par le respect des Anglais pour l'île Sacrée.

L'après-midi du troisième jour, venant de l'est, ils atteignirent les marais du Pays d'…té. ¿ ce moment-là, Carausius n'avait plus même la force de se tenir seul en selle, et était attaché à Theudibert à l'aide d'une corde. Ce type de terrain était familier aux Ménapiens, mais pas à leurs chevaux. Deux hommes furent désarçonnés. Il ne restait plus maintenant que l'animal sur lequel voyageait Carausius. Les six derniers soldats de l'empereur se frayèrent un chemin à pied autour du Lac, à la recherche du village habité par les hommes des marais, qui pourraient conduire leur maître jusqu'à Avalon.

Ils n'avaient pas songé que les Anglais, qui connaissaient bien le pays, ayant deviné leur destination, chevaucheraient à bride abattue en suivant la crête afin de les prendre de vitesse et leur bloquer la route.

Carausius, lui, aurait sans doute déjoué ce piège, malheureusement, il n'était plus en état de réfléchir. Il ne releva la tête qu'en sentant le choc d'un arrêt brutal et en entendant un juron lancé par Theudibert.

Bientôt la nuit allait tomber. Sur l'autre rive se dressaient les cabanes des hommes des marais, sur leurs pilotis. Carausius et sa troupe avaient devant eux une levée de terre qui descendait vers le Lac en plan incliné.

Et là, se découpant à contrejour dans la lumière du couchant, des cavaliers alignés les attendaient.

- Je vais vous cacher dans les marais, dit Theudibert, en détachant la corde qui les liait l'un à l'autre et en nouant l'extrémité autour de la taille de l'empereur.

307

LE SECRET D'AVALON

- Non..., protesta Carausius d'une voix rauque et faible. Je préfère mourir en combattant. Mais je veux que tu envoies Aedfrid dans ce village, pour qu'il les supplie de prévenir la Dame d'Avalon.

quelques instants plus tôt, il était incapable de bouger, mais en découvrant soudain ses ennemis face à lui, Carausius retrouva assez d'énergie pour descendre de cheval et dégainer son épée.

- C'est très bien ainsi, déclara Theudibert en voyant les cavaliers avancer vers eux. Moi aussi je suis las de fuir.

Il sourit, et Carausius lui rendit son sourire.

Au bout du compte tout était toujours d'une terrible simplicité. C'est ce qu'il ressentait avant le début d'une bataille lorsqu'il n'était plus question de plans ni de préparatifs et qu'il se retrouvait face à

l'adversaire. Mais jusqu'à maintenant, il avait toujours commencé le combat indemne. Aujourd'hui, il pouvait tout au plus espérer porter un ou deux bons coups avant que ses ennemis ne l'achèvent.

Le martèlement des sabots grondait dans ses oreilles. Allectus avait lancé

la charge. Un des chevaux de tête trébucha et tomba, mais les autres s'envolèrent sur l'obstacle avec une aisance merveilleuse. Carausius chancelant parvint à frapper un cavalier qui passait à sa hauteur. La lance de Theudibert partit comme un éclair et l'Anglais s'effondra. Mais déjà, un autre soldat fonçait sur eux ; Carausius recula dans l'eau boueuse, en titubant. Soudain, le cheval s'arrêta, en sentant le sol s'enfoncer sous ses pieds. Son cavalier dut s'accrocher à la crinière de l'animal pour ne pas tomber, et l'épée de Carausius plongea dans son flanc.

Les minutes qui suivirent ne furent qu'une succession d'images disjointes.

Theudibert et l'empereur se tenaient dos à dos, à demi appuyés l'un à

l'autre. Carausius sentit soudain une vive br˚lure dans tout le corps, puis une autre, et comprit qu'il avait été touché à deux reprises, mais il avait dépassé le stade de la douleur. Il ferma les yeux, les ouvrit à nouveau sans pouvoir distinguer grand-chose autour de lui. …tait-ce déjà la nuit ou tout simplement l'effet de ses blessures, d'o˘ le sang coulait abondamment ? D'autres cavaliers arrivaient, derrière lui. Soudain, Theudibert laissa échapper un cri de stupeur, et Carausius faillit basculer à la renverse lorsque son soutien s'effondra. Dans un dernier sursaut de rage, il se retourna en faisant tournoyer son

308

L'IMPEKAl KICt

épée. La lame atteignit au cou le meurtrier de Theudibert, au moment o˘ il se penchait pour récupérer sa lance.

Titubant, à demi aveuglé, Carausius rassembla ses dernières forces pour soulever encore une fois son épée. Mais il n'y avait plus de combattants Une douzaine de corps jonchaient le sol autour de lui, agonisants ou raidis par la mort. Là-haut sur la crête, il entendait les bruits de la bataille, mais il ne voyait rien. Puis les bruits disparurent à leur tour. " Mes valeureux Ménapiens m'ont offert ce dernier répit..., se dit-il. Je ne dois pas le g‚cher. "

Sur sa droite, les saules formaient un enchevêtrement qui descendait jusqu'au bord de l'eau. S'il se cachait au milieu de leurs branches tombantes, personne ne le remarquerait. Il était pris de vertiges et si sa vision s'assombrissait ce n'était pas uniquement à cause de l'obscurité ; malgré tout, il trouva quelque part en lui la force de se traîner jusqu'à

l'abri des arbres.

Pendant trois jours et trois nuits, Dierna n'avait cessé de veiller, l'esprit tendu vers l'homme qu'elle aimait. ¿ la fin du deuxième jour, le contact s'établit enfin, de manière intermittente, comme si le blessé

oscillait au bord de l'inconscience. Le troisième jour, la souffrance se réveilla, accompagnée d'une angoisse presque insupportable. C'est un peu après minuit seulement qu'elle sombra dans un sommeil agité, rempli de cauchemars dans lesquels elle s'enfuyait, poursuivie par des démons sans visage, luttant dans une mer de sang.

Dierna se réveilla alors que la lueur blême du jour le plus long découpait l'encadrement de sa porte, et découvrant que c'étaient justement des coups frappés à la porte qui l'avaient réveillée.

- Entrez..., murmura-t-elle.

Elle se redressa sur sa couche, se sentant enfin libérée de la douleur pour la première fois depuis trois jours. Carausius était-il mort ? Non, elle ne le pensait pas, car un poids continuait de peser sur son esprit.

La silhouette de Lina se découpait sur le fond du ciel.

- Ma Dame, un homme du Peuple des Marais est venu jusqu'à nous. Il affirme qu'un combat a eu lieu en bordure du Lac. Un des guerriers a réussi à

atteindre leur village, expliquant de manière confuse qu'ils devaient retrouver son seigneur et le conduire auprès de la Dame d'Avalon...

309

Dierna se leva, surprise de se sentir vaciller ; elle rassembla les pans de son long manteau. Lina portait déjà le panier dans lequel elle rangeait ses médecines. La prêtresse dut s'appuyer sur l'épaule de la jeune fille tandis qu'elles descendaient le chemin, mais lorsqu'elles atteignirent la barque qui les attendait, l'air frais l'avait revigorée.

Après avoir traversé les brumes, elles arrivèrent au village sur pilotis qui se dressait au milieu des roseaux. Les petits êtres à la peau mate s'affairaient déjà, et parmi eux, un grand jeune homme aux cheveux blonds faisait les cent pas sur le rivage en scrutant les environs d'un air soucieux.

- Domina ! lança-t-il en latin, à la manière des soldats. Les Durotriges nous ont attaqués... Allectus était à leur tête. Durant le combat, l'empereur Carausius a été blessé. Il nous a demandé de le conduire jusqu'ici. Et par tous les dieux saints, nous lui avons obéi.

- O˘ est-il ? demanda Dierna, impatiente. Le jeune homme secoua la tête d'un air dépité.

- Il m'a envoyé au village chercher de l'aide. Mais les habitants ont vu le combat et ont pris peur. Et je comprends... (En disant cela, il regarda autour de lui les petits hommes des marais.) On dirait des enfants, même si je sais que ce sont des hommes. En retournant sur le champ de bataille, je n'ai vu que des morts. Mais le corps de mon empereur n'était pas parmi eux.

Les petits hommes n'ont pas voulu bouger durant la nuit, par peur des démons. Depuis le lever du jour, nous sommes à la recherche de Carausius.

En vain !

L'empereur d'Angleterre dont le torse reposait encore sur le rivage était à

demi plongé dans le Lac; il regardait son sang teinter l'eau boueuse de reflets écarlates, dans la lumière du jour naissant. Il n'aurait jamais cru que l'aube p˚t être aussi belle. La nuit avait été remplie d'horreurs. Il avait lutté pendant des heures, lui semblait-il, rampant par-dessus les racines des arbres, pataugeant dans la boue qui tentait de l'aspirer dans son étreinte visqueuse. ¿ son état fiévreux avait succédé le froid, un froid si intense qu'il ne sentait plus ses membres inférieurs. Ce n'était pas ainsi qu'il avait imaginé sa fin.

La silhouette blanche d'un cygne émergea de la brume qui 310

L'IMP…RATRICE

recouvrait à la surface de l'eau et passa lentement devant lui, avec la gracieuse irréalité d'un rêve. De l'endroit o˘ il était allongé il ne pouvait apercevoir les collines. Il pouvait se croire dans les marais de sa terre natale, là o˘ le Rhin, le père de tous les fleuves, se dispersait en d'innombrables canaux avant de rejoindre la mer. Il se souvenait qu'à

l'embouchure on avait sacrifié des hommes aux dieux par une triple mort. Un rictus tordit ses lèvres, en songeant qu'il avait déjà subi deux tiers du ch‚timent : transpercé par des épées et des lances en des dizaines d'endroits, et à demi noyé.

" C'est un cadeau des dieux, se dit-il. Au lieu de sombrer dans la démence, j'ai retrouvé mes esprits. ¿ moi maintenant d'achever tout cela dans l'honneur... " La corde qui avait servi à l'attacher à Theudibert sur le cheval était toujours enroulée autour de sa taille. De ses doigts engourdis, il défit le noud, le serra autour de son cou et passa l'autre extrémité autour d'une racine saillante. Aussi longtemps qu'il le pourrait, il resterait debout, car l'aube était magnifique. Mais ses instants étaient comptés.

quelque part au-delà de ces brumes se trouvait l'impératrice de son cour.

Saurait-elle combien il l'avait aimée ? " Ce cadeau est pour toi, pensa-t-il, et pour la Déesse que tu sers. Je suis né de l'autre côté de la mer, mais ma mort appartient à l'Angleterre. " Peut-être était-ce sans importance finalement ? Dierna lui avait expliqué un jour que derrière les visages qu'ils portaient, tous les dieux n'en faisaient qu'un. Son seul regret était de ne pas avoir revu la mer une dernière fois.

Le soleil poursuivait maintenant son ascension ; ses rayons dansaient à la surface de l'eau. Ces vaguelettes pailletées d'or, n'était-ce pas, pour un homme de mer comme lui, la promesse d'un beau jour ? Sa pensée confuse fit naître l'illusion qui, insensiblement, s'imposa. Oui, il avait retrouvé son élément. Le chant qu'il entendait, c'était le sifflement du vent dans les agrès, et son vertige n'avait d'autre cause que le balancement du navire qui l'emportait à pleines voiles. Si tous les dieux ne faisaient qu'un, il en allait de même pour les océans. Et c'est d'eux qu'était sortie la plus vénérable des déesses.

Devant lui, une île jaillissait de l'océan, ourlée de falaises de pierre rouge et de prairies verdoyantes. En son centre se dressait une colline conique au sommet de laquelle un temple au toit doré défiait le soleil.

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LE SCt,KH 1 13 "AVAIRON

II connaissait cet endroit, et il s'y vit soudain, avec l'insigne de prêtre tracé sur le front, et sur les avant-bras, les dragons symboles de la dignité royale. Alors, il s'avança, les bras levés en guise de salut, sans se soucier du corps inerte qu'il avait laissé derrière lui, effondré sur lui-même entre ses liens.

De l'autre côté du Lac, il entendait la voix d'une femme qui, d'une vie à

l'autre, avait toujours été sa bien-aimée et sa reine. Et cette voix l'appelait.

Dierna avançait à grands pas sur la berge, en criant le nom de son amant.

Maintenant que Carausius était si près, se disait-elle, le lien qui les unissait l'attirerait assurément vers lui. Elle savait que les autres la suivaient, mais elle marchait les yeux fermés, suivant une piste mentale qui serpentait entre les mondes. Et soudain, les deux niveaux de perception sentirent la proximité de la deuxième moitié de son ‚me.

Ouvrant les yeux, Dierna découvrit le corps d'un homme au milieu des racines, à demi plongé dans le Lac, à ce point maculé de boue et couvert de roseaux qu'il semblait déjà faire partie de cette terre qui s'était offerte à lui pour son dernier sommeil. Aedfrid la dépassa en courant, puis resta figé sur place en découvrant la corde qui enserrait le cou de Carausius. Il salua sa dépouille avec déférence avant de tendre ses mains tremblantes pour défaire la corde et hisser le corps de son seigneur sur le rivage.

Les hommes des marais échangeaient des murmures horrifiés, mais Aedfrid jetait un regard suppliant à la Grande Prêtresse.

- Ce n'est pas une mort honteuse. Comprenez-vous ?

La gorge serrée, elle acquiesça. " Ne pouvais-tu pas attendre encore un peu ? hurla son cour. Ne pouvais-tu pas attendre pour me dire au revoir ? "

- Je l'emporterai. Il aura les funérailles d'un héros..., déclara le jeune guerrier, mais Dierna secoua la tête.

- Carausius a été choisi par notre Déesse pour être roi. Dans cette vie ou dans une autre, il est lié à cette terre. Et à travers lui..., ajouta-t-elle en prenant conscience d'une nouvelle réalité, à travers lui, c'est tout votre peuple qui est lié à l'Angleterre. Et un jour, vous lui appartiendrez. Enveloppez-le dans mon manteau et allongez-le au fond de la barque. Nous lui donnerons une sépulture dans l'île d'Avalon.

312

L'IMPERATRICE

Durant toute la journée, la plus longue de l'année, la Dame d'Avalon resta assise à l'intérieur du Bosquet Sacré, au-dessus du puits, à contempler le corps de son empereur couché à ses côtés. Parfois, le souffle du vent portait jusqu'à ses oreilles des bribes du chant des druides sur le Tor.

Ildeg assurait les fonctions de la Grande Prêtresse. Dierna avait appris à

faire taire ses émotions quand le devoir l'appelait, mais elle savait aussi que venait un moment o˘ l'expérience elle-même ne pouvait dominer le cri du cour. Une adepte avait la responsabilité de savoir reconnaître ce moment et de se retirer, de crainte que la magie n'emprunte de mauvais chemins.

" Si je pénétrais à l'intérieur du cercle aujourd'hui, nul doute que je le détruirais, se dit Dierna en observant les traits figés de Carausius.

Certes, je suis encore dans mes années de fertilité, mais je sens la présence de cette Vieille qui incarne la mort... "

Elles avaient baigné Carausius dans l'eau du Puits Sacré et bandé ses horribles blessures. En ce moment même on lui creusait une tombe à côté de celle de Gawen, fils d'Eilan, qui d'après certaines légendes avait lui aussi du sang romain. Elle l'enterrerait comme un roi, mais ce serait un lit bien froid pour un homme avec qui elle avait connu la joie dans l'étreinte.

" Si j'osais, je me jetterais dans la tombe avec lui, et je célébrerais le Grand Rite comme le faisaient les Anciens, lorsque la reine suivait son seigneur dans l'au-delà... " Mais elle n'était pas son épouse, et ce regret pesait encore plus lourd sur ses épaules que cette disparition ; elle maudissait la fierté qui l'avait rendue sourde aux appels de son cour. Car tout cela était sa faute, elle le comprenait maintenant... qui d'autre, sinon elle, avait imposé à Carausius et Teleri une union sans amour, ayant provoqué la trahison d'Allectus ? Sans son intervention malencontreuse, Carausius continuerait à voguer sur sa mer bien-aimée, et Teleri aurait connu la vie heureuse d'une prêtresse d'Avalon. Les bras noués autour du torse, Dierna se balançait en pleurant sur leurs sorts.

C'est bien plus tard seulement, après que les échos des rites se furent évanouis, alors que le long crépuscule du Solstice d'…té voilait la terre, que la douleur qui l'étreignait sauvagement rel‚cha 313

LE

LTAVALON

enfin son étau, comme lassée. Dierna se redressa et regarda autour d'elle, l'air ébahi. Elle se sentait vidée, comme si ses larmes avaient emporté

tous les autres sentiments. Mais une pensée demeurait. Si le chagrin l'accablait ce soir, d'autres femmes s'endormiraient dans les bras de leur mari, à proximité de leurs enfants qui dormaient paisiblement, gr‚ce à

Carausius qui avait défendu l'Angleterre.

