Une superbe fureur fulgura dans les yeux noirs de la prêtresse. La jeune fille sentit, comme une bourrasque d'air chaud, tout le Pouvoir de sa mère.
- Vraiment ? (Viviane s'empara alors de la seule arme encore à sa disposition.) Ou bien attendez-vous simplement de pouvoir 365
LE SECRET D'AVALON
vous débarrasser de moi, quand vous aurez mis au monde l'enfant que vous portez !
Voyant le visage de sa mère s'empourprer, elle comprit qu'elle avait fait mouche.
- Vous devriez avoir honte ! rugit-elle. tre enceinte une fois de plus, à
un ‚ge o˘ je devrais vous faire grand-mère !
Elle sentit elle aussi son visage s'enflammer, sous l'effet de la colère alors qu'elle aurait voulu demeurer froide et cynique. Lorsque sa mère éclata de rire, Viviane pivota sur ses talons. Le rire de sa mère l'accompagna comme une malédiction, tandis qu'elle s'enfuyait.
Elle s'éloignait sans savoir o˘ elle allait, mais ses pieds choisirent un chemin s˚r qui contournait le Lac, dans une direction opposée au Tor. Le soleil de ces mois d'été avait asséché une bonne partie des marais, et bientôt, elle se retrouva plus loin d'Avalon qu'elle ne l'avait jamais été
depuis le jour de son arrivée. Malgré tout, elle continua de courir.
Finalement, ce ne fut pas la fatigue qui la fit s'arrêter, mais la brume, qui se leva brusquement pour masquer la lumière du soleil. Viviane ralentit, le cour battant à tout rompre. Ce n'était qu'une nappe de brouillard, se dit-elle, provoquée par la chaleur sur la terre imbibée des marécages. Mais de tels brouillards apparaissaient généralement lorsque la nuit rafraîchissait l'air. Or, quand elle avait vu le soleil pour la dernière fois, il était encore haut dans le ciel. Sa lumière avait été
remplacée par une lueur argentée qui semblait provenir de tous les côtés.
Viviane s'immobilisa pour scruter les environs. On racontait qu'Avalon avait trouvé refuge à mi-chemin entre le monde des humains et celui des Fées. Seuls ceux qui connaissaient les sortilèges pouvaient franchir ce rideau de brume pour atteindre les rivages de la terre des hommes. Mais parfois, un dérèglement se produisait et un homme ou une femme s'égarait dans l'autre royaume.
" Ma mère aurait été plus avisée, songea Viviane, tandis que la sueur formait en séchant une pellicule moite sur son front, de me laisser affronter les brumes dans l'autre sens. "
Mais le voile s'atténuait. Elle avança encore d'un pas, puis se figea. La colline qu'elle découvrait soudain était verdoyante, luxu-366
LA FILLE D'AVALON
riante, constellée de fleurs inconnues. C'était un spectacle magnifique, mais une terre inexplorée.
De l'autre côté de la colline, quelqu'un chantait. Viviane fronça les sourcils, car cette voix, bien que douce et agréable, avait du mal à rester dans le ton. Prudemment, elle écarta les fougères et risqua un oil sur l'autre versant de la colline.
Un vieil homme chantait, assis au milieu des fleurs. Il arborait la tonsure des druides, mais était vêtu d'une sorte de tunique de laine sombre, et sur sa poitrine pendait une croix en bois. Sans doute Viviane fit-elle du bruit sans s'en apercevoir, car l'homme se retourna, la vit et lui sourit.
- Soyez bénie, ma belle, dit-il d'une voix douce, comme s'il craignait qu'elle ne disparaisse.
- que faites-vous ici ? demanda Viviane en descendant la colline.
- Je pourrais vous retourner la question, répondit l'homme en remarquant les jambes écorchées de la jeune fille et la sueur sur son front. Car même si vous semblez appartenir au Peuple des Fées, vous avez l'apparence d'une jeune mortelle.
- Vous pouvez les voir ? s'exclama-t-elle.
- Oui, j'ai reçu ce don, et même si mes frères de foi me mettent en garde en affirmant que ces créatures sont des démons ou des illusions, je ne peux me résoudre à jeter le bl‚me sur tant de beauté.
- Dans ce cas, vous êtes un moine bien différent des autres, d'après tout ce que j'ai entendu dire, commenta Viviane, en s'asseyant à ses côtés.
- Oui, j'en ai peur, car je ne peux m'empêcher de penser que notre Pelagius1 avait raison de prêcher qu'un homme pouvait accéder au ciel en menant une existence vertueuse, en paix avec
1. Pelage. La doctrine qui porte son nom, d'inspiration stoÔcienne, niait le péché originel et enseignait que l'homme peut toujours faire le bien s'il le veut vraiment. Elle fut combattue par saint Augustin et condamnée par plusieurs conciles au Ve siècle. Pelage était originaire d'Angleterre ou d'Irlande, mais son enseignement se répandit surtout en Orient. La diffusion du pélagianisme en Angleterre vers 420-430 sous l'influence d'un clerc nommé Agricole est bien attestée. Cette doctrine sous-tendait l'esprit de fronde, sinon de dissidence, à l'égard de Rome d'une fraction de l'aristocratie locale.
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LE SECRET D'AVALON
ses semblables. J'ai été ordonné prêtre par l'évêque Agricole, et j'ai pris le nom de Fortunatus. ¿ ses yeux, la doctrine d'Augustin selon laquelle tous les hommes naissent dans le péché et ne peuvent espérer le salut qu'en s'abandonnant au bon vouloir de Dieu était une hérésie. Mais ils pensent différemment à Rome, voilà pourquoi nous sommes persécutés ici en Angleterre. Les frères d'Ynis Witrin m'ont accueilli et chargé de veiller sur la chapelle de l'île des Oiseaux.
Il sourit, puis ses yeux s'étrécirent et il désigna un point derrière Viviane.
- Chut, la voici, la plus jolie. La voyez-vous ?
Lentement, la jeune fille tourna la tête, juste au moment o˘ le scintillement irisé qui émergeait d'un sureau se transformait en une silhouette élancée couronnée de fleurs blanches et enveloppée de draperies luisantes d'un bleu très foncé, presque noir.
- Bonne mère, je vous salue, murmura Viviane en inclinant la tête, tandis que ses mains exécutaient le geste rituel de salutation.
- Mes sours, voici une jeune vierge de sang ancien. Faisons-lui bon accueil !
Lorsque la nymphe prononça ces mots, l'air fut envahi soudain par une nuée d'êtres lumineux, vêtus de mille couleurs. Ils se mirent à tourbillonner autour d'elle ; sa peau fut parcourue de picotements sous les caresses de ces mains irréelles. Et brusquement, dans un éclat de rire cristallin, ils s'envolèrent.
- Ah, je comprends maintenant. Vous venez de Vautre île, d'Avalon, dit le père Fortunatus. Elle acquiesça.
- Je m'appelle Viviane.
- On raconte que c'est une île bénie o˘ il fait bon vivre, dit-il. Pourquoi l'avez-vous quittée ?
- J'étais en colère. Ma mère est enceinte... à son ‚ge... et elle continue à me traiter comme une enfant !
Viviane secoua la tête, dépitée. Elle avait du mal soudain à comprendre ce qui avait provoqué en elle une telle colère.
Le père Fortunatus haussa les sourcils.
- Rien ne m'autorise à vous donner un conseil, d'autant que je sais peu de choses des femmes, mais nul doute qu'une nouvelle naissance mérite que l'on se réjouisse, à plus forte raison s'il s'agit d'une sorte de miracle. Votre mère aura besoin de votre aide pour
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LA FILLE D'AVALON
s'occuper de cet enfant. N'éprouverez-vous pas de la joie à tenir un bébé
dans vos bras ?
C'était au tour de Viviane de marquer son étonnement, car, aveuglée par le ressentiment, elle n'avait pas véritablement songé à la venue de cet enfant. Pauvre petit. Pendant combien d'années la Dame pourrait-elle le materner ? Même si Ana n'avait pas besoin de sa fille auprès d'elle, cet enfant, lui, aurait besoin de sa présence. Le père Fortunatus était un curieux personnage, assurément, mais Viviane se sentait mieux depuis qu'elle avait discuté avec lui. Levant la tête vers le sommet de la colline, en se demandant si elle parviendrait à retrouver son chemin, elle constata que la lumière argentée, venue de tous les côtés, prenait l'aspect d'un crépuscule pourpre, traversé d'éclairs féeriques.
- Vous avez raison, il est temps de retourner dans le monde, déclara le prêtre.
- Comment avez-vous trouvé le chemin ?
- Vous voyez cette pierre là-bas ? Elle est si ancienne qu'elle se trouve également sur l'île des Oiseaux, et en posant le pied dessus, je peux pénétrer légèrement dans le Royaume des Fées. Il existe de nombreux lieux de pouvoir semblables, je suppose. Des endroits o˘ les voiles entre les mondes sont extrêmement fins. Je m'y rends le dimanche après avoir dit la messe, afin de rendre gloire à Dieu dans Sa création, car s'il est le Créateur de toute chose, il a également créé cet endroit, et je n'en connais pas de plus beau. Je vous invite à m'y accompagner, jeune fille. Il y a sur l'île de Briga de saintes femmes qui pourront vous offrir l'asile...
" C'est l'occasion que j'attendais, se dit Viviane, de pouvoir m'enfuir et suivre enfin ma propre voie. " Pourtant, elle secoua la tête.
- Il faut que je rentre chez moi. Peut-être découvrirai-je un autre de ces endroits o˘ les barrières s'estompent.
- Libre à vous, mais souvenez-vous de cette pierre. Si vous avez besoin de moi, vous serez toujours la bienvenue.
Sur ce, le vieil homme se leva et tendit les mains en signe de bénédiction, et Viviane, comme si elle se trouvait face à un vieux druide, s'inclina pour la recevoir.
" Déesse, guide-moi, implora-t-elle alors qu'elle disparaissait dans le crépuscule. J'ai parlé avec courage, mais j'ignore o˘ se trouve le chemin.
"
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LE SECRET D'AVALON
Elle s'arrêta et ferma les yeux, faisant surgir dans son esprit l'image d'Avalon, que la paix du soir baignait d'une lumière mauve, alors que les dernières lueurs rosées du ciel se reflétaient dans l'eau du Lac en contrebas. Et tandis que ses pensées étaient au repos, les premières notes de musique tombèrent dans le silence comme une pluie d'argent. Leur beauté
était surnaturelle. Mais de temps à autre, la mélodie marquait un temps d'hésitation, et de cette imperfection humaine, Viviane pouvait comprendre que ce n'était pas la musique des elfes qu'elle entendait, mais la chanson d'un joueur de harpe divinement doué.
Si le ciel du Pays des Fées n'était jamais totalement clair, il ne connaissait pas non plus l'obscurité complète. Le crépuscule aux reflets pourpres éclairait les pas de la jeune fille qui, lentement, se dirigea vers la musique. Celle-ci était plus forte désormais, si plaintive qu'elle portait aux larmes. De ces harmonies déchirantes se dégageait un poignant sentiment de nostalgie. Le harpiste chantait la tristesse, il chantait une quête inassouvie ; à travers les collines et les marais, il appelait le voyageur pour le ramener chez lui.
" La neige de l'hiver est blanche et splendide Elle a disparu, et maintenant je me lamente. Elle fond et laisse la terre nue et humide.
Oh, peut-être reviendra-t-elle Mais plus jamais elle ne sera la même. "
Guidée par la musique, Viviane se retrouva finalement dans un pré o˘ la brume du soir commençait tout juste à monter du sol humide. Au loin, la forme familière duTor se détachait nettement sur le fond du ciel. Mais son regard était fixé sur un autre point, plus proche, sur la silhouette deTaliesin, assis sur une pierre grise polie par le temps, en train de jouer de la harpe.
" La fleur qui éclôt annonce le printemps... Elle a disparu, et maintenant je me lamente. Pour que le fruit naisse, il faut qu'elle meure.
Oh, peut-être reviendra-t-elle Mais plus jamais elle ne sera la même. "
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LA FILLE D'AVALON
Parfois, les visions engendrées par la musique de Taliesin s'animaient à
tel point qu'il pensait pouvoir les toucher en abandonnant un instant les cordes de son instrument. La fine silhouette de la jeune fille qui marchait vers lui, enveloppée dans les brumes du Pays des Fées, n'en était-elle pas la preuve ? Elle avançait la tête haute, d'un pas si léger qu'il n'aurait su dire si ses pieds touchaient le sol. Mais s'il s'agissait d'une vision, elle ne pouvait venir que d'Avalon, car cette démarche feutrée était assurément celle d'une prêtresse.
" Les blés m˚rs, en été, brillent comme de l'or... "
Elle s'approchait. Il la regardait fixement, tandis que ses doigts parcouraient les cordes avec agilité. Il la connaissait et pourtant, c'était une étrangère, car son cour avait appelé l'enfant qu'il aimait, et il découvrait soudain une jeune femme d'une radieuse beauté.
".. .Fauché pour faire du pain avant la froidure de l'hiver. "
Elle cria son nom, et le charme fut brisé. Il eut juste le temps de poser sa harpe avant qu'elle n'éclate en sanglots dans ses bras.
- Viviane, ma chérie..., dit-il en lui caressant le dos, conscient que ce corps qu'il étreignait n'était pas celui d'une enfant. J'étais inquiet pour toi.
Elle se recula et leva les yeux vers lui.
- Vous aviez peur... Je l'ai senti dans votre chanson. Et ma mère, avait-elle peur elle aussi ? Je me demande s'ils sont en train de draguer les marécages pour essayer de me retrouver.
Taliesin effectua un retour en arrière. Après la disparition de Viviane, la Dame n'avait pas exprimé ses sentiments, mais il avait pu lire la peur dans ses yeux.
- Oui, elle tremblait elle aussi. Pourquoi t'es-tu enfuie ?
- J'étais en colère. Mais ne craignez rien. Je ne recommencerai pas... même quand l'enfant sera né. Saviez-vous qu'elle attendait un enfant ? demanda-t-elle brusquement.
Elle avait droit à la vérité, pensa-t-il en hochant la tête.
- Cela s'est produit durant les Feux du Solstice d'…té. Il vit à son regard qu'elle avait tout compris, et se demanda pourquoi il en éprouvait de la gêne.
- Cette fois, dit-elle d'une petite voix, vous n'avez pas oublié.
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LE SECRET D'AVALON
Désormais, aucun de vous n'avez plus besoin de moi, ni elle ni vous.
- Mais non, Viviane, tu te trompes !
Taliesin aurait voulu protester, dire qu'il serait toujours un père pour elle, surtout maintenant que sa mère portait son enfant, mais en cet instant, face à cette fille qui était sans doute le vivant portrait d'Ana dans sa jeunesse, il devait admettre que ses sentiments n'étaient pas uniquement ceux d'un père, et il ne savait que dire.
- Jamais elle ne fera de moi une prêtresse ! se lamenta Viviane. Oh, que vais-je devenir ?
Taliesin était avant tout un druide, et malgré la confusion qui régnait dans son esprit d'homme, le prêtre en lui réagit immédiatement à ce cri de désespoir.
- Il y a une chose que tu peux faire, justement parce que tu es encore vierge, répondit-il. Une chose dont nous avons grand besoin. Les quatre Trésors sont sous la protection des druides. L'…pée et la Lance peuvent être gardées par nos prêtres, et le Plat par une femme, mais la Coupe doit être confiée aux soins d'une jeune vierge. Acceptes-tu cette mission de confiance ?
- Ma mère sera-t-elle d'accord ?
Taliesin vit que son visage angoissé prenait un air craintif.
- Je pense que tel est le souhait de la Déesse, répondit-il. La Dame d'Avalon ne peut s'y opposer.
Viviane lui sourit, mais la tristesse demeurait dans le cour de Taliesin, et dans son esprit naquit une nouvelle strophe qui semblait faire partie de sa chanson mélancolique :
" L'enfant qui aimait rire et courir... A disparu, et maintenant je me lamente. Voilà que dans le soleil une femme approche Oh, peut-être reviendra-t-elle, Mais plus jamais elle ne sera la même. "
Dans l'ouest du pays, les paysans se h‚taient d'achever leurs moissons, car les Saxons poursuivaient eux aussi les leurs dans le sang, à coups d'épée.
