortimer. Car le Sauveur de l'Angleterre pouvait-il trouver meilleure compagne qu'une prêtresse d'Avalon pour le protéger et le conseiller ?
Vortimer lui proposa une autre monture pour effectuer le voyage jusqu'à
Londinium, mais Viviane refusa de se séparer de son hongre rouan auquel elle avait fini par s'attacher. En dépit du trot mal assuré de la rosse, elle avait l'impression de chevaucher plus confortablement que sur le bel étalon gris du prince. Elle avait tenté de convaincre Vortimer de demeurer à Rutupiae jusqu'à ce que sa blessure soit guérie, mais celui-ci était persuadé qu'il devait rencontrer Ambrosius sans tarder, pendant que toute l'Angleterre résonnait encore des échos de sa victoire.
Leur séjour à Londinium fut malheureusement terni par une grave dispute entre Vortimer et son père qui, s'étant préparé à accueillir son fils en tant qu'héritier supposé, fut logiquement contrarié en apprenant la décision de Vortimer de " g‚cher sa victoire ", pour reprendre son expression. Viviane songea alors que Vortigern aurait pu, pensa-t-elle, faire chorus avec sa propre mère pour déplorer l'attitude de leurs rejetons indociles, mais elle s'abstint de toute remarque. Vortimer souffrait d'autant plus de cette dispute qu'il comprenait le point de vue de son père. Très souvent il avait commenté les efforts déployés par Vortigern pour effacer les suites de l'erreur qu'il avait commise en accueillant les Saxons sur le sol anglais. Tout en reconnaissant les fautes du vieil homme, il respectait énormément son père, et ce conflit lui faisait 432
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mal. quand ils reprirent la route de Calleva, le prince était blême et silencieux.
Mais en atteignant la mansio de Calleva, Viviane dut se rendre à
l'évidence. La souffrance de Vortimer n'était pas uniquement morale. Sa blessure était rouge et enflée. Il prétendit ne pas avoir mal, mais Viviane n'en crut rien. Elle lui fit promettre d'accepter ses soins.
Le soir venu, il paraissait beaucoup plus détendu, et quand ils allèrent se coucher, pour la première fois depuis la bataille, il l'attira contre lui.
- Non, il ne faut pas, murmura-t-elle, tandis qu'il l'embrassait dans le cou. Vous allez avoir mal...
- Je ne sentirai rien...
quand ses lèvres se refermèrent sur ses seins, elle retint son souffle.
- Je ne vous crois pas, dit-elle d'une voix tremblante, stupéfaite de constater combien elle s'était habituée à leurs étreintes, et à quel point celles-ci lui avaient manqué.
- ¿ nous d'être inventifs...
Viviane se sentit rougir dans le noir, mais les caresses du prince faisaient naître un désir qui déjà l'emportait. Bientôt ils ne furent plus, ni l'un ni l'autre, maîtres de leurs sens. Ce fut comme la première fois, dans le Cercle de Pierres, à la Danse du Géant, lorsque leur union avait livré passage à des forces surnaturelles, et cette nuit-là, leur chambre de Calleva fut elle aussi une terre sacrée.
- Ah, Viviane..., murmura-t-il quand ils eurent retrouvé leur condition de simples mortels. Je vous aime tant. Ne m'abandonnez pas, ma bien-aimée. Ne me quittez pas...
- Non, jamais, répondit-elle avec fougue en l'embrassant encore une fois.
Bien plus tard seulement elle se demanda pourquoi elle ne lui avait pas dit qu'elle l'aimait elle aussi.
Au matin, ils prirent la route de Glevum, mais vers midi, lors de leur deuxième jour de voyage, une violente fièvre s'empara de Vortimer. Malgré
tout, il refusa de s'arrêter et interdit à Viviane d'examiner sa blessure.
¿ mesure que l'après-midi s'écoulait, les hommes composant leur escorte commencèrent à partager l'inquiétude de la prêtresse, et quand cette dernière, en arrivant à une intersection,
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leur ordonna de prendre la direction de Cunetio au lieu de choisir l'embranchement conduisant vers le nord, nul ne protesta.
Le soir venu, la jambe de Vortimer était br˚lante et dure. De toute évidence, malgré les soins apportés par Viviane, la blessure avait d˚
s'infecter et quand, après l'avoir imbibée de compresses chaudes, elle coupa les fils, du pus verd‚tre s'échappa de la plaie.
Dans la mansio de Cunetio, le confort était vraiment rudimen-taire. Elle fit néanmoins de son mieux pour soulager la douleur de Vortimer. Il connut toutefois une nuit fort agitée, et elle aussi, car elle se demandait combien de temps dureraient ses réserves d'herbes et ce qu'elle ferait quand le sac serait vide.
Pour accepter de demeurer à Cunetio une journée de plus, Vortimer devait souffrir le martyre et se sentir bien las. La blessure qui continuait à
rendre du pus était apparemment dans un état stationnaire. Le lendemain matin, Viviane s'assit à son chevet et lui prit la main.
- Vous n'êtes pas en état de monter à cheval, et vous ne pouvez pas dans ces conditions vous rendre à Glevum, déclara-t-elle simplement. Mais il n'y a pas de quoi vous soigner ici. Heureusement, nous ne sommes pas très loin d'Avalon. Les prêtresses possèdent de grandes quantités d'herbes, et leurs connaissances dans ce domaine sont bien supérieures aux miennes. Si nous construisons une litière pour vous conduire jusque là-bas, je suis s˚re que nous pourrons vous guérir.
Il la regarda longuement au fond des yeux, avant de répondre :
- quand nous sommes allés à la Danse du Géant, dit-il, j'ai compris que l'un de nous serait sacrifié. (Voyant l'air affolé de Viviane, il sourit.) Nous irons o˘ vous voulez. D'ailleurs, j'ai toujours rêvé de retourner à
Avalon...
Un voyage de deux jours les conduisit à Sorviodunum. Viviane eut un pincement au cour en songeant qu'ils étaient si près de ce Cercle de Pierres o˘ avait débuté sa vie avec Vortimer. Elle savait que les cahots de la litière devaient être un calvaire pour lui, mais malgré tous ses soins, elle ne parvenait pas à chasser l'infection. Le prince était un homme résistant. Nul doute qu'il ne guérisse s'ils réussissaient à atteindre Avalon. Alors, ils poursuivirent leur route et peu de temps après avoir quitté la ville, ils empruntèrent l'ancienne voie préhistorique qui conduisait vers l'ouest, à travers les collines.
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La deuxième nuit, ils campèrent au sommet d'un mamelon qui dominait la route. L'endroit était envahi par la végétation, mais tandis qu'elle ramassait du bois pour faire un feu, Viviane remarqua que le sommet de cette colline avait été aplani jadis, entouré de fossés et de murs en terre pour ériger une forteresse semblable à celles que b‚tissaient les hommes jadis. Elle ne dit rien ; elle connaissait les sortilèges destinés à
apaiser ces esprits, et elle ne voulait surtout pas alarmer les hommes de l'escorte.
Ces derniers étaient suffisamment inquiets, car pendant l'absence de Viviane, Vortimer n'avait cessé de s'agiter, en marmonnant des paroles incompréhensibles o˘ il était question de combats. Sans doute revivait-il la bataille de Rutupiae au cours de laquelle il avait été blessé. Dans la lumière des flammes, son visage ravagé par la fièvre paraissait encore plus décharné, et en mettant à nu la blessure, Viviane découvrit avec effroi sur sa peau des traînées sombres, qui révélaient un début de nécrose, et qui irradiaient vers l'entrecuisse. Mais elle nettoya et banda la plaie comme d'habitude, en taisant ses craintes.
Cette nuit-là, elle demeura longtemps éveillée, épongeant le corps enflammé
de Vortimer avec un linge imbibé de l'eau du ruisseau tout proche. Si cette eau avait été celle du Puits Sacré, elle l'aurait guéri. …puisée par cette veille, Viviane finit par s'endormir, en tenant le linge dans sa main.
Elle fut réveillée par le cri de Vortimer. Assis, droit comme un i, il délirait, parlant de lances, d'épées et d'ennemis aux portes, mais il s'exprimait maintenant dans une version archaÔque du langage des marais.
Effrayée, Viviane lui répondit avec les mêmes mots. Il en fut apaisé. Une lueur familière s'alluma dans son regard fiévreux et il se laissa retomber sur ses couvertures, le souffle court. Viviane rajouta des b˚ches parmi les braises encore rougeoyantes et les flammes se ranimèrent.
- Je les ai vus..., murmura-t-il, les hommes peints avec des colliers en or et des lances en bronze. Ils vous ressemblaient...
- Oui..., dit-elle à voix basse. Ce lieu était habité par les Anciens.
Il se tourna vers elle, terrorisé tout à coup.
- On raconte que dans ce genre d'endroits, le Peuple des Fées peut vous capturer.
- J'aimerais que ce soit vrai. Nous serions plus vite à Avalon.
LA FILLE D'AVALON
Vortimer ferma les yeux.
- Je crois que je n'y arriverai jamais. Ramenez-moi à Cantium, Viviane. Si vous m'enterrez sur ce rivage o˘ j'ai remporté le combat, je le protégerai, et les Saxons ne s'y installeront plus jamais, quels que soient les autres ports anglais tombés entre leurs mains. Voulez-vous me faire cette promesse, ma bien-aimée?
- Vous ne mourrez pas, c'est impossible ! s'exclama-t-elle avec fougue en lui prenant la main. Elle était br˚lante, et si décharnée qu'elle sentait les os.
- Vous êtes la Déesse... mais seriez-vous assez cruelle pour prolonger mes souffrances... ?
Viviane le dévisagea, en repensant à ce premier rituel. La Dame avait donné
la victoire au prince, et maintenant, comme Elle l'avait promis, Elle acceptait son offrande. Et Viviane, en tant que prêtresse de la Déesse, avait été le vecteur de cette promesse. Elle avait voulu aider Vortimer, et elle-même, à échapper à cette magie qui façonnait son existence. Or, elle n'avait réussi qu'à le conduire jusqu'à cette mort solitaire, parmi les fantômes de guerriers anciens qui hantaient les collines.
- Je vous ai trahi..., murmura-t-elle, sans jamais le vouloir... Sous ses doigts elle sentait battre le pouls de Vortimer, comme un oiseau prisonnier.
Il rouvrit les yeux ; la douleur voilait son regard.
- Tout cela était donc vain ? Tous ces hommes ont été tués pour rien ?
Accrochez-vous à moi, Viviane, ou sinon la folie va revenir... Laissez-moi au moins mourir sain d'esprit !
Brusquement, elle comprit qu'il s'adressait à elle comme à une prêtresse, et que si elle l'abandonnait maintenant, elle l'aurait trahi réellement.
Elle voyait la vie vaciller en lui comme une flamme sur le point de s'éteindre. Et bien qu'elle ait envie de se jeter à son cou, en sanglotant, elle acquiesça et fit effort pour se remémorer des leçons qu'elle aurait préféré ne jamais mettre à profit.
Viviane lui prit les mains et soutint son regard jusqu'à ce que le rythme de sa respiration de Vortimer se plaque sur le sien.
- Doucement..., murmura-t-elle. Tout ira bien. Expirez et laisser sortir la douleur...
Son souffle ralentit, mais il était si faible. Pendant un instant ils 436
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restèrent assis face à face, en silence, et soudain, Vortimer écar-quilla les yeux.
- La douleur a disparu... ma Reine...
Il gardait les yeux fixés sur elle, mais Viviane devinait que ce n'était pas elle qu'il voyait.
D'instinct, ses lèvres retrouvèrent la psalmodie jadis chantée dans la lointaine Atlantis lors du décès d'un roi. Elle sentit les doigts de Vortimer se refermer sur les siens. Puis il l‚cha prise sans chercher à
retenir sa vie qui s'envolait, en soupirant comme un homme qui, au terme de son dernier combat, sans le secours d'aucun espoir, entrevoit enfin sa victoire.
XXIII
- Le chiffre Un, c'est pour la Déesse, qui est chaque chose...
Le sourire d'Igraine était radieux comme un soleil. Les moissons étaient faites. La prochaine grande fête de l'année serait maintenant vers Samhain1, mais ici, sur les rives du Lac, la lumière était éblouissante ; elle se reflétait sur le clapotis à la surface de l'eau et dans les cheveux blonds de la fillette.
- C'est exact, ma chérie, dit Taliesin avec un grand sourire, en la regardant de sa hauteur. Peux-tu me dire maintenant ce que représente le chiffre deux ?