Un battement de tambour, aussi lent que ceux de son cour, faisait vibrer l'air tout à coup. Dierna se mit debout, tandis que la procession des druides en robes blanches descendait le chemin sinueux du Tor. Elle s'écarta pour les laisser soulever le cercueil, et prit place juste derrière, alors qu'ils se remettaient en marche. ¿ pas lents, ils descendirent jusqu'au bord du Lac o˘ la barque drapée de noir attendait pour emmener le seigneur de la mer accomplir son dernier voyage.

La tombe avait été creusée sur l'île du Guet, la plus éloignée à

l'intérieur des brumes, la porte d'Avalon. Pour ceux qui ne pouvaient franchir cette barrière, c'était un lieu sans intérêt, si ce n'est un pauvre petit village d'habitants des marais niché au pied. De même qu'on ne voyait que quelques ermitages de chrétiens au pied du Tor. Mais il y a longtemps, un autre défenseur d'Avalon y avait été enterré, afin que son esprit continue à défendre le Val. Les druides avaient salué Carausius avec ce titre lorsqu'il était venu ici la première fois. Il était juste qu'il repose désormais auprès de l'homme pour lequel la chanson avait été

composée.

Lorsqu'ils atteignirent la colline du Guet, la nuit était tombée. Des torches entouraient la tombe, et leur lumière projetait des reflets de vie illusoires sur le visage de l'homme qui gisait à côté, faisait chatoyer les tuniques blanches des druides et les robes bleues des prêtresses. Dierna, elle, était entièrement vêtue de noir, et même si les flammes crépitaient et faisaient scintiller comme des étoiles les parcelles d'or tissées dans son voile noir, elles ne parvenaient pas à percer ce rempart obscur, car ce soir, elle était la Dame des Ténèbres.

- Le soleil nous a quittés..., dit la prêtresse à voix basse une fois que le chant eut cessé. En ce jour, il a régné en maître, mais maintenant, la nuit lui a succédé. Dès lors, le pouvoir de la lumière va décroître, jusqu'à ce que la froidure du Solstice d'Hiver submerge le monde.

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L'IMPERATRICE

Tandis qu'elle prononçait ces mots, la lumière des torches elle-même sembla faiblir. L'enseignement des Mystères accordait une grande importance au cycle de la Nature ; cette nuit, elle les comprenait au plus profond de son

‚me.

- L'esprit de cet homme nous a quittés..., reprit-elle d'une voix qui tremblait à peine. Comme le soleil, son règne a resplendi, et comme le soleil, il s'est couché. O˘ va le soleil quand il nous quitte ? On nous dit qu'il poursuit sa route vers les terres du Sud. Ainsi, cet esprit voyage maintenant en direction du Pays d'…té. Nous pleurons sa disparition. Mais nous savons qu'au cour même de l'obscurité du Solstice d'Hiver la lumière renaîtra. C'est pourquoi nous redonnons ce corps à la terre d'o˘ il est sorti, avec l'espoir que son esprit éclatant reprendra forme un jour pour revenir parmi nous, lorsque l'Angleterre aura de nouveau besoin de lui.

Au moment o˘ ils déposaient le corps au fond de la tombe et commençaient à

la remplir, Dierna entendit des sanglots, mais ses yeux étaient secs. Ses paroles ne lui avaient pas redonné espoir, elle était bien au-delà du réconfort. Mais Carausius n'avait pas abandonné le combat quand le mauvais sort s'était abattu sur lui, et elle savait qu'elle ferait de même.

- Carausius a finalement remporté la victoire. Mais dans le monde de l'esprit. Dans le monde o˘ nous vivons, son meurtrier vit toujours, et il peut se vanter de son geste inf‚me. Le coupable se nomme Allectus !

Allectus qu'il aimait tant ! Allectus qui doit maintenant payer pour sa trahison ! ¿ cet instant o˘ les courants du Pouvoir se tournent vers la désintégration et le déclin, je jette sur lui ma malédiction !

Dierna prit une profonde inspiration et leva les bras au ciel.

- Forces de la Nuit, je vous implore, sans avoir recours à la magie, en faisant appel aux anciennes lois de la Nécessité, de frapper le meurtrier.

que plus un seul jour ne lui semble radieux, que plus aucun feu ne le réchauffe, qu'il ne connaisse plus un seul amour authentique, jusqu'à ce qu'il ait expié son crime odieux !

Elle se retourna, les bras tendus vers le Lac en contrebas, agité de faibles clapotis.

- Forces de la Mer, ventre d'o˘ nous sommes tous sortis, océan puissant dont les courants nous emportent, faites que toutes ses entreprises échouent ! ‘ toi, Mer, dresse-toi

315

Sm_,KC I LTttVALUN

pour engloutir le meurtrier, et entraîne-le dans tes tourbillons noirs !

Elle s'agenouilla près de la tombe et plongea ses doigts dans la terre meuble.

- Forces de la Terre, à qui nous abandonnons maintenant ce corps, faites que son assassin ne connaisse jamais le repos sur ton sol, qu'il doute de chacun de ses pas, de chaque homme dont il dépend, de chaque femme dont il est amoureux, jusqu'à ce que l'abîme s'ouvre sous ses pieds et l'engloutisse.

Dierna se releva, en adressant un sourire crispé aux visages hébétés qui l'entouraient.

- Je suis la Dame, et je jette sur Allectus, fils de Cerialis, la malédiction d'Avalon. Ainsi en ai-je décidé, et ainsi sera-t-il !

Le temps des moissons était revenu, et si le climat demeura clément, une tempête de rumeurs balaya le pays. L'empereur avait disparu. Certains disaient qu'il était mort, assassiné par Allectus. Mais d'autres refusaient d'y croire. O˘ était son corps ? demandaient-ils. Non, il se cachait pour échapper à ses ennemis, disait-on. D'autres affirmaient qu'il avait pris la mer pour faire à Rome sa soumission. Une seule certitude : Allectus s'était proclamé Grand Roi, et avait envoyé ses messagers à travers tout le pays afin de convoquer les chefs de clans et les chefs militaires pour qu'ils lui prêtent serment au cours d'une immense cérémonie à Londinium.

La population de Londinium était en liesse. Teleri tressaillit en entendant résonner cette clameur, et elle ferma les rideaux en cuir de sa voiture attelée. Tant pis pour la chaleur, elle ne pouvait supporter tout ce bruit, à moins que ce ne soit le poids de tous ces regards, tous ces esprits, fixés sur elle. Les choses s'étaient passées différemment la première fois, avec Carausius. Il est vrai que lorsqu'elle l'avait rejoint dans cette ville, il avait déjà été proclamé empereur. La différence aujourd'hui, c'était qu'elle était au centre de la cérémonie. Elle aurait d˚ être excitée et fière. Pourquoi, alors, se faisait-elle l'impression d'une esclave exhibée par quelque conquérant romain triomphant ?

Aux abords de la basilique elle se sentit mieux, même si la foule était encore trop dense. Des tables avaient été dressées pour le 316

L'IMPERATRICE

banquet. Les princes et les magistrats présents l'observaient avec intérêt.

Les langues allaient bon train. Teleri s'efforçait de garder la tête haute, accrochée au bras de son père.

- De quoi as-tu peur ? lui demanda le prince. Tu es déjà impératrice. Si j'avais pu deviner, lorsque tu étais enfant, que j'élevais la future Dame d'Angleterre, je t'aurais offert un précepteur grec.

Elle lui jeta un regard à la dérobée, vit briller une lueur de malice dans son oil, et s'efforça de sourire.

Le flamboiement de couleurs au bout de la longue allée centrale prit l'apparence de figures humaines. Elle remarqua parmi elles Allectus, vêtu d'une cape pourpre par-dessus une tunique écarlate, et qui paraissait encore plus frêle au milieu des hommes robustes qui l'encadraient.

Lorsqu'il la vit, son regard s'illumina.

- Prince Eiddin Mynoc, soyez le bienvenu, déclara-t-il d'un ton cérémonieux. Vous m'amenez votre fille. Acceptez-vous de me la donner comme épouse ?

- Seigneur, c'est pour cela que nous sommes ici...

Le regard de Teleri allait de l'un à l'autre. Personne n'allait donc lui demander son avis ? Mais peut-être, songea-t-elle, avait-elle donné son accord il y a longtemps, ce soir-là à Durnovaria, et tout le reste - le meurtre de Carausius et tout ce qui avait suivi - n'était que les conséquences. Elle s'avança, et Allectus lui prit la main.

Les festivités lui parurent interminables. Teleri mangeait du bout des dents, en écoutant d'une oreille distraite les conversations autour d'elle.

On évoquait le cadeau offert par Allectus à ses soldats lors de sa proclamation. C'était la coutume quand un empereur était couronné, surtout dans le cas d'un usurpateur, mais la contribution d'Allectus avait été

particulièrement généreuse. Les commerçants, quant à eux, semblaient attendre d'autres faveurs. Seuls les chefs de clans de sang celte s'intéressaient à elle, et Teleri constata que son père avait raison : s'ils étaient venus aujourd'hui, c'était en partie à cause d'elle.

Lorsque vint le moment pour les deux époux de se retirer, Allectus avait bu plus que de raison. Et tandis qu'il titubait contre elle, Teleri s'aperçut qu'elle ne l'avait jamais vu autrement qu'en pleine possession de ses moyens. Les étreintes de son premier

317

LE SECRET D'AVALON

mari avaient été pour elle une épreuve, mais alors qu'elle aidait Allectus à se déshabiller, elle se demanda si le second serait seulement capable d'assurer ses devoirs conjugaux.

Après avoir couché Allectus dans le grand lit, Teleri s'allongea à ses côtés. Maintenant qu'ils étaient enfin seuls, elle avait plusieurs choses à

lui demander, et en particulier de quelle façon Carausius était mort. Mais lorsqu'elle se retourna vers lui, il ronflait déjà. En plein milieu de la nuit, Allectus se réveilla en sursaut, en hurlant que Constance débarquait avec une gigantesque armée d'hommes brandissant des lances ensanglantées.

Il s'accrocha à son épouse en sanglotant, et Teleri dut le calmer comme un enfant.

Au bout d'un moment, il commença à l'embrasser, son étreinte devint plus brutale, et pour finir, il la posséda avec une fougue pleine de désespoir.

Aussitôt après, il se rendormit, mais Teleri, elle, demeura éveillée un long moment dans l'obscurité, et peu à peu, elle comprit qu'une fois de plus, elle avait laissé les autres choisir à sa place. ¿ elle maintenant d'en supporter les conséquences.

Alors qu'elle sombrait dans un sommeil agité, elle se surprit à prier la Déesse, comme elle ne l'avait pas fait depuis des années, rêvant de s'échapper, loin du ch‚teau de son père.

¿ Avalon, Dierna souffrait elle aussi. Lorsque vint le temps des récoltes, elle comprit que le retard de son cycle menstruel n'était pas d˚ au stress et au chagrin. Elle portait l'enfant de Carausius. Et à mesure que le bébé

se développait dans son ventre, Dierna sembla se refermer sur elle-même, à

l'instar de la communauté d'Avalon. L'Angleterre avait rejeté le roi choisi par Avalon, on verrait bien comment elle se débrouillait sans la bénédiction de l'île sainte. Dierna avait lancé sa malédiction sur Allectus. Aux forces supérieures de l'accomplir maintenant.

Mais on aurait dit que ces forces demeuraient indifférentes. Son enfant vit le jour juste après la fête de Samhain ; c'était une fille qui avait hérité

du regard pénétrant de son père. L'accouchement fut difficile, mais le bébé

l'aida à s'accrocher à la vie, et alors que le printemps cédait place à

l'été, Dierna commença à se rétablir. Arriva le premier anniversaire de la mort de Carausius, et le monde continua de tourner comme avant. La prêtresse attendait, sans savoir quoi au juste.

318

L'IMP…RATRICE

Une autre année s'écoula. Si l'Angleterre était mécontente du règne d'Allectus, nul n'osait protester de manière trop bruyante. Mais le nouvel empereur continuait à verser de l'argent aux barbares, et la Côte Saxonne demeurait en paix. quant à la flotte de Constance, bien que victorieuse, elle avait subi de sérieux dég‚ts, et comme l'avait prédit Carausius, il faudrait du temps et beaucoup d'argent pour construire suffisamment de navires afin de maintenir les envahisseurs à l'écart de l'île.

Mais un jour, peu de temps après le Solstice d'…té, Lina, chez qui le Don de seconde vue s'était développé récemment, revint du Puits Sacré o˘ elle avait veillé, avec le teint blême et les yeux écarquillés. Elle avait vu des bateaux sur la mer : une flotte faisait route vers Londinium, et pendant que les navires anglais la repoussaient, une seconde escadre, dissimulée par un brouillard bienveillant, débarquait son chargement de soldats à Clausentum. Et la vision, continuant de se dérouler, lui avait montré les hommes en arme marchant vers Calleva, puis une bataille au cours de laquelle Allectus fut capturé et tué1, pendant que la première escadre, de retour, s'attaquait aux légions en déroute et les chassait de Londinium.

Cet été, pendant que Constance Chlore se délectait de l'adulation de la population de la capitale, des pluies torrentielles s'abattirent sur tout le pays. Dans le Val d'Avalon, les nuages enveloppèrent leTor d'un linceul et se répandirent à la surface du Lac, comme si les brumes qui protégeaient ce lieu avaient éclipsé le monde extérieur. Pourtant, en dépit de ce ciel chargé, Dierna avait le sentiment d'être libérée d'un poids énorme, et ses prêtresses, encouragées par son humeur, parlaient de construire de nouveaux murs autour de l'enclos à moutons et de remplacer le vieux toit de chaume du temple.

Un matin, peu de temps après l'…quinoxe, la jeune fille chargée de surveiller les moutons vint trouver Dierna en pleurs, car une des brebis dont elle avait la garde s'était enfuie en franchissant la clôture temporaire. Et parce qu'un fin crachin avait succédé à une semaine de violentes averses, et que derrière les nuages perçaient 1. En 297, par Asclépiodote, un général de Constance Chlore. La malédiction de Dierna atteignit donc son but au bout de trois ans.

319

LE SECRET D'AVALON

quelques timides rayons de soleil, parce que après plusieurs mois de lassitude et d'inactivité elle ressentait soudain le besoin de faire de l'exercice, Dierna se proposa pour partir à sa recherche.

Ce n'était pas une t‚che facile. Des pluies abondantes avaient fait monter le niveau de l'eau et des endroits habituellement secs s'étaient transformés eux aussi en marécages. Dierna choisissait son chemin avec soin, en se demandant ce qui avait poussé cette brebis idiote à quitter la colline. Heureusement, le sol détrempé avait conservé les empreintes de l'animal, et il lui suffisait de suivre les traces qui contournaient la colline au-dessus du Puits Sacré, avant de descendre à travers les vergers.

La brebis avait continué son chemin en longeant le Lac, vers la petite colline de Briga, dont la chapelle était entourée de pommiers.

Arrivée à cet endroit, Dierna s'arrêta, en fronçant les sourcils, car la colline qui, habituellement, n'avait d'île que le nom était devenue une véritable île. Le brouillard flottait à la surface de l'eau, trop épais encore pour permettre d'apercevoir le ciel, même s'il scintillait dans la lumière du soleil. Pourtant, il lui semblait distinguer une forme grise sous les arbres. Elle savait o˘ se trouvait le chemin, bien qu'elle ne puisse pas le voir. Ramassant un b‚ton échoué sur le rivage afin de sonder le sol, elle s'aventura dans l'eau.

La brume l'enveloppait d'un tourbillon, simple voile tout d'abord, puis après quelques pas, véritable rideau opaque masquant son objectif, mais aussi l'endroit d'o˘ elle venait. Une panique ancienne la fit s'immobiliser, tandis que l'eau boueuse venait lécher ses chevilles. " Je suis sur ma terre ! Je connais tous ces chemins depuis que j'ai l'‚ge de marcher... Je pourrais m'orienter les yeux fermés ou même dans un rêve ! "

Elle prit une profonde inspiration, faisant appel à toute la maîtrise qu'elle avait assimilée depuis qu'elle vivait à Avalon pour retrouver son calme.

Et alors que le bourdonnement s'atténuait dans ses oreilles, elle entendit un cri :

- Dierna... A l'aide !

Le cri était affaibli par la distance ou la fatigue, difficile à dire, car le brouillard étouffait tous les sons. Malgré tout, Dierna se remit en marche en pataugeant.

- Oh, je vous en prie... Est-ce que quelqu'un m'entend ? Dierna laissa échapper un petit hoquet de stupeur ; les souvenirs venaient obscurcir sa vision.