Un vol noir de rumeurs parcourait la campagne comme un croassement de mort : un groupe de guer-372
LA FILLE D'AVALON
riers, commandé par Hengest, avait incendié Calleva, tandis qu'une autre troupe, conduite celle-ci par son frère Horsa, faute d'avoir pu prendre Venta Belgarum, avait mis à sac Sorviodunum en représailles. Assurément, si leur intention était de poursuivre leur route, ils continueraient vers le nord, vers les terres riches d'Aquae Sulis et les Mendip. Mais il existait un autre chemin, moins fréquenté, qui conduisait directement à Lindinis.
Trop peu nombreux pour s'établir sur ces terres, les Saxons l'étaient assez pour causer d'énormes dég‚ts qui feraient de ces lieux des proies faciles pour de prochaines vagues de pillards. Les barbares, disait-on, n'avaient que faire des maisons ou des ateliers. Après avoir bu tout le vin qu'ils avaient trouvé, ils poursuivaient leurs libations à la bière. Ce qui les intéressait, c'était la terre, une terre fertile et élevée, qui ne risquait pas d'être engloutie, comme l'avait été leur terre natale, par les vagues salées de la mer.
Entre eux les habitants du Pays d'…té se flattaient de la sécurité relative procurée par leurs marais, mais en raison de la sécheresse il avait fallu cette année faucher les hautes prairies pour faire du foin. Là o˘ jadis régnaient les eaux s'étendait maintenant le tapis verdoyant du regain.
Mais Viviane avait d'autres préoccupations. Même si les barbares dévoraient tout le pays, elle savait qu'ils n'atteindraient jamais Avalon. Elle demeura indifférente également lorsque la grossesse de sa mère devint plus évidente, car Taliesin avait tenu parole, et au moins possédait-elle un but désormais. En compagnie des autres novices, elle avait étudié les légendes des quatre Trésors ; elle découvrait maintenant que cela constituait à
peine un commencement, même si c'était bien plus que n'en sauraient jamais la plupart des gens. Ce dont elle avait besoin désormais, ce n'était pas de connaissances nouvelles, car le commerce avec les objets saints ne requérait pas la perspicacité de l'intelligence, mais celle du cour. Non, pour devenir la Gardienne du Graal, elle devait subir une transformation.
D'une certaine façon, c'était un apprentissage aussi ardu que son noviciat, mais bien plus précis. Chaque jour, elle se baignait dans les eaux du Puits Sacré. Cette eau avait toujours été la boisson des prêtresses, mais Viviane mangeait encore plus légèrement désormais ; son régime se composait de fruits et de légumes, avec seule-373
LE SECRET D'AVAL‘N
ment quelques céréales, pas même de lait ni de fromage. Elle maigrissait, et parfois elle était prise de vertiges ; elle se déplaçait dans le monde comme si elle marchait sous l'eau, mais dans cette lumière scintillante, tout devenait transparent à ses yeux, et de plus en plus nettement, elle commençait à voir entre les mondes.
¿ mesure que se poursuivait sa préparation, Viviane comprenait pourquoi il n'était pas facile de trouver une jeune femme pour accomplir cette t‚che.
Une fille trop jeune n'aurait pas la force physique et mentale nécessaire, mais habituellement, une jeune femme de son ‚ge aurait déjà été ordonnée prêtresse, et exercé son droit de participer aux Feux de Beltane. De fait, elle se réjouissait de constater que les plus jeunes, qui s'étaient demandé
jusqu'alors quelle faute avait retardé son initiation, la regardaient désormais avec une sorte de respect mêlé de crainte.
Tandis que la grossesse déformait le corps de sa mère, Viviane évoluait avec gr‚ce et sérénité, se réjouissant par contraste de sa propre virginité. Elle sentait bien que le Graal, à l'instar de la Déesse, pouvait se manifester sous bien des formes, mais il lui semblait évident que la plus importante était celle vénérée par les druides : le vase radieux d'une absolue pureté.
La veille de l'…quinoxe d'Automne, quand l'année hésite sur le seuil entre le soleil et l'ombre, les druides vinrent chercher Viviane pour qu'elle revête une tunique plus immaculée que les leurs. En procession silencieuse, ils la conduisirent dans une pièce souterraine. Une épée était posée sur un autel de pierre ; le fourreau en cuir, craquelé, s'écaillait sous les assauts du temps. Contre le mur était posée une lance. Juste à côté, deux niches avaient été creusées dans la pierre. Dans celle du bas, un grand plat en argent reposait sur un linge blanc. Dans celui du haut... Viviane eut le souffle coupé en voyant pour la première fois le Graal.
quel aspect prendrait-il aux yeux d'un non-initié ? elle n'aurait su le dire. Une coupe en terre cuite peut-être, un calice en argent, ou un bol en verre que faisait scintiller une mosaÔque de fleurs couleur d'ambre. Ce que voyait Viviane, c'était un récipient d'une telle transparence qu'il semblait fait, non de cristal, mais d'eau, et qui avait pris la forme d'une coupe. Assurément, songea-t-elle, ses doigts de mortelle passeraient au travers. Mais on lui avait dit qu'elle devait le prendre dans ses mains, alors elle avança vers l'objet sacré.
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LA FILLE D'AVALON
En approchant, elle sentit d'abord une résistance, puis un courant fluide contre lequel elle devait lutter, comme si elle remontait un ruisseau. Ou peut-être, pensa-t-elle confusément, était-ce une vibration, car soudain, si ce n'était pas un bourdonnement d'oreilles, il lui semblait percevoir un murmure. Bien que diffus, il submergea rapidement tous les autres sons. En se rapprochant encore, elle craignait qu'il ne lui pulvéris‚t les os.
Cette pensée lui arracha un frisson de peur. Elle se retourna... Les druides l'observaient avec l'air d'attendre quelque chose, l'encourageant à
continuer. Et s'il s'agissait d'un complot ourdi parTaliesin et sa mère pour se débarrasser d'elle ? Vérité ou lubie, Viviane savait qu'elle risquait la mort en touchant le Graal si elle était habitée par la peur.
Elle se dit alors que rien ne l'obligeait à aller jusqu'au bout. Elle pouvait encore renoncer, faire demi-tour et vivre dans la honte. Mais si la mort était préférable à la vie qu'elle avait connue, alors elle n'avait rien à perdre en la prenant à bras le corps.
De nouveau, elle se tourna vers le Graal, et cette fois, elle vit un chaudron qui renfermait l'océan de l'espace, rempli d'étoiles. Une voix s'éleva de cette obscurité, si faible qu'elle l'entendit à peine, et pourtant, elle la sentait au plus profond d'elle-même.
"Je suis la dissolution de tout ce qui n'existe plus ; de Moi jaillit tout ce qui sera. …treins-Moi, et Mes eaux noires t'emporteront, car Je suis le Chaudron du sacrifice. Mais Je suis également la coupe de la naissance, et de Mes profondeurs, tu pourras peut-être renaître. Fille, veux-tu venir à
Moi, et emporter Mon Pouvoir dans le monde ? "
Viviane sentit les larmes couler sur ses joues, car dans cette voix, ce n'était pas Ana qu'elle entendait, mais la vraie Mère, celle qui lui avait toujours manqué. Elle s'avança jusqu'à ce point d'équilibre entre les Ténèbres et la Lumière, et s'empara du Graal.
La pulsation d'une double lumière, radieuse et noire à la fois, envahit la chambre souterraine. Un des druides s'enfuit à grands cris ; un autre s'évanouit. Sur les visages de leurs compagnons se lisaient la stupéfaction et l'émerveillement, et lorsque la Jeune Vierge, consciente de ne plus être simplement la petite Viviane, brandit le calice, la joie les illumina.
Elle avança au milieu des druides et gravit l'escalier, tenant l'objet sacré entre ses mains. ¿ pas mesurés, elle emprunta le 375
LE SECRET D'AVALON
chemin conduisant au Puits Sacré, et là, o˘ l'eau coulait en permanence de ses sources secrètes, elle s'agenouilla et remplit le calice. Comme une réponse, une lueur éclaira la niche creusée à l'intérieur du puits, o˘
était caché le flacon contenant le sang béni que le père Joseph avait confié à la garde des prêtresses. L'eau jaillissait de la source divine, claire et pure, mais elle laissait des traces sanglantes sur la pierre. Et lorsque Viviane leva de nouveau le Graal, rempli à ras bord, celui-ci était animé de reflets rosés.
Cette magnifique lumière brillait comme l'aube à minuit, tandis que Viviane continuait à descendre le chemin menant au Lac. Arrivée sur le rivage, elle souleva le calice à bout de bras une fois encore et versa son contenu dans la vaste étendue d'eau, en un flot scintillant. L'eau du puits sembla entraîner avec elle un rougeoiement qui se répandit en particules miroitantes, jusqu'à ce que toute la surface du Lac soit recouverte d'une pellicule opalescente. Tout ce que touchait cette eau, elle le savait, recevrait une partie de la bénédiction, pas uniquement à Avalon, mais aussi dans tous les autres mondes.
Pour Viviane, la cérémonie du Graal laissa derrière elle un grand sentiment de paix. Mais dans le monde extérieur, les Saxons continuaient de semer la terreur. ¿ la tombée de la nuit, alors que les jours commençaient à
raccourcir à l'approche de Samhain, une des jeunes filles revint du Lac à
toutes jambes pour annoncer qu'une barque approchait. Celle-ci était conduite par Héron, un des hommes des marais qui connaissait le sortilège permettant de franchir les brumes d'Avalon, mais son passager, à en juger par son habit, était un des moines d'Ynis Witrin. Avant que la Grande Prêtresse n'ait eu le temps de dire un mot, toutes les personnes présentes autour d'elle se h‚tèrent de descendre vers le Lac.
La barque s'arrêta en glissant sur le fond boueux et l'homme des marais, laissant le moine assis à l'avant, les yeux bandés, pataugea jusqu'au rivage.
- Père Fortunatus ! s'exclama Viviane en accourant. Ana lui lança un regard étonné, mais elle n'avait pas le temps de l'interroger.
- Héron, pourquoi avoir conduit cet étranger jusqu'ici sans mon autorisation ?
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LA FILLE D'AVALON
Frappé par le ton cinglant de la Grande Prêtresse, le passeur tomba à
genoux. Il s'inclina, front contre terre, tandis que le moine, assis au fond de la barque, tournait la tête comme s'il pouvait voir avec ses oreilles. Viviane remarqua qu'il n'essaya même pas d'enlever le bandeau qui lui masquait les yeux, bien qu'il n'ait pas les mains attachées.
- Ma Dame, dit Héron, je l'amène pour qu'il parle à ma place ! Le peuple des loups... Il secoua la tête et se tut, en frissonnant.
- Il veut parler des Saxons, intervint Fortunatus. Après avoir mis à sac Lindinis, ils sont venus jusqu'ici. Le village de cet homme, situé sur la rive sud du Lac, est déjà la proie des flammes. Les siens ont trouvé refuge dans notre abbaye, mais si les Saxons arrivent jusqu'à nous, ce qui est fort probable, nous ne pourrons pas les repousser.
" ...N'en voulez pas à cet homme, ajouta-t-il. C'est moi qui ai eu l'idée de venir vous trouver. Mes frères de l'Abbaye et moi sommes prêts à subir le martyre pour nos croyances, mais il nous paraît injuste et inhumain de voir périr des innocents, des hommes, des femmes et de jeunes enfants. Nous n'avons pas ménagé notre peine pour les convertir, mais ils conservent davantage de foi dans leurs anciens dieux. Aucun pouvoir de ma connaissance ne peut les protéger, sauf le Pouvoir d'Avalon.
- Si vous croyez cela, vous êtes un bien étrange moine ! s'exclama la Grande Prêtresse.
- Cet homme voit les Fées, et celles-ci ont confiance en lui, déclara Viviane. Le moine inclina la tête dans sa direction, et il sourit.
- Est-ce vous, jeune fée ? Je me réjouis de savoir que vous avez retrouvé
votre chemin.
- J'ai entendu votre requête, mais une telle décision ne peut se prendre à
la légère, déclara Ana. Il faudra attendre que je demande l'avis de mon Conseil. Le mieux, c'est que Héron vous ramène chez vous. Si nous décidons de venir à votre aide, vous n'aurez pas besoin de nous montrer le chemin !
Le débat organisé dans la grande salle du Temple dura une bonne partie de la nuit.
- Depuis l'époque de Carausius, Avalon est toujours demeuré
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LE SECRET D'AVALON
caché du monde, déclara Elen. Avant cela, ai-je entendu dire, les Grandes Prêtresses se mêlaient parfois des affaires du monde, et il n'en résultait que des ennuis. Je pense que ce serait une erreur de modifier une politique qui nous a été si profitable. Un des druides renchérit avec vigueur.
- Parfaitement ! Il me semble que l'horreur de ces agressions justifie notre isolement !
- Les Saxons eux-mêmes sont des paÔens, déclara Nectan. Peut-être nous rendent-ils service finalement en nettoyant le pays de ces chrétiens qui considèrent notre Déesse comme un démon et massacrent ses adorateurs.
- Mais les Saxons ne tuent pas que les chrétiens ! fit remarquer Julia.
S'ils massacrent tous les hommes des marais, qui conduira les barques pour nous mener dans le monde extérieur et nous ramener ?
- Ce serait une honte d'abandonner ces gens qui nous ont servis si longtemps et si bien, ajouta un jeune druide.
- En outre, les chrétiens de l'Abbaye sont différents des autres, souligna Mandua, timidement. Mère Caillean elle-même ne s'était-elle pas liée d'amitié avec leur père fondateur ?
- quand utiliser notre Pouvoir, sinon maintenant ? demanda le jeune druide.
¿ quoi bon apprendre la magie si nous ne nous en servons pas quand nous en avons besoin ?
- Nous devons attendre le Sauveur que les dieux nous ont promis, déclara Elen. Il s'emparera de l'…pée et chassera ces démons du pays !
- Puisse-t-il naître rapidement ! soupira Mandua.
Les deux camps continuaient à s'affronter lorsque Viviane, incapable de contenir plus longtemps son exaspération, quitta la salle. Le père Fortunatus lui avait simplement accordé sa bénédiction, et pourtant, elle était incapable de le chasser de sa mémoire. Tous les chrétiens ne pouvaient être des fanatiques tant qu'il restait des hommes tels que lui dans leurs rangs. En outre, elle savait qu'il existait toujours un lien entre Avalon et Ynis Witrin. En dépit de cette protection magique dont se vantaient les prêtresses, elle ne pouvait s'empêcher de se demander de quelle manière Avalon risquait d'être affecté par la destruction d'Ynis Witrin.
Comme souvent ces derniers temps, Viviane découvrit que ses pas l'avaient conduite au sanctuaire o˘ étaient conservés les
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Trésors. Elle avait le droit de s'y promener à sa guise désormais, et le druide de garde s'écarta pour la laisser passer.
" Pourquoi veille-t-il sur ces objets ? " se demanda-t-elle en contemplant ce scintillement de Pouvoir qui luisait derrière les voiles qui les masquaient. Certes, elle avait utilisé le Graal pour bénir la terre, mais Avalon était déjà un lieu saint. La terre qui avait besoin d'être bénie se trouvait dans le monde extérieur. Nul n'avait manié l'…pée depuis Gawen ; et elle ne savait même pas depuis quand le Plat ou la Lance n'avaient pas été utilisés. Pour qui conservaient-ils ces trésors ?
Comme s'il avait capté ses pensées, une lueur se mit à rougeoyer dans la direction du Graal. " Telle est sa volonté, songea Viviane, émerveillée.
Oui, il veut exercer ses pouvoirs dans le monde extérieur ! "
Bien que les restrictions rituelles en vigueur durant les semaines précédant l'…quinoxe aient été assouplies, elle avait fini par s'habituer à
ce régime strict, et à cause de tous les événements de la journée, elle n'avait rien mangé depuis midi. De même, elle avait pris son bain à l'aube.
Inspirant profondément, elle marcha vers le Graal.
- que fais-tu ?
Taliesin venait d'apparaître sur le seuil ; la peur brillait dans ses yeux.
- Je fais ce qui doit être fait. Vous êtes tous trop divisés pour agir ; moi, je ne vois que la nécessité, et je sens que le Graal désire répondre.
Voulez-vous me priver de ce droit ?
- Non, ce droit t'appartient. Tu es la Gardienne, répondit-il, comme à
contrecour. Mais admettons que ru aies mal compris.
- C'est ma vie que je risque, et cela aussi c'est mon droit, répondit-elle avec sérénité.