Au-delà de l'étendue d'eau bleue, les terres avaient pris toutes les teintes m˚res de l'automne, sous un ciel p‚le.
- Deux..., c'est les choses en quoi Elle se transforme, comme par exemple le Seigneur et la Dame, ou l'Obscurité et la Lumière.
- Oui, excellent, Igraine ! s'exclama Taliesin en passant son bras autour de ses épaules.
Au moins avait-il le droit d'aimer cette enfant, songea-t-il avec une certaine amertume.
Son regard dériva alors vers cette autre fille qui marchait au bord du Lac, sa tête aux cheveux courts baissée, s'arrêtant de temps à autre pour contempler l'île du Guet au loin, là o˘ on avait enterré Vortimer. Deux lunes presque s'étaient écoulées depuis que Viviane avait ramené son corps à Avalon et elle continuait à pleurer sa disparition. …tait-ce pour cette raison que son visage était si émacié ? Pourtant, cette maigreur n'avait pas affecté le reste de son corps. Lorsqu'elle se retourna, sa silhouette 1. Début novembre.
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sombre se découpant sur le fond miroitant du Lac, le barde remarqua le renflement délicieux de sa poitrine.
- Et trois, c'est quand les Deux ont un enfant ! lança triomphalement Igraine.
Taliesin laissa échapper un long soupir. Viviane, dont la poitrine avait toujours été aussi plate que celle d'un garçon, arborait maintenant des formes de femme. Pourquoi ne leur avait-elle pas annoncé qu'elle portait dans son ventre l'enfant de Vortimer ?
- Alors, c'est ça, dis ? demanda Igraine en tirant sur la manche du barde avec impatience.
- Oui, tu as raison.
¿ cinq ans, elle était aussi brillante, peut-être même plus, que tous les enfants qu'il avait connus ; pourtant, ces derniers temps, elle semblait éprouver le besoin d'être sans cesse rassurée.
- Tu le diras à maman, hein ? Et elle sera contente de moi, hein?
La voix aiguÎ de la fillette résonnait dans l'air immobile et limpide, et Viviane qui avait entendu ces mots se retourna. Son regard croisa celui de Taliesin, et celui-ci vit la tristesse se changer en mépris dans les yeux de la jeune femme. Mais elle se ressaisit, et rapidement elle rejoignit la fillette pour la prendre dans ses bras.
- Moi, je suis contente de toi, Igraine. ¿ ton ‚ge, je ne savais pas mes leçons aussi bien !
C'était faux, se dit le barde, mais à six ans, Viviane avait été confiée à
Neithen, et lors de son retour à Avalon, elle avait d˚ tout réapprendre.
Taliesin se pencha pour embrasser l'enfant.
- Tu peux aller courir au bord du Lac, si tu veux, pour ramasser de jolies pierres, dit-il. Mais surtout, ne t'éloigne pas, et ne va pas dans l'eau.
- Igraine est inquiète, et ce n'est pas étonnant, dit Viviane en la regardant s'éloigner.
En cette saison, il n'y avait guère de danger ; le temps sec avait fait baisser considérablement le niveau du Lac, à tel point qu'on pouvait pratiquement le traverser à pied.
- Ana n'a plus le temps de s'occuper d'elle, n'est-ce pas ? Je me souviens de l'époque o˘ elle a commencé à s'éloigner de moi de la même façon...
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LA FILLE D'AVALON
Taliesin secoua la tête, meurtri par l'amertume contenue dans la voix de Viviane.
- Elle était si affectueuse avec Igraine quand elle était bébé...
- Certaines femmes sont ainsi, paraît-il. Elles sont heureuses d'être enceintes, et elles adorent les bébés, mais apparemment quand ceux-ci commencent à grandir et à réfléchir par eux-mêmes, elles ne savent plus quoi en faire.
- Oui, tu as raison, dit-il, confirmant la justesse de son observation. Je suis s˚r que tu ne commettras pas la même erreur avec ton enfant...
Viviane blêmit tout à coup, et Taliesin crut qu'elle allait défaillir.
- Mon enfant ? répéta-t-elle.
Dans un geste instinctif et protecteur, elle plaqua sa main sur son ventre.
- Tu devrais accoucher vers les fêtes de Beltane, me semble-t-il. Allons, tu le savais forcément !
Non, elle ne le savait pas, comprit-il en voyant le visage de la jeune prêtresse s'enflammer tout à coup, puis redevenir livide. Il lui prit la main.
- Ne sois pas triste, dit-il. C'est une raison de se réjouir ! Je suppose que c'est l'enfant de Vortimer ?
Viviane répondit par un hochement de tête, mais elle pleurait. Pour la première fois depuis qu'elle avait ramené le corps de son amant à Avalon, constata le barde.
¿ Samhain, quand les Morts reviennent festoyer avec les vivants, quand la Déesse achève sa demi-année de règne et transfère sa souveraineté au Dieu, le peuple d'Angleterre forma une procession pour aller de village en village, chantant et gambadant en costumes de paille. Le Peuple des Marais monta dans des barques avec des torches dont la lumière courait à la surface de l'eau comme un feu liquide. Sur l'île des chrétiens, les moines chantèrent pour chasser les pouvoirs maléfiques qui sortaient au cours de cette nuit, lorsque s'ouvraient les portes entre les mondes. Parfois, quelque moine malchanceux, courant entre l'église et sa cellule, voyait les lumières sur l'eau s'enfoncer dans les brumes et disparaître. Ceux qui avaient entr'aperçu ce spectacle n'en parlaient pas. Mais pour les hommes des marais, c'était
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un moment de réjouissance, car cette nuit-là, comme lors des fêtes de Beltane, le cycle d'une année touchait à son terme sur l'île d'Avalon.
La Dame du Lac était assise sur un trône fait de branchages recouverts d'une peau de cheval blanc, face au grand feu qu'ils avaient allumé dans la prairie en contrebas du Puits Sacré. Minuit approchait, et les disciples dansaient ; le sol tremblait au rythme des pieds nus et des tambours. Ana portait, tatoué sur la poitrine, le croissant de lune de la Déesse, et rien d'autre, car cette nuit, elle était pour tous la prêtresse de la Grande Mère.
Ce n'était pas encore l'heure du festin, mais déjà la bière de bruyère coulait à flots. Bien que légère, elle parvenait à procurer une douce ivresse lorsqu'elle coulait à flots les jours de fête, mais Ana se contentait de boire l'eau de la source dans un gobelet en corne orné
d'argent. Peut-être était-ce la griserie des roulements de tambour qui la portait au rire. En voyant sa fille rayonner de la beauté des premiers mois de grossesse, Ana s'était sentie vieille, mais ce soir, elle retrouvait sa jeunesse.
Elle leva les yeux vers le Tor, o˘ des torches s'agitaient comme des feux follets dans le ciel noir. En un sens, il s'agissait bien de cela, car on disait que ces esprits qui n'avaient pas franchi les cercles du monde ou n'avaient pas ressuscité pouvaient demeurer quelque temps parmi les Fées.
Au cours de cette nuit, les prêtres et les prêtresses d'Avalon faisaient une offrande de leur corps, permettant aux esprits des ancêtres de se déplacer, afin de venir festoyer avec les vivants, et ceux qui, en temps normal, rejetteraient de la même manière les fantômes et les Fées les accueillaient à cette occasion.
Viviane contemplait le Tor elle aussi, avec une intensité que sa mère jugeait inquiétante. Croyait-elle que son amant allait revenir ? Ana aurait pu mettre fin à son attente vaine, car pendant un an et un jour, les morts devaient demeurer dans le Pays d'…té pour soigner les plaies de leurs ‚mes.
Un deuil trop marqué pouvait même entraver leur guérison, et il ne fallait surtout pas les appeler avant l'achèvement de cette période. Mais un être qui laissait un travail inachevé sur terre pouvait parfois s'y attarder. …
tait-ce le chagrin, ou la culpabilité à cause d'une chose laissée en suspens, qui hantait Viviane ?
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quelqu'un ajouta du bois dans le feu, et le regard d'Ana suivit les étincelles qui explosaient dans la nuit et disparaissaient dans la froidure du ciel. ¿ mesure que minuit approchait, son impatience grandissait. Et soudain, le guetteur posté près du puits émit un grand ululement qui transperça le bruit des tambours et des danseurs. Les torches s'étaient mises en mouvement au sommet du Tor et descendaient le Chemin de Procession qui serpentait autour de la colline. Les joueurs de tambour levèrent les mains et le silence se répandit comme un sortilège.
Tout doucement, le son des tambours reprit, tel un battement de cour qui vibrait à l'intérieur du corps et de la terre. Les participants à la cérémonie se retirèrent et s'accroupirent auprès de la nourriture qu'ils avaient apportée pour le festin, tandis que la procession fantomatique approchait. Les visages des druides étaient blanchis et leurs corps ornés de signes peints, déjà anciens à l'époque o˘ les prêtres d'Atlantis avaient franchi les mers pour venir sur cette île, car c'était une magie séculaire.
Ana n'apercevait pas Taliesin parmi eux, bien qu'il soit difficile de le reconnaître. Nul ne savait par avance sur qui se porterait le choix du Cornu, mais elle sentit son pouls s'accélérer sous l'effet de l'excitation.
Marchant au même rythme, les ancêtres formèrent un cercle autour du feu.
Certains membres de la communauté lancèrent des noms, et peu à peu, les visages blancs, anonymes, semblèrent se modifier, acquérir une personnalité. Frappée par une apparition, une femme laissa échapper un cri et un des danseurs, boitant et marmonnant comme un vieillard, quitta le cercle pour venir s'asseoir à ses côtés. Une jeune femme, leur fille peut-
être, s'agenouilla devant lui, en se massant le ventre, et le suppliant de retrouver en elle une enveloppe charnelle.
Un par un, les ancêtres se joignirent au festin. Viviane, qui les avait regardés approcher avec un mélange d'espoir et de terreur dans les yeux, détourna la tête, en pleurant. Ana secoua la tête. L'année prochaine peut-
être, si Viviane le désirait toujours, elle verrait Vortimer et lui montrerait leur enfant.
Un rictus déforma les lèvres de la Grande Prêtresse. Même si elle avait porté son premier enfant beaucoup plus jeune que Viviane, il lui paraissait anormal que sa fille soit enceinte. Sur le site sacré de la Danse du Géant, elle s'était sentie très
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vieille tout à coup ; ses cycles menstruels avaient pris fin depuis plusieurs lunes déjà, et elle s'était résignée à la stérilité. Mais voilà
qu'ils étaient réapparus. Sans doute étaient-ce les soucis qui les avaient interrompus, pensait Ana. Après tout, elle était encore jeune.
Une fille des marais s'agenouilla devant elle en tendant un plat dans lequel fumaient des morceaux de viande grillée sur le feu. Son estomac grogna d'impatience, car elle s'était préparée pour ce rite en je˚nant; malgré tout, elle repoussa le plat. Autour d'elle, la fête se poursuivait.
Certains des ancêtres, comblés, abandonnèrent les corps qui les avaient accueillis, et on emmena les prêtres pour qu'ils se débarrassent de leurs peintures et puissent se restaurer. Sentant en elle un picotement, Ana comprit que les courants astraux étaient en train de changer. Bientôt, les voies s'ouvriraient entre le passé et le futur, reliant les mondes entre eux.
De la petite bourse qui pendait à sa ceinture, elle sortit trois champignons minuscules que lui avait apportés une des sorcières de la tribu de Héron. Ils étaient encore charnus et frais. Le go˚t amer lui arracha une grimace, mais elle continua à mastiquer soigneusement. La première vague de vertige commençait à l'emporter quand Nectan vint vers elle, en s'inclinant.
- C'est l'heure, le Puits attend. Allons voir quel destin il renferme...
Ana vacilla légèrement en se levant de son trône, souriant devant le murmure d'appréhension mêlée de curiosité qui parcourut l'assemblée. Le vieux druide la retint par le bras. Ensemble, ils gravirent la colline. L'…
tang Miroir était immobile sous la lumière des étoiles ; l'image inversée du Chasseur de Mondes chevauchant le ciel traversait à grands pas ses profondeurs. Les reflets des flammes du feu dessinaient un tourbillon étourdissant à la surface. D'un geste, la Grande Prêtresse renvoya les porteurs de torches et, sans un mot, sans un bruit, tous les disciples prirent position autour de l'étang.