320

L'IMPERATRICE

- Becca ! s'exclama-t-elle d'une voix brisée. Continue à appeler !

J'arrive, Becca ! Je viens te chercher ! Elle avançait en titubant, sondant le sol avec son b‚ton.

- Oh, Déesse, ayez pitié... Il y a si longtemps que je cherche mon chemin...

Les paroles n'étaient plus que des marmonnements indistincts. Mais c'était suffisant. Dierna bifurqua et se retrouva dans l'eau profonde, assaillie par des sens qui dépassaient l'ouÔe ou la vue, comme lorsqu'elle était partie à la recherche de Carausius, et enfin elle aperçut la silhouette floue d'un arbre et là, accroché à ses racines, un corps de femme.

Elle vit des cheveux bruns emmêlés, semblables à des élodées, et une petite main fine couverte de boue. Le corps qu'elle hissa sur la berge était aussi léger qu'un corps d'enfant. Mais il ne s'agissait pas d'un enfant. Dierna serra la jeune femme contre sa poitrine, en plongeant son regard dans celui de Teleri.

- J'ai cru..., dit-elle, l'esprit rempli de confusion, j'ai cru que tu étais ma sour...

L'étonnement disparut sur le visage de Teleri, et elle ferma les yeux.

- Je me suis perdue dans le brouillard, murmura-t-elle. Depuis que vous m'avez renvoyée, je crois que je suis perdue. J'essayais de revenir à

Avalon.

Dierna l'observait, sans mot dire. En apprenant la nouvelle du mariage de Teleri avec Allectus, elle avait eu envie de l'englober elle aussi dans sa malédiction, mais l'énergie lui manqua. Apparemment, Teleri avait été punie par ces mêmes forces qui avaient condamné le meurtrier de Carausius. Mais Teleri était toujours en vie. La brume les enveloppait comme un voile moite. Du monde entier, elle ne voyait plus rien de vivant, excepté Teleri elle-même et le pommier.

- Tu as réussi à franchir les brumes..., dit-elle. Seules les prêtresses en sont capables, à moins de passer par le monde des Fées.

- Ce n'est pas moi que vous cherchiez... pardonnez-moi...

Les pensées remontaient lentement à la surface. Pourrait-elle pardonner à

cette femme, pour l'amour de qui Allectus avait trahi son maître ?

Pourrait-elle se pardonner à elle-même, tellement persuadée de connaître la volonté de la Déesse qu'elle les avait

321

LE SECRET D'AVALON

tous entraînés dans cette malédiction ? Dierna poussa un long soupir, libérant un fardeau qu'elle portait sans le savoir.

- Le crois-tu ? " Je fais le serment d'aimer chaque femme de ce temple comme ma sour, ma mère et ma fille... "

La voix de la prêtresse enfla à mesure qu'elle récitait le serment d'Avalon.

- Dierna...

Teleri leva vers elle ses yeux noirs, toujours aussi beaux au milieu de son visage ravagé, et remplis de larmes. Dierna s'efforça de sourire, mais elle aussi s'était mise à pleurer, et elle ne pouvait que serrer la jeune femme contre son sein, en la berçant comme une enfant.

Elle n'aurait su dire combien de temps s'était écoulé lorsqu'elle reprit ses esprits. Elles étaient toujours entourées d'un nuage blanc, et il faisait froid.

- Apparemment, nous sommes bloquées ici, dit-elle avec un entrain qui contredisait ses paroles. Mais nous ne mourrons pas de faim, car il y a encore des pommes sur cet arbre.

Délicatement, elle déposa Teleri contre le tronc et se redressa pour cueillir une pomme. Au même moment, elle remarqua un mouvement dans l'atmosphère au-delà de l'île, et soudain, comme jaillie hors du brouillard, la silhouette d'une femme conduisant à l'aide d'une perche une petite barque plate comme celles utilisées par les hommes des marais.

Dierna se figea, en plissant les yeux. Cette femme avait quelque chose de familier, et pourtant, elle ne parvenait pas à se souvenir de son visage ou de son nom. Malgré la froidure, l'étrangère était pieds nus, vêtue seulement d'une peau de daim, avec une couronne de baies écarlates sur la tête.

- Bonjour..., dit la prêtresse en retrouvant enfin sa voix. Votre embarcation peut-elle ramener deux égarées jusqu'au Tor ?

- Dame d'Avalon vous êtes, et Dame d'Avalon vous resterez, c'est pour cela que je suis ici...

En entendant cette réponse, Dierna tressaillit. Puis, comprenant qui était venu les chercher, elle s'inclina.

Rapidement, de crainte que la Fée ne disparaisse comme elle était venue, Dierna aida Teleri à monter dans la barque, avant d'y grimper à son tour.

quelques secondes plus tard, la frêle embarcation s'enfonçait en douceur au milieu des nuages. Le brouillard

322

L'IMPERATRICE

était très épais à cet endroit, et brillant, comme lorsqu'on le traversait parfois pour rejoindre le monde extérieur.

Mais l'éclat qui les accueillit lorsqu'elles émergèrent des brumes était bien la lumière limpide d'Avalon.

Dierna parle...

" La nuit dernière, alors que la lune était pleine pour la première fois depuis l'…quinoxe de Printemps, ma fille Aurélia a gravi le siège de prophétie. Voilà bien longtemps que cette forme de Vision n'avait plus été

pratiquée, depuis l'époque de Dame Caillean à vrai dire, avant que les prêtresses ne viennent s'installer à Avalon, mais les mémoires anciennes des druides ont préservé ce rituel. La Vision me visite de plus en plus rarement, or, nous en avions grand besoin et l'expérience valait la peine d'être tentée malgré les risques. Aurélia a hérité du courage de son père.

" Teleri, qui est devenue ma main droite, sera Grande Prêtresse après moi.

Mais nous nous accordons à penser que le destin d'Aurélia est de diriger Avalon. C'est un choix judicieux, car quel que soit l'héritage de son père, elle a reçu bien plus encore de Teleri, qui a été sa mère autant que moi.

" Si Carausius avait vécu, peut-être aurait-elle grandi dans un palais.

Mais si Carausius avait réussi à repousser les Romains, Constance n'aurait pas gouverné l'Angleterre, et peut-être son fils Constantin n'aurait-il pas été acclamé sous le nom d'Auguste quand son père a trouvé la mort à

Eburacum. Aujourd'hui, Constantin1 gouverne le monde, et les chrétiens, qui pendant un temps semblaient sur le point de succomber à leurs propres querelles, ont forgé leur unité sous les persécutions de Dioclétien et se présentent maintenant comme les favoris de son successeur. Les dieux de Rome étaient heureux de pouvoir participer à la dévotion du peuple d'Angleterre sans les supplanter. Mais le dieu des chrétiens est un maître jaloux.

" Et donc, Aurélia a gravi le haut siège, ses cheveux blonds scin-1. Constantin le Grand, fils de Constance Chlore et d'Hélène, avait été

tout d'abord proclamé césar par les légions de Grande Bretagne en 306.

C'est en 324 seulement que l'Empire fut à nouveau unifié sous son sceptre.

323

LE SECRET D'AVALON

tillant dans l'éclat de la lune, et les herbes sacrées lui ont offert la vision de ce qui serait.

" Elle a vu Constantin régner avec magnificence, avant que ne lui succèdent des fils indignes. Un autre empereur, venu plus tard, lutta pour faire renaître les dieux anciens et mourut jeune sur une terre lointaine1. ¿ son époque, les barbares reprirent leurs attaques contre l'Angleterre, et après eux vinrent les hommes d'…rin. Ce qui n'empêcha pas notre île de prospérer comme jamais auparavant. Seuls les temples sans toit des anciens dieux, pillés par les chrétiens qui traitaient notre Déesse de démon, adressaient des reproches au ciel.

" Plus tard, un autre général se proclama empereur et vogua avec ses légions vers la Gaule. Mais il fut vaincu, et les hommes qu'il avait emmenés demeurèrent en Armorique. Désormais, des vagues successives de barbares commençaient à envahir l'Empire, en venant de Germanie, pour finalement franchir les portes de Rome. L'Angleterre, abandonnée par les Légions, proclama enfin son indépendance.

" Plus d'un siècle s'était écoulé et les Peuples Peints descendus du Nord dévastaient le pays. Aurélia parla alors d'un nouveau seigneur, que les hommes baptisaient Vortigern, le Grand Roi. Par son sang il appartenait à

l'ancienne lignée, comme Allectus, mais comme Carausius, afin de protéger son peuple, il dut acheter des guerriers saxons de l'autre côté de la mer.

" J'ai tenté d'arrêter le flot de la Vision, de demander quel rôle jouerait Avalon dans cet étrange futur.

" Aurélia a crié une réponse muette, possédée par des images trop chaotiques pour être comprises. Teleri et moi nous sommes empressées alors de la ramener à elle-même, car elle avait voyagé très loin.

" Aurélia dort présentement ; elle est jeune et en pleine santé, elle retrouvera rapidement sa force et sa sérénité. C'est ma paix qui est maintenant brisée, car tandis que je me repose, les images qu'elle a vues vivent dans ma mémoire, et dans un pays qui rejette la Déesse, toute Son ouvre et Sa sagesse, je tremble pour les prêtresses qui nous succéderont sur cette île Sacrée. "

TROISIEME PARTIE

LA FILLE D'AVALON

440-452 après J.-C.

1. Il s'agit de l'empereur Julien, mort en 363.

XVII

Une vague de froid inhabituelle enserrait l'Angleterre dans un étau de glace. Alors que Samhain n'était que dans dix jours, la dernière tempête avait délavé le paysage et laissé une pellicule de givre dans chaque ornière ; le vent était tranchant comme une lame. Même sur les voies romaines bien droites et nivelées, il était dangereux de voyager. L'île de Mona1, séparée du reste du pays par un étroit bras de mer, était enveloppée d'une quiétude glacée. Les habitants n'avaient pas vu passer un étranger depuis plusieurs jours.

Viviane fut d'autant plus surprise, en regardant par la porte de l'étable, de voir un voyageur s'engager sur le chemin menant à la ferme. Le grand mulet efflanqué qu'il chevauchait était maculé de boue jusqu'au ventre ; lui-même était à ce point emmitouflé dans des manteaux et des capes que l'on n'apercevait que ses pieds, recouverts d'une cro˚te de boue séchée, si bien que ses gros souliers ressemblaient à des moignons. La jeune fille plissa les paupières, certaine, un instant, de le connaître. Mais évidemment, c'était impossible. Elle se pencha pour soulever le lourd seau de lait et reprit le chemin de la maison ; ses petits pieds faisaient craquer la glace qui s'était formée dans les flaques du chemin.

- Papa ! On a de la visite ! Un étranger... !

Sa voix fluette possédait l'accent chantant du Nord, bien qu'elle soit née en un lieu que l'on nommait le Pays d'…té. Son frère adoptif lui avait murmuré un jour qu'elle venait en réalité d'un endroit encore plus étrange, une île baptisée Avalon, et qui

1. Rappelons qu'il s'agit d'Anglesey.

327

L~E~SECRET WœW¬L‘N

n'appartenait pas à ce monde. Leur père l'avait fait taire aussitôt, et en vérité, au cours de la journée, Viviane n'y croyait pas. Car comment un endroit situé au milieu du pays pourrait-il être une île ? Mais parfois dans ses rêves, certains souvenirs semblaient remonter à la surface, et elle se réveillait avec un sentiment de frustration. Sa vraie mère était la Dame de cet endroit ; voilà la seule chose qu'elle savait.

- quel genre d'étranger ?

Neithen, son père, déboucha au coin de la maison, s'en revenant du b˚cher avec une brassée de petit bois. Leur demeure douillette était construite en pierres grises de la région, coiffée d'un toit en chaume pentu qui les protégeait de la neige, suffisamment grande pour abriter le chef de famille et son épouse, les fils qu'il y avait élevés, leur fille adoptive qui y vivait encore, et deux vieux esclaves.

- Il ressemble à un amas de haillons, emmitouflé de la tête aux pieds pour se protéger du froid. Nous aussi, d'ailleurs, ajouta-t-elle avec un large sourire.

- Referme vite la porte sur toi, ma fille ! s'exclama Neithen faisant mine de la menacer avec sa charge de bois, sinon le lait sera bientôt transformé

en glace !

Viviane éclata de rire et rentra d'un pas traînant, mais Neithen demeura dehors, malgré le froid, pour regarder le mulet et son cavalier gravir le chemin. En reposant enfin son seau et en se débarrassant de sa cape d'un mouvement d'épaules, Viviane entendit des voix devant la maison. Elle s'immobilisa et tendit l'oreille. Bethoc, sa mère adoptive, arrêta de remuer le contenu de la marmite pour écouter elle aussi.

- Ainsi, c'est vous..., disait Neithen. quel mauvais vent vous a poussé par ici ?

- Le vent d'Avalon, qui n'attendra pas que le temps se remette à sourire, lui répondit l'étranger.

Sa belle voix de basse faisait impression, même si le froid l'avait légèrement éraillée.

¿ ces mots, Viviane se raidit, les yeux écarquillés ; son épais fichu en laine glissa de ses cheveux bruns. Un messager d'Avalon ! …tait-il envoyé

par sa mère ?

- Vous êtes envoyé par la Dame ? (La question de son père fit écho aux pensées de Viviane.) Elle a vécu sans penser à sa fille 328

LA FILLE D'AVALON

pendant toutes ces années. qu'a-t-elle de si important à lui dire désormais ? Il y eut un silence. Puis Neithen reprit :

- Je doute que vous ayez accompli tout ce chemin uniquement pour souhaiter à Viviane une joyeuse fête de Samhain de la part de sa mère. Mais entrez donc, monsieur, avant de périr de froid ! Il ne sera pas dit que le meilleur barde d'Angleterre est mort gelé devant ma porte. Non... entrez pendant que je vais mettre votre mulet à l'abri avec mes vaches.

La porte s'ouvrit, et c'est un homme grand, svelte sous ses couches de vêtements superposés, qui franchit le seuil de la maison. Viviane fit un pas en arrière pour mieux l'observer. Tandis qu'il commençait à se dévêtir, de petites stalactites de glace tombaient avec un bruit de grelot et fondaient aussitôt sur les pierres récurées devant la cheminée. Sous toutes ces épaisseurs de vêtements, il portait une tunique en laine blanche, d'une texture aussi fine que son dessin était sobre. La déformation grotesque de sa silhouette provenait en réalité d'un étui de harpe en peau de phoque, qu'il fit glisser de son épaule et déposa précautionneusement au sol.

Il se redressa en poussant un soupir de soulagement. Il avait de belles mains, constata Viviane, des cheveux si p‚les qu'elle n'aurait su dire s'ils étaient d'or ou d'argent, et qui laissaient son large front dégagé.

On ne peut deviner son ‚ge, songea-t-elle, mais en fait, il lui semblait déjà vieux. Remarquant soudain que Viviane l'observait, il écarquilla les yeux à son tour.

- Tu n'es encore qu'une enfant ! s'exclama-t-il.

- Je vais sur mes quinze ans, et je suis en ‚ge de me marier ! rétorqua-t-elle en redressant la tête. Elle fut surprise par la douceur soudaine de son sourire.

- Oui, évidemment..., dit-il. J'avais oublié que tu ressemblais à ta mère, qui, en vérité, atteint à peine mon épaule, même si quand je pense à elle je la vois toujours grande.

Il leva ses mains comme pour la bénir puis les lui tendit.

Viviane les prit dans les siennes, et ses idées s'éclaircirent. " C'est Taliesin... un barde et un druide, comme ceux qui vivaient sur l'île avant l'arrivée des Romains. Est-il surprenant, dans ce cas, de se sentir apaisé

par son contact ? "

Le barde se tourna alors pour adresser le même salut à la mère 329

LE SECRET D'AVALON

adoptive de Viviane, dont le visage crispé s'adoucit, la fureur cédant place à une sorte de résignation triste.

- que cette maison et sa maîtresse soient bénies, déclara-t-il d'une voix douce.

- Béni soit le voyageur qui honore notre foyer, répondit Bethoc. Pourtant, je doute que vous soyez porteur d'une bénédiction.

- Moi non plus, renchérit Neithen en entrant à son tour. Tandis qu'il accrochait son manteau, son épouse versa du lait dans un bol en bois et le tendit à leur visiteur, en ajoutant :

- Je vous souhaite néanmoins la bienvenue. Voici du lait encore chaud de la vache pour chasser le froid de vos os. Le repas sera bientôt prêt.

- Du lait, à cette époque de l'année ? s'exclama Taliesin.

- Gr‚ce à notre Viviane. La vieille Oreille-Rouge s'est retrouvée en chaleur tardivement. On aurait d˚ tuer le veau, mais notre fille a insisté

pour l'élever malgré l'hiver.