- Comment feras-tu pour passer sur l'autre île ?
- Si mon destin est de m'y rendre, nul doute que le Graal a le pouvoir de me montrer le chemin. Taliesin s'inclina.
- C'est juste, dit-il. Va jusqu'au puits et fais-en trois fois le tour, en te concentrant sur l'endroit o˘ tu souhaites te rendre, et après le troisième tour, tu y seras. Je ne peux sans doute pas t'en empêcher, mais je t'accompagnerai, si tu le permets, pour veiller sur toi...
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LE SECRET D'AVALON
Viviane acquiesça, puis le sentiment de gloire balaya toute perception humaine au moment o˘ elle saisissait le Graal.
Taliesin comprit que les Pouvoirs d'Avalon avaient préservé tous leur secrets, car la Jeune Vierge qui s'éloignait en emportant le Graal n'était plus Viviane. Mais il conservait personnellement suffisamment de lucidité
pour ressentir dans toute leur ampleur la peur et l'effroi mêlé
d'admiration, tandis qu'ils passaient d'un monde à l'autre. Et soudain, la douce obscurité d'Avalon fut remplacée par une odeur de fumée et le chant nocturne des crickets par les hurlements des agonisants.
Les hommes du Dragon Blanc attaquaient Ynis Witrin. Certaines habitations isolées étaient déjà en feu. Les petits hommes des marais tentaient courageusement de défendre leurs terres mais ils tombaient comme des enfants sans défense devant la puissance des Saxons. Le combat qui avait éclaté autour de la vieille église et l'ermitage s'était propagé à travers le verger des moines et les abris qu'ils avaient b‚tis en contrebas du puits.
Debout devant le puits, la Jeune Vierge contemplait la scène. Le Graal, toujours enveloppé de son voile, était blotti contre sa poitrine, et tout son corps semblait scintiller. Dans les profondeurs du puits, semblable à
un reflet, elle aperçut une lueur rougeoyante. Au même moment, quelqu'un la vit qui tenait le Graal et poussa un grand cri. Les hommes des marais demeurèrent en retrait, mais les Saxons, en entendant le mot " trésor ", se précipitèrent vers elle, la langue pendante, comme des loups sur la piste d'une proie.
Les Saxons avaient attaqué avec le feu. Il était normal, songea Taliesin, que le pouvoir de l'Eau les combatte. Malgré son désir de se lancer à son tour dans la bataille, tandis que les Saxons chargeaient en poussant des hurlements sauvages, il demeura derrière la Jeune Vierge qui leur faisait face avec une sérénité imperturbable. Et soudain, au moment o˘ il voyait la lumière dansante des flammes se refléter sur les dents du guerrier de tête, elle souleva le voile qui masquait le Graal.
- ‘ hommes de sang, regardez le sang de votre mère ! lança-t-elle d'une voix claire, et en prononçant ces mots, elle répandit l'eau puisée dans le puits d'Avalon. Hommes avides, recevez le trésor que vous convoitiez, et venez à Moi !
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LA FILLE D'AVALON
Taliesin vit alors une rivière de Lumière se déverser vers les assaillants, si éclatante qu'il avait du mal à la regarder. Et les Saxons, comme aveuglés, s'arrêtèrent brutalement, en se percutant et en poussant des hurlements stridents. Puis l'eau les submergea et les engloutit.
Au cours des jours qui suivirent, nombreux furent les récits de cet événement. Chaque témoin, ou presque, avait sa propre version. Certains moines jurèrent que le saint père Joseph lui-même était apparu, et le flacon contenant le sang du Christ qu'il avait apporté avec lui en Angleterre resplendissait dans sa main. Les rares Saxons qui survécurent affirmèrent avoir vu la grande reine des Enfers elle-même, juste avant que le fleuve qui entoure le monde ne se soulève pour les balayer. quant aux hommes des marais, avec un petit sourire en coin, ils évoquaient entre eux la déesse du puits qui était venue à leur secours une fois de plus, au moment le plus désespéré.
Toutefois, ce fut Taliesin qui s'approcha le plus de la vérité, peut-être, lorsqu'il rapporta à la Grande Prêtresse ce qui s'était passé, car il avait en lui assez de sagesse pour savoir que les paroles peuvent seulement déformer la réalité lorsqu'un événement transcende le monde.
Viviane quant à elle ne conserva que le souvenir d'un instant glorieux, et de la part du père Fortunatus, transmise par un homme des marais, une couronne de fleurs du Pays des Fées.
LA FILLE D'AVALON
XX
L'hiver s'écoula paisiblement. Les premiers froids avaient renvoyé les pillards dans leurs tanières, à l'est du pays. Leurs victimes pouvaient panser leurs blessures et commencer à reconstruire leurs maisons. Des nouvelles affirmaient que les fils de Vortigern avaient réussi à repousser Hengest jusque sur l'île de Tanatus, o˘ il était assiégé. Patiemment, tout le monde attendait le printemps ; et à Avalon, tous attendaient la naissance de l'enfant que portait la Dame.
Après le raid des barbares, Viviane avait demandé une fois de plus à
recevoir l'initiation, sans toutefois s'étonner du refus de sa mère. Comme cette dernière l'avait souligné, Viviane aurait mérité d'être punie pour avoir agi de son propre chef. Heureusement, son acte téméraire avait été
couronné de succès ; c'était sa seule excuse. Jamais le Conseil n'aurait autorisé rien de tel, mais l'échec aurait constitué le ch‚timent. Or, ce que le Graal lui-même avait approuvé, la Grande Prêtresse ne pouvait le condamner. Malgré tout, rien ne l'obligeait à récompenser le comportement présomptueux de sa fille.
Mais cette fois, Viviane ne protesta pas devant ce refus. Sa mère et elle savaient qu'il lui était possible désormais de quitter Avalon quand elle le souhaitait. Après la venue au monde de l'enfant, une décision serait prise, car s'il s'agissait d'un garçon ou une fille, capable de supplanter Viviane, sa naissance apporterait de profonds changements. Voilà pourquoi mère et fille attendaient le printemps avec la même impatience grandissante.
La fête de Briga passa ; les fleurs des pommiers tombèrent les unes après les autres. Tandis que le printemps approchait de son équinoxe, les prairies, verdoyantes après les pluies abondantes de l'hiver, commencèrent à se parer de dents-de-lion safranées, de petites orchidées pourpres, et des premières étoiles blanches du cerfeuil sauvage. Dans les marécages on voyait les fleurs blanches des renoncules flottantes, et ici et là, les parcelles d'or des oillets des marais ; sur les rivages, les iris jaunes montraient leur éclat, et les premiers myosotis parsemaient le sol comme des morceaux de ciel tombés sur terre. Le temps était changeant, orageux un jour avec des vestiges de froidure d'hiver, et radieux le lendemain, porteur d'une promesse d'été. L'enfant d'Ana continuait à
grandir dans le sein de sa mère.
Ana se leva du banc à l'aide de son b‚ton et reprit son ascension. Jamais elle n'aurait cru avoir autant de mal à faire ce que les autres prêtresses, plus jeunes, accomplissaient une dizaine de fois par jour, mais dans son état présent, elle était bien heureuse de trouver ce banc qui avait été
installé là, à mi-chemin entre le Lac et le Temple, pour permettre aux membres ‚gés de la communauté de se reposer. Le b‚ton ne lui servait pas à
marcher, mais à conserver son équilibre, à l'empêcher de tomber si par malheur son pied glissait sur une pierre inaperçue.
Elle contempla la courbe de son ventre avec un mélange d'exaspération et de fierté. Elle devait ressembler à un cheval attelé à un chariot, se dit-elle. Cette grossesse qui aurait conféré une allure majestueuse à une autre femme lui donnait un air grotesque. Taliesin était un homme svelte, mais grand, et Ana devinait que son enfant lui ressemblerait. Elle se rappela qu'elle avait porté et mis au monde ses deux premières filles sans aucune peine, et pourtant, elles étaient grandes et robustes elles aussi.
" II est vrai, se dit-elle en grimaçant, que j'étais loin d'approcher la quarantaine en ce temps-là. " ¿ seize ans, elle grimpait et dévalait le Tor à toute allure, sans même s'arrêter pour reprendre baleine, jusqu'au jour de l'accouchement. Maintenant, même si l'enthousiasme de la maternité
l'avait aidée à supporter les deux premiers tiers de la grossesse, ces trois derniers mois avaient apporté la preuve que son corps n'était plus aussi résistant qu'autrefois. " Ce sera mon dernier enfant... "
Un sens plus subtil que l'ouÔe la fit s'arrêter en chemin. Levant la tête, elle découvrit sa fille qui l'observait. Comme toujours, 382
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LE SECRET D'AVALON
LA FILLE D'AVALON
l'apparition de Viviane provoquait à la fois douleur et fierté. Les traits saillants de la jeune fille ne trahissaient aucune émotion, mais Ana sentait en elle ce même mélange d'envie et de mépris qui habitait Viviane depuis qu'elle avait appris l'existence de cet enfant. Toutefois, à mesure que le ventre de sa mère grossissait, l'envie avait diminué.
" Elle commence à comprendre maintenant. Si seulement elle prenait conscience que tout le reste... la t‚che d'une prêtresse, surtout le rôle de la Dame d'Avalon, procurait autant de souffrances que de joie ! D'une manière ou d'une autre, je dois lui faire comprendre cela ! "
Absorbée par la pensée de sa fille, Ana était moins attentive au chemin, et lorsqu'elle dérapa sur une plaque de boue, son b‚ton ne suffit pas à la retenir. Elle tenta, dans sa chute, de se retourner sur le flanc. Une violente douleur musculaire lui vrilla le bras qui avait amorti le choc.
Malheureusement, rien ne put empêcher son ventre gonflé de supporter le reste de son poids. Elle en eut le souffle coupé, et pendant un instant, elle perdit totalement connaissance.
quand enfin elle rouvrit les yeux, Viviane était agenouillée à ses côtés.
- Mère, ça va ?
Ana se mordit la lèvre, alors qu'une petite contraction comme celles qu'elle éprouvait à intervalles réguliers depuis environ une semaine tendait les muscles de son abdomen. Mais cette fois, la douleur dans son ventre fut plus intense, plus profonde.
- Oui, ça va aller, répondit-elle. Aide-moi simplement à me relever.
Prenant appui sur le bras vigoureux de Viviane, elle parvint à se mettre à
genoux, puis à se relever. ¿ cet instant, elle sentit un filet chaud couler entre ses cuisses, et baissant la tête, elle vit les premières gouttes de ses eaux imbiber le sol.
- que se passe-t-il ? s'exclama Viviane. Tu saignes ? Oh..., fit-elle, se souvenant des notions d'obstétrique inculquées à chaque novice.
Elle regarda sa mère, un peu plus p‚le qu'un instant auparavant, et elle déglutit avec peine.
Ana ne put s'empêcher d'esquisser un sourire devant la confusion de sa fille.
- Eh oui, dit-elle. C'est commencé...
Viviane regardait avec fascination le ventre de sa mère se déformer à
chaque contraction. Ana cessa de marcher et agrippa le bord de la table, en retenant sa respiration. Elle ne pouvait supporter le moindre vêtement, et on avait attisé le feu dans la cheminée pour lui tenir chaud. Viviane sentait qu'elle transpirait dans sa robe légère, mais Julia, la plus expérimentée de leurs sages-femmes, et la vieille Elen qui discutaient près du feu ne semblaient pas souffrir de la chaleur.
Depuis plusieurs heures qu'avait commencé le travail d'Ana, Viviane avait songé plus d'une fois que c'était là un moyen extrêmement curieux et déplaisant de venir au monde ; il était presque plus facile de croire aux légendes romaines qui parlaient d'oeufs de cygne et autres naissances insolites. quand elle était enfant, elle avait vu des animaux mettre bas à
la ferme de Neithan, mais c'était il y a longtemps, et même si elle avait encore le souvenir des bébés qui glissaient hors du ventre de leur mère, tout visqueux, le processus était moins visible que maintenant, car elle voyait les muscles se contracter sous la peau nue de sa mère.
Cette dernière soupira et se redressa, en cambrant le dos.
- Voulez-vous que je vous masse ? proposa Julia. Ana acquiesça et prit appui contre la table, tandis que la sage-femme commençait à lui masser les reins.
- Comment pouvez-vous continuer à marcher, mère ? demanda Viviane. Vous devez être fatiguée. Ne serait-il pas préférable de vous allonger ?
Elle désigna le lit, o˘ un drap propre couvrait une litière de paille fraîche.
- Oui, je suis fatiguée, répondit sa mère. Mais non..., dit-elle en serrant les dents, faisant signe à Julia d'interrompre ses massages jusqu'aux prochaines contractions. Ce n'est pas plus facile allongée, pas pour moi du moins. Si je reste debout, le poids du bébé l'aide à descendre ; elle viendra plus vite.
- Vous semblez si convaincue qu'il s'agit d'une fille ! s'exclama Viviane.
Et si vous portiez un garçon ? Peut-être est-ce le futur Défenseur de l'Angleterre qui lutte en ce moment même pour venir au monde.
- ¿ cet instant, répondit la parturiente d'une voix haletante, j'accueillerais l'un ou l'autre avec plaisir.
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LE SECRET D'AVALON
Julia fit signe à Viviane de rester à l'écart, et la jeune fille tressaillit. Il y eut de nouvelles contractions, plus violentes que les précédentes, et quand elles s'achevèrent, la sueur ruisselait sur le front d'Ana.
- Mais tu as peut-être raison, dit la Grande Prêtresse. Je crois que... je vais m'allonger un peu.
Elle l‚cha le bord de la table et Viviane l'aida à s'allonger. Il était évident que dans cette position les contractions étaient encore plus douloureuses, mais pour l'instant, le simple fait de ne plus être debout était un soulagement.
- Chaque travail a un sens... quand bien même on aimerait l'oublier... (Ana ferma les yeux sous l'assaut d'une nouvelle vague de contractions.) ...Les filles réclament leur mère... Même les prêtresses. Je l'ai souvent entendu.
Moi-même je l'ai fait, la première fois.
Viviane se rapprocha, et quand les douleurs réapparurent, Ana lui saisit la main. ¿ en juger par la force avec laquelle elle la serrait, la jeune femme devinait l'effort effectué par sa mère pour ne pas crier.
- Avez-vous atteint ce stade ?
Ana acquiesça. Viviane la regardait de sa hauteur ; elle dut se mordre la lèvre elle aussi en sentant les doigts de sa mère s'enfoncer dans sa paume.
" Elle a enduré la même chose pour me mettre au monde... " Cette pensée avait quelque chose d'apaisant. Au cours de ces cinq dernières années, elle avait combattu sa mère sans états d'‚me, dans l'espoir, tout au plus, d'affirmer son indépendance. Mais désormais, Ana se trouvait entre les mains de la Déesse, incapable de résister à Son Pouvoir. Jamais Viviane n'aurait cru que sa mère se montrerait à elle dans un tel instant de vulnérabilité.
Les contractions passèrent une fois de plus, laissant Ana haletante et en sueur. Plusieurs secondes s'écoulèrent sans nouvelles douleurs. Peut-être était-ce comme les averses qui se succèdent durant un orage, à mesure que passent les nuages.
Viviane se racla la gorge.
- Pourquoi vouliez-vous que je sois présente ?
- Assister à la naissance d'un enfant fait partie de ta formation...
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LA FILLE D'AVALON
- Pourquoi votre enfant ? J'aurais pu assister à cette expérience en aidant une des femmes des marais... Ana secoua la tête.
- Elles pondent leurs enfants comme des chatons. Moi aussi, les deux premières fois. Elles disent que les enfants suivants viennent encore plus rapidement, mais je crois que mon ventre a oublié comment faire. (Elle soupira.) Je voulais te montrer... qu'il y a certaines choses que même la Dame d'Avalon ne peut commander.
- Vous ne voulez même pas me nommer prêtresse. Pourquoi serais-je concernée ? Le chagrin aiguisait la voix de Viviane.
- C'est ce que tu penses ? Oui, évidemment, je crois que je comprends. La raison... (Sa voix se brisa ; elle secoua la tête.) Vois-tu, les exigences d'une mère et celles d'une prêtresse sont rarement conciliables. Cet enfant sera peut-être un garçon, ou une fille sans aucun don. En tant que Grande Prêtresse, il est de mon devoir d'élever celle qui me succédera. Je ne peux risquer de te perdre avant de savoir....