Viviane s'avança pour regarder dans l'eau, comme elle le faisait à chaque Samhain depuis sa première vision dans l'étang, mais Ana la retint par le bras.
- Idiote, on ne peut pas voir quand on attend un enfant ! Ce n'était pas tout à fait vrai ; c'était simplement plus difficile, 444
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car lorsqu'une femme était enceinte, elle était davantage liée à son corps, et cela pouvait se révéler dangereux pour le bébé. Mais alors qu'Ana bousculait sa fille pour passer, elle savait que ce n'était pas la véritable raison de son intervention. Peu importe, se dit-elle. Le moment était venu de leur montrer à tous pourquoi elle demeurait la Grande Prêtresse d'Avalon.
Une peau de mouton avait été installée au bord de l'eau. Nectan l'aida à
s'y agenouiller et, avec la plus grande prudence, car les champignons exerçaient maintenant leur plein effet, Ana agrippa la pierre froide. La discipline héritée d'une très longue pratique raidit tous ses muscles. Ses longs cheveux pendaient de chaque côté de son visage, masquant sa vision périphérique. Elle plongea son regard dans l'obscurité et ses yeux se perdirent dans le vague. Une profonde inspiration l'aida à retrouver son calme ; elle réitéra sa tentative et un frisson ébranla sa frêle silhouette ; une troisième inspiration, et sa conscience se détacha de son corps.
¿ la surface de l'eau, les clapotis se transformèrent en collines et vallées. Les tracés entrecroisés des anciens chemins préhistoriques veinaient le pays de lumière. Cette nuit, ces chemins pullulaient d'esprits qui se précipitaient vers les feux tremblotants de Samhain.
- Grande Mère, je vous en supplie, parlez-nous. (La voix de Nectan lui parvenait du monde qu'elle venait de quitter.) Dites-nous ce que vous voyez.
- La paix règne sur le pays et les voies sont ouvertes ; les Morts rentrent chez eux...
- Et l'année prochaine ? La pluie et le soleil viendront-ils bénir nos champs ?
Le gris envahit la vision d'Ana et elle se mit à tousser, comme si elle se noyait.
- Remplissez vos réserves et réparez vos maisons, car un hiver humide et pluvieux s'annonce, et toutes les basses terres d'Angleterre seront englouties par les flots... (quelque part dans cet autre monde, des voix firent entendre un murmure de déception, pendant que la Vision continuait de se dérouler.) Au printemps, je vois d'autres orages, des rivières qui débordent de leur lit pour se répandre dans les champs. C'est une année difficile qui vous attend, et une bien maigre récolte...
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II y eut un silence. Ana flottait quelque part hors du temps, regardant les motifs des arcs-en-ciel se former puis disparaître.
- Mais connaîtrons-nous la paix? (La voix de Nectan la ramena vers le monde qui était le sien.) L'Angleterre sera-t-elle à l'abri des menaces humaines ?
La Grande Prêtresse fut secouée d'un éclat de rire.
- Des hommes vivent sur cette terre. Comment pourrait-elle être à l'abri de leurs menaces ? Une autre voix intervint, c'était celle de sa fille :
- Les Saxons reviendront-ils ?
Entraînée dans une spirale vertigineuse, elle vit une mer grise et, au-delà, une terre o˘ des eaux brunes envahissaient les champs. Elle vit des hommes et du bétail noyés et des récoltes désastreuses. D'autres saisons passèrent, tout aussi calamiteuses. Puis les hommes entreprirent de démonter leurs temples de bois pour en faire des navires de guerre. Elle vit des armées qui s'assemblaient. Les trois bateaux à bord desquels avaient fui Hengest et ses hommes avaient proliféré au centuple.
- Non... (Ana tenta de repousser cette vision, qui néanmoins s'imposait à
elle.) Je ne veux pas...
- que voyez-vous ? demanda Viviane d'une voix implacable.
- Cinq hivers passent, et les Saxons se rassemblent ; ils traversent la mer à tire-d'aile comme des oies sauvages. Ils sont nombreux, ils n'ont jamais été aussi nombreux... Ils s'abattent sur nos côtes en hurlant...
Elle gémissait, essayant encore de rejeter, de nier cette réalité future qui s'imposait à elle. Il fallait qu'elle y mette fin ! Ils avaient suffisamment souffert ; elle ferait n'importe quoi pour empêcher que cela ne se produise...
- Ana, ça suffit ! déclara Nectan d'un ton sévère. Laissez s'envoler la Vision, laissez les ténèbres l'emporter !
La Grande Prêtresse se mit à sangloter, tandis que le vieux druide, d'une voix plus douce, répétait son nom pour apaiser sa peur, la guider vers la maison. Finalement, elle ouvrit les yeux et se laissa tomber, en frissonnant, dans ses bras.
- Vous avez eu tort de lui poser cette dernière question ! lança quelqu'un.
- Vraiment ? rétorqua Viviane. J'ai simplement fait comme elle, rien de plus...
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Viviane s'attarda au bord de l'…tang Miroir, tandis que les autres aidaient sa mère à retrouver sa place auprès du feu. Elle fut tentée d'y plonger son regard elle aussi, mais l'étang révélait rarement ses secrets deux fois de suite, et de plus, elle ne voulait pas mettre en danger son enfant.
L'enfant de Vortimer. Dans quel monde verrait-il le jour ?
Le prince l'avait suppliée de l'enterrer sur la Côte Saxonne, mais ravagée par le chagrin, Viviane ne voyait qu'une seule destination : Avalon.
Vortimer lui-même en ses derniers instants doutait fortement que la puissance tutélaire de son esprit p˚t s'étendre au-delà de quelques cantons. Mais de la colline du Guet, pensait-elle, il aurait une vue d'ensemble et son pouvoir de protection s'en trouverait décuplé. Mais si par malheur elle se trompait, elle l'aurait trahi de nouveau, à l'instant suprême.
Cinq ans... Si la vision d'Ana se confirmait, la grande victoire de Vortimer ne leur aurait accordé que ce bref répit nécessaire pour remettre l'Angleterre sur pied. Mais Viviane n'avait plus le cour à se battre ; elle n'aspirait plus désormais qu'à une chose : se blottir dans un nid douillet en attendant la naissance de son enfant.
En retournant près du feu, elle constata que sa mère, sortie de son état de transe, avait repris place sur son trône. " Elle devrait être au lit... ", se dit-elle avec aigreur. Ana semblait épuisée, mais les hommes et les femmes des marais s'empressaient autour d'elle comme des abeilles, et peu à
peu, elle récupérait. " Pourquoi a-t-elle besoin d'être rassurée ? se demanda Viviane. Voilà plus de vingt ans qu'elle est la Reine de la ruche... Mais au moins puis-je aller me coucher si je le souhaite. Personne ne remarquera ma disparition ! "
Elle allait emprunter le chemin du verger, lorsqu'elle se figea sur place.
quelqu'un, ou quelque chose, l'observait, caché au milieu des arbres, à la frontière indécise du feu et de la nuit. " Ce n'est qu'une ombre ", se dit-elle, mais la silhouette n'était pas altérée par les changements de lumière. " C'est un arbre... " Mais elle les connaissait tous dans ce verger, et il n'y en avait jamais eu à cet endroit. Son cour battait à tout rompre. Ses sens aiguisés par sa formation de prêtresse furent mis en éveil. Elle perçut clai-447
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rement : " Le feu... les ténèbres... la concupiscence du prédateur et la terreur de sa proie... "
Viviane laissa échapper une plainte et, comme s'il l'avait entendue, l'Autre bougea. De longues cornes ornées d'une couronne de feuilles mortes cramoisies se découpèrent au milieu des branches. Elles surmontaient un patchwork en peaux de bêtes que la lumière du feu faisait rougeoyer et o˘
scintillaient des colifichets de cuivre et d'os. Puis apparut une paire de jambes nues et musclées lorsque la créature abandonna l'ombre des arbres.
quand surgit la tête coiffée de bois, une lueur rouge jaillit de ses orbites sombres. Viviane demeura pétrifiée, les yeux écarquillés ; une sagesse ancienne lui conseillait de ne pas s'enfuir.
quelqu'un qui avait vu sa réaction pointa le doigt en direction des arbres.
Une fois de plus, le silence s'abattit sur la grande assemblée. Avec une gr
‚ce mortelle, le Cornu s'avança, en tenant à la main la lance qu'elle avait découverte appuyée contre le mur à côté du Graal. Arrivé devant Viviane, il s'arrêta ; ses colifichets se balancèrent en tintant, avant de s'immobiliser eux aussi.
- As-tu peur de Moi ?
Sa voix était brutale et glaciale. Viviane ne l'avait jamais entendue.
- Oui..., répondit-elle dans un murmure. La pointe de la lance glissa lentement de sa gorge vers son ventre gonflé.
- Il n'y a pas de raison d'avoir peur... pour l'instant...
La pointe de la lance se détourna. Brusquement, II sembla se désintéresser d'elle et poursuivit son chemin.
Sentant ses jambes flageoler, Viviane tremblante se laissa tomber par terre. Le Cornu se mêla aux gens assemblés, ignorant certains d'entre eux, en frôlant d'autres avec sa lance. Elle vit des hommes robustes parcourus de frissons ; une femme s'évanouit. Mais d'autres au contraire redressèrent la tête après qu'il leur eut parlé ; dans leurs regards brillait maintenant l'étincelle du combat. Finalement, II arriva devant le trône de la Dame.
" Pendant que le soleil brillait haut et fort Notre Mère la Terre n'a pas ménagé ses efforts ; Les ‚mes et les corps elle a sacrés, Le moment est venu pour elle de se reposer. "
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- Dame de l'…té, reprit-Il, la saison de la Lumière s'achève. Abandonne-moi ta souveraineté.
Le feu était presque éteint, et la silhouette du Cornu, monstrueusement amplifiée par cette lumière rasante, se pencha vers la chaise.
La Grande Prêtresse, impavide, majestueuse, immaculée, lui fit face résolument.
- Pendant six lunes, tout ce qui vit s'est délecté de mon éclat ; gr‚ce à
mon pouvoir, la terre a donné des fruits, et le bétail a engraissé sur les collines.
- " L'été répandit à foison,
Sur nous l'or pur de ses moissons, Ses fruits m˚rs sont engrangés L'hiver n'est plus à redouter. "
¿ son tour elle prononça les paroles du rituel, mais elle s'exprimait comme une prêtresse, alors que l'être dissimulé sous le masque du Cornu était une puissance supérieure. Sa réponse, si elle n'était pas méchante, fut implacable.
- " Le vent d'automne dépouille les feuillus.
La menue paille s'envole dans les champs nus.
Le froid de l'hiver après la chaleur de l'été,
Voilà que tu changes, et passent les années.
Alors que la feuille et la branche préparent leur léthargie Les cerfs bondissent dans les taillis,
quand le vent fait chanter le sang dans les veines, C'est qu'a sonné l'heure de mon règne. " " ...Votre récolte est faite, vos enfants ont grandi, ajouta-t-il. Il est temps que l'obscurité triomphe, et que l'Hiver gouverne le monde.
- Je ne Vous laisserai pas Vous en emparer...
- Je le prendrai de force...
Ana se leva de son trône, et bien qu'elle ne f˚t pas la Déesse, elle se drapa dans la dignité de Haute Prêtresse et parut soudain aussi grande que Lui.
- Chasseur des Ténèbres, je Vous propose un marché... (Un murmure d'étonnement parcourut l'assemblée.) Nous vivons en paix actuellement, mais j'ai vu que l'Angleterre devrait à nouveau affronter ses ennemis dans un futur proche. Voilà pourquoi, à cet instant sacré, alors que nos pouvoirs sont égaux, je m'offre à Vous,
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pour qu'ensemble nous donnions naissance à un enfant qui sauvera ce pays...
Il l'observa un long moment, sans rien dire. Et soudain, II partit d'un grand éclat de rire.
- Femme, sache-le, on ne m'arrête pas davantage que la chute des feuilles ou que le cours de l'agonie. Tu ne peux pas conclure de marché avec moi. Je prendrai ce que tu me donnes ; quant à l'issue, elle est déjà écrite dans les étoiles, et ne peut être modifiée.
La lance se dressa. Sa pointe aiguisée s'immobilisa à la hauteur de la poitrine d'Ana.
Lorsqu'il se déplaça, la lumière du feu vint frapper de plein fouet le corps de la Grande Prêtresse, et Viviane découvrit avec tristesse à quel point les seins lourds de sa mère s'étaient avachis ; elle remarqua les marbrures de la grossesse sur la peau douce de son ventre.