- que veut donc ma mère ? s'enquit Viviane d'un ton serein qui ne trahissait pas ses inquiétudes. quelles nouvelles nous apportez-vous ?

- Pas de nouvelles bien plaisantes. Votre sour Anara est morte, et votre mère a désormais besoin de vous.

- S'agit-il de la jeune femme qui était mariée au fils de Vorti-gern ?

demanda Bethoc à mi-voix. Son mari secoua la tête.

- Non, elle c'était Idris, mais elle est morte elle aussi, en couches, me semble-t-il.

- Oh, mon Dieu !... s'exclama Viviane. Mais mon foyer est ici. Je ne souhaite pas retourner à Avalon. Le visage de Taliesin s'assombrit.

- Je suis désolé de l'apprendre, dit-il, mais pour Dame Ana c'est sans importance et elle a besoin de toi.

- Comment peut-elle penser ainsi ? Elle n'a pas le droit de m'arracher au foyer de mon père. D'ailleurs, Neithen lui-même ne souhaite pas me voir partir !

- Si tu étais la fille de ce brave homme, elle n'aurait aucun droit, dit le messager. Mais ce n'est pas le cas, et Neithen le sait bien.

Viviane, qui s'était assise à table, se leva d'un bond.

330

LA FILLE D'AVALON

- Comment osez-vous ? Père, dites-moi que ce n'est pas vrai ! Cet homme est un druide... comment peut-il dire cela, alors que notre foi proclame que la Vérité toujours doit prévaloir ?

- Il n'a pas trahi sa foi, répondit Neithen d'une voix calme, mais son visage s'était empourpré et il n'osait pas croiser le regard de Viviane.

Taliesin a énoncé une vérité que j'espérais t'épargner.

La jeune fille se tourna vers lui, en s'exclamant :

- De qui suis-je la fille alors ? Vous dites que vous n'êtes pas mon père !

Allez-vous me dire maintenant que la Dame n'est pas ma mère ?

- Oh non, c'est bien ta mère, répondit Neithen d'un air sombre. Elle nous a donné cette maison, à Bethoc et à moi, quand elle t'a confiée à nous, avec la promesse que cette terre nous appartiendrait pour toujours, et que tu resterais notre fille, à moins que par malheur, tes deux sours ne décèdent sans laisser de fille. Si l'aînée, qu'elle gardait auprès d'elle pour en faire une prêtresse, est morte, tu es désormais sa seule héritière.

- Et je suppose qu'elle a déjà arrangé mon mariage ? déclara Viviane avec amertume.

Neithen avait évoqué avec une famille de la rive sud de Mona une union possible avec leur fils, et celui-ci avait eu l'heur de plaire à Viviane.

Il restait encore sur cette île assez de vieux sang druidique pour que le Don de seconde vue qui lui donnait l'accès d'un monde invisible aux yeux des autres n'ait rien eu d'exceptionnel, et elle avait rêvé de devenir à

son tour maîtresse d'un foyer o˘ s'ébattraient ses propres enfants.

- Si tu es amenée à devenir prêtresse, répondit Neithen, la voix nouée par l'émotion, la seule union que tu connaîtras sera le Mariage Sacré de la Dame et du Dieu.

Viviane se sentit blêmir.

- Et si je dis que je ne veux pas y aller, ça ne changera rien ?

- Absolument rien. L'intérêt d'Avalon doit l'emporter sur tous nos désirs, répondit Taliesin d'un ton qui se voulait apaisant. Je le regrette, Viviane.

Elle redressa fièrement les épaules, en refoulant ses larmes.

- Dans ce cas, je ne peux vous en vouloir. quand devons-nous partir ?

- Je voudrais répondre " dès maintenant ", mais mon pauvre 331

LE SECRET D'AVALOK

mulet a besoin de repos, faute de quoi il va s'écrouler en chemin. Mais nous devrons partir dès demain matin.

- Si vite ! Pourquoi ma mère ne m'a-t-elle pas prévenue plus tôt?

- C'est la mort, mon enfant, qui n'a pas prévenu. Tu es déjà d'un ‚ge trop avancé pour commencer ton enseignement, et bientôt, les conditions climatiques nous interdiront de voyager. Si je ne te conduis pas immédiatement à Avalon, tu ne pourras pas t'y rendre avant le printemps. Va donc faire tes bagages, mais ne prends que les vêtements nécessaires pour le voyage. Une fois à Avalon, tu endosseras la robe de la Maison des Vierges.

Son ton n'admettait pas de réplique.

Alors qu'elle grimpait dans le grenier pour rassembler ses affaires, elle ne put retenir ses larmes plus longtemps. Avalon représentait un beau rêve, mais elle ne pouvait se résoudre à quitter cet homme et cette femme qui avaient été sa famille, ni cette île rocailleuse qu'elle avait appris à

aimer. Mais personne ne se souciait de ses désirs. Elle comprit alors qu'il lui faudrait arracher elle-même à la vie toutes les choses auxquelles elle aspirait.

Taliesin était assis près du feu, un bol de cidre chaud dans la main.

C'était la première fois qu'il avait aussi bien dormi depuis plusieurs jours, sans souffrir du froid. La paix régnait dans cette maison. Ana avait fait le bon choix en confiant l'éducation de sa fille à Neithen. quel dommage qu'elle ne puisse la laisser vivre ici, se dit-il. Sa mémoire exercée fit resurgir dans son esprit le visage de la Dame tel qu'il l'avait vu pour la dernière fois, le large front creusé par des rides nouvelles, la bouche pincée au-dessus du menton volontaire. Une petite femme laide, auraient pensé certains, mais depuis le premier jour o˘ Taliesin avait été

accueilli par les druides, vingt ans plus tôt, elle avait toujours incarné

à ses yeux l'image de la Déesse.

Soudain, un mouvement attira son regard ; il leva la tête. Deux jambes, vêtues d'un pantalon et entourées de guêtres, émergeaient du grenier. Il regarda cette étrange apparition, enveloppée d'une tunique ample, descendre l'échelle, puis, arrivée en bas, se retourner vers lui avec un air de défi.

Il fronça les sourcils mais ne put retenir bien longtemps un éclat de rire que Viviane lui rendit.

332

LA FILLE D'AVALON

- Portes-tu les vêtements de ton frère adoptif ? demanda-t-il.

- J'ai appris à monter à cheval comme un homme, pourquoi ne m'habillerais-je pas en homme pour chevaucher ? Je vous vois faire la grimace, craignez-vous que ma mère ne désapprouve cette tenue ?

Un rire vite réprimé contracta les lèvres du barde.

- Je doute que cela lui plaise, en effet. " Sainte Briga ! pensa-t-il. Elle est exactement comme Ana ! Ces prochaines années ne manqueront pas d'intérêt. "

- Tant mieux ! répliqua Viviane en s'asseyant à ses côtés, les coudes posés sur les genoux. Je n'ai pas envie de lui plaire. Si elle me fait une remarque, je lui rétorquerai que je ne voulais pas être arrachée de chez moi !

Taliesin laissa échapper un soupir.

- Je ne peux pas t'en vouloir. Sans doute n'oserai-je jamais contredire ta mère en public, mais je pense qu'elle a eu tort de t'envoyer loin d'Avalon si jeune, pour te faire revenir ensuite sans même te prévenir, comme si tu étais une marionnette qu'on déplace ici et là pour l'exhiber. Hélas, ajouta-t-il comme s'il se parlait à lui-même, Ana a toujours aimé qu'on lui obéisse. Moi-même, j'ai souvent senti peser le poids de son autorité.

Voyant le visage de Viviane se crisper, il comprit qu'elle avait entendu sa remarque. Il ébaucha d'instinct un geste apaisant de la main gauche, et la surprise disparut du visage de la jeune fille. Elle prit un bol. Il fallait qu'il soit plus prudent à l'avenir, se dit-il. Cette enfant possédait peut-

être les dons de sa mère, même s'ils avaient encore besoin d'être affinés.

Or, il n'avait jamais rien pu cacher à la Dame d'Avalon.

Le soleil qui avait atteint son zénith commençait à décliner quand ils se mirent en route, Taliesin sur son mulet et Viviane chevauchant un de ces petits poneys trapus et solides qu'on trouve dans le Nord. L'étendue d'eau qui séparait l'île du continent avait gelé, et ils purent effectuer la traversée à cheval. Après être passés par le village qui s'était développé

près de la forteresse de la légion à Segontium, ils empruntèrent la route que les Romains avaient construite sur les hauteurs du pays des Deceangles, en direction de Deva.

Viviane, qui n'avait jamais chevauché plus loin que l'autre bout 333

LE SECRET D'AVALON

de son île, se fatigua rapidement. Malgré tout, elle parvint à ne pas se laisser distancer, sans trahir la moindre faiblesse, bien que le druide, habitué à ignorer les protestations de son corps, n'ait pas conscience du calvaire que pouvaient représenter pour une jeune fille ces longues heures de route. Mais Viviane, aussi petite et frêle soit-elle, possédait la constitution robuste des hommes bruns des marais, dont elle avait hérité

l'apparence, accompagnée d'une profonde détermination. Elle n'avait pas revu sa mère depuis l'‚ge de cinq ans, mais elle sentait qu'au moindre signe de faiblesse de sa part, son esprit serait broyé.

Alors, elle chevauchait sans protester ; ses larmes gelaient sur ses joues, et quand elle se couchait le soir, elle était trop fatiguée pour dormir, tous ses muscles lui faisaient mal. Mais peu à peu, alors qu'ils avançaient vers le sud, à travers la vallée de la Wye, elle finit par s'habituer à

l'exercice. Malgré ce fichu poney qui semblait possédé par le démon de l'indépendance, car il insistait toujours pour suivre son chemin, qui n'était pas celui de Viviane.

Entre Deva et Glevum, Rome n'avait guère imprimé son empreinte sur le pays.

¿ la nuit tombée ils cherchaient refuge auprès de bergers ou de gardiens de troupeaux, ou de petites familles qui tentaient d'arracher leurs moyens de subsistance à ce sol aride. Si ces gens vénéraient le druide comme un dieu en visite chez les hommes, ils accueillaient Viviane comme une des leurs.

¿ mesure qu'ils approchaient des terres du Sud, même si le froid persistait, les routes devenaient meilleures, et ici et là, ils apercevaient le toit de tuiles d'une villa romaine entourée de vastes champs cultivés.

Aux abords de Corinium, Taliesin s'engagea sur le chemin conduisant à l'une de ces habitations, une vieille demeure confortable, composée de plusieurs maisons réunies autour d'une cour.

- Fut un temps, dit le druide alors qu'ils pénétraient dans la cour, o˘ un prêtre de mon rang aurait été accueilli avec les honneurs dans n'importe quelle maison anglaise, et traité par les Romains avec le plus grand respect, comme le prêtre d'une foi amie. Hélas, de nos jours, les chrétiens ont empoisonné bien des esprits, en accusant les adeptes des autres religions d'adorer des démons, même s'il s'agit de dieux compatissants ; voilà pourquoi je voyage sous le déguisement d'un barde errant, et ne révèle mon vrai visage qu'aux partisans des anciens rites.

- Et quelle est donc cette maison ? demanda Viviane, tandis 334

LA FILLE D'AVALON

que les chiens se mettaient à aboyer et que des gens sortaient la tête aux fenêtres et aux portes pour observer les arrivants.

- Ces gens sont des chrétiens, mais pas des fanatiques. Junius Priscus est un homme bon qui se préoccupe de la santé de ses proches et de ses animaux, et les laisse se débrouiller avec leurs ‚mes. Et surtout, il adore écouter jouer de la harpe. Nous recevrons ici un accueil chaleureux.

Un homme à large carrure, avec une couronne de cheveux roux, sortait de la maison pour les accueillir, entouré de ses chiens. Le poney de Viviane choisit cet instant pour tenter de s'emballer, et elle dut le maîtriser, sous le regard amusé de leur hôte.

Ils dînèrent à la mode romaine : les hommes allongés, tandis que les femmes étaient assises sur des bancs près de l'‚tre. La fille de Priscus, une enfant de huit ans aux yeux écarquillés, fascinée par cette visiteuse, était assise sur un tabouret bas à ses pieds, lui offrant à manger chaque fois qu'elle n'avait plus rien dans son assiette. Autant dire souvent.

Viviane avait l'impression de ne pas avoir mangé à sa faim, ni d'avoir eu véritablement chaud, depuis un siècle. Or, elle était à un ‚ge o˘ cela comptait.

Elle mangeait sans prêter attention aux conversations autour d'elle, mais son appétit finit par se calmer, et elle constata alors que la discussion portait sur le Grand Roi.

- Mais peut-on critiquer aussi sévèrement l'action de Vorti-gern ? demanda Taliesin en reposant sa coupe de vin. Avez-vous oublié combien nous étions désespérés lorsque l'évêque Germa-nus est venu nous rendre visite de Rome, à tel point qu'on le chargea de diriger des troupes contre les Pietés, sous prétexte qu'il avait servi dans les légions avant d'entrer les ordres ?

L'année même o˘ cette enfant est née...

En disant cela, il sourit à Viviane, avant de se retourner vers son hôte.

- Les Saxons installés dans le Nord par Vortigern ont su maintenir à

distance les Peuples Peints ; en déplaçant les Votadi-niens à Demetia et les Cornoviens à Dumnonia, il a placé des tribus puissantes là o˘ elles peuvent nous protéger des Irlandais. quant à ce chef de clan venu de Germanie, Hengest, il défend avec ses hommes la Côte Saxonne. Nous pouvons bien, en temps de paix, nous payer le luxe de querelles intestines, mais je trouve injuste que Vortigern soit payé de ses succès par une guerre civile.

335

LE SECRET D'AVALON

- Les Saxons sont trop nombreux, déclara Priscus. Vortigern a donné à

Hengest la totalité de Cantium pour subvenir aux besoins de son peuple, sans même l'autorisation de son roi. Tant que le Conseil soutenait Vortigern, je l'ai accepté, mais notre empereur légitime est Ambrosius Aurelianus, comme son père avant lui. J'ai combattu pour lui à Guollopuml.

Si l'un ou l'autre camp avait remporté une victoire décisive, nous saurions à quoi nous en tenir. Hélas, cette pauvre Angleterre risque de connaître le sort de cet enfant que le roi Salomon proposa de partager en deux : massacré pour calmer leur orgueil.

Taliesin secoua la tête.

- Ah, je crois pourtant me souvenir que la menace du roi fit entendre raison aux deux femmes qui se disputaient l'enfant, et peut-être nos chefs feront-ils de même.

Son hôte soupira.

- Mon pauvre ami, il faudrait bien plus qu'une simple menace. Il faudrait un véritable miracle.

Il conserva un air préoccupé, puis finalement se leva, en souriant à son épouse et aux deux filles.

- Voilà une discussion bien sombre pour un soir aussi glacial. Maintenant que je vous ai nourri, Taliesin, voulez-vous avoir la gentillesse de nous égayer avec une de vos chansons ?

Ils demeurèrent deux nuits à la villa, et Viviane regretta de devoir repartir. Mais les druides apprenaient à leurs prêtres à interpréter le ciel, et Taliesin déclara que s'ils ne reprenaient pas la route immédiatement, ils n'atteindraient pas Avalon avant la neige. La petite Priscilla s'accrocha à Viviane au moment des adieux, en promettant de ne jamais l'oublier, et cette dernière, devinant toute la bonté de cette enfant, se demanda si elle trouverait une amie si proche là-bas à Avalon.

Ils chevauchèrent à un rythme soutenu ce jour-là et le lendemain, dormant juste quelques heures dans une cabane de berger au bord de la route.

Viviane parlait peu durant ce long trajet, à

1. Vortigern, dont le nom signifierait " Haut Roi " et qui est qualifié par saint Gildas de tyrannus superbus, est la personnalité marquante des années d'anarchie qui suivent la mort de l'empereur Constance III. On ne sait presque rien de cet Ambrosius Aurelianus qui l'affronta peu avant 440 à

Guollopum. Ce qui est certain, c'est que Vortigern, pour s'affranchir de Rome, facilita la venue des Saxons (adventus Saxorum).

336

LA FILLE D'AVALON

l'exception parfois d'un juron étouffé adressé à son poney. La nuit suivante, ils la passèrent dans une auberge d'Aquae Sulis. Viviane conserva de cette ville l'image de constructions jadis magnifiques qui commençaient à se délabrer, et le souvenir d'exhalaisons sulfureuses, mais ils n'avaient pas le temps de faire du tourisme, et dès le lendemain matin, ils repartirent en empruntant la route de Lindinis.

- Est-ce que nous atteindrons Avalon ce soir ? demanda Viviane dans son dos.

Taliesin se retourna ; la route montait vers les collines de Mendip et leurs montures avaient ralenti le pas.