Une nouvelle vague de douleur lui coupa le souffle.
" Et en tant que mère ? "
Viviane n'osa pas prononcer ces mots.
- Aide-moi à me remettre debout, dit Ana d'une voix rauque. Si je reste allongée, ça durera encore plus longtemps.
Elle se redressa en s'agrippant au bras de Viviane, et prit appui sur l'épaule de sa fille. Cette dernière avait la taille idéale pour la soutenir. Ana lui avait toujours paru si imposante qu'elle n'avait encore jamais remarqué à quel point elles étaient semblables.
- Parle-moi..., dit Ana, tandis qu'elles marchaient lentement à travers la pièce, s'arrêtant chaque fois que réapparaissaient les contractions. Parle-moi de... Mona... et de la ferme.
Viviane lui jeta un regard surpris. Sa mère n'avait jamais paru s'intéresser à l'enfance de sa fille jusqu'à présent. Parfois, elle se demandait si elle se souvenait même du nom de Neithan. Mais cette femme qui s'accrochait à son bras, en haletant, n'était plus la mère qu'elle avait détestée, et la pitié ouvrait son cour, en même temps que sa mémoire.
Alors, elle lui parla de cette île verte, balayée par les vents, o˘ les arbres se blottissaient sur le rivage qui faisait face au continent, pendant que l'autre extrémité
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affrontait courageusement la mer grise. Elle lui parla de ces pierres éparpillées qui avaient été autrefois un temple druidique, et des rites que continuaient d'y pratiquer les familles descendant des survivants du massacre de PaulinusÔ. Enfin, elle parla de la ferme de Neithan, et du veau qu'elle avait sauvé.
- Je suppose, dit-elle, que c'est une vieille vache, maintenant, avec beaucoup de petits veaux.
- Tu me décris une vie saine et heureuse.... comme je l'espérais lorsque je t'ai confiée à Neithan.
Alors que la douleur s'atténuait, Ana se redressa et elles se remirent à
marcher, plus lentement.
- Allez-vous également confier cet enfant à d'autres ? demanda Viviane.
- Il le faut... même s'il s'agit de toute évidence d'une prêtresse-née.
Mais je me demande dans quel lieu elle pourra grandir en toute sécurité de nos jours.
- Pourquoi ne pourrait-elle pas rester ici ? Tout le monde disait que j'étais déjà trop ‚gée quand je suis arrivée pour commencer ma formation.
- Je crois..., dit Ana, qu'il vaut mieux que je m'allonge...
Un mince filet de sang coulait entre ses cuisses. Julia s'approcha pour examiner la parturiente, déclarant que tout se passait normalement, ce qui n'était pas l'impression ressentie par Viviane.
- Il est préférable..., déclara Ana, qu'un enfant... possède une expérience du monde extérieur. Anara a été élevée ici. Je pense que, d'une certaine façon, cela l'a rendue plus faible.
Son regard sembla se tourner vers l'intérieur ; les muscles de sa m‚choire se crispèrent, tandis qu'elle serrait les dents pour lutter de nouveau contre la douleur.
- que lui est-il arrivé ? murmura Viviane en se penchant vers sa mère.
Comment est morte ma sour ?
Un instant, elle crut que sa mère allait lui répondre. Puis elle vit glisser une larme sous ses paupières closes.
- Elle était si belle, mon Anara... pas comme nous, dit Ana. Ses cheveux blonds brillaient comme un champ de blé sous le soleil. Et elle essayait toujours de bien faire...
1. Voir Marion Zimmer Bradley, La Colline du dernier adieu, Le Livre de Poche, n∞ 13997.
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LA FILLE D'AVALON
" Pas comme nous, en effet ", songea Viviane avec amertume, sans faire de remarque.
- Elle m'a dit qu'elle était prête à subir l'épreuve, et j'avais envie de la croire... Je voulais qu'elle en soit capable. Alors, je l'ai laissée partir. Oh,Viviane, je prie..., dit-elle en lui serrant le bras, pour que jamais tu ne tiennes contre toi le cadavre de ta propre fille!
- Est-ce pour cette raison que vous avez toujours retardé mon initiation ?
demanda la jeune femme, abasourdie par cet aveu. Parce que vous aviez peur ?
- Avec les autres, je suis capable de juger, mais pas avec toi... (Une nouvelle douleur lui arracha un petit gémissement, puis son visage se détendit.) Je croyais savoir quand Anara serait prête... je croyais savoir !
Julia s'approcha d'elles, en jetant un regard noir à Viviane.
- Allons, il faut vous détendre, ma Dame. Votre fille va vous laisser, je vais m'occuper de vous.
- Non..., murmura Ana. Viviane doit rester elle aussi.
Julia fronça les sourcils, mais elle n'insista pas, se contentant de masser délicatement le ventre gonflé d'Ana. Dans le silence qui suivit, Viviane perçut les échos d'une musique lointaine, et de fait, elle les entendait depuis un certain temps déjà, se dit-elle. Aucun homme n'avait le droit de pénétrer dans la salle d'accouchement, mais Taliesin avait d˚ prendre place à l'extérieur, devant la porte.
" Ah, dommage qu'il ne soit pas là ! pensa Viviane avec colère. J'aimerais que chaque homme puisse voir ce qu'enduré une femme pour lui donner un enfant. "
Le rythme des contractions s'était accéléré. Désormais, Ana semblait à
peine avoir le temps de reprendre son souffle avant que tout son corps ne soit pris de nouvelles convulsions. Elen lui tenait la main, Viviane avait pris l'autre, pendant que Julia était penchée entre ses cuisses ouvertes.
- Ce sera long ? demanda la jeune femme, tandis que la respiration de la parturiente devenait de plus en plus haletante, entrecoupée de gémissements.
Julia répondit par un haussement d'épaules.
- Non, ça va aller vite maintenant. Nous avons atteint le stade o˘ l'utérus finit de s'ouvrir totalement pour se préparer à expul-389
LE SECRET D'AVALON
ser l'enfant. Restez calme, ma Dame..., dit-elle à Ana en lui massant le ventre avec ses doigts agiles.
- Oh, Déesse..., chuchota Ana.... Déesse, par pitié !
C'était intolérable, se dit Viviane. Elle se pencha en avant, en murmurant n'importe quelles paroles d'encouragement et d'apaisement. Les yeux de sa mère, dilatés par la douleur, se fixèrent sur elle, et soudain, un changement sembla se produire. L'espace d'un instant, elle parut plus jeune ; ses longs cheveux trempés de sueur ne formaient plus qu'une masse de boucles emmêlées.
- Isarma ! dit-elle dans un murmure. Aide-moi, aide l'enfant !
Et, tel un écho, des paroles surgirent dans l'esprit de Viviane : " que le fruit de nos vies soit lié et soudé à toi, ‘ Mère, ‘ Femme Eternelle, toi qui tiens la vie intime de chacune de tes filles entre tes mains, sur ton cour... " Et en observant ce visage blanc devant elle, elle comprit que l'autre femme entendait ces paroles elle aussi. ¿ cet instant, elles n'étaient plus mère et fille, mais deux femmes unies, ‚mes sours liées l'une à l'autre et à la Grande Mère, d'une vie à l'autre, depuis longtemps, bien avant que les Sages ne franchissent les mers.
Ce souvenir s'accompagna d'un autre savoir, acquis dans une autre vie, dans un temple dont les coutumes de naissance étaient plus profondes que tout ce que connaissaient les femmes d'Ava-lon. De sa main libre, elle traça le sceau de la Déesse sur le ventre gonflé.
Ana laissa retomber sa tête sur le drap, et Viviane, réintégrant sa personnalité avec une brutalité étourdissante, éprouva un moment de peur absolue. Mais sa mère rouvrit les yeux, illuminés par une détermination nouvelle.
- Levez-moi ! dit-elle entre ses dents serrées. C'est le moment !
Julia lança des ordres. Les femmes présentes aidèrent Ana à poser les pieds par terre, si bien qu'elle était accroupie pendant qu'Elen et Viviane s'agenouillaient dans la paille pour la soutenir. Julia s'empressa d'étendre un linge propre sous elle, et attendit, tandis que la Grande Prêtresse gémissait et poussait de toutes ses forces. La tenir, c'était comme essayer de maîtriser une force de la nature. Mais Julia l'encourageait à continuer de pousser, en disant qu'elle apercevait la tête du bébé. Allez, encore ! Encore une grande poussée, et il sortirait !
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Viviane, qui sentait tous les tremblements qui parcouraient le corps de sa mère, se surprit à implorer la Déesse elle aussi, avec une ferveur qu'elle n'avait jamais connue. Elle retint son souffle et sentit la chaleur exploser en elle, comme si elle avait aspiré une boule de feu. La lumière embrasa chacun de ses membres, une force bien trop énorme pour rester contenue dans un corps humain, mais à cet instant, elle était la Grande Mère, donnant naissance au monde.
Elle exhala et le Pouvoir jaillit d'elle avec la violence d'un éclair et parcourut le corps de la femme qu'elle soutenait, et qui, secouée de convulsions, continuait de pousser de toutes ses forces. Julia cria que la tête arrivait, et Ana poussa de nouveau, avec un hurlement qui dut s'entendre jusqu'à Ynis Witrin, et une chose humide et rouge glissa en se tortillant dans les mains tendues de la sage-femme.
Une fille... Dans le silence soudain et assourdissant, tous les regards convergèrent vers cette vie nouvelle qui venait d'apparaître sur terre.
Puis, le bébé tourna la tête et le silence fut brisé par un braillement.
- Ah, voici une jolie demoiselle, murmura Julia, en essuyant le petit visage avec un linge soyeux, tenant le bébé à bout de bras pour laisser le sang s'écouler le long du cordon. Elen, occupe-toi de la Dame pendant que Viviane me donne un coup de main.
Viviane savait ce qu'elle avait à faire, mais ses mains tremblaient lorsqu'elle coinça le cordon à l'aide de deux pinces, avant de s'emparer d'un couteau pour le trancher.
- Parfait, dit Julia. Maintenant, tiens l'enfant pendant que je récupère le placenta. Le linge pour l'envelopper est sur la table.
Viviane osait à peine respirer lorsque la sage-femme déposa le bébé dans ses bras. Sous les traînées de sang, la peau était toute rosé, et les quelques cheveux plaqués sur le cr‚ne promettaient d'être clairs. Ce n'était pas une Enfant des Fées, elle appartenait au peuple blond de la race des rois.
Elen demandait quel serait le nom de l'enfant.
- Igraine ^..j murmura Ana. Elle se nommera Igraine...
1. Autre nom d'Ygerne, qui épousera Uther Pendragon au début des Dames du Lac.
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LA FILLE D'AVALON
Comme si elle avait entendu son nom, la petite créature ouvrit les yeux, et Viviane sentit son cour se fendre. Mais alors qu'elle plongeait les yeux dans ce regard bleu, la Vision s'abattit sur elle brusquement. Elle voyait une jeune femme blonde dans laquelle elle reconnaissait cette enfant devenue adulte, tenant à son tour un bébé dans ses bras. Mais il s'agissait d'un garçon robuste, et juste après, elle le vit adulte lui aussi, s'élançant au cour d'une bataille sur son cheval, avec dans les yeux l'étincelle du héros, et accrochée à sa ceinture l'…pée d'Avalon.
- Elle se nommera Igraine... (Sa propre voix semblait venir de très très loin.) ...Et de son ventre naîtra le Défenseur de l'Angleterre...
Assis près de la cheminée dans la grande salle du Temple, Talie-sin jouait de la harpe. Il avait beaucoup joué depuis l'arrivée du printemps. Les prêtres et les prêtresses souriaient en l'entendant, et disaient que leur barde exprimait ainsi l'allégresse collective, à laquelle faisaient écho les cris du gibier d'eau que les premiers beaux jours avaient ramené dans les marais d'Avalon. Taliesin souriait lui aussi, en hochant la tête, et continuait à jouer, espérant dissimuler sa mélancolie. Nul sourire, en effet, ne brillait dans ses yeux.
Pourtant, il aurait d˚ être heureux. Même s'il ne pouvait pas la revendiquer, il était le père d'une jolie fille, et Ana avait survécu à
l'accouchement.
Mais elle se remettait difficilement. Elle n'avait pas hurlé au moment de la délivrance, comme certaines femmes, mais il était assis suffisamment près de la porte pour entendre ses r‚les et ses gémissements pendant toute la durée du travail. Il avait continué à jouer de la harpe malgré tout, pour ne pas entendre ces plaintes autant que pour encourager les femmes qui se trouvaient à l'intérieur. Comment faisaient-ils, ces hommes qui engendraient un enfant chaque année ? Comment un homme pouvait-il supporter de savoir que la femme qu'il aimait par-dessus tout risquait la mort pour expulser de son ventre le bébé qu'il y avait déposé ?
Peut-être n'aimaient-ils pas leurs épouses comme il aimait la Dame d'Avalon. Ou peut-être n'étaient-ils pas affligés tout simplement de cette sensibilité exacerbée par l'enseignement des druides qui avait permis à
Taliesin de partager les souffrances
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d'Ana. Le joueur de harpe avait le bout des doigts à vif à force de pincer les cordes de son instrument avec vigueur pour essayer de former avec sa musique une protection contre la douleur.
Et il avait maintenant une nouvelle raison de se lamenter. De la naissance de Viviane, il n'avait que des souvenirs confus ; il était occupé par ses t
‚ches habituelles en ce temps-là, et l'accouchement s'était déroulé sans problème. En outre, il ignorait si cet enfant était le sien. Mais quel que soit son véritable géniteur, elle était sa fille désormais, et Ana avait enfin donné l'autorisation pour son initiation. Taliesin ne savait pas comment il pourrait la laisser partir.
Alors, il continuait à jouer. La grande harpe pleurait sur toutes ces choses qui disparaissent, et qui, même si elles s'en reviennent un jour, ne sont plus les mêmes. Et dans la musique, sa douleur et ses peurs se transformaient en harmonie.
Viviane marchait au bord du Lac en observant, sur la berge opposée, la forme pointue du Tor. Si elle avait encore eu besoin de se convaincre qu'elle n'était plus dans le monde o˘ elle venait de vivre cinq ans, cette vision aurait suffi, car à la place du Cercle de Pierres familier, elle apercevait maintenant au sommet de la colline une tour inachevée. Celle-ci était dédiée à un dieu nommé Mikael, lui avait-on dit, bien qu'on l'appelle angelos. C'était un Dieu de Lumière que les chrétiens avaient convoqué pour combattre le Pouvoir-Dragon de la Déesse de la terre qui avait jadis habité
cette colline.
" Et qui l'habite encore, songea-t-elle en fronçant les sourcils. ¿ Avalon.
" Mais quelles que soient les intentions de ses architectes, cette tour phallique représentait moins une menace pour la terre qu'un défi lancé au ciel, une balise servant à marquer le flux du Pouvoir. Ces chrétiens avaient hérité tant de choses des anciennes croyances, et pourtant ils comprenaient si mal leur signification profonde. Mais sans doute devrait-elle se réjouir, se dit-elle, qu'une partie des Mystères soit ainsi préservée, même sous cette forme dénaturée.
Ce serait d'ailleurs le seul Mystère qu'elle verrait désormais, si elle ne parvenait pas à retourner à Avalon. Viviane se retourna pour contempler le pays derrière elle, là o˘ le lit majeur de la Brue s'étirait dans un entrelacs de marais et de prairies, en direction de 392
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LE SECRET D'AVALON
l'estuaire de la Sabrina. En respirant profondément, elle s'imaginait capter les effluves puissants et salés de la mer lointaine.
Elle continua à pivoter sur elle-même et vit le tracé blanc et sinueux de la route qui formait trois grandes boucles jusqu'aux crêtes grises des collines de Mendip, et de l'autre côté, les paisibles sommets des Poldens.
quelque part, juste derrière, se trouvaient Lindinis et la Voie romaine.
Viviane songea alors qu'elle pouvait suivre n'importe quelle direction et découvrir une nouvelle vie. Elle ne possédait rien d'autre que la robe qu'elle portait et le petit couteau en forme de serpe qui pendait à sa ceinture, mais pour la première fois de sa vie, elle était libre.