- Mère..., dit-elle - et les mots sortaient avec peine de sa gorge douloureusement nouée -, pourquoi faites-vous ça ? Vous sortez du rituel...
Ana se tourna vers elle un court instant, et Viviane crut entendre cette phrase, comme un souvenir : "Je ne donne jamais mes raisons... " Puis les lèvres de la Dame eurent un pli d'amertume nuancé d'autodérision et elle se retourna vers le Dieu Cornu.
- " Du printemps à l'été, récita-t-elle en avançant d'un pas vers Lui. De l'été à l'automne qui suit... ¿ tous, j'offre la Lumière et la Vie... "
La lance décrivit un cercle et vint se planter dans le sol.
- " De l'automne à l'hiver ", répondit-Il, et autour d'eux les disciples poussèrent des soupirs de soulagement en reconnaissant ces paroles familières. "De l'hiver au printemps... la Nuit et le repos sont mes présents. "
- " Ton ascension est Mon déclin..., dirent-ils en chour. Tout ce que tu perdras m'appartient. Toujours languissant, éternels revenants, dans la Grande Danse nous ne faisons qu'Un... "
II la prit dans ses bras et la serra contre lui. quand il se détacha d'elle, les peaux de bêtes du Cornu ne pouvaient plus dissimuler le témoignage éclatant de sa virilité.
Il l'enleva prestement et disparut avec elle dans la nuit qui LA FILLE D'AVALON
renvoya longuement l'écho caverneux de son rire. L'instant d'après, il ne resta plus que la Lance, plantée triomphalement devant le trône vide.
Nectan observa les visages stupéfaits qui lui faisaient face et se racla la gorge, s'efforçant de retrouver le rythme du rituel.
" Les heures précieuses de l'été ne sont plus Maintenant que l'éclat du soleil s'est tu ;
Après la neige, la pluie et les frimas,
La joie de l'été reviendra !
Tout ce qui était prisonnier retrouve la liberté
Le cycle des saisons se poursuit
Désormais, le pouvoir du changement s'exprime,
Comme nous l'avons souhaité, et qu'il en soit ainsi. "
Mais quel était le souhait d'Ana ? se demandait Viviane, cherchant à percer l'obscurité qui l'avait engloutie. Et qu'adviendrait-il ?
Alors qu'approchait le Solstice d'Hiver, le sentiment de terreur qui régnait sur la communauté d'Avalon depuis le rituel de Samhain devint moins oppressant, car le temps demeurait clément et clair pour la saison. On murmurait que l'offrande de la Dame avait été acceptée. Les désastres qu'elle avait prophétisés n'auraient donc finalement pas lieu, car à
l'époque du Solstice Ana fut certaine de porter un enfant.
Les spéculations allaient bon train parmi les prêtres et les prêtresses.
Très souvent des enfants naissaient chez ceux qui s'éclipsaient durant les Feux de Beltane ou du Solstice d'…té, mais Samhain, en dépit des invitations adressées aux ancêtres, n'était pas une fête de la fertilité.
Certains disaient, en riant, que rien dans le rituel ne l'interdisait, mais en cette saison, il fallait être en transe ou véritablement enflammée par la passion pour prendre plaisir à s'allonger avec un homme sur le sol glacé.
Seule Viviane s'inquiétait. Elle n'avait pas oublié les souffrances endurées par Ana lors de la naissance d'Igraine, et c'était cinq ans plus tôt. Survivrait-elle à un autre accouchement ? Viviane alla jusqu'à
suggérer à sa mère d'utiliser certaines herbes que connaissaient les prêtresses afin de se débarrasser du bébé, mais quand 450
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LE SECRET D'AVALON
Ana l'accusa de chercher à capter l'attention générale au bénéfice de son propre enfant, elles eurent des mots extrêmement vifs, et Viviane décida de ne plus aborder le sujet.
C'est peu de temps avant la fête de Briga, alors qu'auraient d˚ apparaître les signes annonciateurs du printemps que les premiers orages éclatèrent.
Trois jours durant, des vents violents fouettèrent les cimes des arbres, poussant devant eux les nuages noirs, telle une armée d'assaillants, et quand enfin les vents se retirèrent, ils laissèrent une terre meurtrie que rien ne protégeait plus de la pluie.
Pendant presque tout le mois de Briga, et jusqu'au mois de mars, il plut sans discontinuer, les averses succédant au crachin, sans que jamais le soleil ne fasse son apparition. Jour après jour, le niveau du Lac montait, pour finalement déborder et atteindre les marques laissées par de très anciennes inondations.
Le chaume des toits était saturé d'eau et la pluie ruisselait sur les linteaux, formant des flaques autour des maisons. Impossible de faire sécher le moindre vêtement. L'air était si humide que de la mousse apparut sur les pierres à l'intérieur du Temple ! La plupart du temps, les nuages étaient si bas qu'on ne voyait même plus le Lac en contrebas. Les rares fois o˘ ils se dissipaient, le monde vu du sommet du Tor ressemblait à une gigantesque étendue d'eau aux reflets d'étain qui allait jusqu'à l'estuaire de la Sabrina et la mer. Seules les îles Sacrées dressaient encore la tête au-dessus des terres inondées, ainsi que les collines au loin.
Sur l'île d'Ynis Witrin, les moines se demandaient sans doute si leur Dieu avait décidé de provoquer un deuxième Déluge destiné à balayer l'humanité.
Même à Avalon des rumeurs circulaient. Mais le moment o˘ la Dame aurait pu se débarrasser de son enfant sans risque était passé, et d'ailleurs, alors qu'autour d'elle tous les membres de la communauté p‚lissaient et maigrissaient à vue d'oeil, la Dame d'Avalon rayonnait, comme si cette grossesse lui avait apporté une nouvelle jeunesse.
Ce fut surtout Viviane qui souffrit au cours de ce printemps pluvieux, humide et mortel. Comme toujours à l'époque de l'…qui-noxe, leurs réserves de nourriture baissaient, et plus particulièrement cette année à cause des pluies qui avaient détruit une partie des vivres. Elle mangeait sa part, soucieuse de la santé de l'enfant, mais si son ventre continuait à grossir, ses bras et ses jambes ressemblaient à des allumettes, et elle avait froid en permanence.
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LA FILLE D'AVALON
Après Beltane, disait-on, tout s'arrangerait. Viviane, qui contemplait la bosse dure de son ventre, ne pouvait qu'acquiescer, car c'est à cette époque qu'elle mettrait au monde son enfant. Hélas, avant d'apporter le soleil, le retour d'un temps plus clément apporta avec lui la maladie, une fièvre accompagnée de nausées et de douleurs musculaires, qui chez les personnes ‚gées ou affaiblies - et elles étaient nombreuses au sein de la communauté - se transformait trop facilement en congestion pulmonaire, qui les emportait.
C'est ainsi que mourut Nectan, et les druides choisirent Talie-sin pour le remplacer. La vieille Elen disparut à son tour, et si sa mort n'était pas inattendue, la consternation fut grande en revanche lorsque Julia la suivit de peu dans la tombe. La petite Igraine tomba malade à son tour, et seule sa sour prit la peine de s'occuper d'elle. La fillette était à peine tirée d'affaire quand Viviane ressentit elle aussi les premiers symptômes de la maladie.
Assise près d'un feu qui semblait incapable de la réchauffer, elle se demandait quelles herbes médicinales elle pourrait utiliser sans mettre en danger son bébé, quand la porte s'ouvrit soudain pour laisser entrer sa mère. Des gouttes de pluie scintillaient sur son manteau et dans ses cheveux. Ses boucles brunes étaient maintenant veinées de mèches grises, mais sur Ana, cette teinte était fort seyante. Elle soulignait moins les stigmates du temps qu'elle ne rehaussait sa beauté. La Grande Prêtresse égoutta son manteau, le suspendit à un crochet, puis se retourna vers sa fille.
- Comment vas-tu, mon enfant ?
- J'ai mal à la tête, répondit Viviane d'un ton revêche, et s'il y avait quelque chose de mangeable, mon estomac serait incapable de le garder.
Sa mère, en revanche, ne semblait pas souffrir de la faim, se dit-elle. La grossesse avait regonflé ses seins flasques, et même si son ventre s'était arrondi, elle n'avait pas encore atteint cet état disgracieux que connaissait Viviane et qui lui donnait l'aspect d'un chaudron sur pattes.
- Nous allons voir ce qu'on peut faire pour toi..., déclara Ana, mais Viviane secoua la tête.
- Vous n'aviez pas de temps à consacrer à Igraine quand elle était malade.
Pourquoi vous occuper de moi maintenant ? Le visage d'Ana s'enflamma, mais elle répondit d'un ton calme.
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LE SECRET D'AVAL‘N
- Igraine t'a réclamée, et moi pendant ce temps, je soignais Julia. que la Déesse m'en soit témoin, nous avions toutes de quoi nous occuper au cours de cet effroyable printemps.
- On ne peut pas dire que nous n'étions pas prévenues. Comme on doit être fier de posséder un vrai don d'oracle... !
Viviane préféra laisser sa phrase en suspens, pour ne pas donner libre cours aux propos venimeux qui lui venaient à l'esprit, car la fatigue l'avait minée et elle ne parvenait plus à se maîtriser.
- Non, c'est terrifiant ! répondit sa mère d'un ton cassant, et tu devrais le savoir ! Mais tu es malade et tu ne sais plus ce que tu dis !
- Ou peut-être suis-je simplement trop fatiguée pour m'en soucier, dit Viviane. Allez-vous-en, mère, ou nous risquons de regretter nos paroles vous et moi.
Ana la dévisagea un instant, avant de s'asseoir.
- que s'est-il passé entre nous pour en arriver là, Viviane ? Nous portons toutes les deux un enfant, nous devrions nous réjouir ensemble, au lieu de chercher à nous blesser.
Viviane se redressa, en se massant le dos, sentant sa patience l'abandonner. Plus que n'importe qui sa mère possédait le don de la mettre hors d'elle.
- Ensemble, dites-vous ? Je suis votre fille, pas votre sour. Vous devriez vous préparer à devenir grand-mère, au lieu d'accoucher vous-même d'un nouvel enfant ! Vous m'avez accusée de jalousie, mais ne serait-ce pas plutôt l'inverse ? Dès que vous avez appris que j'étais enceinte, vous vous êtes empressée de vous faire engrosser !
- Ce n'est pas pour cette raison que...
- Je ne vous crois pas !
- Je suis la Dame d'Avalon, et personne ne peut douter de ma parole ! Tu as toujours été une enfant insolente, insoumise ! Jamais tu n'aurais d˚
devenir prêtresse ! (Les yeux d'Ana s'assombrirent, alors qu'elle aussi laissait éclater sa colère.) qu'est-ce qui te fait croire que tu seras une bonne mère ? Regarde-toi ! Malgré mon ‚ge, je suis plus vaillante que toi !
Comment peux-tu espérer mettre au monde un enfant robuste ?
- Vous n'avez pas le droit de dire ça ! Vous n'avez pas le droit ! hurla Viviane en entendant formuler ses pires craintes. Voulez-LA FILLE D'AVALON
vous me porter malheur, si près de l'accouchement ? Ou peut-être est-ce déjà fait ? «a ne vous suffisait pas d'avoir capté toute l'attention et toute l'énergie des autres ? Avez-vous puisé en moi la force nécessaire pour porter votre enfant ?
- Tu es devenue folle ! Comment pourrais-je...
- Vous êtes la Dame d'Avalon... qui connaît l'étendue de vos sortilèges ?
Dès l'instant o˘ vous avez conçu cet enfant, mon état de santé s'est dégradé. Vous vous êtes donnée au Chasseur. quels pouvoirs transmet-Il à
celle qui porte Sa semence dans son ventre ?
- Tu m'accuses d'avoir trahi mes serments ? Le visage d'Ana était blême.
- Oh, je suis s˚re que vous avez agi pour les motifs les plus nobles comme toujours. Vous seriez capable de sacrifier n'importe qui, n'importe quoi, pour obéir à la soi-disant volonté des dieux ! Mais je vous le jure, mère, vous ne me sacrifierez pas, et vous ne ferez aucun mal à mon enfant !
La fureur lui avait fait oublier toutes ses douleurs. Ana avait commencé à
répondre, mais Viviane refusait de l'écouter. Tremblante de rage, elle prit son manteau accroché au mur et sortit en claquant la porte.