Il fronça les sourcils.

- Avec de bons chevaux, j'aurais répondu oui sans hésiter, mais ces fichues montures n'en font qu'à leur tête. Nous essaierons néanmoins.

Mais en milieu d'après-midi, il sentit une goutte sur sa main, leva les yeux et constata que le ciel s'était couvert de nuages gris qui maintenant partaient en flocons. Curieusement, la température sembla se réchauffer avec la venue de la neige, mais le barde savait que c'était une illusion.

La jeune fille ne s'était pas plainte une seule fois, mais lorsque la nuit commença à tomber, peu de temps après qu'ils eurent traversé la route desservant les mines de plomb, Taliesin s'engagea de son propre chef sur un chemin menant à un ensemble de b‚timents entourés d'arbres.

- L'été, ils fabriquent des tuiles dans cet endroit, expliqua-t-il, mais en cette saison, les installations seront désertes. Du moment que nous allons chercher du bois pour remplacer celui que nous utilisons, ils accepteront de nous laisser dormir ici, je l'ai déjà fait.

Le froid humide qui régnait en ces lieux désaffectés était réfrac-taire à

la chaleur du feu. Viviane s'assit en grelottant tout près des flammes, tandis que le barde faisait chauffer de l'eau pour préparer la bouillie d'avoine.

- Merci, dit-elle lorsque le repas fut prêt. S'il est vrai que je n'ai jamais demandé à accomplir ce voyage, je vous remercie de prendre soin de moi de cette façon. Mon père... mon père adoptif, veux-je dire, n'aurait pas pu se montrer plus prévenant.

Taliesin lui jeta un regard furtif, avant de plonger sa cuillère 337

LE SECRET D'AVALON

dans son bol de bouillie. Avec le froid la peau oliv‚tre de Viviane avait pris un teint cireux, mais des étincelles crépitaient dans ses yeux sombres.

- tes-vous mon père ? demanda-t-elle brusquement.

Taliesin demeura un instant interdit. En vérité, durant ce long trajet, lui aussi s'était posé la même question. Il venait juste d'être ordonné prêtre lors de la fête au cours de laquelle Viviane avait été conçue, participant pour la première fois en tant qu'homme aux Feux de Beltane. Et ce soir-là, Ana, bien qu'elle ait cinq ans de plus que lui et ait déjà donné naissance à deux filles, arborait la beauté de la Déesse comme une couronne.

Il se souvenait de l'avoir embrassée, et le go˚t de l'hydromel qu'elle avait bu était comme du miel sur ses lèvres. Mais tout le monde était ivre cette nuit-là, les couples se formaient et se défaisaient dans l'euphorie de la danse. Et parfois, un homme et une femme se touchaient, s'enlaçaient et disparaissaient en titubant dans l'obscurité pour accomplir la plus ancienne de toutes les danses. Il se souvenait d'une femme pleurant dans ses bras, tandis qu'il déversait en elle sa semence et son ‚me. Mais cette première fois, l'extase l'avait submergé, et il avait oublié le nom et le visage de cette femme.

Viviane attendait ; elle avait droit à une réponse.

- Il ne faut pas me poser cette question, dit-il en parvenant à esquisser un sourire. Aucun homme pieux ne peut prétendre avoir donné un enfant à la Dame. Même les rustres Saxons savent cela. Tu appartiens à la lignée royale d'Avalon, voilà tout ce que moi, ou n'importe quel autre homme, peut te dire.

- Vous avez juré de servir la Vérité, dit-elle en fronçant les sourcils. Ne pouvez-vous pas me dire la vérité ?

- N'importe quel homme serait fier de passer pour ton père, Viviane. Tu as supporté admirablement les rigueurs de ce voyage. quand toi aussi tu auras participé aux Feux de Beltane, peut-être comprendras-tu pourquoi je ne peux répondre à ta question. La vérité, c'est que... c'est possible, mais je n'en sais rien.

Viviane leva la tête et elle soutint son regard si longtemps que Taliesin, en dépit de sa formation, fut incapable de se détourner.

- Puisqu'on m'a privée d'un père, dit-elle enfin, je dois en trouver un autre, et parmi les hommes que je connais, c'est vous que je préfère appeler " père ".

338

LA FILLE D'AVALON

Taliesin la regardait, blottie comme un petit oiseau au plumage marron près du feu, et pour la première fois depuis qu'il avait été nommé barde les mots lui manquèrent. Mais dans son esprit, le tumulte régnait. " Ana regrettera peut-être de m'avoir chargé de cette mission. Cette fille n'est pas du genre, comme Anara, à obéir facilement aux ordres de la Dame, qu'il s'agisse d'aller chercher de l'eau ou de marcher vers sa mort. Mais moi je ne regretterai rien... quelle recrue de choix pour Avalon ! "

Viviane attendait toujours.

- Peut-être est-il préférable de ne pas parler de ça à ta mère, répondit-il enfin. Mais je te fais une promesse : je serai pour toi un aussi bon père que je le peux.

Ils atteignirent les rives du Lac au moment du crépuscule. Viviane balaya les lieux du regard, sans enthousiasme. La neige de la veille avait durci la boue et recouvert les roseaux ; elle continuait d'ailleurs à tomber. Les flaques étaient gelées, la glace formait par endroits à la surface de l'eau couleur d'étain des plaques qui scintillaient faiblement dans la lumière déclinante. Plus loin sur la rive, elle apercevait quelques cabanes, dressées sur pilotis au-dessus de la vase des marais. De l'autre côté du Lac, elle distinguait une colline dont le sommet était couronné de nuages.

Alors qu'elle regardait dans cette direction, elle perçut au loin le tintement d'une cloche.

- Est-ce là que nous allons ?

Un sourire illumina brièvement le visage de Taliesin.

- J'espère que non. Mais si nous n'appartenions pas au peuple d'Avalon, ce serait la seule île sainte qui s'offrirait à nos regards.

Il décrocha une corne de vache, ornée de motifs en spirale, qui pendait à

la branche d'un saule, et en tira quelques sons puissants et rauques qui résonnèrent longuement dans l'air immobile. Viviane était curieuse de savoir ce qui allait s'ensuivre. Le barde regardait dans la direction des cabanes, et ce fut elle qui perçut les premiers frémissements dans le paysage, en voyant bouger ce qu'elle prit tout d'abord pour un amoncellement de broussailles.

Il s'agissait en réalité d'une vieille femme, emmitouflée dans plusieurs épaisseurs de laine, avec par-dessus une cape en fourrure grise rapiécée.

¿ en juger par sa petite taille et ses yeux noirs, 339

LE SECRET D'AVALON

le seul détail de son visage qu'apercevait Viviane, elle appartenait certainement au Peuple des Marais. La jeune fille était intriguée par les regards étranges que lui jetait Taliesin, à la fois amusé et méfiant, comme s'il avait découvert une vipère sur son chemin.

- Gracieux seigneur et jeune dame, la barque ne peut venir vous chercher avec ce froid. Accepterez-vous de vous reposer sous mon toit en attendant un moment plus propice pour la traversée.

- Non, nous n'y tenons guère, répondit Taliesin avec fermeté. J'ai fait le serment de conduire cette enfant à Avalon le plus vite possible, et nous sommes épuisés. Voudriez-vous me forcer à commettre un parjure ?

La vieille femme eut un petit rire. Viviane fut parcourue d'un frisson ; mais peut-être n'était-ce que le froid.

- Le Lac est gelé. Peut-être pouvez-vous le traverser à pied. (Elle se tourna vers Viviane.) Si tu es née prêtresse, tu possèdes le Don de seconde vue, et tu connaîtras le chemin le plus s˚r. As-tu le courage d'essayer ?

La jeune fille la regardait fixement, sans rien dire. Certes, elle avait déjà " vu " des choses, des fragments, des éclairs, depuis aussi longtemps qu'elle s'en souvienne, mais elle savait que l'on ne pouvait guère se fier à ce Don de seconde vue, s'il n'était pas exercé. Malgré tout, un sixième sens lui permettait de capter certains indices dans cette conversation qu'elle ne comprenait pas.

- La glace est dangereuse. Elle paraît solide. Soudain, elle cède et vous tombez dans l'eau, dit le barde. Il serait regrettable, après avoir conduit cette enfant jusqu'ici, de la voir se noyer...

Ces paroles restèrent suspendues dans l'air glacé, et Viviane crut voir la vieille femme tressaillir, mais sans doute n'était-ce qu'une illusion, car déjà elle s'était retournée et tapait dans ses mains en lançant des paroles dans une langue que Viviane ne connaissait pas.

Immédiatement, une multitude de petits hommes à la peau brune, vêtus de fourrures, dévalèrent les échelles de leurs maisons, avec une rapidité

révélant qu'ils observaient sans doute la scène depuis un moment. Des roseaux, ils tirèrent une longue barque plate, assez large pour accueillir les montures des voyageurs, et dont la proue était enveloppée d'une sorte d'étoffe sombre. La glace se fendait et craquait à mesure que la barque 340

LA FILLE D'AVALON

avançait, et Viviane se réjouit de ne pas avoir voulu faire étalage de son savoir. La vieille femme l'aurait-elle laissée prendre ce risque ? se demanda-t-elle. Car elle savait, à n'en pas douter, que la glace était trop fragile.

Des fourrures étaient entassées au fond de la barque, et Viviane s'y blottit avec plaisir, car lorsque les passeurs poussèrent sur leurs longues perches et que l'embarcation s'éloigna du rivage, elle sentit courir sur sa peau les doigts glacés du vent. Elle s'étonna de voir la vieille femme, qu'elle avait prise pour une habitante des marais, s'asseoir à l'avant de la barque, face au vent, comme si elle était insensible au froid. Elle n'était plus la même maintenant. Viviane avait d'ailleurs l'impression de l'avoir déjà rencontrée.

Ils atteignirent le milieu du Lac. Les hommes des marais avaient troqué

leurs perches contre des rames, et tandis que le vent s'amplifiait, la barque se balançait sur la houle. Viviane discernait maintenant, à travers le rideau ondoyant et floconneux de la neige qui tombait, le rivage sombre de l'île, avec son église ronde de pierre grise. Déjà les passeurs relevaient leurs rames pour laisser la barque s'immobiliser.

- Ma Dame, voulez-vous appeler les Brumes ? demanda l'un d'eux en langue anglaise.

Viviane, horrifiée, crut tout d'abord qu'il s'adressait à elle. Mais, à sa grande surprise, elle vit la vieille femme se lever. Elle ne paraissait plus si petite désormais, ni si vieille. L'étonnement de la jeune fille dut se lire sur son visage, car elle entrevit un sourire sur celui de la Dame, avant qu'elle ne se tourne face à l'île. Viviane n'avait pas revu sa mère depuis l'‚ge de cinq ans, et elle ne pouvait se remémorer consciemment ses traits. Pourtant, en cet instant précis, elle la reconnut ! Elle lança un regard accusateur à ce traître de Taliesin ; il aurait quand même pu la prévenir !

Mais son père - s'il s'agissait bien de son père ! - avait les yeux fixés sur la Dame, qui semblait gagner en taille et en beauté à chaque instant, tandis qu'elle levait les bras au ciel. Le temps d'un souffle, elle se tint immobile et cambrée, se préparant à invoquer la Déesse. Puis un chapelet de syllabes étranges sortit de ses lèvres, en un long appel cristallin, et ses bras, ondulant comme des serpents, retombèrent lentement.

341

LE SECRET

Viviane ressentit jusque dans ses os ce tremblement qui marquait le passage d'un monde à l'autre. Avant même que la brume ne scintille, elle comprit ce qui se passait, mais ses yeux étaient toujours écarquillés d'émerveillement lorsque le brouillard s'écarta. Avalon apparut soudain dans tout l'éclat du couchant. Un soleil qui avait négligé le monde des simples mortels embrasait sur l'île sainte ses derniers feux. Il n'y avait pas de neige sur les pierres couronnant le sommet duTor, mais le rivage était recouvert d'une couche blanche scintillante tout comme les pommiers qui paraissaient chargés d'une abondante et crémeuse floraison, car Avalon n'était pas entièrement isolé du monde des humains. Mais aux yeux ébahis de Viviane, c'était une vision de lumière, et jamais au cours de sa vie future, elle ne contempla rien d'aussi beau.

Les passeurs replongèrent leurs rames dans l'eau, en riant, et conduisirent rapidement la barque jusqu'au rivage. On les avait vus arriver : des druides portant des tuniques blanches, des filles et des femmes vêtues de laine écrue ou arborant le bleu des prêtresses, dévalaient la colline pour venir à leur rencontre. La Dame d'Avalon, se débarrassant des couches de vêtements qui la dissimulaient, débarqua la première et se retourna pour tendre la main à Viviane.

- Sois la bienvenue à Avalon... ma fille. Viviane qui s'apprêtait à saisir cette main tendue se figea, et toutes les contrariétés du voyage se muèrent en un flot de paroles.

- Si je suis la bienvenue comme vous dites, pourquoi avez-vous attendu si longtemps pour envoyer quelqu'un me chercher, et si je suis votre fille, pourquoi m'avez-vous arrachée, sans même me prévenir, à la seule famille que j'aie jamais connue !

- Je ne donne jamais mes raisons.

La voix de la Dame se fit tout à coup glaciale.

Et soudain, Viviane fut à nouveau envahie par le souvenir de ce ton brutal, lorsqu'elle était enfant : elle s'attendait à une caresse, et à la place c'était cette même froideur, plus terrible encore qu'une correction.

D'une voix radoucie, la Dame ajouta :

- Viendra peut-être un jour, ma fille, o˘ tu feras de même. Mais dans l'immédiat, pour ton propre bien, tu dois te soumettre à la même discipline que n'importe quelle novice sur cette île, née de parents paysans. As-tu compris ?

Viviane demeura bouche bée, tandis que la Dame - elle ne 342

LA FILLE D'AVALON

pouvait se résoudre à penser à elle en tant que " mère " - adressait un geste à une des filles.

- Rowan, conduis-la à la Maison des Vierges, et donne-lui la robe d'une prêtresse novice. Elle prêtera serment avant le repas du soir dans le Temple.

La fille prénommée Rowan était svelte, avec des cheveux blonds qui apparaissaient sous le ch‚le noué autour de sa tête. Dès qu'elles furent à

l'abri des regards de la Dame, elle glissa à Viviane :

- N'aie pas peur...

- Je n'ai pas peur. Je suis furieuse !

- Dans ce cas, pourquoi trembles-tu tellement que tu ne peux même pas me tenir la main ? répliqua la jeune fille blonde en riant. Je t'assure, tu n'as pas de raison d'avoir peur. La Dame ne mord pas. Elle aboie même rarement du moment que tu écoutes ce qu'elle dit. Un jour viendra, crois-moi, o˘ tu seras heureuse ici.

Viviane secoua la tête, en songeant : " Si au moins elle s'emportait, je pourrais peut-être croire qu'elle m'aime... "

- Elle ne nous interdit jamais de poser des questions. Parfois, elle s'énerve, mais tu ne dois jamais lui montrer que tu as peur d'elle... ça la met encore plus en colère. Et surtout, tu ne dois jamais pleurer devant elle.

" Dans ce cas, j'ai parfaitement réussi mes débuts ", se dit Viviane. quand elle pensait à sa mère autrefois, ce n'était pas ainsi qu'elle imaginait leurs retrouvailles.

- C'est la première fois que tu vois la Dame ? demanda Rowan.

- C'est ma mère, répondit Viviane, ravie de voir la stupéfaction se peindre sur le visage de la jeune fille. Mais je suis s˚re que tu la connais mieux que moi, s'empressa-t-elle d'ajouter. Je ne l'ai pas revue depuis que j'étais toute petite.

- Je m'étonne qu'elle ne nous ait rien dit ! Mais peut-être craignait-elle que l'on ait peur de toi, ou que l'on te traite différemment. Ou peut-être que nous sommes toutes, d'une certaine façon, ses enfants. Nous sommes actuellement quatre novices, ajouta Rowan. Il y a toi, moi, Fianna et Nella. Nous dormirons toutes les quatre dans la Maison des Vierges.

Elles l'avaient atteint, maintenant. Rowan aida sa nouvelle camarade à se débarrasser de ses vêtements salis par le voyage et à se laver. ¿ cet instant, Viviane aurait été heureuse d'enfiler un sac de toile, pourvu qu'il e˚t été propre et sec. Mais la robe que

343

LE SECRET D'AVALON

Rowan fit passer par-dessus sa tête était faite d'une laine épaisse couleur grège ; une cape de laine grise, fixée sur ses épaules à l'aide d'une broche, complétait sa tenue.