Elle s'assit sur une souche érodée par les intempéries et s'amusa à
observer un martin-pêcheur qui tournoyait et s'élevait dans le ciel à toute allure, tel l'esprit du ciel. Le soleil scintillait à la surface de l'eau et faisait rougeoyer le bois usé de la petite embarcation plate amarrée là
à son intention, une barque semblable à celles utilisées par les hommes des marais. L'air avait conservé la chaleur de la mi-journée, mais une légère brise s'était levée à l'ouest, charriant avec elle le souffle frais de la mer. Viviane sourit, laissant le soleil détendre les muscles crispés. Avoir le choix constituait en soi une victoire, mais elle savait déjà quelle serait sa décision.
Trop souvent la nuit elle avait rêvé de cet instant, elle se représentait chaque moment, imaginant ce qu'elle devrait faire. Ce serait navrant de gaspiller toute cette préparation. Pourtant, ce n'était pas ce qui avait motivé sa décision. Peu lui importait désormais de savoir qui deviendrait Grande Prêtresses, Igraine ou elle ; en revanche, elle avait besoin de prouver à sa mère que dans ses veines coulait le sang ancien. L'euphorie ayant succédé à la naissance s'étant dissipée, Viviane savait que sa mère et elle continueraient à se quereller... elles étaient trop semblables.
Pourtant, elles se comprenaient mieux désormais.
L'objectif de Viviane n'avait pas changé, mais ses motivations profondes n'étaient plus les mêmes. Afin de conserver cette nouvelle clairvoyance, elle devait apporter la preuve de ses qualités de prêtresse. De plus, elle avait envie de revenir, pour se chamailler avec sa mère et voir grandir Igraine, écouter Taliesin chanter.
Tout cela est parfait, songea-t-elle en se relevant pour poursuivre son chemin sur les bords du Lac. Encore fallait-il qu'elle réussisse.
" La magie, lui avait-on appris, consiste à concentrer toute la 394
LA FILLE D'AVALON
volonté disciplinée. Mais il est parfois nécessaire également de l'abandonner. Le secret consiste à savoir à quel moment exercer ce contrôle et à quel moment y renoncer. " Le ciel était dégagé maintenant, mais alors que le vent marin se renforçait, les brumes n'allaient pas tarder à
apparaître, venant de la Sabrina par vagues moites, aussi inexorables que la marée.
Ce n'était pas les brumes qu'elle devait transformer, mais elle-même.
- Dame de la Vie, viens à mon aide, car sans Toi je ne pourrai jamais rejoindre Avalon. Montre-moi le chemin... aide-moi à comprendre, murmura-t-elle, et puis, devinant qu'il ne s'agissait pas d'un échange, mais d'une simple constatation, elle ajouta : Je suis ton offrande....
Viviane s'installa plus confortablement sur la souche, en croisant les chevilles pour assurer son équilibre, les mains posées sur les genoux, paumes ouvertes. La première étape consistait à localiser son point central. Elle inspira, retint son souffle, puis l'expulsa lentement, en même temps que toutes les pensées qui l'encombraient et risquaient d'interférer avec son objectif. Inspirer, expirer, elle répéta plusieurs fois l'opération, en comptant, tandis que sa conscience refluait vers l'intérieur et qu'elle se sentait flotter dans une paix intemporelle.
quand son esprit fut vidé de toutes ses pensées, à l'exception d'une seule, Viviane prit une profonde inspiration et projeta sa conscience vers le bas, le plus profondément possible dans la terre. ¿ cet endroit, au milieu des marais, c'était comme s'enfoncer dans l'eau, non pas cette base solide et compacte du Tor qui permettait de s'ancrer, mais une sorte de matrice fluide et fuyante sur laquelle on devait flotter. Pourtant, même si ces profondeurs étaient instables, c'était un puits de Pouvoir. Viviane l'aspirait à travers les racines que son esprit avait plantées, dans un fourmillement qui jaillissait comme une fontaine du sommet de son cr‚ne pour tenter d'atteindre les cieux.
Lors de cette première exaltation, elle crut que son ‚me allait quitter son corps, mais des réactions devenues instinctives refoulèrent l'énergie vers le bas, la renvoyant le long de son épine dorsale, jusque dans la terre d'o˘ elle venait. De nouveau, le Pouvoir remonta dans tout son corps, et cette fois, Viviane se leva, en tendant les bras, tandis que cette force puisait en elle. Peu à peu, le
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LE SECRET D'AVALON
courant se transforma en vibration, une colonne d'énergie reliant la terre au ciel, elle-même servant de canalisation entre les deux.
Ses bras retombèrent lentement, s'écartèrent, en même temps que son esprit s'élargissait afin d'englober tout ce qui se trouvait dans un plan horizontal. Elle sentait toutes les choses qui l'entouraient. Le Lac, les marais, les prairies, jusqu'aux collines et à la mer, comme des ombres de lumière à l'intérieur de son champ de vision. Le brouillard formait un voile mouvant devant ses perceptions, frais sur la peau, mais fourmillant de Pouvoir. Sans ouvrir les yeux, elle se tourna lentement pour lui faire face, rassemblant tout son désir dans un appel muet.
Alors, le brouillard avança telle une gigantesque vague grise, masquant les prés, les marais et le Lac lui-même, si bien que Viviane semblait être la seule chose vivante au monde. quand enfin elle ouvrit les yeux, cela ne fit pas une grande différence. Le sol dessinait une ombre plus sombre à ses pieds, l'eau était un soupçon de mouvement droit devant. ¿ t‚tons, elle avança, jusqu'à ce qu'ap-paraisse la longue silhouette de la barque, aussi floue que si le brouillard avait délavé sa substance en même temps que sa couleur.
Mais l'embarcation demeurait suffisamment présente, même pour ses sens altérés, et lorsqu'elle y monta et poussa sur la perche, elle sentit le balancement familier, tandis que la barque s'éloignait du rivage. En quelques secondes seulement, les masses assombries de la berge eurent disparu. Désormais, Viviane n'avait même plus la terre en guise d'ancre, et ses yeux de simple mortelle n'apercevaient aucune destination. Deux possibilités seulement s'offraient à elle : elle pouvait rester assise sans bouger jusqu'à l'aube, lorsque le vent venu de la terre chasserait le brouillard, ou bien essayer de trouver son chemin au milieu des brumes pour atteindre Avalon.
Des profondeurs de son esprit, elle fit resurgir le sortilège. Celui-ci était légèrement différent, avait-elle appris, en fonction de la personne qui l'utilisait; et parfois, il semblait changer chaque fois qu'il était utilisé. Les mots eux-mêmes n'étaient pas l'élément primordial, contrairement aux réalités dont ils étaient la clé. Et il ne suffisait pas de réciter le sortilège, les paroles n'étaient qu'un déclencheur, une formule mnémotechnique destinée à catalyser une transformation de l'esprit.
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LA FILLE D'AVALON
Viviane pensa à une montagne qu'elle avait vue et qui, dans une certaine lumière, prenait l'aspect d'une déesse endormie. Elle pensa au Graal, lui-même simple calice lorsqu'on ne le voyait pas avec les yeux de l'esprit.
qu'était donc le brouillard quand il n'était pas brouillard ? Et qu'était, réellement, cette barrière entre les mondes ?
" II n'y a pas de barrière... " Cette pensée s'engouffra dans sa conscience.
- qu'est donc le brouillard ?
" II n'y a pas de brouillard... il n'y a qu'une illusion. "
Viviane réfléchissait. Si le brouillard n'était qu'une illusion, que penser alors de ce lieu qu'il dissimulait ? Avalon n'était-il qu'un mirage, ou bien était-ce l'île des chrétiens qui n'avait pas d'existence réelle ?
Peut-être qu'aucun des deux n'existait en dehors de son esprit, mais dans ce cas, qu'était donc cet être qui les avait imaginés ? La pensée pourchassait l'illusion dans une spirale sans fin de déraison, perdant un peu de sa cohérence à chaque tournant, tandis que disparaissaient de nouvelles frontières gr‚ce auxquelles les humains définissaient l'existence.
" L' tre n'existe pas... "
Cette pensée qui avait été autrefois Viviane frémit au contact de la désintégration. Une vision fugitive et tremblotante lui apprit que c'était là, dans cette obscurité, qu'Anara s'était noyée. Voilà donc la réponse ?
Absolument rien n'existait ?
"Rien... et Tout... "
- qui êtes-vous ? cria l'esprit de Viviane.
" Ton tre... "
Son tre n'était rien, un point tremblotant proche de l'extinction ; et puis, au même moment, ou avant, ou après, car ici le Temps non plus n'existait pas, il devint l'Unique, un éclat qui emplit toutes les réalités. Pendant un instant éternel, elle participa à cette extase.
Et ensuite, comme une feuille trop lourde pour flotter dans le vent, elle retomba, vers le sol, vers l'intérieur, réintégrant toutes les parties perdues. Toutefois, la Viviane qui retourna dans son corps n'était plus exactement celle qui avait été arrachée à sa personnalité. Et pendant qu'elle se recréait, elle retrouva sa voix et chanta les syllabes magiques du sortilège permettant de traverser les brumes, recréant simultanément le monde tout entier.
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LE SECRET D'AVALON
Elle comprit, avant même que les brumes ne s'écartent, ce qu'elle avait réalisé. Elle se souvenait de ce jour o˘ elle avait émergé d'un bois touffu, convaincue de marcher dans la mauvaise direction, jusqu'à ce que soudain, entre deux pas, elle sente ce changement dans son cerveau, et trouve le bon chemin.
Plus tard, en se demandant pourquoi elle avait réussi là o˘ Anara avait échoué, Viviane se dit que, peut-être, ces cinq années d'affrontement avec sa mère l'avaient obligée à se b‚tir une personnalité capable de résister au contact du Vide lui-même. Mais ce n'était pas l'unique raison. Certaines apprenties prêtresses se perdaient durant l'épreuve, car leurs ‚mes étaient déjà si proches de l'Unique qu'elles s'y fondaient sans distinction, comme une goutte d'eau ne fait plus qu'un avec l'océan.
L'extase de cette union était encore suffisamment présente pour que Viviane repousse quelques larmes en la sentant s'évanouir. Avec une angoisse soudaine, elle se souvint comme elle avait pleuré lorsque sa mère l'avait remise entre les mains de Neithan. Jamais jusqu'à aujourd'hui elle ne s'était autorisée à repenser à ce jour.
- Ma Dame... ne me laisse pas seule ! murmura-t-elle.
Tel un écho, elle reçut cette réponse en elle : "Je ne t'ai jamais abandonnée ; je ne t'abandonnerai jamais. Tant que durera la vie, et même au-delà, je serai là... "
Mais si la lumière intérieure faiblissait, le brouillard, lui, en s'étiolant, s'était transformé en un scintillement éclatant, et soudain Viviane se retrouva aveuglée par les rayons du soleil.
Elle cligna des yeux face aux reflets sur l'eau, les pierres p‚les des constructions et le vert vif de l'herbe du Tor ; et elle comprit qu'il n'existait pas de plus beau paysage dans aucun des mondes. quelqu'un poussa un cri. Mettant sa main en visière pour mieux voir, elle reconnut les cheveux clairs de Taliesin. Elle scruta la colline, cherchant à apercevoir sa mère, en se raidissant pour combattre cette vieille douleur. Taliesin guettait son retour, sans doute depuis le moment o˘ elle était partie. Sa mère se moquait-elle maintenant de savoir si Viviane avait réussi ou pas ?
Mais soudain, elle retrouva le sourire, car elle devina que sa mère s'était cachée pour ne pas avoir à reconnaître combien elle était heureuse de savoir que sa fille aînée était de retour à la maison, saine et sauve.
XXI
- Allez, soulève-moi encore ! Je veux monter ! glapissait Igraine, ses petits bras potelés tendus vers Viviane qui se pencha pour hisser l'enfant sur ses épaules, en riant.
Elles avaient joué à ce jeu dans tout le jardin ; la fillette voulant tour à tour marcher pour explorer les lieux, et se faire porter ensuite pour mieux dominer la situation.
- Ouh..., fit Viviane, je crois qu'il est temps que je te repose, ma chérie, je commence à avoir mal au dos !
¿ quatre ans, Igraine était déjà presque moitié aussi grande que Viviane.
Aucun doute, c'était bien la fille de Taliesin, car même si ses cheveux étaient d'un blond légèrement plus roux, les yeux étaient du même bleu profond.
¿ peine posée sur le sol, Igraine roucoula de bonheur et s'enfuit en trottinant sur le chemin, à la poursuite d'un papillon.
" Douce Déesse, songea Viviane en admirant les reflets du soleil dans les boucles dorées de sa sour, cette enfant deviendra une véritable beauté ! "
- Non, non, ma chérie ! s'écria-t-elle tout à coup à la vue d'Igraine qui se précipitait vers la haie de m˚res sauvages. Non ! Ces fleurs n'aiment pas qu'on les cueille !
Trop tard. Igraine avait déjà refermé la main sur les fleurs et quelques gouttelettes de sang perlaient sur ses doigts éraflés. Son visage rond s'empourpra, et elle inspira profondément, avant de se mettre à hurler, tandis que Viviane accourait pour la prendre dans ses bras.
- Là, là, mon cour, ce n'est rien. Cette vilaine fleur t'a 399
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mordue ? Tu vois, il faut faire attention. Je vais te faire un baiser sur la main et tu ne sentiras plus rien.
Les sanglots et les cris s'atténuèrent peu à peu, tandis que Viviane la berçait dans ses bras.
Malheureusement, les poumons d'Igraine étaient aussi vigoureux que le reste de son anatomie, et ses cris ameutèrent tout ce qui était à portée de voix, c'est-à-dire la population d'Avalon dans son ensemble.
- Ce n'est qu'une égratignure, expliqua Viviane, mais parmi les premières personnes accourues se trouvait sa mère, et soudain, elle se sentit redevenir la jeune novice de jadis, en dépit du croissant bleu qui ornait désormais son front.
- Je croyais que je pouvais te faire confiance pour veiller sur elle !
s'exclama Ana.
- Ce n'est vraiment rien ! protesta Viviane. Et puis, il n'est pas mauvais qu'elle apprenne la prudence de cette façon, avec des choses inoffensives.
Vous ne pouvez pas la couver en permanence !
Ana tendit les bras et, à contrecour, Viviane l‚cha la fillette.
- Tu seras libre d'élever tes enfants comme bon te semble, quand tu en auras. Mais pour les miens, je n'ai pas à recevoir de conseils de toi ! lui lança au visage la Grande Prêtresse, tandis qu'elle emmenait Igraine.
" Si vous êtes une si bonne mère, comment se fait-il que les deux filles que vous avez élevées soient mortes et que seule ait survécu celle dont vous vous êtes débarrassée ? " Rouge de honte, car cet échange avait eu de nombreux témoins, Viviane retint sa réplique. Elle n'était pas assez en colère pour tenir à sa mère des propos qu'elle ne lui pardonnerait certainement jamais, parce que c'était la stricte vérité.
Elle épousseta sa robe et jeta un regard sévère à Aelia et Silvia, deux jeunes novices récemment arrivées à Avalon.
- Alors, avez-vous fini de récurer votre peau de chèvre ? Venez, dit-elle en lisant la réponse dans leurs yeux baissés, ce n'est pas en la laissant traîner qu'elle perdra son odeur. Il faut encore la nettoyer et la saler.
D'un pas martial, Viviane se dirigea vers la tannerie, située à l'écart des autres b‚timents à cause des odeurs, suivie par les deux jeunes filles qui ne disaient mot. Dans des moments comme celui-ci, elle se demandait pourquoi elle avait voulu devenir
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prêtresse. Elle faisait le même travail qu'auparavant. Seule différence, elle avait beaucoup plus de responsabilités désormais.
Alors qu'elles approchaient du Lac, elle vit une barque, poussée par un des hommes des marais, filer à la surface de l'eau.
- C'est Héron ! s'exclama Aelia. que veut-il ? Il semble sacrement pressé !
Viviane s'immobilisa ; elle repensa à l'attaque des Saxons. Non, se dit-elle, ça ne pouvait pas être ça. Deux ans plus tôt, Vortimer avait repoussé
Hengest jusqu'à Tanatus pour la seconde fois. Déjà, les deux jeunes filles couraient vers le rivage. D'un pas plus mesuré, elle les suivit.
- Ma Dame !
En dépit de sa h‚te inquiète, Héron prit le temps de mettre un genou en terre pour la saluer. Depuis l'intervention salvatrice de Viviane avec le Graal, le Peuple des Marais l'honorait, à son corps défendant, à l'égal de la Dame d'Avalon.
- que se passe-t-il, Héron ? Un danger menace ta tribu ?