Une fois déjà elle s'était enfuie de cette façon, mais désormais, Avalon était devenue une véritable île. Viviane monta dans la première embarcation qu'elle trouva et se servit de la perche pour s'éloigner du rivage.
Handicapée par sa grossesse, elle avait le plus grand mal à conserver son équilibre dans la barque et à manier la perche. Malgré tout, elle persista.
Par le passé, elle s'était suffisamment occupée des habitants du village de Héron ; ils ne refuseraient pas de l'accueillir aujourd'hui.
Il ne pleuvait pas véritablement, mais la brume recouvrait les marais, et le vent humide et froid glaçait les gouttes de sueur qui perlaient sur son front. De fait, son état ne lui permettait pas d'accomplir ce genre d'efforts, et rapidement, son mal de dos empira. Peu à peu, la colère qui l'avait animée retomba, se mua en désir impatient d'atteindre l'autre rive, avant de céder place à la peur. Voilà des mois qu'elle n'avait pas pratiqué
la magie. Les brumes obéiraient-elles à son appel ?
Prudemment, elle se mit debout dans la barque. L'eau étant trop profonde pour qu'on utilis‚t la perche, elle avait d˚ recourir 454
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LE SECRET D'AVALON
aux rames. Elle leva les bras au ciel. Il lui était bien difficile de se défaire de la personnalité qui avait lutté si durement pour porter son enfant, difficile d'oublier la colère contre sa mère, mais l'espace d'un instant, elle y parvint, et elle abaissa les bras de toutes ses forces, en criant le Mot du Pouvoir.
Elle sentit alors l'équilibre du monde se déplacer autour d'elle, et elle bascula à la renverse. Le frêle esquif tangua violemment, embarqua de l'eau, mais fort heureusement ne chavira pas. Viviane perçut immédiatement le changement : l'air plus lourd, une odeur d'humidité charriée par le vent. Mais avant qu'elle ne se relève, une crampe irradia dans son ventre, brève mais violente. Agrippant le bord de la barque, elle se plia en deux, attendant que la douleur passe. Mais dès qu'elle se redressa, une autre lui succéda. Elle ne ressentait aucune nausée, ce qui l'étonnait, mais quand une troisième contraction lui noua le ventre, la surprise céda place à la consternation. Non, ce ne pouvait pas être le travail qui commençait ! se dit-elle. C'était un mois trop tôt !
Mais les bébés ne naissaient pas en un clin d'oeil, et elle avait entendu dire que la venue au monde d'un premier enfant était particulièrement longue. Au loin, elle apercevait un bosquet d'arbres. S'arrêtant à chaque contraction, elle rama en direction du rivage. Au moins, se dit-elle en atteignant enfin son objectif, elle n'accoucherait pas au milieu du Lac.
Mais les douleurs étaient de plus en plus violentes, et elle devinait maintenant, avec angoisse, que ces douleurs dans le dos qu'elle avait mises sur le compte de la maladie étaient en fait les prémices de l'accouchement.
En outre, elle se souvenait de la rapidité avec laquelle les femmes des marais, dont elle s'était occupée parfois, mettaient au monde leurs enfants, et elle leur ressemblait par de nombreux côtés. Ah, que n'aurait-elle donné pour se trouver dans un de leurs villages à cet instant, en sécurité, entourée. Et si elle avait accusé sa mère de lui vouloir du mal, pensa-t-elle, elle s'en était fait bien plus en agissant ainsi, et son acte irréfléchi risquait bien de lui co˚ter la vie, ou celle de son enfant.
"Jamais plus, se dit-elle, tandis qu'une nouvelle contraction l'obligeait à
se plier en deux, je ne laisserai la colère obscurcir mon jugement!" Un liquide chaud coulait entre ses cuisses... Depuis un certain temps déjà, constata-t-elle.
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LA FILLE D'AVALON
Viviane parvint tant bien que mal à franchir l'étendue de boue qui bordait le rivage, bien qu'il n'existe plus aucun endroit sec. Arrivée à la limite des arbres, elle comprit qu'elle n'avait plus la force d'avancer. Mais il y avait au milieu, dans un épais feuillage d'un grand buisson de sureaux, un endroit protégé. Ayant étalé son manteau sur le sol, elle s'y recroquevilla.
Et là, entre le midi et le coucher du soleil, Viviane donna naissance à
l'enfant de Vortimer. C'était une fille, apparemment trop fragile pour survivre, minuscule, mais parfaite, avec des cheveux aussi foncés que les siens, une pauvre créature qui geignait sous les assauts du vent glacé.
Viviane noua le cordon ombilical avec le lacet de sa tunique et le trancha à l'aide du petit couteau de prêtresse, en forme de serpe, qui ne la quittait jamais. Elle eut encore la force de soulever l'enfant jusqu'à sa poitrine et de la blottir contre elle, enveloppée dans sa tunique. Puis elle referma les pans de son manteau autour d'elles.
…puisée, elle sombra dans un profond sommeil, protégée par le feuillage des sureaux. C'est dans cet abri précaire, alors que le crépuscule commençait à
recouvrir les marais d'un voile noir, qu'un chasseur de la tribu de Héron la découvrit et l'emmena chez lui.
T
XXIV
Viviane était assise sur l'île de St. Andrew, juste à côté de la tombe fraîchement creusée, sous les noisetiers. Le sol était humide, mais pas détrempé. Après les fêtes du Solstice d'…té, les orages s'étaient espacés.
Au grand soulagement de Viviane qui n'aimait pas imaginer Eilantha gisant sous la pluie glacée.
De l'endroit o˘ elle se trouvait, elle apercevait Ynis Witrin au fond du vallon. Elle était certaine d'avoir choisi l'endroit parfait, l'équivalent dans le monde des humains du lieu o˘ on avait enterré Vortimer sur la colline du Guet à Avalon. La Déesse avait dit que le Grand Rite ferait de lui un roi, mais le royaume qu'elle lui avait donné se trouvait dans l'Autre Monde. Peut-être le père d'Eilantha parviendrait-il là-bas à
protéger sa fille. Ici, en tout cas sa mère avait échoué. L'enfant de Viviane n'avait vécu que trois mois, et le jour de sa mort, elle n'était pas plus grande qu'Igraine à sa naissance.
Les seins gonflés de Viviane demeuraient terriblement douloureux ; du lait s'en échappait, comme s'ils étaient en pleurs. Elle referma ses bras sur elle-même, en quête d'un vain réconfort. Elle n'avait pas voulu prendre les herbes médicinales qui tarissaient ce flot ; le temps s'en chargerait bien assez vite. En attendant, cette douleur était un bienfait. Et elle se demandait si le temps ne tarirait pas aussi la source de ses larmes.
Un bruit de pas se fit entendre sur le chemin. Viviane leva la tête.
Allait-elle voir surgir l'ermite qui entretenait la chapelle érigée sur la colline. Ce n'était pas un nouveau Fortunatus, il n'était pas non plus de ces religieux qui voyaient en chaque femme un piège tendu par le Démon, et dans la mesure de ses principes, il s'était
LA FILLE D'AVALON
montré compatissant envers elle. Il marchait le dos au soleil, et pendant un instant, Viviane ne vit qu'une grande silhouette découpée en ombre chinoise sur le fond du ciel. quelque chose dans cette apparition lui rappelait le Cornu, et elle se raidit. L'intrus continuait d'avancer et finalement, elle reconnut Taliesin. Soulagée, elle laissa échapper un profond soupir.
- Je regrette de n'avoir jamais eu l'occasion de la voir..., dit le barde à
voix basse, et en observant son visage marqué par le chagrin, Viviane sentit qu'il était sincère et s'interdit toute remarque acerbe.
- On a parlé d'une substitution d'enfants, répondit-elle. quand la santé
d'Eilantha se mit à décliner, les femmes du village de Héron ont prétendu que ce n'était pas ma fille mais celle d'une Fée qui avait échangé son enfant malade contre le mien pendant que je dormais, juste après sa naissance.
- Y crois-tu ? demanda Taliesin.
- Les Fées n'ont pas beaucoup d'enfants. Je doute qu'elles en aient assez, malades ou non, pour expliquer la mort de tous ceux qui disparaissent parmi les humains. Mais c'est possible. La Dame des Fées connaissait l'existence de mon enfant ; elle a indiqué au Chasseur o˘ je me trouvais. J'étais trop faible pour parler, même pour formuler le moindre sortilège de protection, et nous étions seules.
Sa propre voix lui parut sans timbre. Le barde l'observait étrangement. Les hommes des marais avaient eu peur de lui parler de son enfant, mais quelle importance ? Franchement, tout lui était indifférent depuis qu'Eilantha n'était plus de ce monde.
- Cesse de te torturer avec de telles pensées, Viviane. Cette année fut si terrible que de nombreux bébés sont morts, bien que nés dans la chaleur et la sécurité d'un foyer.
- Parlez-moi donc de mon nouveau frère, le Défenseur de l'Angleterre, demanda Viviane d'un ton amer. Est-on en train de boire à sa santé à
Avalon ? Ou bien s'agit-il d'une autre fille, destinée à supplanter Igraine ?
Taliesin tressaillit, mais son visage resta figé.
- L'enfant n'est pas encore né.
Le front plissé, Viviane exécuta un rapide calcul. Il fallait remonter à
Samhain... Si sa propre fille était arrivée prématurément, l'enfant d'Anna, lui, était en retard assurément.
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LE SECRET D'AVALON
- Dans ce cas, vous devriez être à ses côtés en ce moment, pour lui tenir la main, dit-elle. Vous ne pouvez absolument rien faire pour moi...
Taliesin baissa les yeux.
- Je voulais venir te voir plus tôt, ma fille, mais le message que nous a transmis Héron disait que tu souhaitais rester seule.
Elle eut un haussement d'épaules, car c'était vrai. Pourtant sa présence aurait pu, par moments, la réconforter. Si les druides étaient aussi clairvoyants qu'ils le prétendaient, Taliesin aurait d˚ s'en rendre compte.
- C'est ta mère qui m'envoie te chercher, Viviane...
- quoi, encore ? répondit-elle avec un rire forcé. Je suis adulte maintenant ! Vous pouvez aller lui dire que plus jamais je ne me plierai à
ses volontés.
Le barde secoua la tête.
- Je me suis mal exprimé. Ce n'est pas un ordre que je te transmets, mais une requête. Viviane... (Soudain, son visage impénétrable se lézarda.) ...voilà deux jours que le travail a commencé !
" Bien fait pour elle ! " Telle fut la première pensée de Viviane, suivie immédiatement par un accès de peur. Non, sa mère ne pouvait pas mourir. Ana était la Dame d'Avalon, la femme la plus puissante d'Angleterre ; aimée ou détestée, à l'instar du Tor, un modèle et un repoussoir, la pierre angulaire sur laquelle Viviane avait b‚ti sa propre personnalité.
Ainsi s'exprimait cette partie d'elle-même qu'elle croyait ensevelie avec Eilantha. Mais l'autre partie, celle qui avait appris, au prix de tant de souffrances, à raisonner comme une prêtresse, lui disait que c'était malheureusement fort probable. La peur de Taliesin se lisait sur son visage.
- Je n'ai même pas été capable de sauver mon propre enfant, dit-elle d'une voix tendue. qu'attendez-vous de moi ?
- Je te demande simplement de venir auprès d'elle. Ta mère a besoin de ta présence. Moi aussi j'ai besoin de toi, Viviane.
quelque chose dans sa voix, une angoisse sourde, la toucha droit au cour.
Elle le dévisagea de nouveau.
- C'était vous le Cornu, n'est-ce pas ? dit-elle. Ma mère porte votre enfant.
Et soudain, elle se souvint qu'il avait frôlé son ventre avec la pointe de sa lance.
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Le visage enfoui dans ses mains il gémissait.
- Je ne me souviens pas... Si j'avais su, je n'aurais jamais accepté...
- " Nul homme ne peut se vanter d'avoir donné un enfant à la Dame d'Avalon... ", récita-t-elle. Vous agissiez sous l'empire du Dieu, Taliesin. Je L'ai vu, et j'ignorais qu'il avait revêtu votre apparence.
Relevez-vous maintenant, et conduisez-moi à la maison.
- Oh, Viviane, comme je suis heureuse que tu sois venue ! Rowan sortit en courant de la maison de la Dame et l'étreignit avec une énergie presque désespérée.