En pénétrant dans le Temple, elles constatèrent que la Dame s'était changée elle aussi. Elle n'avait plus rien de la vieille femme qui les avait accueillis au bord du Lac. Elle se dressait, majestueuse, dans une tunique et un manteau bleu foncé; une couronne de baies d'automne ceignait son front. En plongeant son regard dans ces yeux sombres, Viviane reconnut, non pas la mère dont elle se souvenait, mais le visage qu'elle voyait quand elle se mirait dans un étang dans la forêt.

- Jeune vierge, pourquoi es-tu venue à Avalon ?

- Parce que vous êtes venue me chercher.

Viviane vit la colère embraser les yeux de sa mère, mais elle se souvint des paroles de Rowan et l'affronta courageusement. Les gloussements nerveux qui avaient parcouru la rangée de jeunes filles derrière elle moururent aussitôt, devant le regard noir de la Dame.

- Sollicites-tu de ton plein gré ton admission parmi les prêtresses d'Avalon ? demanda la Dame d'un ton sec en soutenant le regard de sa fille.

" Cette question est importante, se dit Viviane. Elle a pu envoyer Taliesin jusqu'à Mona pour me chercher, mais celui-ci ne peut pas m'obliger à rester ici, et elle non plus, malgré son immense pouvoir. Elle a besoin de moi, et elle le sait. " L'espace d'un instant, elle fut tentée de refuser.

Finalement, ce ne fut ni l'amour de sa mère, ni la peur qui motivèrent sa décision, pas même la pensée du monde gris et froid qui l'attendait à

l'extérieur. Mais au cours de cette traversée du Lac, et avant cela, durant le voyage avec Taliesin, des sens qui étaient en sommeil du temps o˘ elle vivait sur l'île de Mona s'étaient réveillés. Elle avait go˚té à cette magie qui constituait son héritage, et elle n'en était pas rassasiée.

- quelle que soit la raison qui m'a conduite ici, je souhaite y rester...

de mon plein gré, déclara-t-elle d'une voix haute et claire.

- Dans ce cas, je t'accepte au nom de la Déesse. Te voilà ainsi dévouée à

Avalon.

Et pour la première fois depuis son arrivée, sa mère la prit dans ses bras.

344

LA FILLE D'AVALON

Les autres événements de cette soirée se déroulèrent dans une sorte de confusion : le serment de considérer toutes les femmes de la communauté

comme des membres de sa famille ; la présentation de toutes les prêtresses, l'une après l'autre ; sa promesse de demeurer pure. La nourriture était simple, mais bien préparée, et dans son état de fatigue avancée la douce chaleur du feu la plongea dans un demi-sommeil avant même la fin du repas.

En riant, les autres jeunes filles la portèrent jusqu'à la Maison des Vierges, lui désignèrent son lit et lui donnèrent une chemise de nuit en lin parfumée de lavande.

En dépit de sa fatigue le sommeil semblait la fuir. Elle n'était habituée ni à ce lit, ni à la respiration de ses nouvelles camarades, ni aux grincements des murs sous les assauts du vent. Tout ce qu'elle avait vécu depuis l'arrivée de Taliesin à la ferme de ses parents adoptifs repassait dans sa mémoire comme dans un rêve éveillé.

Dans le lit voisin, elle entendait Rowan remuer. ¿ voix basse, elle l'appela.

- qu'y a-t-il ? Tu as froid ? demanda Rowan.

- Non. (" Pas physiquement ", se dit Viviane.) Je voulais te demander...

car tu vis ici depuis un certain temps... qu'est-il arrivé à Anara ?

Comment est morte ma sour ?

Il y eut un long silence, et puis un soupir.

- Nous n'avons entendu que des rumeurs. Je ne sais pas vraiment. Mais...

quand elle eut terminé sa formation, on l'a envoyée au-delà des brumes pour qu'elle retrouve seule son chemin. Mais on ignore ce qui s'est passé, peut-

être que la Dame elle-même ne le sait pas. Surtout, ne dis à personne que je t'en ai parlé... depuis le drame, personne ne prononce le nom d'Anara.

J'ai seulement entendu dire qu'en ne la voyant pas revenir, on est parti à

sa recherche, et on l'a retrouvée qui flottait dans les marais, noyée...

XVIII

La Dame d'Avalon se promenait dans le verger au-dessus du Puits Sacré. Sur les branches des arbres, de petites pommes vertes et dures revêtaient leurs premières couleurs. ¿ l'image de ces jeunes filles assises aux pieds de Taliesin, songea-t-elle, elles ne tarderaient pas à m˚rir et à se développer. Elle percevait les voix des novices, et celle du druide, plus grave, qui leur répondait. S'enveloppant de ce charme magique qui lui permettrait de passer inaperçue, elle se rapprocha du petit groupe.

- Il existe quatre trésors qui sont soigneusement conservés à Avalon depuis l'arrivée des Romains sur cette terre, disait le barde. Savez-vous quels sont ces trésors, et pourquoi ils sont considérés comme sacrés ?

Les quatre novices étaient assises côte à côte dans l'herbe, la tête renversée pour regarder leur professeur, avec leurs cheveux coupés ras : blonds, roux, bruns et ch‚tains. On les avait tondues pour des raisons pratiques, comme le voulait l'usage en été. Ana avait entendu dire que Viviane avait protesté à cette occasion, évidemment, car ses cheveux étaient ce qu'elle avait de plus beau, brillants et aussi épais qu'une crinière. Mais si elle pleura, elle le fit quand elle était seule.

La jeune fille blonde, Rowan, leva la main pour répondre.

- L'un de ces trésors est l'…pée des Mystères, n'est-ce pas ? Celle que portait Gawen, un des anciens rois ?

- Gawen portait cette épée, en effet, mais elle est beaucoup plus ancienne, forgée qu'elle fut par le feu du ciel...

La voix du barde adopta le rythme de la poésie pour narrer cette légende.

346

LA FILLE D'AVALON

Viviane, captivée, n'en perdait pas une miette. Ana avait envisagé un instant de lui expliquer qu'on ne leur avait pas coupé les cheveux en guise de punition. Mais la Dame d'Avalon n'avait pas pour habitude de justifier ses actes ; en outre, ce ne serait pas rendre service à cette enfant que de la dorloter. Soudain, elle eut le souffle coupé en voyant surgir l'image du visage blême d'Anara sous l'eau, ses longs cheveux emmêlés parmi les roseaux, se superposant à celle de Viviane. Une fois de plus, elle se répéta qu'Anara était morte parce qu'elle manquait de vigueur. Pour son bien, Viviane devait accomplir et endurer tout ce qui pouvait accroître son endurance.

- quels sont donc les autres trésors ? demandait Taliesin.

- Je crois qu'il y a une Lance, dit Fianna, dont les cheveux couleur d'automne luisaient dans le soleil.

- Et un Plat aussi, ajouta Nella, aussi grande que Viviane, bien que plus jeune, avec sa tignasse de cheveux ch‚tains emmêlés.

- Et la Coupe..., ajouta Viviane dans un murmure, qui est comme le Chaudron de Ceridwen, dit-on, et le Graal qu'Arian-rhod conservait dans son temple de cristal, orné de perles.

- En effet, il est toutes ces choses, car il les contient, tout comme il est et contient à la fois l'eau sacrée du puits. Et pourtant, si vous étiez amenées à contempler ces trésors sans y avoir été préparées, sans doute vous sembleraient-ils d'une grande banalité. Ceci pour bien nous montrer que les choses de la vie quotidienne peuvent, elles aussi, être sacrées.

Mais si vous les touchiez... (il secoua la tête en signe de mise en garde), alors là, ce serait plus grave, car toucher aux Mystères sans préparation est un geste mortel. Voilà pourquoi nous les cachons.

- O˘ ça ? interrogea Viviane, avec une lueur dans le regard. De curiosité ?

se demanda sa mère. De vénération ? Ou était-ce le go˚t du pouvoir ?

- Cela fait partie également des Mystères, répondit Taliesin, que seuls connaissent les initiés appelés à devenir leurs gardiens.

Déçue, Viviane fit la grimace, tandis que le barde poursuivait son exposé :

- Il vous suffit de savoir quels sont les Trésors, et de connaître leur signification. On nous apprend que le Symbole n'est rien, et que la Réalité

est tout... et la réalité contenue dans ces symboles 347

LE SECRET D'AVALON

est celle des quatre éléments dont chaque chose est faite : la Terre, l'Eau, l'Air et le Feu.

- Ne nous avez-vous pas dit que les symboles étaient importants ? demanda Viviane. Nous parlons des éléments, sans vraiment pouvoir les comprendre.

Nos esprits utilisent les symboles pour créer de la magie...

Taliesin eut pour elle un sourire attendri. Ana en ressentit un pincement au cour inattendu. " Elle est trop passionnée..., se dit-elle. Il faut la mettre à l'épreuve ! "

Viviane, parcourue d'un frisson, se retourna. En dépit du sortilège qui l'enveloppait comme un voile, la jeune fille découvrit sa mère qui les observait. Ana fit un masque de ses traits, et au bout d'un moment, Viviane détourna la tête en rougissant.

La Dame fit demi-tour et repartit d'un pas vif entre les arbres du verger.

" Je suis dans ma trente-cinquième année, se dit-elle, et je suis toujours fertile. Je peux donner naissance à d'autres filles. Mais en attendant, Viviane est ma seule enfant. Elle porte l'espoir d'Avalon. "

Viviane accroupie se massait les reins. Derrière elle, les pierres récurées du chemin laissaient échapper une légère fumée. Devant elle, les pierres encore sèches attendaient. Elle avait mal aux genoux également ; ses mains étaient rougies et gercées à force de plonger dans l'eau. En séchant, les pierres qu'elle venait de nettoyer ressemblaient à celles qui s'étendaient devant elle ; ce qui n'avait rien d'étonnant vu qu'elle les lavait pour la troisième fois. Une première fois, c'était compréhensible, car le chemin avait été souillé par les vaches s'en revenant des p‚turages. De même, il était juste que cette t‚che lui incomb‚t, étant donné que c'était elle qui conduisait le troupeau.

Mais à quoi bon laver les pierres une deuxième et une troisième fois ? Les corvées ne lui faisaient pas peur ; elle avait l'habitude de travailler dur à la ferme de son père adoptif, mais quel bénéfice spirituel y avait-il à

recommencer un travail qu'elle avait effectué soigneusement ? Ou même à

conduire des bêtes aux p‚turages, une t‚che qui ne se distinguait pas des travaux qu'elle accomplissait naguère à la ferme ?

Ils auraient voulu la convaincre qu'Avalon était sa nouvelle maison, pensa-t-elle le cour gros, en plongeant une fois de plus 348

LA FILLE D'AVALON

la brosse dans le seau, pour frotter négligemment la pierre suivante. Mais une maison, c'était un endroit o˘ l'on vous aimait... Or, la Dame s'était montrée parfaitement claire : si elle avait fait revenir sa fille à Avalon, ce n'était pas par amour, mais par nécessité. Et Viviane réagissait en faisant ce qu'on lui demandait d'un air morose, sans ardeur ni joie.

Peut-être les choses se seraient-elles passées différemment, se dit-elle en s'attaquant à une autre pierre, si elle avait appris la magie. Hélas, cet enseignement était réservé aux disciples plus ‚gés. Les novices n'avaient droit qu'aux contes pour enfants, et au privilège de servir la communauté.

Dire qu'elle ne pouvait même pas s'évader ! De temps à autre, une fille plus ‚gée accompagnait la Dame durant un de ses voyages, mais les plus jeunes ne quittaient jamais Avalon. Si Viviane tentait de partir seule, ce serait à coup s˚r une longue errance dans les brumes puis une noyade dans les marais, comme sa pauvre sour.

Peut-être Taliesin accepterait-il de l'emmener, si elle l'en priait. Elle savait qu'il éprouvait de l'amour pour elle. Mais il était totalement entre les mains de la Dame. Risquerait-il d'encourir sa colère pour une fille qui n'était peut-être même pas la sienne ? Depuis un an et demi qu'elle vivait ici, Viviane avait déjà vu une fois sa mère véritablement furieuse, en apprenant que le Grand Roi avait répudié son épouse, une femme élevée à

Avalon, pour se remarier avec la fille de Hengest le Saxon. La cible de sa fureur se trouvant hors de portée, à Londinium, la rage de la Dame n'avait pu trouver d'exutoire, et l'atmosphère d'Avalon s'était chargée d'une telle tension que Viviane, en levant les yeux, s'était étonnée de constater que le ciel était toujours bleu. De toute évidence, ce que disaient ses professeurs sur la nécessité d'apprendre à maîtriser ses émotions était vrai.

" Je serai obligée de me montrer patiente, se dit Viviane, en avançant de quelques centimètres sur le chemin de pierres. J'ai le temps. quand j'aurai l'‚ge d'être initiée et qu'ils m'enverront au-delà des brumes, je m'en irai d'ici tout simplement... "

Dans le soleil couchant les nuages se déployaient comme des bannières d'or.

L'air était plein de ce silence qui règne lorsque le monde hésite encore entre le jour et la nuit. Viviane comprit qu'il lui fallait se h‚ter si elle voulait avoir terminé cette corvée avant l'heure du dîner. Il n'y avait presque plus d'eau dans le seau. Elle

349

LE SECRET D'¬V¿LON

se releva en maugréant et suivit le chemin pour aller en chercher, accompagnée par les grincements du seau de fer qui lui battait les jambes.

Un vieux muret de pierres entourait le puits, découvert seulement lors de certaines cérémonies. Un sillon conduisait l'eau jusqu'à l'…tang Miroir o˘

les prêtresses lisaient l'avenir, et de là, le trop-plein était dévié, au milieu des arbres, vers une citerne affectée aux divers usages domestiques.

En passant devant l'Etang Miroir, Viviane se surprit à ralentir. Ainsi que le lui avait enseigné Taliesin, c'était la réalité qui comptait, et non les symboles ; et la réalité, c'était que l'eau de la citerne était exactement la même que celle de l'étang. Elle jeta des regards autour d'elle. Le temps passait, et il n'y avait personne pour la voir... Alors, elle fît rapidement un pas sur le côté et se pencha pour plonger son seau dans l'eau.

L'étang était en feu !

Le seau lui échappa, roula bruyamment sur les pierres, mais Viviane n'y prit garde, fascinée par les images qui s'offraient à elle.

Une ville était en feu. Des flammes rouges léchaient les maisons, dardant des langues dorées chaque fois qu'elles découvraient un nouveau combustible, et une gigantesque colonne de fumée noire se dressait dans le ciel. Des silhouettes couraient en tous sens, ombres chinoises se découpant sur le fond du brasier, fuyant les maisons les bras chargés. Tout d'abord, elle crut que les gens essayaient simplement de soustraire leurs biens à

l'appétit dévorant des flammes, mais soudain, elle vit briller l'éclair d'une épée. Un homme s'effondra, tandis qu'une gerbe de sang jaillissait de son cou, et dans un grand éclat de rire, le meurtrier lança la cassette que transportait sa victime sur une couverture o˘ s'entassaient déjà d'autres fragments de vie.

Des corps jonchaient les rues. Au premier étage d'une maison, elle aperçut à une fenêtre un visage, la bouche grande ouverte dans un hurlement muet.

Mais les barbares aux cheveux blonds étaient partout, sabrant et massacrant à tour de bras avec de grands rires. Son champ de vision se déplaça, s'élargit, et finit par englober une scène plus étendue. Sur les routes qui s'éloignaient de la ville c'était une fuite éperdue de charrettes attelées ou de charrettes à bras chargées de tout ce que les victimes avaient pu 350

LA FILLE D'AVALON

sauver. Les plus démunis tiraient à grand-peine de lourds ballots. Ceux qui n'avaient rien - et ce spectacle était le plus poignant -s'avançaient d'un pas titubant, les mains vides. Leurs regards étaient sans expression mais on pouvait y lire encore les horreurs dont ils avaient été les témoins.

Elle avait vu le nom de " Venta " sur une pierre renversée, mais les vastes terres qui entouraient la cité étaient plates et marécageuses ; il ne s'agissait donc pas de la Venta des Silures. Cette scène devait se dérouler bien plus loin, vers le sud-est, aux abords de la capitale des anciennes terres des Icéniens. L'esprit de Viviane se raccrochait désespérément à ces suppositions, comme s'il cherchait à se détacher de ce qu'elle avait vu.

Mais son effroyable vision ne la l‚chait pas. Elle vit la vaste cité de Camulodunum dont la grande porte avait été détruite par les flammes, et bien d'autres villes romaines ravagées par l'incendie. Les béliers des Saxons effondraient les murs et enfonçaient les portes. Les corbeaux s'éloignaient en sautillant lorsque les hordes de pillards envahissaient les rues désertées, avant de revenir se gaver des corps abandonnés. Un chien galeux traversa le forum au petit trot, avec un rictus triomphant, en tenant dans sa gueule une main tranchée.