- Non, pas nous ! répondit le petit homme brun en se relevant. Le bon prêtre... le Père Bienheureux... ils l'ont emmené ! Viviane fronça les sourcils.
- Hein ? quelqu'un a emmené le père Fortunatus ? Mais pourquoi ?
- Ils disent qu'il a des idées mauvaises qui ne plaisent pas à leur dieu...
Il secoua la tête, visiblement dépassé par l'événement.
La jeune prêtresse partageait son désarroi, bien qu'elle ait entendu déjà
le père Fortunatus dire que ses idées passaient pour " hérétiques " -
c'était le mot qu'elle avait retenu - aux yeux de certains chrétiens.
- Venez, ma Dame ! Vous, ils vous écouteront !
Viviane en doutait. La foi de cet homme était émouvante, mais il lui semblait plus facile de faire fuir une bande de guerriers saxons que d'affronter une dispute entre chrétiens. En outre, elle n'était pas persuadée que les supérieurs du père Fortunatus seraient favorablement impressionnés par un plaidoyer venant d'Avalon.
- Héron, dit-elle, je ne peux pas t'accompagner pour l'instant, mais je vais en parler immédiatement à la Dame d'Avalon. C'est tout ce que je peux te promettre...
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LE SECRET D'AVALON
Viviane s'attendait à ce que sa mère rejette la requête de Héron avec quelques mots polis de regret. quelle ne fut pas sa surprise de voir l'inquiétude se peindre sur le visage de la Grande Prêtresse !
- Certes, dit celle-ci en fronçant les sourcils, nous sommes séparés d'Ynis Witrin, mais un lien puissant et secret continue de nous unir. Si les chrétiens fanatiques inondent l'île sous la peur et la fureur, nul doute que nous n'en ressentions les effets à Avalon.
- Mais que peut-on faire ?
- Depuis quelque temps déjà, je me dis qu'il serait bon pour Avalon d'en savoir plus sur les puissants de ce monde et sur leur politique. Autrefois, la Dame d'Avalon allait fréquemment conseiller les princes. Cela était devenu trop risqué avec l'arrivée des Saxons. Mais depuis quelques années, le pays est plus s˚r.
- Avez-vous l'intention d'entreprendre un tel voyage, ma Dame ? demanda Julia, déconcertée. Ana secoua la tête.
- En fait, j'envisageais d'envoyer Viviane. En chemin elle pourra en profiter pour enquêter sur le sort réservé à Fortunatus. Cette expérience lui sera très utile.
Viviane regardait sa mère avec des yeux écarquillés.
- Mais... je ne connais rien à la politique ni aux princes, mère...
- Je ne t'enverrai pas seule. Taliesin t'accompagnera. Aux Romains, tu diras que tu es sa fille... c'est une chose qu'ils comprendront sans peine.
Viviane jeta un bref regard interrogateur à sa mère. …tait-ce la réponse à
la question que ni Taliesin ni elle n'osaient poser ? Ou bien la Dame voulait-elle lui dicter ses sentiments ? quelles que soient les raisons de la Grande Prêtresse, songea la jeune femme en préparant son bagage, elle n'aurait pu rêver meilleur compagnon de voyage.
La piste de Fortunatus les conduisit jusqu'à Venta Belgarum. Ses épais remparts portaient, certes, les cicatrices des attaques saxonnes mais ils étaient toujours debout. Le premier magistrat de la cité, un certain Elafius, accueillait l'évêque en déplacement, ce même Germanus qui, dix ans auparavant, avait été d'un tel secours
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LA FILLE D'AVALON
dans la lutte contre les Pietés. Mais au cours de cette visite, il semblait avoir réservé toutes ses attaques à ses frères chrétiens. Deux évêques anglais avaient été destitués, et un certain nombre de prêtres incarcérés jusqu'à ce qu'ils confessent leurs erreurs.
- Nul doute que Fortunatus figure parmi eux, dit Taliesin, alors qu'ils franchissaient le portail fortifié. Noue ton ch‚le sur tes cheveux, ma chère enfant. N'oublie pas que tu es une jeune vierge pudique, une fille de bonne famille.
Viviane lui jeta un regard indocile, mais obéit malgré tout. Il lui avait fallu déjà renoncer à la tenue d'homme pour le voyage, mais elle s'était bien juré que si un jour elle devenait Dame d'Avalon, elle s'habillerait à
sa guise.
- Parlez-moi donc de Germanus, dit-elle. Il est peu probable qu'il m'adresse la parole, mais il est toujours bon de connaître son ennemi.
- C'est un disciple de Martin, l'évêque de Caesarodunum en Gaule, universellement vénéré comme un saint aujourd'hui. Il servait dans les armées de l'Empereur lorsqu'il choisit la voie du Christ. …mu de découvrir un jour d'hiver un pauvre homme qui n'avait pas de manteau il partagea le sien avec lui. Puis il se dépouilla de tous ses biens et fonda un monastère. Germanus, qui prêche la répartition des richesses, s'est taillé
un grand succès auprès du peuple.
- Il n'y a là rien de condamnable, fit remarquer Viviane retenant de la bride son poney pour qu'il reste à la hauteur du mulet de Taliesin.
Après Lindinis et Durnovaria, elle commençait à s'habituer aux villes, mais Venta était de loin la plus grande qu'elle ait vue. Son poney, apeuré comme elle par la foule, faillit la jeter bas.
- Non, en effet, répondit le barde, mais il est plus facile d'agir sur le peuple par la peur que par la raison. Alors, il dit aux gens qu'ils iront br˚ler en Enfer s'ils n'ont pas la foi et si leur dieu décide de ne pas leur pardonner. Bien évidemment, seuls les prêtres de l'…glise de Rome ont le pouvoir de dire si le dieu a pardonné ou pas. Il affirme également que le sac de Rome par les Vandalesl, et
1. Rome fut pillée à trois reprises au cours du v= siècle : en 410 par lesWisi-goths ; en 455 par Genséric et ses Vandales ; puis en 476 par Odoacre qui déposa Romulus Augustule et mit fin définitivement à l'Empire d'Occident.
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LE SECRET D'AVALON
que les maux infligés à notre île par les Saxons sont le ch‚timent divin des péchés commis chez nous par les riches. En des temps troublés comme les nôtres, il y a là de quoi séduire beaucoup de monde. Viviane acquiesça.
- Oui, je comprends. Nous cherchons tous un bouc émissaire pour nos malheurs. Et je suppose que Pelage, et ses partisans, ne partagent pas ce point de vue ?
Ils chevauchaient maintenant dans l'artère conduisant au forum. Le gardien du portail leur avait appris que les hérétiques étaient actuellement jugés dans la basilique.
- Pelage est mort il y a de nombreuses annéesl. Ses disciples se recrutent principalement parmi les gens évolués de culture romaine habitués à penser par eux-mêmes. Il leur semble plus logique qu'un dieu récompense les manifestations de bienfaisance et les actions justes, plutôt qu'une foi aveugle.
- En d'autres termes, ils donnent plus de prix aux comportements qu'aux propos ou aux croyances, alors qu'aux yeux des prêtres romains, c'est justement l'inverse, résuma Viviane, et Taliesin eut un sourire approbateur.
Le poney de la jeune prêtresse se cabra lorsque deux hommes passèrent devant eux en courant. Taliesin se pencha pour saisir les rênes de l'animal, puis se redressa pour voir ce qui se passait un peu plus loin ; sa grande taille et sa monture lui permettaient de dominer la scène.
- On dirait une sorte d'émeute, commenta-t-il. Sans doute ferait-on mieux de rester ici et...
- Non ! le coupa Viviane. Je veux savoir ce qui se passe.
Ils poursuivirent leur chemin, plus lentement, jusqu'à ce qu'ils atteignent la grande place.
Une foule grondante s'était rassemblée devant la basilique. Elle ondulait comme un champ de blé avant l'orage. Elle était composée pour l'essentiel d'ouvriers et d'artisans aux tuniques grossières. Mais on distinguait ici et là parmi eux quelques spectateurs revêtus de vêtements aujourd'hui tachés et élimés, mais qui avaient d˚ jadis avoir belle apparence. Taliesin se pencha vers son voisin pour lui demander ce qui se passait.
1. Vers 420. Vok note p. 367.
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- On juge des hérétiques ! lui répondit l'homme en crachant sur les pavés.
L'évêque Germanus saura les punir comme il convient, pour s˚r, et sauver ce pays souillé par le péché.
- Apparemment, nous avons trouvé ce que nous cherchions, déclara Taliesin.
Si sa voix resta neutre, son visage s'était assombri.
" Oui, mais trop tard... ", se dit Viviane, muette d'effroi.
La porte de la basilique s'ouvrit ; deux hommes portant la tenue des gardes sortirent et prirent position de chaque côté. Le grondement de la foule s'amplifia. Dans un scintillement doré, un prêtre apparut à son tour, vêtu d'une cape brodée, par-dessus une tunique blanche. ¿ moins qu'il ne s'agisse de l'évêque en personne, se dit Viviane, car il était coiffé d'un étrange chapeau et tenait à la main une sorte de b‚ton de berger, orné de dorures.
- Peuple de Venta ! s'exclama-t-il, et la foule ne fit plus entendre qu'un murmure. Je sais que vous avez cruellement souffert de l'Epée des paÔens.
Des hommes assoiffés de sang ont déferlé sur ce pays comme des meutes de loups. Vous avez imploré Dieu ! ¿ genoux vous Lui avez demandé la cause de ce fléau.
En disant cela, l'évêque promena son b‚ton au-dessus de leurs têtes, et les hommes s'inclinèrent, en se lamentant. Germanus les observa un instant, avant de poursuivre, plus calmement :
- Vous aviez raison de poser la question, mes enfants, mais vous feriez mieux de réclamer la miséricorde de notre Seigneur, car II agit selon Sa volonté, et seule Sa miséricorde nous permettra d'échapper à la damnation.
- Priez pour nous, Germanus ! s'écria une femme.
- Je vais faire mieux que ça... je vais purifier cette terre. Chacun d'entre vous est né dans le péché, et il n'y a que la foi qui puisse le sauver. Mais en ce qui concerne l'Angleterre, ce sont les péchés de vos seigneurs qui ont attiré cette malédiction sur vous. Aujourd'hui, les puissants sont détrônés. Les paÔens ont été la faux dans la main de Dieu.
Ceux qui festoyaient mendient maintenant leur pain, et ceux qui étaient vêtus de soie sont aujourd'hui en haillons.
Il s'avança, balayant l'air de son b‚ton recourbé.
- C'est juste ! C'est la vérité ! que Dieu ait pitié de nous ! criaient les gens en se frappant la poitrine, en se prosternant sur le sol en pierre.
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Germanus enchaîna :
- Ils prétendaient trouver le salut par leurs seuls actes. Ils affirmaient avec vanité que leur richesse prouvait que Dieu les aimait. O˘ est l'amour de Dieu désormais ? Les folles hérésies de Pelage vous ont égarés, mais par la gr‚ce de notre Père céleste nous les éliminerons tous !
Les yeux de Germanus étaient exorbités par la fureur, constata Viviane. Des gerbes de postillons accompagnaient ses hurlements. Comment pouvait-on s'y laisser prendre ? se demandait-elle. Et pourtant, tous ces gens rassemblés sur cette place clamaient leur approbation, emportés par une même extase.
Son poney vint se rapprocher du mulet de Taliesin, comme pour chercher protection auprès de lui.
Les vociférations de la foule s'amplifièrent lorsque d'autres gardes franchirent la porte de la basilique, en poussant trois hommes devant eux.
Viviane se raidit, refusant de croire que l'une de ces pauvres créatures qui marchaient en traînant les pieds pouvait être son ami. Comme s'il avait perçu cette pensée, celui qui avançait en tête se redressa, contemplant la foule avec un petit sourire amer. Déjà les gardes les poussaient en bas des marches.
- Hérétiques ! Hérétiques ! cria le peuple. Démons ! Vous avez attiré les paÔens !
Si seulement c'était vrai, songea Viviane. Avec une armée de paÔens, elle aurait pu disperser cette populace.
- Lapidons-les ! hurla quelqu'un.
En un instant, toute la foule réunie sur le forum avait repris ce cri.
La chaussée fut dépavée. Une pluie de pierres s'abattit sur les pauvres victimes, que la foule dérobait aux regards de Viviane.
L'évêque, quant à lui, observa longuement cette scène sans réagir, avec un mélange de satisfaction et d'épouvanté. Puis, comme à regret, il fit un signe à ses gardes. Les soldats, avec leurs lances, se frayèrent un chemin dans la mêlée, à coups de hampes.
Exposée à son tour à la violence, la foule se désintégra, avant de se disperser par petits groupes récalcitrants, tenus en respect par les soldats. L'évêque était retourné à l'intérieur de la basilique dès le début des troubles. Lorsque le forum fut dégagé, Viviane éperonna les flancs de son poney.
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- Viviane, o˘ vas-tu ?
Taliesin s'élança à sa poursuite sur son mulet, dont les sabots martelaient bruyamment les pavés.
Mais la jeune femme avait déjà atteint les corps allongés et recroquevillés des victimes de la lapidation. Certaines commençaient à se relever en gémissant, mais trois d'entre elles demeuraient immobiles, au milieu des pierres éparpillées.
Viviane mit pied à terre et se pencha au-dessus de Fortunatus qui ne respirait plus. Un mince filet de sang à la tempe était sa seule blessure apparente. Son visage respirait la sérénité. Taliesin arrêta son mulet à la hauteur de Viviane ; elle leva vers lui des yeux remplis de larmes.
- Il est mort, mais je n'abandonnerai son corps à personne. Aidez-moi à
l'emporter.
Le barde se retourna sur sa monture, et traça de la main un signe magique accompagné d'une formule sacrée propre à égarer l'adversaire. Comprenant son intention, Viviane se joignit à lui pour donner plus de force à
l'incantation. " Vous ne nous voyez pas... Vous ne nous entendez pas... Il ne s'est rien passé... ", psalmodia-t-elle. Les chrétiens croiront que Fortunatus a été emporté par des démons si ça leur chante. L'essentiel, c'est qu'ils ne voient rien.
Taliesin hissa le vieux prêtre en travers de sa selle, puis aida Viviane à
remonter sur son poney, après quoi il recouvrit le corps de sa longue cape, prit les rênes des deux montures et leur fit traverser la place en sens inverse.
Le sortilège les protégea jusqu'à ce qu'ils aient quitté la cité. Viviane aurait aimé enterrer le vieil homme sur son île Sacrée, près de la pierre qui donnait accès au Pays des Fées. Heureusement, Taliesin connaissait une chapelle, aujourd'hui abandonnée, mais toujours en terre sacrée. Et c'est là qu'ils l'inhumèrent, selon les rites des druides, et Viviane qui se souvenait de cet instant o˘ elle avait été unie à la Lumière, au milieu des Brumes, découvrant que toutes les Vérités n'étaient qu'Une, pensa que Fortunatus n'y trouverait rien à redire.
Si la première partie de leur voyage s'acheva par un échec, la suite fut plus heureuse, même si Viviane avait eu du mal à se concentrer sur sa mission. Ils chevauchèrent jusqu'à Londinium,
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LE SECRET D'AVALON
o˘ le Grand Roi luttait pour maintenir un semblant d'ordre, vigoureusement secondé par un de ses fils. Viviane reconnut Vortimer, bien qu'il e˚t vieilli. Pour sa part, il la prit tout d'abord pour sa mère, et Viviane ne lui avoua pas qu'elle avait incarné la prêtresse voilée lorsqu'il avait subi le rite. Il était fier de ses succès contre les barbares, légitimement, mais sans excès, et elle ne doutait pas de sa loyauté envers Avalon.
On ne pouvait en dire autant de son père, Vortigern. Vieux renard, marié
maintenant à une renarde saxonne rousse, il avait gouverné longtemps et survécu à mille dangers. Il accueillerait avec plaisir toute alliance, estima Viviane, susceptible de l'aider à s'accrocher au pouvoir. Elle évoqua l'évêque Germanus dont le fanatisme divisait le pays, mais elle doutait que le Grand Roi souhaite, ou puisse, s'opposer à lui. Malgré tout, il écouta le message de la Dame d'Avalon ; et pour la sauvegarde de l'Angleterre, il acceptait de s'entretenir avec son vieux rival, s'il était possible d'organiser la rencontre en terrain neutre.