- .. Julia n'a pas eu le temps d'achever mon enseignement, et je ne sais que faire ! Viviane regarda son amie en secouant la tête.
- Allons, Rowan, mon apprentissage a été encore plus court que le tien...
- Oui, mais tu étais à ses côtés la dernière fois, et tu es sa fille...
En prononçant ces mots, Rowan la dévisageait intensément, avec ce regard que les gens parfois portaient sur la Dame d'Avalon. Et Viviane en ressentait un certain malaise.
- J'ai appris la mort de ton enfant. Je partage ta peine, Viviane, ajouta-t-elle, un peu tardivement sans doute.
Le visage fermé, Viviane l'en remercia sans chaleur puis passa devant elle avec indifférence pour pénétrer dans la maison.
L'odeur lourde du sang et de la transpiration flottait dans l'obscurité de la pièce. Mais pas encore celle de la mort... Viviane avait appris, hélas, à la reconnaître. Elle retint son souffle lorsque, ses yeux s'étant habitués à la pénombre, elle découvrit sa mère couchée sur son lit de paille. Claudia, la seule autre prêtresse à avoir accouché plus d'une fois, était assise à ses côtés.
- Elle ne marche pas ? demanda Viviane.
- Elle a marché le premier jour, et une grande partie du deuxième, répondit Rowan en chuchotant. Mais elle n'en a plus la force. Les contractions se sont ralenties, et son utérus semble s'être refermé...
- Viviane...
Bien que très faible, la voix de sa mère n'avait pas perdu ce ton autoritaire qui l'exaspérait.
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LE SECRET D'AVALON
- Je suis là, répondit Viviane, prenant sur elle pour lui répondre d'une voix sereine, malgré le choc ressenti à la vue du visage ravagé et du corps déformé de sa mère. que me voulez-vous ?
¿ sa grande surprise, Ana lui répondit par une cascade de rires, suivie d'un long soupir.
- Peut-être pourrait-on commencer par des paroles de pardon..., dit Ana.
Comment sa mère aurait-elle pu savoir que Viviane s'était juré de ne jamais lui pardonner ?
On avait installé un petit banc au chevet de la parturiente. Prenant conscience soudain de sa propre fatigue, Viviane s'y assit.
- Je suis une femme très fière, ma fille, reprit Ana. Et je pense que tu as hérité de ce trait de caractère... Tout ce que je déteste en moi, je l'ai combattu en toi. Manifestement sans succès, ajouta-t-elle avec une moue amère. Si j'avais su garder mon calme, tu aurais sans doute gardé le tien.
Je ne voulais pas te chasser.
Son regard se perdit dans le vague tout à coup, tandis que ses contractions reprenaient. Ses muscles se rel‚chèrent, Viviane se pencha sur elle.
- Je ne vous poserai la question qu'une seule fois, mère. Avez-vous eu recours à la magie pour capter mon énergie ou celle de mon enfant ?
Ana la regarda droit dans les yeux.
- Devant la Déesse, je jure que non !
Viviane se satisfit de cette réponse. Les douleurs de l'enfantement avaient d˚ débuter avec l'agonie de la petite Eilantha, mais s'il existait un lien entre les deux événements, elle voulait croire que sa mère n'y était pour rien. Par ailleurs, ce n'était ni le moment, ni l'endroit, pour rejeter la faute sur la Déesse. Elle risquait d'avoir besoin de Ses services.
- Dans ce cas, je vous pardonne. Si je vous ressemble, peut-être réclamerai-je le pardon moi aussi un jour.
Une nouvelle contraction fit grimacer le visage d'Ana qui avait ébauché un sourire. Elle parvint à surmonter la douleur, mais cet assaut marqua de nouvelles rides sur son visage émacié.
- Tu te demandes ce que tu pourrais faire pour moi ? Tu ne possèdes pas le savoir nécessaire, et d'ailleurs, je ne pense pas que Julia elle-même aurait pu m'aider maintenant.
- Il y a trois jours, j'ai regardé mon enfant mourir, sans rien 462
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pouvoir faire..., répondit Viviane d'une voix blanche. Je refuse de vous laisser partir sans lutter, Dame d'Avalon ! Il y eut un moment de silence.
- Je suis attentive à tout ce que tu pourras dire, dit Ana avec une ébauche de sourire. Je n'ai jamais été tendre avec toi, et il est normal que tu prennes ta revanche aujourd'hui. Mais ma vie n'est pas seule en jeu. S'il n'y a plus rien à faire, je te demande de m'ouvrir le ventre pour sortir l'enfant.
- J'ai entendu dire que les Romains pratiquaient cette méthode, mais la mère en meurtl l s'exclama Viviane. Ana répondit par un haussement d'épaules.
- Il paraît qu'une Grande Prêtresse sait quand son heure a sonné, mais peut-être avons-nous perdu ce don. La raison me dit que nous mourrons, l'enfant et moi, si l'accouchement n'a pas lieu. Il est toujours vivant...
je le sens bouger en moi, mais il est condamné si l'on tarde trop...
Viviane éprouvait un terrible sentiment d'impuissance désespérée.
- Voilà exactement ce que je craignais quand je vous ai suppliée de vous débarrasser du bébé...
- Tu n'as donc pas compris, ma fille ? Je savais ce que je risquais, comme toi quand tu t'es allongée sur l'autel de pierre de la Danse des Géants. Si je n'avais pas eu conscience du danger, ça n'aurait pas été une véritable offrande.
Viviane baissa la tête ; elle se remémorait les paroles de Vorti-mer avant de partir au combat. Un court instant, elle entrevit le sens de toute cette souffrance. Mais la vue de sa mère la ramena rapidement à la réalité.
Toutefois, l'évocation deVortimer lui avait donné une idée. Elle prit le visage d'Ana entre ses mains et plongea son regard dans le sien.
- Très bien, dit-elle. Mais si vous mourez, ce ne sera pas sans combattre, d'accord ?
- Promis... ma Dame.
Une nouvelle contraction arracha une grimace à Ana.
Viviane se leva pour marcher jusqu'à la porte.
1. Il n'en faut pas déduire que la césarienne était en honneur chez les fils d'…née. Le mot - attesté à partir du XVIe siècle sous la plume d'Ambroise Paré - vient tout simplement du verbe latin caedere, frapper, tailler.
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- Je veux qu'on ouvre cette porte, déclara-t-elle. Il faut qu'elle puisse respirer. quant à vous, dit-elle en montrant du doigt Talie-sin qui était demeuré muet jusqu'à présent, allez chercher votre harpe, et dites aux autres de prendre leurs tambours. J'ai vu la musique donner du cour aux hommes pendant les combats. Nous verrons bien ce dont elle est capable entre ces murs.
Durant tout l'après-midi, elles luttèrent, portées par le rythme des tambours. Un peu avant le crépuscule, la parturiente se cambra, tous les muscles tendus, et un court instant, Viviane entrevit le sommet du cr‚ne du bébé. Claudia vint soutenir Ana qui poussait de toutes ses forces, encore et encore, le visage déformé par l'effort et la souffrance.
- La tête est trop grosse ! s'exclama Rowan, les yeux écar-quillés d'effroi.
- Je n'en peux plus, soupira Ana en retombant sur la couche de paille.
- Si, vous pouvez ! déclara Viviane. Courage, mère ! Au nom de Briga, je jure que cet enfant naîtra !
Posant la main sur le ventre gonflé et dur, elle sentit les muscles qui se contractaient.
- Maintenant ! Allez-y, poussez !
Ana retint son souffle, et alors que tout son corps se crispait, Viviane traça sur son ventre le sceau ancien, puis elle exerça une forte pression.
Le Pouvoir irradié de ses mains eut un effet galvanique et la Grande Prêtresse se souleva. Viviane sentit quelque chose céder. Ana hurla.
- La tête est sortie ! s'écria Rowan.
- Continuez à pousser !
Le ventre d'Ana se crispa de nouveau, moins violemment cette fois, pendant que Viviane continuait d'appuyer. Du coin de l'oil, elle vit émerger le reste du corps de l'enfant, mais son attention demeura fixée sur sa mère, qui était retombée sur le lit de paille en poussant un r‚le.
- C'est terminé ! Vous avez réussi, mère ! (Elle jeta un rapide regard pardessus son épaule.) C'est une fille ! Au même moment, le bébé poussa un long braillement.
- Ce n'est pas... le Défenseur, commenta Ana d'une voix rauque. Mais elle aura... quand même... un rôle à jouer... Elle inspira, et sur son visage apparut soudain une expression de
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surprise. Le cri étouffé que laissa échapper Rowan fit se retourner Viviane. Tenant toujours l'enfant, l'autre jeune femme regardait d'un air affolé le sang écarlate qui jaillissait du ventre de la Grande Prêtresse.
Poussant un juron, Viviane s'empara aussitôt d'un linge qu'elle fourra entre les cuisses de sa mère. Celui-ci fut trempé en un instant. Pendant qu'elles tentaient désespérément de stopper l'hémorragie, le bébé
continuait à pousser des hurlements furieux, mais la femme couchée sur le lit de paille, elle, demeurait muette.
Finalement, l'écoulement du sang se réduisit à un simple filet. Viviane se redressa et contempla le visage livide de sa mère. Les yeux d'Ana étaient ouverts, mais la vie les avait désertés. Viviane fut submergée par les sanglots.
- Pourquoi?... Pourquoi?... murmura-t-elle. Nous avions gagné !
Sa question demeura sans écho. Alors, surmontant sa terreur et son chagrin, elle se pencha pour fermer ces yeux qui ne verraient plus jamais la lumière.
Le bébé continuait de hurler. S'arrachant à sa douleur, Viviane s'empressa de nouer et de couper le cordon ombilical.
- Occupe-toi de laver et d'emmailloter l'enfant, ordonna-t-elle à Rowan. Et couvre-la..., ajouta-t-elle en désignant le corps de sa mère.
…puisée, elle se laissa tomber sur le banc.
- Douce Déesse, comment allons-nous nourrir l'enfant ? se lamenta Rowan.
Au même moment, Viviane constata que le devant de sa robe était humide et sa poitrine palpitait à chaque braillement du bébé. Avec un soupir, elle défit le laçage de sa tunique et tendit les bras.
Le bébé donna un grand coup de tête dans les seins gonflés, bouche ouverte, et Viviane laissa échapper un cri en la sentant se refermer sur son mamelon et aspirer goul˚ment le lait. ¿ trois mois sa propre fille ne tétait pas aussi fort. Soudain, l'enfant trop vorace s'étrangla, laissa échapper le sein et se remit aussitôt à brailler, mais Viviane s'empressa de le guider de nouveau vers la source nourricière.
La petite créature avait le teint d'Igraine, mais elle était beaucoup plus grande, bien trop grande pour une femme de la taille d'Ana, quand bien même elle aurait été plus jeune.
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LE SECRET D'AVALON
Pourquoi cette enfant vivrait-elle alors que sa fille était morte ? pensait Viviane avec amertume. Involontairement, ses mains se resserrèrent autour du corps du bébé, qui gémit, mais continua de téter. Voilà la réponse, se dit-elle. Elle s'obligea à rel‚cher l'étau de ses doigts. Cette enfant avait faim de vie, et rien ne pourrait calmer son appétit.
D'autres personnes entrèrent dans la pièce. Dans une sorte d'état second, Viviane répondit aux questions et distribua les ordres. Les femmes enveloppèrent le corps d'Ana et l'emportèrent. Viviane, elle, demeura assise sur le banc, tenant dans ses bras le bébé endormi. Seule l'arrivée deTaliesin l'arracha à sa torpeur. Il avait vieilli depuis ce matin, songea-t-elle. Maintenant il avait l'air d'un vieillard. Mais elle se laissa faire lorsqu'il la prit par le bras pour l'entraîner hors de cette obscurité, vers la lumière éclatante du jour.
- Viviane doit accepter, dit Claudia. Nous aurions pu nommer Julia Grande Prêtresse, mais elle est morte elle aussi. En fait, nous n'avons jamais évoqué le problème de la succession. Ana n'avait même pas cinquante ans !
- Peut-on faire confiance à Viviane ? Après tout, elle s'est enfuie..., souligna un des jeunes druides.
- Elle est revenue, déclara Taliesin d'un ton sec.
Mais pourquoi insister ? se demandait-il. Pourquoi essayer de faire endosser à sa fille (si elle était véritablement son enfant) le rôle qui avait tué sa mère ? Dans ses oreilles résonnait encore ce dernier cri effroyable poussé par Ana.