Dans la campagne la destruction était moins totale, mais la terreur avait balayé de son aile noire toute présence humaine. Viviane vit les habitants des villas isolées enterrer leurs biens et s'enfuir vers l'ouest, après avoir piétiné le blé m˚r. Le monde entier semblait fuir devant les loups saxons.

Le feu et le sang se mélangeaient en tourbillons écarlates, tandis que ses yeux s'emplissaient de larmes. Elle sanglotait, sans pouvoir toutefois se détacher de ce spectacle. Et peu à peu, elle prit conscience d'une voix qui lui parlait, depuis un long moment déjà.

- Respire profondément... oui, comme ça... ce que tu vois est très loin d'ici, tu n'as rien à craindre... inspire et souffle lentement, calme-toi, et dis-moi ce que tu vois...

Viviane exhala dans un frisson, inspira de nouveau, plus facilement, et chassa ses larmes d'un battement de paupières. La vision était toujours présente, mais maintenant, elle avait l'impression de voir défiler les images d'un rêve. Sa conscience flottait hors de son corps, quelque part, et elle savait, sans y prêter attention, qu'on lui posait des questions, et elle entendait sa voix qui y répondait.

351

LE SECRET D'AVALON

- Je suppose que cette fille est digne de foi ? Il n'est pas possible qu'il s'agisse d'une hystérique, ou qu'elle ait tout inventé pour se faire remarquer ? demanda le vieux Nectan, chef des druides d'Avalon.

Ana lui adressa un sourire sardonique.

- Allons, ne cherchez pas à vous rassurer en pensant que je protège ma fille. Les prêtresses vous diront que je ne l'ai jamais favorisée, et je n'hésiterais pas à la tuer de mes propres mains si je pensais qu'elle avait profané les Mystères. Mais à quoi bon inventer pareille histoire alors qu'elle n'avait pas d'auditoire ? Viviane était seule quand son amie, inquiète de ne pas la voir au dîner, est partie à sa recherche. Lorsqu'on m'a prévenue, elle était dans un état de transe profonde, et vous admettrez que je suis capable de faire la différence entre une authentique vision et une scène de comédie.

- Une transe profonde..., répéta Taliesin. Pourtant, Viviane n'a pas encore reçu l'enseignement !

- En effet, mais j'ai d˚ faire appel à toute mon expérience pour la ramener à elle !

- Et ensuite, vous avez continué à l'interroger ? demanda le barde.

- quand la Déesse envoie une vision si brutale, si forte, nous devons l'accepter. Nous n'avons pas osé rejeter cette mise en garde, répondit la Dame, en réprimant elle aussi un sentiment de malaise. De toute façon, le mal était fait. Nous pouvions uniquement essayer d'en apprendre le plus possible, et nous occuper ensuite de la fille...

- Pourra-t-elle s'en remettre ? demanda Taliesin. Son visage avait blêmi, et Ana fronça les sourcils. Elle n'avait pas remarqué qu'il était si attaché à Viviane.

- Elle se repose. Je pense qu'il est inutile de s'inquiéter... Elle est d'une race solide, répondit la Dame d'un ton sec. ¿ son réveil, elle aura le corps endolori, mais si elle se souvient de quelque chose, cela lui paraîtra lointain, comme un rêve.

Nectan se racla la gorge pour interrompre cet échange.

- Très bien. S'il s'agit d'une authentique vision, qu'allons-nous faire ?

- La première chose à faire, c'était d'envoyer un messager à

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LA FILLE D'AVALON

Vortigern, et je l'ai fait. Nous sommes au cour de l'été, et Viviane a vu des champs prêts pour la récolte. Si la mise en garde lui parvient maintenant, il disposera d'un peu de temps pour réagir.

- ¿ condition qu'il accepte d'en tenir compte, déclara Julia, une des prêtresses, d'un ton sceptique. Cette sorcière saxonne le mène par leÔ...

Le regard noir d'Ana la réduisit au silence.

- Même si Vortigern décide de rassembler toutes ses troupes pour affronter Hengest, il sera impuissant, fit remarquer Taliesin. Les barbares sont trop nombreux. Rappelez-nous quels sont ces mots que Viviane a criés à la fin ?

- " Les Aigles se sont envolés pour toujours. Désormais, le Dragon Blanc se réveille et dévore le pays... ", récita Ana dans un murmure, sans pouvoir réprimer un frisson.

- Le désastre que nous redoutions tant est arrivé ! s'exclama Talenos, un jeune druide. La malédiction que nous espérions ne jamais voir.

- Et que proposez-vous, à part nous lamenter en nous frappant la poitrine comme le font les chrétiens ? demanda Ana d'un ton acerbe.

La situation était aussi terrible qu'elle l'avait décrite, et même plus, songea-t-elle en repensant aux horreurs contenues dans les paroles de Viviane. Depuis qu'elle les avait entendues, son estomac noué l'empêchait de manger. Malgré tout, elle ne devait pas leur montrer qu'elle était rongée par la peur. Elle était la Dame d'Avalon.

- Oui, que pouvons-nous faire ? demanda la vieille Elen. Avalon a été

écarté du monde extérieur pour servir de refuge, et depuis l'époque de Carausius nous avons toujours gardé notre secret. Nous devons attendre que l'incendie autour de nous s'éteigne de lui-même. Au moins sommes-nous en sécurité ici...

1. Les historiens de ces temps de troubles évoquent en effet le mariage de Vortigern avec la fille d'un chef saxon dont il avait facilité

l'implantation dans l'Est. Cette tradition a certes pour objectif de justifier après coup la naissance éventuelle d'une dynastie saxonne. Elle n'a rien toutefois d'invraisemblable. Dans YHistoria Brittonum de Nennius (IXe siècle), qui est l'une des sources de la " matière arthurienne ", il est dit que Vortigern " gouverna l'Angleterre et fut durant son règne conduit par la peur des Pietés, des Scots et des Romains ". Dans ces conditions, une alliance renforcée avec les Saxons prend tout son sens -

alliance que les excès de ses partenaires vont discréditer.

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LE SECRET D'AVALON

LA FILLE D'AVALON

Les autres lui jetèrent des regards chargés de mépris. Honteuse, Elen se tut.

- Nous devons prier la Déesse pour qu'elle nous accorde son aide, dit Julia. Taliesin secoua la tête.

- «a ne suffit pas. Si le roi ne peut, ou ne veut pas se sacrifier pour son peuple, dans ce cas, c'est au Merlin d'Angleterre de s'en charger1.

- Mais nous n'avons pas de...

Nectan n'acheva pas sa phrase ; ses joues rougeaudes p‚lirent et Ana, malgré un pincement d'inquiétude provoqué par la remarque de Taliesin, ne put s'empêcher d'éprouver un certain amusement teinté d'amertume devant la peur évidente du vieux prêtre craignant qu'on lui demande d'assumer ce rôle.

- Pas de Merlin ? conclut Taliesin à sa place. Nous n'en avons plus depuis l'époque o˘ les Romains ont envahi l'Angleterre pour la première fois, lorsqu'il est mort afin que Caractacus2 puisse poursuivre son combat.

- Le Merlin est un des maîtres, un être rayonnant qui a refusé de s'élever au-dessus de cette sphère pour pouvoir continuer à veiller sur nous, dit Nectan, en se rasseyant sur son banc. En reprenant forme humaine, il serait affaibli. Nous pouvons prier pour solliciter ses conseils, mais pas lui demander de revenir parmi nous.

- Même si c'est la seule chose qui puisse nous sauver ? répliqua Taliesin.

S'il est aussi clairvoyant, il saura s'il doit accepter ou refuser. Une chose est s˚re cependant, il ne viendra pas si on ne l'appelle pas !

Julia intervint :

- «a n'a pas marché du temps de Caractacus. Le roi a survécu, certes, mais il a été capturé et les Romains ont massacré les druides sur l'île Sacrée.

1. Merlin n'est pas simplement l'enchanteur - mi-diabolique, mi-chrétien -

de la légende arthurienne. C'est aussi un acteur de l'histoire anglaise.

Dans les littératures galloise, écossaise, anglaise, il est considéré comme le symbole de l'esprit breton.

2. Ou Caradoc. Roi breton qui résista aux troupes romaines dans le Pays de Galles. Trahi par l'un de ses alliés, il fut capturé puis conduit à Rome vers 50 après J.-C. L'empereur Claude l'avait en haute estime.

Nectan acquiesça.

- Ce fut une catastrophe. Et pourtant, ces Romains qui nous avaient alors vaincus, nous déplorons aujourd'hui leur destruction ! Ne peut-on espérer vivre un jour en paix avec ces Saxons comme nous vivions en paix avec Rome ?

Tous les regards se portèrent sur lui, et il se tut à son tour.

" Les Romains, pensa Ana, possédaient une armée, mais aussi une civilisation. Les Saxons ne sont guère plus évolués que les loups sauvages des collines.

- Même s'il renaissait demain, déclara-t-elle, tout serait consommé

lorsqu'il atteindrait l'‚ge d'homme.

- Il existe, paraît-il, un autre moyen, déclara Taliesin, à voix basse.

Lorsqu'un homme vivant ouvre son ‚me pour laisser entrer l'Autre dans1...

- Non ! s'écria Ana, et la peur transforma sa voix en coup de fouet. Au nom de la Déesse, je l'interdis ! Je n'ai pas besoin du Merlin... J'ai besoin de vous, ici !

Elle soutint le regard de Taliesin, en rassemblant tout son Pouvoir, et après un dur affrontement qui sembla s'éterniser, elle vit s'éteindre la flamme héroÔque qui brillait auparavant dans les yeux du barde.

- La Dame d'Avalon a parlé, et j'obéis, murmura-t-il. Mais sachez que, tôt ou tard, il faudra accomplir un sacrifice.

Allongée dans son lit dans la Maison des Vierges, Viviane regardait les atomes de poussière danser dans le dernier rayon de soleil qui filtrait derrière le rideau tendu devant la porte. Elle se sentait profondément contusionnée. Au dire des prêtresses adultes, si elle souffrait ainsi, c'est qu'elle avait reçu sa vision sans préparation suffisante. Tout son corps s'était raidi pour résister à la tension, ses muscles s'étaient étirés dans tous les sens, et c'était un miracle qu'elle n'ait rien de cassé. Son esprit lui aussi, entraîné de vive force dans cette autre réalité, avait été mis à l'épreuve. Si sa mère n'avait pas ouvert les portes de son esprit pour se lancer à sa recherche, sans doute serait-elle maintenant perdue.

La Dame d'Avalon était une prêtresse expérimentée. Viviane 1. Selon certains auteurs, Merlin serait né d'une vierge et d'un incube. Il a donc partie liée avec les puissances sataniques.

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LE SECRET D'AVALON

possédait sans doute les dons de sa mère, peut-être même plus développés, mais tant qu'elle n'apprendrait pas à les utiliser, elle représenterait un danger pour elle-même et tout son entourage.

Cette pénible expérience l'avait calmée bien plus efficacement que n'aurait pu le faire n'importe quelle punition infligée par sa mère. Et elle devait avouer qu'elle l'avait bien mérité. Certes, l'hiver qui avait suivi son arrivée à Avalon avait été un des plus rudes, de mémoire de prêtresse. La glace, qui n'était à l'époque de Samhain qu'un souffle déposé sur les eaux, avait totalement recouvert le Lac au moment du Solstice d'Hiver, et les hommes des marais leur avaient apporté la nourriture sur des traîneaux.

Pendant un certain temps, on était bien trop occupé par les questions de subsistance pour songer à l'enseignement des novices. Mais depuis, Viviane se contentait de faire machinalement ce qu'on lui demandait, comme pour défier sa mère de faire son éducation.

Le rideau de la porte s'écarta, et Viviane perçut une odeur qui lui fit venir l'eau à la bouche. Rowan se faufila entre les lits et déposa sur un banc, avec un grand sourire, un plateau recouvert d'un linge.

- Tu as encore dormi toute la nuit et toute la journée. Tu dois mourir de faim !

- Oh que oui !...

Elle grimaça en voulant prendre appui sur son coude. Rowan souleva le linge, découvrant un bol de rago˚t, dans lequel Viviane plongea avidement sa cuillère. Il contenait quelques morceaux de viande, ce qui l'étonna, car les prêtresses en cours de formation suivaient généralement un régime allégé destiné à purifier leur corps et à accroître leur réceptivité. Mais ses aînées estimaient sans doute qu'elle n'avait pas besoin d'aviver encore sa sensibilité, et Viviane partageait cet avis.

Pourtant, malgré son appétit, elle ne put aller au-delà de la moitié du bol. Elle se recoucha en soupirant.

- As-tu encore envie de dormir ? demanda Rowan. J'avoue que tu as l'air mal en point, comme si l'on t'avait rouée de coups.

- C'est exactement ce que je ressens. J'ai envie de me reposer, mais j'ai peur de faire des cauchemars.

Sans chercher à dissimuler sa curiosité, Rowan se pencha vers elle.

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LA FILLE D'AVALON

- Les prêtresses disent seulement que tu as vu un désastre. De quoi s'agit-il ? qu'as-tu vu exactement ?

Viviane réprima avec peine un frisson ; cette simple question suffisait à

faire renaître en elle d'horribles images. Soudain, elles entendirent des bruits au-dehors, et Rowan se redressa. Viviane poussa un soupir de soulagement en voyant une main écarter le rideau pour laisser entrer la Dame d'Avalon.

- Ah, je vois qu'on s'est occupé de toi, déclara Ana d'un ton sec, tandis que Rowan après la révérence d'usage faisait promp-tement retraite.

- Merci de m'avoir... ramenée, dit Viviane. Il s'ensuivit un silence gêné.

Pourtant, il lui semblait que les joues de sa mère avaient pris un peu de couleurs.

- Je n'ai pas la fibre très maternelle, avoua Ana, non sans peine. Mais c'est peut-être bien ainsi, puisque mes responsabilités de prêtresse doivent l'emporter sur celles de mère. Si je n'avais pas été ta mère, j'aurais agi de la même manière. Mais je suis heureuse de voir que tu te remets.

Viviane acquiesça. Certes, elle avait rêvé de paroles plus chaleureuses lorsque dans son enfance elle songeait à sa mère. Mais Ana venait de lui témoigner à cet instant plus de tendresse qu'au cours des neuf mois écoulés depuis son arrivée à Avalon. Oserait-elle en réclamer davantage ?

- Oui, je vais mieux, mais j'ai toujours peur de m'endormir... Si Taliesin venait me jouer un peu de harpe, sans doute ferais-je de plus beaux rêves.

Le visage de sa mère s'assombrit momentanément. Puis une pensée sembla lui traverser l'esprit, et elle acquiesça.

quand le barde vint s'asseoir au chevet de Viviane, plus tard ce soir-là, lui aussi paraissait soucieux et tendu. Elle lui demanda pourquoi, mais Taliesin se contenta de sourire, en disant qu'elle avait eu son compte de soucis pour la journée et il ne voulait pas l'accabler davantage avec les siens. En revanche, il n'y avait aucune tristesse dans la musique qu'il tira des cordes brillantes de sa harpe, et quand la nature vint exiger son d˚, la jeune fille sombra dans un sommeil sans rêves.

L'année qui suivit prouva que Viviane possédait un véritable don prophétique. La confirmation de sa vision lui conféra une 357

LE SECRET D'AVAL‘N

certaine aura parmi les prêtresses ; malgré tout, elle aurait préféré

endurer leurs sarcasmes, car les nouvelles qui commencèrent à leur parvenir, avec les moissons, bien qu'atténuées par la distance, étaient épouvantables. Hengest le Saxon, se plaignant que Vortigern n'avait pas honoré ses promesses financières, avait fait pleuvoir sur les villes d'Angleterre un déluge de sang et de feu. En quelques mois seulement, le sud et l'est du pays furent dévastés ; les réfugiés affluaient dans l'Ouest.

Mais aussi nombreux soient-ils, les Saxons n'avaient pas les troupes nécessaires pour occuper toute l'île. Cantium était aux mains de Hengest ; les territoires des Trinovantes au nord de la Tamise étaient le terrain de chasse des Jutes, et les terres des Icéniens étaient dominées par leurs alliés germains, les Angles1. Partout ailleurs, les pillards frappaient, puis repartaient. Mais les Anglais chassés de chez eux ne revenaient pas ensuite occuper leurs maisons ; comment auraient-ils pu vivre en l'absence de marchés pour vendre leurs produits et leurs marchandises ? Les terres conquises étaient comme un furoncle sur le corps de l'Angleterre, et tous les endroits environnants sombraient dans la paralysie avant même d'être atteints par la fièvre.