Leur chemin les conduisit ensuite vers les forteresses de l'Ouest, o˘ les Saxons n'étaient pas encore arrivés. ¿ Glevum, Ambrosius Aurelianus, dont le père s'était lui-même proclamé empereur, contestant sa souveraineté à
Vortigern, rassemblait des troupes. Il écouta avec intérêt le message de la Dame, car s'il était lui-même chrétien, du genre éclairé et rationnel, il respectait les druides qu'il considérait comme des philosophes, et avait déjà rencontré Taliesin.
Il était de haute taille, ‚gé d'une quarantaine d'années. Ses cheveux bruns surmontaient un visage trahissant son ascendance romaine, mais la plupart de ses guerriers étaient encore jeunes. L'un d'eux, un garçon efflanqué aux cheveux blonds, nommé Uther, avait tout juste l'‚ge de Viviane. Taliesin la taquina en disant qu'elle avait gagné un admirateur, mais elle les ignora l'un et l'autre. Comparé au prince Vortimer, Uther n'était qu'un enfant.
Ambrosius écouta avec une certaine sympathie les récriminations de Viviane contre Germanus, car il venait du même monde que ces hommes de culture qui constituaient la cible favorite de l'évêque gaulois. Mais Venta Belgarum se trouvait sur une partie de l'île qui ne faisait plus serment d'allégeance, ni à lui ni à Vortigern. De toute façon, un seigneur séculier n'avait presque aucun pouvoir sur les hommes d'…glise. Même si sa réaction fut beau-408
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coup plus courtoise que celle du Grand Roi, Viviane pressentait qu'il n'en ferait pas davantage.
Sur le chemin du retour elle fut sur le point de maudire les assassins de Fortunatus. Ce qui l'en retint, ce fut la conviction profonde que le vieux prêtre lui-même leur avait sans doute déjà pardonné.
En persuadant Vortigern et Ambrosius, Viviane avait semé les germes de l'unité anglaise, mais il fallut attendre l'année suivante pour voir apparaître les premiers bourgeons. Des rumeurs affirmaient que les Saxons rassemblaient de nouvelles forces à l'est de Cantium, et Vortimer, bien décidé cette fois à les écraser, fit appel à Avalon. Aussi, peu de temps avant Beltane, la Dame d'Avalon quitta l'île sainte pour se rendre dans l'Ouest afin de rencontrer les princes d'Angleterre, en compagnie de sa fille, de ses prêtresses et de son barde.
L'endroit choisi pour le Grand Conseil était Sorviodunum, une petite ville située sur les berges d'une rivière o˘ le chemin venant du nord croisait la route principale de Venta Belgarum. Ce carrefour était un endroit agréable, ombragé par les arbres, s'ouvrant au nord sur l'immensité de la plaine.
quand le petit groupe d'Avalon l'atteignit, une floraison printanière inédite de tentes bigarrées parsemait les prairies d'alentour.
- Nous, les peuples de l'Est, avons versé notre sang pour défendre l'Angleterre, déclara Vortigern, assis sur son banc sous le chêne.
Il n'était pas très corpulent mais toujours robuste. Ses cheveux avaient blanchi depuis que Viviane l'avait vu précédemment.
- ...Au cours de la dernière campagne, mon fils Categirn a donné sa vie en échange du frère de Hengest, au gué de Rither-gabail. Les corps de nos soldats ont formé le rempart qui nous a protégés des Saxons...
D'un geste, il désigna les toits de tuiles de Sorviodunum qu'un paisible soleil réchauffait.
- Et toute l'Angleterre vous en est reconnaissante, dit Ambrosius, assis de l'autre côté du cercle.
- Vraiment ? répliqua Vortimer. Il est facile de prononcer des mots, mais les mots n'arrêteront pas les Saxons !
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II semblait avoir vieilli lui aussi ; ce n'était plus le jeune homme fougueux qui s'était offert à la Déesse, mais un guerrier éprouvé. Malgré
tout, il avait toujours les mêmes traits émaciés, et cette lueur d'aigle farouche dans ses yeux verts.
" Un héros, songea Viviane qui l'observait de son siège, aux côtés de sa mère. C'est lui le Défenseur maintenant. " Tout le monde savait que cette rencontre au sommet avait été organisée par la prêtresse, mais il aurait été mal venu de le reconnaître publiquement. On avait installé les représentants d'Avalon à l'ombre d'une haie d'aubépines, d'o˘ ils pouvaient voir et entendre les débats.
- Existe-t-il un moyen de les arrêter? demanda un des hommes plus ‚gés.
Nous avons beau les tuer par milliers, les forêts de Germanie sont d'une fécondité inépuisable...
- Si nous sommes assez forts, peut-être chercheront-ils une proie plus facile. qu'ils s'attaquent à la Gaule, comme l'ont fait les Francs. Il est possible de les repousser ! Il suffit désormais d'une seule campagne. Ce qui me préoccupe davantage, c'est le moyen de les maintenir à l'écart de nos côtes.
- En effet, confirma Ambrosius.
Ce dernier paraissait méfiant, comme s'il cherchait un sens caché dans les paroles de Vortimer. Soudain, Vortigern s'esclaffa. La rumeur affirmait qu'il était venu ici uniquement sur les instances de son fils, sans placer de grands espoirs dans cette réunion.
- Vous savez aussi bien que moi ce qu'il nous faut, dit le Grand Roi.
Pendant des années, votre père et moi nous sommes querellés à ce sujet.
qu'on le baptise empereur ou roi, il ne doit y avoir qu'un seul homme pour gouverner toute l'Angleterre. C'est uniquement de cette façon que Rome a pu repousser les barbares pendant des siècles.
- Et vous voudriez que tout le monde se range derrière vous, je suppose ?
s'exclama un des hommes d'Ambrosius. que l'on offre toute la bergerie à
l'individu qui l'a livrée aux loups !
Vortigern répliqua aussitôt, et Viviane comprit soudain comment le vieil homme avait réussi à conserver le pouvoir aussi longtemps.
- J'ai lancé les loups contre les loups, comme l'ont toujours fait les Romains eux-mêmes, à de nombreuses reprises. Mais avant de conclure un accord avec Hengest, je m'étais usé la voix
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en vain pour convaincre mon propre peuple de prendre les armes afin d'assurer sa défense... en le suppliant, comme je vous supplie aujourd'hui à votre tour !
- Nous n'avons pas été en mesure de verser l'argent promis à Hengest, alors il s'est retourné contre nous, ajouta Vortimer, plus calmement. Depuis, le peu que nous ont laissé ses hordes a servi à le combattre. Et vous, qu'avez-vous fait, tranquillement assis, là-bas dans vos collines paisibles ? Il nous faut des hommes, il nous faut des moyens pour les entretenir, et pas seulement pour cette campagne, mais chaque année, si nous voulons défendre ce que nous avons reconquis.
Vortigern reprit la parole immédiatement :
- Nos terres sont meurtries, mais quelques années de paix lui suffiraient à
panser leurs blessures. Dès lors, nos forces enfin unies seront suffisantes pour opérer une percée au travers des marais et des forêts derrière lesquelles les Angles se retranchent, et pour reprendre les terres des Icéniens.
Ambrosius ne disait rien, mais son regard restait fixé sur Vortimer.
Conformément à la nature des choses, il pouvait espérer survivre au vieux roi ; le jeune serait son véritable rival, ou son allié.
- Vous avez gagné le respect de tous les hommes gr‚ce à votre courage et à
vos victoires, déclara enfin Ambrosius. Et l'Angleterre doit vous être reconnaissante, cela ne fait aucun doute. Sans vous, les loups nous auraient déjà sauté à la gorge. Mais les gens veulent pouvoir choisir celui qui dépense leur argent, celui à qui ils doivent obéir. Votre peuple vous doit loyauté et fidélité. Les hommes de l'Ouest n'ont pas cette obligation.
- Mais vous, ils vous suivront ! s'exclama Vortimer. Je vous demande uniquement, à vous et aux vôtres, de combattre à mes côtés !
- Peut-être ne demandez-vous rien de plus, en effet, mais il me semble que votre père, lui, désire autre chose, répondit Ambrosius.
Après un lourd silence, le prince de l'Ouest ajouta :
- Je veux bien accéder à votre requête cependant. J'ouvrirai nos entrepôts et vous enverrai des vivres. Mais il m'est impossible, en toute conscience, de chevaucher sous la bannière de Vortigern.
La réunion s'acheva en une controverse confuse. Viviane sentit des larmes de déception lui monter aux yeux, mais tandis qu'elle 411
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les chassait d'un battement de cils, elle remarqua que Vortimer l'observait, le regard chargé d'attente désespérée. La sagesse des hommes l'avait trahi. que pouvait-il faire désormais, sinon chercher les conseils d'Avalon ? Aussi ne fut-elle pas surprise de le voir tourner le dos aux autres pour avancer à grands pas vers leur petit groupe.
Toute sa vie Viviane avait entendu parler de la Danse des Géants, sans jamais s'y rendre. Et tandis qu'ils chevauchaient vers le nord, en longeant la rivière, elle guettait avec avidité la première tache d'une pierre émergeant de la plaine. Mais ce fut Taliesin, le plus grand de tous, qui la vit avant tout le monde, la désignant d'abord à Vortimer, puis à Viviane et Ana. Viviane était reconnaissante au prince d'avoir provoqué ce voyage.
quand il avait demandé à la Dame d'Avalon de prédire l'avenir, elle lui avait répondu que le meilleur moyen serait de faire appel au Pouvoir émanant d'un ancien site sacré tout proche. Malgré tout, Viviane se demandait si c'était la véritable raison, ou si sa mère ne souhaitait pas tout simplement soustraire ses pratiques magiques aux yeux et aux oreilles de profanes indifférents.
De fait, la perspective d'une chevauchée de près de trois heures avait suffi pour décourager les simples curieux. Malgré la chaleur dispensée par le soleil de l'après-midi, Viviane frissonna. La plaine paraissait infinie sous ce ciel immense et dégagé, et la jeune prêtresse se sentait étrangement mal à l'aise, vulnérable, comme une fourmi traversant une route. Mais peu à peu les taches noires grossirent ; on distinguait maintenant les pierres.
Viviane était habituée au Cercle de Pierres situé au sommet du Tor, mais celui-ci était plus large, entouré d'un vaste fossé. Les pierres avaient été taillées avec précision. Celles qui tenaient debout étaient pour la plupart coiffées de linteaux. L'ensemble évoquait un édifice plus qu'un bosquet sacré. Les pierres gisant à terre avaient conservé leur pouvoir. Si l'herbe était épaisse et verte autour du cercle, à l'intérieur, elle était beaucoup plus rare et sèche. Viviane avait entendu dire que la neige ne tombait jamais à l'intérieur du cercle ; de même, elle ne restait pas sur les pierres.
«a et là, des fragments de pierre émergeaient du sol. Le grand cercle était doublé d'un plus petit, fait de piliers. quatre trilithes émergeaient, qui entouraient l'autel de pierre d'une demi-lune.
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¿ quels mondes ces portes obscures donnaient-elles accès ? se demanda Viviane. Ayant mis pied à terre, ils entravèrent les chevaux, car il n'y avait aucun arbre dans la plaine o˘ les attacher. Intriguée, Viviane parcourut le talus surplombant le fossé.
- Alors, qu'en penses-tu ? lui demanda Taliesin lorsqu'elle revint vers eux.
- C'est étrange, je n'arrête pas de penser à Avalon... ou plutôt àYnis Witrin. Difficile de trouver deux endroits plus différents, et pourtant le demi-cercle de trilithes a presque les mêmes dimensions que le cercle de cabanes regroupées autour de l'église là-bas.
- En effet, répondit vivement Taliesin, tout songeur. (Il je˚nait depuis la veille en vue de tenir son rôle dans la cérémonie magique maintenant toute proche.) D'après nos légendes, cet édifice est l'ouvre des sages venus d'Atlantis à travers les mers, en des temps très reculés, et nous croyons également que le saint qui fonda la communauté d'Ynis Witrin était l'un d'entre eux, ressuscité. Assurément, c'était un adepte de l'ancienne sagesse qui connaissait la loi des proportions et des nombres. Mais si tu sens la présence d'Avalon en ce lieu, c'est pour une autre raison également... (Il tendit le bras dans la direction de l'ouest.) Une des lignes de Pouvoir traverse la campagne en passant tout près d'ici, jusqu'au Puits Sacré.
Viviane acquiesça et tourna de nouveau la tête pour contempler le paysage.
¿ l'est, une rangée de tumulus marquaient les tombes des anciens rois, mais c'était l'unique trace d'humanité, et seuls quelques bosquets d'arbres vigoureusement modelés par le vent brisaient l'immensité plate de la prairie. C'était un endroit solitaire, et si quelque part ailleurs le peuple d'Angleterre se préparait à célébrer de joyeuses fêtes de Beltane, il y avait en ce lieu une austérité qui s'accordait mal avec l'innocence du printemps.
" Et aucun d'entre nous ne repartira d'ici comme il est venu... ", pensa Viviane. Et cette pensée lui arracha un nouveau frisson.
¿ l'horizon, le soleil déclinait, et les ombres allongées des pierres projetaient de grands tentacules noirs dans l'herbe. Instinctivement, Viviane s'en éloigna, et ses pas la conduisirent devant le pilier solitaire qui montait la garde au nord-est, défendant l'accès du site sacré. Entre-temps, Taliesin avait franchi le fossé et se dirigeait vers une longue pierre plate gisant au sol. Il s'y agenouilla ; le porcelet qu'ils avaient apporté, bien que ligoté, se débattait dans ses bras.
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Sous les yeux horrifiés de Viviane, le barde dégaina son couteau et enfonça la lame dans le cou de l'animal, d'un geste précis. Après quelques vigoureux soubresauts accompagnés de couinements suraigus la victime, inerte, retomba dans le silence. Le barde le garda dans ses bras ; ses lèvres récitaient une prière muette, tandis qu'un sang écarlate jaillissait sur la surface grêlée de la pierre.
- Nous allons d'abord essayer la méthode des druides, dit Ana à voix basse, s'adressant à Vortimer. Le barde nourrit son ‚me et celle de la terre.
quand l'animal se fut vidé de son sang, après que son esprit l'eut quitté, Taliesin détacha à l'aide de son couteau une lanière de peau et trancha un petit morceau de viande dont le soleil couchant rehaussait l'écarlate.
- Viens..., murmura Ana à sa fille, tandis que le barde se dirigeait vers le Cercle de Pierres d'un pas de somnambule.
Viviane tressaillit lorsqu'elle franchit le fossé et passa devant la pierre sacrificielle, car elle retrouvait, en moins intense la même sensation qu'en franchissant la barrière des brumes qui protègent Avalon.
Le druide s'arrêta de nouveau, juste devant le site sacré. Au bout d'un moment, il retira de sa bouche le morceau de viande mastiqué, le déposa au pied d'une pierre et récita une prière à voix basse.
- Prince, nous avons atteint le lieu du Pouvoir, dit Ana au prince. Vous devez redire pourquoi vous nous avez conduits jusqu'ici.
Vortimer répondit d'une voix posée :
- Ma Dame, je veux savoir qui gouvernera l'Angleterre et qui conduira ses soldats à la victoire.
- Druide, vous avez entendu la question... Pouvez-vous apporter la réponse ?
Le regard de Taliesin était tourné vers eux, sans les voir. Avec la même lenteur somnambulique, il passa sous le linteau de pierre pour pénétrer dans le cercle. Le soleil avait presque atteint la ligne d'horizon et les silhouettes noires des pierres étaient nimbées d'un halo incandescent. En lui emboîtant le pas, Viviane se sentit désorientée une fois de plus.
Lorsqu'elle parvint à rassembler ses esprits, il lui sembla voir danser devant ses yeux des lumières tremblotantes. Le druide leva les mains dans l'obscurité naissante et murmura une nouvelle incantation, les paumes vers son visage.
Laissant échapper un long soupir, il se recroquevilla contre la pierre plate dressée au centre, le visage enfoui dans ses mains.
- Et maintenant ? demanda Vortimer dans un souffle.
- Nous attendons, répondit la Grande Prêtresse. C'est le sommeil de la transe, d'o˘ surgira l'oracle.
Ils attendirent, tandis que le ciel virait au gris. Pourtant, alors que la nuit tombait, tout ce qui se trouvait dans le cercle demeurait visible, comme éclairé par une lumière venue de l'intérieur. Les étoiles étincelantes entamèrent leur traversée du ciel. Mais la durée ne signifiait plus rien. Viviane n'aurait su dire combien de temps s'écoula avant que Taliesin ne bouge enfin et se mette à marmonner.