- Viviane appartient à la lignée royale d'Avalon, et c'est une prêtresse confirmée, dit Talenos. Nul doute que notre choix ne se porte sur elle.
Elle ressemble beaucoup à Ana, et elle a déjà vingt-six ans. Elle saura servir Avalon comme il convient.
" Bonté divine, c'est vrai ", songea Taliesin, qui se souvint comme Ana était belle lorsqu'elle portait Igraine, et combien Viviane lui ressemblait lorsqu'elle tenait dans ses bras la petite chose qu'il avait baptisée Morgause. Au moins avait-elle su se battre pour défendre la vie de sa mère, alors que lui ne pouvait que rester assis et attendre. En outre, Viviane avait le droit d'exprimer son chagrin. Lui ne pouvait pleurer la bien-aimée ou
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l'amante disparue, uniquement la Grande Prêtresse. " Oh, Ana, hurlait son cour, pourquoi m'as-tu abandonné si tôt ? "
- Taliesin..., dit Rowan.
Le barde leva la tête, en s'efforçant de sourire. Le choc et le chagrin avaient creusé tous les visages autour de lui. Les filles d'Ana n'étaient pas les seules à pleurer la disparition de leur mère.
- Vous devez expliquer à Viviane combien nous avons besoin d'elle. Nul doute qu'elle vous écoutera. " Pourquoi ? songea-t-il. Pour que le fardeau la tue elle aussi ? "
Taliesin trouva Viviane dans le verger, en train de donner le sein au bébé.
Sans doute n'avait-elle pas besoin de son Don de seconde vue, supposa-t-il, pour deviner ce qu'il était venu lui dire.
- Je m'occuperai de l'enfant, dit-elle d'une voix lasse. Mais vous devez choisir une autre Grande Prêtresse pour Avalon.
- T'estimes-tu indigne de cette t‚che ? Cet argument ne m'a servi à rien quand le choix des druides s'est porté sur moi... Elle le regarda, et faillit éclater de rire.
- Oh, Taliesin, vous êtes l'homme le plus généreux que je connaisse, et je ne suis qu'une fille inexpérimentée. Je ne suis pas prête à assumer de telles responsabilités ; je ne suis pas faite pour ce rôle, je n'en veux pas. Ces raisons vous suffisent-elles ?
Le bébé replongea brusquement dans le sommeil du nouveau-né, abandonnant le sein qu'il tétait, et Viviane recouvrit sa poitrine de son voile.
- Non... et tu le sais. Ta mère t'a formée dans ce but, même si elle ne s'attendait pas à transmettre le flambeau si rapidement. Tu ressembles énormément à ta mère, Viviane...
- Oui, mais je ne suis pas Ana...., père ! Même s'il n'y avait pas ces raisons, il nous est impossible d'accomplir le rite par lequel le chef des druides consacre la Grande Prêtresse...
Taliesin la regarda d'un air hébété, car en fait, il avait oublié ce "
détail ". Certes, Ana ne lui avait jamais dit s'il était le géniteur de Viviane, mais depuis qu'elle avait quatorze ans, à bien des égards il s'était comporté en père avec elle. Pourtant, à cet instant, ses sentiments étaient bien différents. Viviane ressemblait trop à sa mère... Pourquoi ne pourrait-elle prendre sa place, maintenant qu'il avait tellement besoin d'elle ?
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LE SECRET D'AVALON
II laissa échapper un gémissement inattendu et se releva, tremblant.
Brusquement, il comprit pourquoi Viviane s'était enfuie.
- Père... que se passe-t-il ?
Taliesin tendit la main, comme pour parer un coup, et ses doigts caressèrent les cheveux doux de la jeune femme. Déjà il s'éloignait à
grands pas au milieu des arbres.
- Faut-il que je vous perde vous aussi, père ?
La voix de Viviane lui fit escorte dans sa fuite, et la petite Morgause, réveillée par ce cri, se mit à brailler.
" Oui, songea-t-il bouleversé, et je dois me perdre moi-même, avant de jeter la honte sur nous tous. Merlin doit me remplacer. Il n'y a pas d'autre solution... "
Taliesin ne devait conserver quasiment aucun souvenir des heures qui s'écoulèrent entre cet instant et la tombée de la nuit. Sans doute se faufila-t-il dans sa chambre à un moment ou un autre pour prendre sa harpe, car lorsque le long crépuscule du Solstice d'…té céda place aux Ténèbres, il s'aperçut qu'il tenait dans ses bras son étui en peau de phoque, debout au pied duTor.
Levant les yeux vers le sommet pointu, hérissé de pierres semblables à des dents, silhouette noire dans l'éclat de la lune naissante, il remit son esprit entre les mains des dieux. Il avait si souvent gravi cette colline que ses pieds connaissaient parfaitement le chemin. quand il atteindrait le sommet, s'il l'atteignait, la lune serait haute dans le ciel. Et quand il redescendrait, s'il redescendait, il ne serait plus le même. Lors de son initiation, il lui avait semblé que le sentier, au lieu d'encercler la colline, la traversait de part en part, pour atteindre cet endroit situé
au-delà de la compréhension humaine et qui existe au cour de chaque chose.
Puis la fumée des herbes sacrées était venue à son secours. Mais depuis, il avait donné son ‚me à la musique. Si le pouvoir de sa harpe ne l'aidait pas à atteindre l'endroit qu'il cherchait, alors c'était sans espoir.
De la main droite, Taliesin tira les premières notes de musique douce en pinçant les cordes basses, choisissant la tonalité utilisée pour les rites magiques les plus anciens, et les harmonies qui possédaient le pouvoir d'ouvrir une voie entre les mondes. Pendant ce temps, sa main gauche glissait sur les cordes en remontant, libérant un chapelet de sons cristallins. Il continua de jouer ainsi, longuement, développant peu à peu des accords plus
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savants, jusqu'à ce qu'il aperçoive dans l'herbe un scintillement qui semblait répondre à celui de la musique.
Il sentait le contact du chemin sous ses pieds, mais en baissant les yeux, il vit les herbes fantômes tournoyer autour de ses chevilles, puis de ses genoux. La harpe clama sa joie par une série d'accords triomphants, tandis que Taliesin pénétrait à l'intérieur du Tor !
L'île Sacrée existait dans une réalité qui n'était peut-être pas sur le même plan que le monde des humains. ¿ force d'y vivre, on oubliait qu'au-delà d'Avalon existaient encore d'autres niveaux, des sphères plus étranges. Taliesin parcourait la voie sacrée qui faisait le tour de la colline, pénétrait à l'intérieur, puis ressortait. La première fois qu'il avait suivi ce chemin, celui-ci l'avait conduit à la grotte de cristal cachée au cour de la colline, mais il sentait que le chemin grimpait maintenant. L'espoir gonfla son cour, ses doigts coururent encore plus vite sur les cordes de la harpe, tandis qu'il continuait d'avancer à grands pas.
Sa surprise fut d'autant plus grande en arrivant devant un obstacle. Sa musique faiblit, alors qu'autour de lui la lumière s'intensifiait. La barrière scintilla ; une silhouette se tenait devant. Taliesin recula d'un pas, et le Gardien fit de même ; le barde avança et l'Autre vint à sa rencontre. Regardant dans ses yeux, Taliesin découvrit un être qui tout à
la fois lui renvoyait son image et lui était inconnu !
Il avait déjà connu cette épreuve, au cours de sa première initiation, avec les symboles du miroir et de la flamme de la bougie. Il avait devant lui la Réalité. Immobile, il chercha à conserver son calme.
" que viens-tu faire en ce lieu ? "
- Je cherche à apprendre pour pouvoir servir...
" Pourquoi ? «a ne te rendra pas meilleur que d'autres. A mesure que la vie succède à la vie, chaque homme et chaque femme finira par atteindre la perfection. Ne t'illusionne pas en croyant qu'il suffit d'aller de l'avant pour surmonter tes difficultés. Si tu acceptes le fardeau de la connaissance, ta route sera plus difficile. Ne préfères-tu pas attendre que la lumière vienne avec le temps, comme d'autres hommes ? "
Cette voix était-elle la sienne ? se demanda-t-il. Assurément, il savait ces choses-là. Mais il s'apercevait soudain qu'il ne les avait jamais comprises.
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- La Loi dit que celui qui cherche véritablement ne peut se voir refuser l'entrée des Mystères... Je m'offre au Merlin d'Angleterre, pour qu'à
travers moi. II puisse sauver ce pays.
" Sache que toi seul peux ouvrir la porte qui sépare ce qui est dedans et ce qui est dehors. Mais avant d'accéder à Lui, tu dois M'affronter... "
Taliesin cligna des yeux lorsqu'une flamme p‚le se matérialisa au-dessus de sa tête. Dans le Miroir, la lumière br˚lait de la même façon. Rempli d'appréhension, il contemplait ce qui se trouvait à l'intérieur, car ce visage qui lui faisait face brillait d'une terrible beauté, et il savait maintenant ce qu'il perdrait s'il persévérait sur le chemin qui l'avait conduit jusqu'ici.
- Laissez-moi passer...
" Trois fois tu me l'as demandé, et je ne peux te le refuser... Es-tu prêt à souffrir pour avoir le privilège d'apporter la connaissance au monde ? "
- Oui...
" Dans ce cas, que la lumière de l'Esprit te montre le chemin... "
Taliesin s'avança. Autour de lui, le rayonnement miroitait et jetait des étincelles, tandis que le barde se fondait dans la silhouette du Miroir, avant que l'obstacle ne disparaisse.
Mais il ne fut pas surpris, après avoir parcouru une fois de plus le chemin circulaire au cour de la colline, de découvrir un nouvel obstacle sur sa route. Cette fois, il s'agissait d'un amas de pierres et de terre tremblotant, comme s'il menaçait de s'effondrer d'une seconde à l'autre.
" Halte ! " (Lorsque fusa cet ordre, un peu de terre dégringola.) " Tu ne peux pas passer. Ma terre étouffera ton feu. "
- Le feu br˚le au cour de la Terre ; celle-ci ne peut éteindre ma lumière.
" Passe alors, avec ton feu intact. "
Cet obstacle qui possédait une apparence solide se transforma en ombre, avant de s'évaporer comme un brouillard. Prenant une profonde inspiration, Taliesin continua d'avancer.
Il fit le tour de la colline une fois encore, et encore une fois. Le vent glacial qui s'engouffrait dans ces galeries s'amplifia, jusqu'à devenir une véritable tempête, contre laquelle le barde avait du mal à lutter.
" Halte ! Le vent va souffler ton feu ! "
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- Sans lui, aucune flamme ne peut vivre ; votre vent ne fait que nourrir ma flamme !
De fait, alors qu'il prononçait ces mots, une lumière intense flamboya au-dessus de lui, puis faiblit, tandis que le vent s'éloignait.
Taliesin continua d'avancer, en frissonnant dans un air de plus en plus humide et froid. Il percevait maintenant le bruit de l'eau qui goutte, avec cette force implacable qui avait à demi englouti le monde. L'humidité de l'air s'accrut, et sa flamme se mit à vaciller.
"Halte! lança soudain une voix faible et liquide. L'eau va éteindre ton feu, comme la Grande Mer de la Mort avalera la vie que tu as connue. "
Taliesin dut faire un effort pour respirer, tandis qu'autour de lui l'air se transformait en brume. Et brusquement, sa lumière s'éteignit.
- qu'il en soit ainsi, dit-il d'une voix rauque, en toussant. L'eau éteint le feu et la mort réduira ce corps à ses seuls éléments. Mais dans l'eau se cache l'air, et ces éléments peuvent se rassembler afin d'alimenter une flamme nouvelle...
Il savait tout cela, mais c'était difficile à croire. Il luttait pour respirer dans l'obscurité, l'eau l'envahit, et il sombra dans une mer d'encre qui ne contenait aucun rêve.
Il s'était attendu à autre chose.
L'étincelle de conscience qui avait été Taliesin se demanda ce qu'était devenue sa harpe. Il ne sentait même plus son corps. Il avait échoué.
Demain matin, peut-être, ils découvriraient son corps abandonné sur le Tor et ne comprendraient pas comment un homme pouvait se noyer sur la terre ferme. Eh bien, qu'ils s'interrogent. Il évoquait cette éventualité sans aucune émotion. Il flottait, et peu à peu, dans ce lieu qui se situe au-delà de toute manifestation, il laissa se dissoudre la volonté, la mémoire, et l'identité elle-même, et il trouva la paix.