Plus loin à l'ouest, la vie suivait son cours tant bien que mal, n'était la peur omniprésente des barbares. Avalon avait beau être séparé du monde, les prêtresses ne pouvaient tirer de cette sécurité une sérénité sans mélange.

De temps à autre, un réfugié était découvert errant dans les marais par les petits hommes bruns. Les chrétiens étaient accueillis par les moines sur leur île, mais plusieurs exilés vinrent à Avalon.

Pendant ce temps, le Grand Roi, malgré son épouse saxonne, ne demeurait pas inactif. Par bribes, les prêtresses apprirent de quelle façon Vortigern avait défendu Londinium, et comment ses fils tentaient de rallier la population afin de récupérer leurs terres, en quête de soldats et d'un soutien financier dans les territoires épargnés par les barbares.

Au printemps de l'année suivante, alors que Viviane venait d'avoir dix-sept ans, un homme des marais franchit les brumes,

1. Peuple germanique originaire du Schleswig et qui envahit l'Angleterre dans la seconde moitié du Ve siècle.

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LA FILLE D'AVALON

porteur d'un message différent. Le fils du Grand Roi venait réclamer l'aide d'Avalon.

Dans la Maison des Vierges, les jeunes filles s'étaient regroupées, emmitouflées dans leurs couvertures, car ce n'était que le début du printemps, et il faisait encore froid.

- Mais tu l'as vu, chuchota la petite Mandua, qui les avait rejointes l'été

précédent. Est-il beau ?

Elle était encore jeune, mais précoce, et Viviane pensait qu'elle ne resterait pas ici assez longtemps pour devenir prêtresse d'Avalon. Ellemême était encore une novice, et à défaut d'être la plus grande, elle était désormais la plus ‚gée. Des jeunes filles qui étaient là lors de son arrivée, il ne restait que son amie Rowan.

- Tous les princes sont beaux, répondit cette dernière en riant. Et les princesses sont toutes belles. «a fait partie de leurs fonctions.

- N'est-ce pas lui qui a été marié à ta sour? demanda la dénommée Claudia, réfugiée d'une grande famille de Cantium, bien qu'elle n'y fasse jamais allusion.

Viviane secoua la tête.

- Non, ma sour Idris était l'épouse de Categirn. Nous parlons du cadet de la famille, Vortimer.

Elle l'avait entr'aperçu, en effet, lors de son arrivée sur l'île : un homme mince, aussi brun qu'elle, mais plus grand. Malgré tout, elle l'avait trouvé ridiculement jeune pour porter une épée, jusqu'à ce qu'elle le voie de ses yeux.

La porte en bois située à l'autre bout de la salle s'ouvrit, et toutes les jeunes filles tournèrent la tête.

- Viviane ! lança une des prêtresses. Ta mère veut te voir. Enfile ta robe de cérémonie et rejoins-la tout de suite.

Viviane se leva, en se demandant ce que signifiait cette convocation. Cinq paires d'yeux écarquillés la regardèrent poser sa cape sur ses épaules, mais nulle n'osa dire un mot. " Serai-je encore vierge à mon retour ? "

songea Viviane. Elle avait entendu parler de rites magiques nécessitant une telle offrande. Cette idée la fit frissonner, mais au moins, si cela arrivait, elles seraient obligées de la nommer prêtresse.

La Dame l'attendait avec les autres dans le Temple, déjà parée de la tenue violette de la Mère, alors qu'Elen, toute de noir vêtue, 359

LE SECRET D'AVALON

s'était vu confier le rôle de la Vieille, la Dame de la Mort. Nectan était habillé de noir lui aussi ; quant à Taliesin, il resplendissait dans sa tenue écarlate. Mais nul n'était vêtu de blanc comme elle. " Nous attendons le prince ", se dit alors Viviane, qui commençait à comprendre.

Soudain, sa mère tourna la tête, bien qu'elle-même n'ait rien entendu, et lui ordonna d'abaisser son voile. Le prince Vortimer entra, frissonnant dans une tunique en laine blanche empruntée à un jeune druide. Ses yeux se posèrent sur la Dame d'Avalon, et il s'inclina.

"As-tu peur ? C'est normal. " Viviane sourit derrière son voile, tandis que, sans dire un mot, la Dame les entraînait hors du Temple. Mais alors qu'ils entamaient l'ascension du Tor, elle s'aperçut qu'elle aussi avait peur.

Cette nuit, la lune était encore vierge, mais déjà son arc scintillant s'étendait vers l'ouest, tandis que le monde se tournait vers un nouveau jour. " Comme moi ", songea Viviane, les yeux levés vers le ciel. Elle frissonna, car les torches plantées de chaque côté de l'autel ne dégageaient aucune chaleur, à peine une lumière faible et irrégulière, puis elle prit une profonde inspiration comme on le lui avait appris, pour rendre son corps insensible à la morsure de l'air glacé.

- Vortimer, fils deVortigern, déclara la Dame d'une voix douce, qui pourtant emplissait tout le cercle. Pourquoi es-tu venu ici ?

Les deux autres prêtres s'avancèrent, escortant le prince afin qu'il se retrouve face à la Dame, de l'autre côté de l'autel de pierre. Placé aux côtés de sa mère, Viviane vit ainsi les yeux du jeune homme s'écarquiller, et elle comprit qu'il ne contemplait pas seulement cette petite femme ratatinée, mais la Grande et Majestueuse Prêtresse d'Avalon.

Vortimer déglutit, mais parvint, malgré son émotion évidente, à s'exprimer d'une voix calme.

- Je viens pour l'Angleterre. Les loups s'acharnent sur son corps, et les prêtres des chrétiens ne peuvent rien faire, hormis nous répéter que nous souffrons à cause de nos péchés. Mais quel est le péché des jeunes enfants br˚lés vifs dans leurs maisons, quel est le péché des bébés dont on fracasse le cr‚ne sur les pierres ? J'ai vu ces horreurs, ma Dame, et je br˚le

360

LA FILLE D'AVALON

de les venger. Voilà pourquoi aujourd'hui je fais appel aux anciens dieux, je réclame l'aide des anciens protecteurs de mon peuple !

- Tu parles bien, mais sache que leurs dons ont un prix..., répondit la Grande Prêtresse. Nous servons la Grande Déesse, celle qui n'a pas de nom et qu'on nomme de bien des façons, et qui, si elle n'a pas de forme humaine, a de nombreux visages. Si tu viens en ce lieu pour mettre ta vie à

Son service, alors peut-être entendra-t-Elle ton appel.

- Ma mère fut éduquée sur cette île sainte, et elle m'a élevé dans l'amour des anciens rites. Je suis prêt à payer le prix des faveurs d'Avalon.

- Y compris avec ta vie ? demanda Elen en s'avançant, et le jeune Vortimer déglutit avec peine, mais il hocha la tête. Le rire de la vieille femme était sec et rocailleux.

- Ah ah, peut-être un jour exigera-t-on ton sang, mais pas aujourd'hui...

Ce fut au tour de Viviane de prendre la parole.

- Ce n'est pas ton sang que je réclame, dit-elle dans un murmure. Mais ton

‚me.

Il se tourna vers elle et la regarda fixement, comme si ses yeux incandescents pouvaient percer le voile.

- Elle vous appartient...

- Le corps et l'esprit doivent se donner en même temps, déclara Ana d'un ton sévère. Si tu es de bonne volonté, offre-toi sur l'autel de pierre.

Vortimer, parcouru de frissons, se débarrassa de sa tunique blanche et s'allongea sur la pierre froide. " II pense qu'on va le tuer, se dit Viviane. En dépit de mes paroles. " II paraissait encore plus jeune allongé

ainsi, nu, et elle se dit qu'il avait à peine un ou deux ans de plus qu'elle.

Elen et Nectan vinrent se placer respectivement au nord et au sud, pendant qu'elle-même prenait place à l'est, et Taliesin à l'ouest. En fredonnant, la Grande Prêtresse s'approcha du bord du cercle et, se déplaçant dans le sens de la rotation du soleil, elle dansa entre les pierres. Une fois, deux fois, trois fois, elle serpenta autour du cercle, et à chaque passage, Viviane sentait sa conscience se modifier, et sa vision altérée lui fit voir des lumières tremblotantes semblant se déplacer au milieu des pierres, comme

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LE SECRET B'AVALON

suspendues en l'air. Finalement, la Grande Prêtresse revint au centre du cercle.

Viviane se redressa de toute sa taille, et les pieds solidement campés sur le sol, elle tendit les bras vers le ciel ; le parfum des pommiers en fleur envahit le cercle, alors qu'elle appelait par leurs anciens noms secrets les forces qui protégeaient la Porte de l'Est.

La voix de la vieille Elen résonna dans la nuit, tandis que la chaleur du Sud remplissait le cercle, puis Taliesin appela l'Ouest d'une voix mélodieuse, et Viviane se sentit soulevée par une vague de Pouvoir. C'est seulement quand Nectan invoqua les gardiens du Nord qu'elle se sentit reprendre pied sur terre. Mais le cercle dans lequel elle était retombée n'appartenait plus totalement au monde. Vortimer lui-même avait cessé de trembler, et de fait, il régnait maintenant une douce chaleur à l'intérieur du cercle.

Ana avait débouché le flacon de verre qui pendait à sa ceinture, et l'odeur capiteuse de l'huile flottait dans l'air. Elen s'en versa sur les doigts et se pencha vers les pieds de Vortimer afin de tracer le sceau du Pouvoir.

- Je te lie à la terre sacrée, murmura-t-elle. Vivant ou mort, tu appartiens désormais à ce pays.

La Grande Prêtresse fit couler elle aussi de l'huile dans ses mains pour en oindre délicatement le phallus du jeune prince qui ne put s'empêcher de rougir en le sentant gonfler sous cette caresse.

- Je réclame la semence de vie que tu portes en toi, afin que tu puisses servir la Dame avec tous tes pouvoirs.

Elle tendit le flacon à Viviane, qui se dirigea vers la tête de Vortimer pour tracer le troisième sceau sur son front.

- Tous tes rêves et toutes tes aspirations, l'esprit sacré qui t'habite, je les dédie à la Déesse..., récita-t-elle, étonnée par la douceur de sa voix qui parvenait à ses oreilles.

Soulevant son voile, elle se pencha pour embrasser les lèvres de l'homme, et pendant un court instant, elle vit le reflet d'une déesse dans ses yeux.

Elle vint ensuite rejoindre sa mère et la vieille Elen aux pieds de Vortimer. Au moment o˘ elles nouaient leurs bras, elle fut prise de vertiges et d'un sentiment de panique, en sentant disparaître son être d'autrefois. Elle se mit à trembler. Elle avait déjà assisté à ce phénomène, sans jamais en faire l'expérience.

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LA FILLE D'AVALON

Et soudain, sa propre conscience fut absorbée par Celle dont l'existence embrassait le monde. Les trois personnages qui se tenaient dans le cercle attestaient Sa présence et témoignaient de Sa triple nature. Pourtant l'unicité de Son tre s'imposait, et c'est d'une seule voix qu'Elle s'adressa à l'homme couché devant elle.

" Toi qui cherches la Déesse et qui crois connaître ce que tu as demandé...

apprends que je ne serai jamais ce que tu attends et espères, mais toujours autre chose, quelque chose de plus... "

Vortimer s'était redressé pour s'agenouiller sur la pierre. Comme il semblait petit, frêle.

" Tu écoutes Ma voix, mais c'est dans le silence que tu M'entendras. Tu désires Mon amour, mais quand tu le recevras, tu connaîtras la peur. Tu Me supplies de t'accorder la victoire, mais c'est dans la défaite que tu comprendras Mon Pouvoir...

" ...Fort de savoir, es-tu toujours prêt à Me faire cette offrande ?

Acceptes-tu de te donner à Moi ? "

- Je suis né de Vous..., répondit Vortimer. (Sa voix tremblait, mais il poursuivit.) C'est à vous seule que je peux rendre ce qui Vous appartient... ce n'est pas pour moi que je forme ma requête, mais pour le peuple d'Angleterre.

Alors que le Prince s'exprimait, l'éclat lumineux s'intensifia à

l'intérieur du cercle.

"Je suis la Grande Mère de toutes les choses vivantes..., telle fut Sa réponse. J'ai de nombreux enfants. Crois-tu qu'il suffise d'une simple intervention humaine pour ruiner cette terre, ou pour te séparer de Moi ? "

Vortimer baissa la tête.

" Tu possèdes un cour bon, mon enfant, et voilà pourquoi ton désir sera accompli. Ce qu'un homme peut faire au cours de sa vie, ton bras l'accomplira, et pourtant, ce sera un autre homme, pas encore incarné, qui fera tomber les Saxons sous son joug, ce sera lui dont l'histoire se souviendra. Ton ouvre préparera le chemin... Es-tu satisfait ? "

- Il le faut. Ma Dame, j'accepte Votre volonté..., répondit-il à voix basse.

Son visage s'illumina lorsque la Déesse se pencha pour l'envelopper dans Ses bras, et lorsque Son étreinte s'acheva, il demeura recroquevillé sur l'autel de pierre, pleurant comme un enfant.

XIX

C'était la fin de l'été. Le soleil resplendissait dans un ciel sans nuages et transmuait en or l'herbe des prés. Les druides avaient creusé à

l'extrémité du Lac un bassin o˘ les prêtresses pouvaient se baigner.

Lorsqu'il faisait si chaud, on pouvait se passer de vêtements, et après avoir étendu leurs habits dans l'herbe, les femmes se laissaient sécher au soleil, ou bien bavardaient, assises sur des bancs à l'ombre du grand chêne.

Les cheveux de Viviane avaient poussé depuis la dernière coupe annuelle ; malgré tout, il lui suffisait de s'ébrouer pour les sécher. Elle s'était habituée à porter les cheveux courts, et les jours de chaleur comme maintenant, il lui était bien agréable de ne rien sentir sur sa nuque. …

tendant sa tunique dans l'herbe, elle s'y allongea, laissant au soleil le soin de parachever intégralement son bronzage. Sa mère était assise sur une souche, le corps à l'ombre, mais la tête rejetée en arrière pour capter les rayons du soleil, pendant que Julia lui brossait les cheveux.

Habituellement, la Dame portait ses cheveux relevés en chignon sur sa tête, et maintenus par des épingles, mais quand elle les laissait pendre, ils tombaient jusqu'aux fesses. Tandis que le peigne soulevait chaque mèche brune, des reflets auburn y ondulaient en vagues enflammées. ¿ travers ses yeux mi-clos, Viviane regarda Ana s'étirer voluptueusement comme un chat.

Elle avait pris l'habitude de voir sa mère sous les traits d'une petite femme laide, au visage anguleux et renfrogné, sauf, bien évidemment, quand elle arborait la beauté de la Déesse lors des rites. Mais à cet instant, Ana n'était plus une femme laide.

Assise sous cet arbre, elle ressemblait à une statuette de Vénus, 364

LA FILLE D'AVALON

au corps taillé dans un vieil ivoire, son ventre lisse zébré par les marques argentées de la maternité, ses seins hauts et fermes. Elle avait même l'air heureux. Intriguée, la jeune femme laissa son regard errer dans le vague, comme on le lui avait enseigné. Elle n'en pouvait plus douter maintenant. De sa mère émanait une aura de lumière rosé, qui était plus vive autour de son ventre. Même un profane s'en serait rendu compte.

Elle frissonna sous l'effet d'un brusque soupçon. Indignée, elle se redressa et, traînant sa tunique derrière elle, elle rejoignit sa mère sous le chêne.

- Vos cheveux sont magnifiques, dit-elle d'un ton qui se voulait anodin.

Ana ouvrit les yeux, sans cesser de sourire. Assurément, quelque chose en elle avait changé.

- Il est vrai, ajouta Viviane, que vous avez eu le temps de les laisser pousser. Vous avez été ordonnée prêtresse à l'‚ge de quinze ans, n'est-ce pas ? Et vous avez eu votre premier enfant l'année suivante, ajouta-t-elle, songeuse. Je viens d'avoir dix-neuf ans. Ne croyez-vous pas que le moment est venu de faire mon initiation, mère, afin que je puisse moi aussi laisser pousser mes cheveux ?

- Non.

Le ton était sans réplique.

Ana n'avait pas changé de position, mais une tension nouvelle avait envahi tout son corps.

- Pourquoi ? Je suis déjà la novice la plus ‚gée de la Maison des Vierges.

Suis-je destinée à devenir la plus vieille vierge de l'histoire d'Avalon ?

Cette fois, Ana se redressa. La colère qui montait en elle n'avait pas encore tout à fait submergé son humeur bienveillante.

- Je suis la Dame d'Avalon, et c'est à moi de décider quand tu seras prête !

- Dans quel domaine suis-je ignorante ? Dans quelle t‚che ai-je échoué ?

s'écria Viviane.

- L'obéissance !