Ana s'agenouilla devant lui, tandis qu'il se redressait en prenant appui sur la pierre.
- Dormeur, réveille-toi, au nom de Celle qui donne naissance aux étoiles, je t'appelle. Exprime-toi dans la langue des humains et dis-nous ce que tu as vu.
- Trois rois lutteront pour le pouvoir : le Renard qui gouverne présentement, et après lui, le Faucon et le Dragon Rouge qui chercheront à
dominer le pays.
Taliesin parlait d'une voix extrêmement lente, comme s'il était encore dans son rêve.
- Réussiront-ils à vaincre les Saxons ? demanda Vortimer.
- Le Faucon mettra en fuite le Dragon Blanc, mais seul le Dragon Rouge enfantera un fils pour aller le combattre ; c'est lui que l'on nommera le vainqueur du Dragon Blanc.
- Et le Faucon... ? voulut demander Vortimer, mais Taliesin l'interrompit.
- De son vivant, le Faucon ne régnera jamais, mais dans la mort il pourra protéger l'Angleterre éternellement... (La tête du druide retomba lourdement sur sa poitrine, sa voix se transforma en murmure.) Ne cherchez pas à en savoir plus...
- Je ne comprends pas..., dit Vortimer en se laissant tomber à genoux. Je me suis déjà offert à la Déesse. qu'attend-Elle de moi ? Désormais, j'en sais trop ou pas assez. Convoquez la Déesse que je puisse entendre Sa volonté.
Viviane lui jeta un regard inquiet ; elle aurait voulu le mettre en 414
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garde, car chaque parole prononcée en ce lieu, à cet instant, était chargée de Pouvoir.
Taliesin secoua la tête en clignant des yeux, comme s'il émergeait des profondeurs aquatiques.
- Convoquez la Déesse ! répéta Vortimer sur un ton de commandement princier, et le druide, encore plongé dans un état de transe, s'exécuta.
Viviane fut parcourue de soubresauts lorsque les énergies qui scintillaient à l'intérieur du cercle réagirent à cet appel. Mais celles-ci se focalisèrent sur sa mère. Vortimer demeura bouche bée en voyant brusquement la frêle silhouette de la Grande Prêtresse prendre une dimension plus qu'humaine. Un rire rauque monta des pierres. Pendant un instant, elle demeura immobile, les bras tendus devant elle, remuant les doigts, comme pour s'assurer qu'ils bougeaient, puis elle se figea, observant alternativement le visage effrayé de Viviane et celui de Taliesin, dont la consternation indiquait qu'il comprenait soudain ce qu'il venait de faire, sans préparation ni concertation.
Mais Vortimer, le regard enflammé par l'espoir, s'était jeté aux pieds d'Ana.
- Ma Dame, aidez-nous ! cria-t-il.
- que me donneras-tu en échange ? répondit-elle d'une voix indolente et moqueuse.
- Ma vie...
- Tu me l'as déjà offerte, et j'exigerai mon d˚ un jour. Mais pas maintenant. Ce que je réclame cette nuit... (en disant cela, elle regarda autour d'elle, en riant de nouveau), c'est le sacrifice d'une vierge...
Le silence choqué qui suivit parut interminable. Viviane eut le temps de se demander si sa mère avait enfin trouvé un moyen de se débarrasser d'elle, avant que Taliesin, agrippant solidement le manche de son couteau comme s'il craignait qu'il ne lui échappe, n'intervienne :
- Contentez-vous du sang de ce porcelet, ma Dame, dit-il. Cette fille ne vous est pas destinée.
La Déesse l'observa un long moment. En la regardant, Viviane crut voir voler les silhouettes des corbeaux en ombres chinoises, et elle comprit que c'était la Dame Noire du Chaudron qui leur était apparue ce soir.
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- Vous avez juré... vous tous... de Me servir, répondit la Déesse d'un ton sévère. Et voilà que vous repoussez ma demande.
Viviane se surprit à parler, sans en avoir l'intention, en entendant sa voix trembler.
- qu'avez-Vous à y gagner ?
- Moi, rien. J'ai déjà tout... (Sa voix avait retrouvé son ton amusé.) C'est vous qui apprendriez... que la vie ne peut survenir qu'à travers la mort, et que parfois la défaite apporte la victoire.
" C'est un test ", songea Viviane en repensant à la Voix dans les Brumes.
Elle détacha sa cape et la fit glisser de ses épaules.
- Druide, dit-elle, en tant que prêtresse d'Avalon et au nom des Pouvoirs que nous avons juré de servir, je te donne un ordre. Attache-moi, de crainte que la chair ne défaille, et fais ce qu'exigé la Prêtresse.
Ayant dit cela, elle marcha jusqu'à la pierre.
Alors que Taliesin, tremblant, prenait la ceinture qu'elle lui tendait pour lui attacher les bras le long du corps, Vortimer retrouva enfin sa voix.
- Non ! Vous ne pouvez pas faire ça !
- Prince, m'obéiriez-vous si je vous suppliais de ne pas participer au combat ? Tel est mon choix, telle est mon offrande.
La voix de Viviane était claire, mais semblait venir de très loin.
" Je suis devenue folle, pensa-t-elle, tandis que Taliesin la hissait sur la pierre plate. Les noirs esprits de ce lieu m'ont envo˚tée. " Au moins mourrait-elle proprement ; elle l'avait vu tuer le porcelet. La femme qui était et n'était pas sa mère assistait à la scène d'un air impassible, au pied de la pierre. " Mère, si vraiment tout cela est de votre faute, je tiendrai enfin ma vengeance, car je serai libre, mais quand vous redeviendrez vous-même, ce souvenir vous poursuivra. "
La pierre était désormais moins froide. Silhouette sombre découpée sur le ciel étoile, Taliesin avait sorti son couteau dont la lumière faisait scintiller le fil, tandis que le tremblement de sa main se communiquait à
la lame. " Père, ne me trahis pas... ", se dit-elle en fermant les yeux.
Et dans cette obscurité, elle entendit une fois de plus le rire de la Déesse.
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- Jette ce couteau, druide. C'est un sang d'un autre genre que j'exige, et c'est le prince qui doit accomplir le sacrifice...
Tout d'abord, Viviane ne comprit pas ce qu'Elle voulait dire. Mais soudain, elle entendit le tintement d'un couteau lancé contre une pierre. Taliesin, effondré, était en larmes. Vortimer, quant à lui, semblait gagné par l'immobilité minérale du décor.
- Prends-la..., dit la Déesse d'un ton plus doux. Croyais-tu que même moi j'aurais pu exiger sa vie la veille de Beltane ? Son étreinte fera de toi un roi.
¿ pas lents et feutrés, Elle s'approcha du prince et l'embrassa sur le front. Puis Elle ressortit du cercle, et après quelques secondes, Taliesin La suivit.
Viviane se redressa.
- Vous pouvez me détacher, dit-elle en voyant que Vortimer demeurait immobile. Je n'essaierai pas de fuir.
Il eut un rire nerveux, s'agenouilla devant elle, en essayant maladroitement de défaire le noud de la corde. Viviane l'observait la tête baissée, envahie par un brusque flot de tendresse, qui, elle le savait, marquait la naissance du désir. Lorsque la corde fut enfin dénouée, il posa sa tête sur ses genoux, en enlaçant ses cuisses. La vague de chaleur qui les submergeait se fit plus intense. Haletante, elle promena ses doigts dans les cheveux bruns de l'homme.
- Venez à moi, mon bien-aimé, mon roi..., murmura-t-elle enfin ; alors il se releva et s'allongea à côté d'elle sur la pierre.
Les mains de Vortimer s'enhardirent, jusqu'à ce qu'elle sente son corps se dissoudre. Puis il la plaqua de tout son poids contre la pierre de l'autel, et la conscience se propagea le long des lignes de Pouvoir qui irradiaient de ces pierres. " C'est la mort... " Un éclair de pensée s'envola. " C'est la vie... ! " Le cri de Vortimer le fit revenir.
Cette nuit-là, ils moururent de nombreuses fois, pour ressusciter dans les bras l'un de l'autre.
XXII
quand le prince Vortimer retourna dans l'Est, Viviane repartit avec lui.
Juchée sur son poney, aux côtés de Taliesin chevauchant son mulet, Ana les regarda s'éloigner.
- Après toutes ces années, vous continuez à m'étonner, dit le barde. Vous n'avez même pas protesté quand votre fille a annoncé son intention de partir.
- J'en ai perdu le droit, répondit la Grande Prêtresse d'une voix enrouée.
Viviane sera plus en sécurité loin de moi.
- Allons, ce n'était pas vous qui..., dit Taliesin, mais sa voix se brisa et il n'acheva pas sa phrase.
- En es-tu certain ? Je me souviens...
- De quoi vous souvenez-vous au juste ? Il se tourna vers elle en posant cette question, et Ana remarqua sur son visage des rides qui n'y étaient pas autrefois.
- Je me suis entendue prononcer ces mots, et j'ai éprouvé de la joie en te voyant penché au-dessus d'elle avec ce couteau dans la main, l'air effrayé.
Durant toutes ces années j'ai eu la certitude d'accomplir la volonté de la Dame, mais si j'avais été abusée ? et si c'était uniquement ma fierté qui s'exprimait ainsi à travers moi ?
- Pensez-vous que j'aie été abusé moi aussi ?
- Comment le savoir ? s'exclama-t-elle en frissonnant comme si le soleil s'était éclipsé.
- Dans ce cas..., dit-il lentement. Je vais vous confier la vérité. Cette nuit, la peur est venue assombrir mon jugement. De nous tous, seule Viviane, me semble-t-il, était capable de clairvoyance, et en définitive, faire cette offrande c'était l'honorer.
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- N'as-tu pas pensé à moi un seul instant ? s'écria Ana. Crois-tu que j'aurais pu continuer à vivre en sachant que mes paroles avaient condamné à
mort ma propre fille ?
- Et moi, ajouta-t-il dans un murmure, en sachant qu'elle avait péri de ma main ?
Ils s'observèrent longuement en silence. Ana comprit la question muette de Taliesin. Cette fois encore, elle dédaigna d'y répondre. Mieux valait qu'il considère Viviane comme sa fille, même maintenant.
Le barde laissa échapper un soupir.
- que vous ayez de votre propre chef décidé de la sauver, dit-il, ou que la Déesse ait changé d'avis, réjouissons-nous que Viviane soit saine et sauve et qu'elle puisse être heureuse, conclut-il avec un sourire contraint.
Ana se mordit la lèvre. Elle se demandait par quel miracle elle avait mérité l'amour de cet homme. Elle avait perdu sa jeunesse et elle n'avait jamais été belle. Ses cycles menstruels étaient désormais si irréguliers qu'elle ignorait si elle était encore féconde.
- Ma fille est devenue une femme, et moi je suis devenue la Vieille, la Dame de la Mort. Ramène-moi à Avalon, Taliesin. Ramène-moi à la maison...
La cité de Durovernum était surchauffée et surpeuplée, à croire que la moitié de la population de Cantium était venue trouver refuge derrière ses murs épais. Plusieurs fois attaquée par les Saxons, la ville avait tenu bon. Mais tandis qu'elle se frayait un chemin au milieu d'une foule compacte, accrochée au bras de Vortimer, Viviane songeait que si les gens continuaient d'y affluer, elle risquait d'exploser.
Sur leur chemin, les passants se donnaient des coups de coude en montrant Vortimer du doigt. ¿ en juger par leurs commentaires, on devinait que sa présence les rassurait. Viviane lui agrippa le bras plus fermement, et il lui sourit. quand ils se retrouvaient seuls, elle pouvait abaisser sa garde et savoir ce qu'il éprouvait pour elle. Mais au milieu d'une telle foule, elle devait s'abriter de remparts mentaux aussi puissants que ceux de Durovernum, sans quoi la clameur l'aurait rendue folle, et dans ces moments-là, elle désespérait de retrouver jamais la quiétude d'Avalon.
La maison o˘ ils se rendaient était située au sud de la ville, non 420
LA FILLE D'AVALON
loin du thé‚tre. Elle appartenait à Ennius Claudianus, un des lieutenants de Vortimer, qui donnait une réception. ¿ Viviane qui s'étonnait que le prince et ses capitaines perdent leur temps en frivolités à la veille - ou presque - d'une bataille, il avait expliqué que cette démonstration d'indifférence au danger rassurait le peuple.
La nuit tombait et des esclaves couraient devant eux en brandissant des torches. Au-dessus de leurs têtes, les nuages semblaient avoir pris feu.
Sans doute était-ce le reflet des toits de chaume incendiés, songeait Viviane, car les Saxons marchaient sur Londinium. quoi qu'il en soit, l'effet était spectaculaire. Repensant à toutes ces fermes abandonnées et détruites qu'ils avaient en chemin aperçues dans la campagne, elle s'étonnait qu'il y en e˚t encore assez pour nourrir le feu des barbares.
Pourquoi était-elle venue à Durovernum ? …tait-elle véritablement amoureuse de Vortimer, ou était-elle simplement dominée par le souvenir de leur étreinte ? …tait-ce par méfiance pour sa mère qu'elle avait fui ? Elle l'ignorait, mais alors qu'ils pénétraient dans l'atrium de la villa et qu'elle regardait autour d'elle ces Romaines vêtues avec élégance, Viviane se fit l'impression d'une enfant qui a revêtu les habits de sa mère. Par le sang, ces gens étaient peut-être anglais, mais ils s'accrochaient désespérément au rêve de l'Empire. Des joueurs de fl˚te faisaient entendre leurs douces mélodies dans le jardin, pendant que dans l'atrium, des acrobates exécutaient leur numéro sur un rythme de tambour. Les rafraîchissements, lui dit-on, étaient peu abondants en comparaison de ceux qu'on lui aurait servis en des temps meilleurs, mais préparés de manière exquise. Malgré tous ses efforts pour surmonter ses sentiments, Viviane était au bord des larmes.
- que se passe-t-il ? quelque chose ne va pas ?
Elle fut tirée de ses sombres pensées par la main de Vortimer posée sur son épaule.
Viviane répondit par un geste de dénégation et lui sourit. Elle s'était demandé si après leur première rencontre à l'intérieur du Cercle de Pierres, elle se retrouverait enceinte, mais depuis deux mois qu'elle partageait sa vie avec le prince, ses cycles étaient réguliers. Vortimer n'avait pas d'enfant; or, songeait-elle, la logique voulait qu'un homme qui affrontait la mort souhaite assurer sa descendance. Elle aussi avait espéré
un enfant.
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LE SECRET D'AVALON
- Non, je suis juste fatiguée. Je n'ai pas l'habitude de cette chaleur.
- Si vous le souhaitez, nous pouvons partir bientôt, proposa-t-il avec un sourire qui fit battre plus vite le cour de la prêtresse.
Une fois de plus, elle le vit jeter autour de lui ce regard méfiant qui l'intriguait.
Toute la journée il avait semblé attendre quelque chose ; et lorsqu'ils se retrouveraient seuls, elle l'interrogerait à ce sujet. Dès la première fois o˘ ils avaient fait l'amour, sur le site sacré de la Danse du Géant, ils avaient tout découvert l'un de l'autre. Mais depuis lors, ils n'avaient jamais retrouvé une si parfaite union. Obligée de dormir à ses côtés dans des endroits non protégés, Viviane était toujours sur ses gardes. Vortimer, lui, ne s'en était pas plaint. Plus expérimenté qu'elle en la matière, peut-être n'éprouvait-il nulle gêne. Peut-être aussi, se disait-elle avec tristesse, que telle était la nature des relations entre hommes et femmes.
C'est son initiation qui aurait constitué une anomalie.
Prise d'une soudaine impatience, elle croisa les bras pour se dégager de ces entraves par sa seule volonté. Tout d'abord, elle se laissa gagner par la chaleur des sentiments que lui inspirait le prince, mélange de passion, de tendresse et de crainte révérencieuse. Et soudain, toute l'image inconsciente qu'elle avait retenue jusqu'à maintenant l'emporta comme un torrent et elle vit...
Vortimer se tenait devant elle, tel un spectre. Sous ses mains, elle sentait la réalité de son corps et comprenait qu'il s'agissait simplement d'une illusion, mais pour sa Vision, il était en train de disparaître.