Il aurait pu rester là jusqu'à la fin de l'éternité elle-même, n'eussent été les voix.
" Enfant de la Terre et du Ciel étoile, debout... "
" Pourquoi déranger celui qui en a fini avec le monde et ses tourments ?
Laisse-le reposer en paix, à l'abri dans Mon chaudron. Il est à Moi... "
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LE SECRET D'AVALON
II lui semblait avoir déjà entendu cette conversation, mais la première fois, c'était la voix de l'homme qui avait convoqué les Ténèbres.
" II s'est dévoué à la cause de la Vie ; il a fait le serment d'emporter le feu sacré dans le monde... "
Cela aussi il l'avait déjà entendu. Mais de qui parlaient-ils ?
" Taliesin, le Merlin d'Angleterre t'appelle... "
La voix résonna comme un gong.
" Taliesin est mort, répondit la voix féminine. Je l'ai avalé. "
" Son corps vit, et on a besoin de lui dans le monde. "
II les écoutait avec un plus vif intérêt, car il se souvenait maintenant qu'on l'appelait Taliesin jadis, il y a longtemps.
- Il est mort, dit-il. Ils exigeaient de lui plus qu'il ne pouvait donner.
Prenez le corps qu'il a abandonné derrière lui et utilisez-le comme bon vous semble.
Il y eut un long silence, et puis, curieusement, un rire rauque d'homme.
" Tu dois revenir toi aussi, car j'aurai besoin de tes souvenirs. Laisse-Moi entrer, Mon fils, et n'aie pas peur... "
Le vide qui l'entourait commença à se remplir d'une présence, gigantesque et dorée. Taliesin s'était noyé dans les Ténèbres ; maintenant il br˚lait dans la Lumière. Les Ténèbres l'avaient englouti, mais ce rayonnement pénétrait, lentement et s˚rement, au plus profond de lui. Même s'il avait peur, il comprenait que l'acceptation de cette possession constituait son offrande, et dans un geste ultime de sacrifice, il ouvrit la porte pour laisser entrer l'Autre.
L'espace d'un instant, il découvrit le visage du Merlin, puis les deux ne firent plus qu'Un.
Le passage autour de lui s'était embrasé. Le Merlin leva les yeux et découvrit, flou et miroitant comme s'il regardait à travers de l'eau, le premier éclat de l'aube.
Depuis le coucher du soleil, voyant que Taliesin était absent pour le dîner, ils étaient partis à sa recherche. Aucun bateau ne manquant à
l'appel, ils en conclurent qu'il se trouvait toujours sur l'île, à moins, bien s˚r, que son corps ne flotte quelque part sur le Lac. Passant alternativement des pleurs aux invectives, Viviane comprenait maintenant l'inquiétude que Taliesin avait d˚ ressen-472
LA FILLE D'AVALON
tir quand elle s'était enfuie. Si elle avait su jouer correctement de la harpe, elle aurait essayé de chanter pour le faire revenir à la maison.
Mais la harpe de Taliesin avait disparu en même temps que son propriétaire.
Viviane voyait d'ailleurs là une raison d'espérer, car même si le barde était parti à la rencontre de sa mort, jamais il n'aurait accepté que son instrument soit détruit.
quand Viviane ressortit de la cabane après avoir donné le sein à Morgause comme chaque jour avant l'aube, les torches des équipes de recherche continuaient à se déplacer à travers le verger, tels des feux follets, projetant leurs flammes p‚les dans la lumière naissante. Bientôt, se dit-elle, le soleil se lèverait. Tournant la tête vers le Tor pour contempler l'horizon à l'est, elle se figea tout à coup, stupéfaite.
La colline était devenue transparente comme du verre, éclairée de l'intérieur par une lumière qui n'était pas celle du soleil. Cette lumière s'intensifia devant ses yeux écarquillés, et s'éleva jusqu'à resplendir au sommet du Tor. Peu à peu, la colline devint opaque, et tandis que le ciel de l'aube s'éclaircissait, les modulations du rayonnement au sommet du Tor lui permirent d'apercevoir une silhouette tout d'abord, avant de constater que cette silhouette était celle... de Taliesin ! Mais il brillait...
Laissant échapper un cri, Viviane se précipita vers le Tor. Elle n'avait pas le temps de suivre les circonvolutions du Chemin de Procession. Elle escalada directement la pente, s'accrochant aux broussailles lorsque ses pieds glissaient dans l'herbe humide de rosée. quand enfin elle atteignit le sommet, elle avait la poitrine en feu. Elle s'arrêta pour reprendre son souffle, en s'appuyant sur une des Pierres Levées.
L'homme qu'elle avait aperçu d'en bas se tenait au centre du cercle, les bras levés pour saluer le soleil naissant. Viviane contemplait son dos, en se retenant pour ne pas crier. Cet homme n'était pas celui qu'elle avait appelé Père. Les vêtements, la silhouette étaient bien ceux de Taliesin, mais sa posture et, détail plus subtil, son aura étaient différentes. Le rougeoiement s'intensifia à l'horizon, déployant des étendards rosés et dorés. …blouie, Viviane détourna la tête, tandis que le soleil nouveau-né
enflammait les contours du monde.
quand Viviane retrouva la vue, l'homme s'était tourné vers elle. Clignant des yeux, elle vit d'abord sa silhouette entourée de 473
LE SECRET D'AVALON
flammes. Puis sa vision se précisa et elle découvrit alors la métamorphose.
- O˘ est Taliesin ?
- Ici, devant toi... (La voix était plus grave également.) quand il se sera habitué à ma présence, et quand je me serai accoutumé à porter de nouveau une enveloppe charnelle, il dominera plus souvent. Mais à cet instant de Présage, c'est moi qui dois commander. L'heure est propice.
- Propice à quelle activité ? interrogea-t-elle.
- Au sacre d'une Dame d'Avalon...
- Non ! (Viviane secoua la tête et l‚cha la pierre.) J'ai déjà refusé !
- Je te l'ordonne au nom des dieux...
- Si les dieux sont aussi puissants, pourquoi ma mère est-elle morte, tout comme l'homme que j'aimais, et mon enfant ?
- Morts ? répéta l'apparition en haussant les sourcils. Même s'ils n'habitent plus leurs corps, sache que tu les reverras un jour... comme tu les as connus autrefois. Tu ne te souviens donc pas... Isarma ?
Le corps frêle de Viviane fut ébranlé par un violent frisson en entendant ce nom qu'Ana avait prononcé au moment de la naissance d'Igraine, et elle vit défiler, aussi fugaces et vivants que des fragments de rêves, toutes ces vies au cours desquelles ils avaient été unis, luttant dans chacune de ces existences pour faire progresser la Lumière...
- Dans cette vie, Taliesin fut un père pour toi, cependant, il n'en a pas toujours été ainsi, Viviane. Mais cela importe peu. Désormais, ce n'est pas l'union de la chair qui compte, mais celle de l'esprit. Alors, je te le demande à nouveau, Fille d'Avalon, veux-tu donner un sens à toutes les souffrances que tu as vues, et accepter enfin ta destinée ?
Viviane regardait ce personnage d'un air hébété ; les pensées se bousculaient dans sa tête. Il lui offrait une puissance qui dépassait celle des rois. Sa mère avait toujours vécu en sécurité sur cette île, sans jamais vraiment mettre à profit son pouvoir. Mais Viviane, elle, avait vu l'ennemi. Dans le monde gouverné autrefois par Rome, Avalon ne pouvait être qu'une légende, préservant l'ancienne sagesse, mais s'aventurant trop rarement au-dehors pour diriger les affaires des hommes. Aujourd'hui, tout était en
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train de changer. Les légions étaient reparties, les Saxons avaient détruit toutes les vieilles certitudes. De ce chaos pouvait naître une nouvelle nation, et pourquoi ne serait-elle pas guidée par Avalon ?
- Si j'accepte, dit-elle, vous devez me promettre qu'ensemble nous ouvrirons la voie pour le Défenseur, ce roi sacré qui placera les Saxons sous sa domination et gouvernera pour toujours depuis Avalon ! Je voue ma vie à ce but et jure de faire tout ce qui sera nécessaire pour que ce règne advienne !
Le Merlin hocha la tête, et dans ses yeux, Viviane décela une tristesse séculaire et une joie sans ‚ge.
- Le Roi viendra, répéta-t-il, et il régnera à Avalon, pour toujours...
Viviane exhala un long soupir et marcha vers lui.
Il la contemplait en souriant, puis s'agenouilla devant elle, et elle sentit sur ses pieds la caresse de ses lèvres.
-; Bénis soient les pieds qui t'ont conduite jusqu'ici. Puisses-tu prendre racine dans ce sol sacré !
En un geste symbolique o˘ il mit toute sa force, il enserra ses chevilles de ses deux mains comme pour les enfoncer en terre. Viviane sentit alors son ‚me plonger dans les profondeurs duTor. quand elle inspira de nouveau, le brusque reflux d'une onde de Pouvoir la fit vaciller comme un arbre dans le vent.
- Béni soit ton ventre, le Saint Graal et le Chaudron de vie... (La voix du Merlin tremblait.) ...d'o˘ nous avons ressuscité. Puisses-tu mettre au monde des bienfaits.
quand il effleura son ventre, elle sentit la br˚lure de son baiser à
travers le tissu de sa robe. Elle pensa au Graal, et le vit rougeoyer, comme le sang répandu par sa mère, puis elle devint le Graal, et désormais la vie jaillissait d'elle, dans la douleur et l'extase.
Elle tremblait encore quand il lui embrassa les seins, durs et gonflés par le lait de la maternité.
- Bénie soit ta poitrine qui nourrira tous tes enfants...
Tandis que le Pouvoir s'élevait en gerbe vers le ciel, un délicieux picotement l'envahit. Elle était prête à nourrir un enfant qui n'était pas le sien. Tout cela était désormais lumineux. Elle connaîtrait peut-être à
nouveau le bonheur d'être mère. quoi qu'il en soit, elle serait désormais une source de vie pour tous ceux qui étaient ses enfants par l'esprit et qui formaient la postérité d'Avalon.
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Le Merlin lui prit les mains et déposa un baiser dans chacune de ses paumes.
- Bénies soient tes mains avec lesquelles la Déesse accomplira Sa volonté...
Viviane repensa à la main de Vortimer l‚chant la sienne au moment de mourir. ¿ cet instant, elle avait représenté la Déesse à ses yeux, mais elle voulait donner la vie, pas la mort. Elle br˚lait de caresser les cheveux éclatants d'Igraine, la peau soyeuse de Morgause.
- Bénies soient tes lèvres qui transmettront la Parole d'Ava-lon au monde...
Délicatement, il l'embrassa. Ce n'était pas le baiser d'un amant, et pourtant, Viviane sentit tout son corps s'embraser. Elle chancela, mais elle était ancrée trop solidement dans le sol pour tomber.
- Ma bien-aimée, ainsi je te fais Prêtresse et Dame, et puisse ce choix te placer au-dessus des rois.
Il prit son visage entre ses mains et embrassa le croissant de lune tatoué
sur son front.
Elle ressentit intérieurement comme une explosion lumineuse et la Vision se déroula ; ensemble, ils traversèrent un millier de vies dans un tourbillon, un millier de mondes. Elle était Viviane, et elle était Ana. Elle était Caillean, convoquant les Brumes pour dissimuler Avalon ; elle était Dierna, enterrant Carausius sur la colline sacrée ; elle était toutes les Grandes Prêtresses qui avaient fait l'ascension du Tor. Leur souvenir revécut en elle, et elle sut qu'à partir de cet instant, elle ne serait plus jamais totalement seule.
Puis sa conscience retrouva des limites humaines familières. Viviane perçut à nouveau l'existence de son corps. Pourtant, l'homme qui se tenait devant elle lui apparaissait sous une double forme, les Pierres Levées rougeoyaient, chaque brin d'herbe au-delà du cercle semblait ourlé de lumière. Elle comprit alors que Taliesin et elle ne seraient plus jamais les mêmes.
Le soleil était déjà haut au-dessus des collines à l'est. Du sommet du Tor, elle dominait le Lac en contrebas et toutes les îles Sacrées, et plus près, le peuple d'Avalon, qui levait vers elle des yeux émerveillés. Taliesin tendit le bras, et elle lui donna sa main.
Après quoi le Merlin d'Angleterre et la Dame d'Avalon redescendirent du Tor pour commencer un jour nouveau.