- Ce n'est rien, je rêvais, je crois. Oui, je viens de faire un rêve étrange, très étrange...
- Il est très tard, Morgane, ce n'est plus l'heure de rêver ! ajouta Elaine tout en se demandant quel songe venait d'agiter de la sorte la sour du roi.
Un songe inspiré par le démon, sans doute, un songe envoyé par les diablesses et les sorcières de l'île magique d'o˘ elle était venue. Morgane pourtant n'était aucunement néfaste et elle l'aimait beaucoup.
- Allons, levez-vous vite ! insista la jeune fille en la secouant affectueusement. Dépêchez-vous ! Le roi, vous le savez, revient aujourd'hui et nous devons aller aider la reine à se faire belle pour l'accueillir.
Acquiesçant d'un geste, Morgane se leva comme une somnambule, enleva sa longue chemise, en b‚illant, et se retrouva entièrement nue devant Elaine qui détourna pudiquement les yeux : Morgane n'avait décidément honte de rien. Ignorait-elle donc que le péché était entré dans le monde à cause du corps de la femme ?
- H‚tez-vous, Morgane... Il vous en faut un temps pour trouver une robe dans un coffre ! La reine nous attend, voyons !
- quelle impatience, mon enfant ! répliqua Morgane imperturbable. Gardons-nous au contraire d'une précipitation hors de propos. Laissons à Lancelot tout loisir de quitter tranquillement la chambre de Gueniêvre. La reine n'apprécierait s˚rement pas que nous soyons à l'origine d'un scandale.
- Comment osez-vous dire une chose pareille ? Après ce
;|ui lui est arrivé chez Mêléagrant, n'est-il pas compréhensible que la reine ne veuille pas rester seule la nuit et autorise son champion à dormir en travers de sa porte ?
- quelle ingénue vous faites ! pouffa Morgane sans retenue tout en nouant tranquillement ses cheveux.
- Voulez-vous dire que... Lancelot a partagé son lit pendant l'absence du roi ?...
- Cela vous étonnerait-il tant que cela, Elaine ? Je pense, quant à moi, qu'ils se sont retrouvés plus d'une fois. Il faut dire qu'après ce qu'elle a connu avec Mêléagrant, cela n'a pas d˚ se faire sans appréhension de sa part et qu'il lui a fallu sans doute surmonter des sentiments instinctifs de répulsion tout à fait naturels... Si Lancelot donc a pu la guérir de cette crainte, j'en suis vraiment heureuse pour elle. Maintenant, il se pourrait aussi qu'Arthur la chasse définitivement et demande à une autre femme de lui donner un fils.
- Si, par malheur, cela se produisait, elle se rendrait certainement dans un couvent, remarqua pensivement Elaine. Pensez-vous, Morgane, que les religieuses de Glastonbury l'accueilleraient sous leur toit si elles apprenaient qu'elle a réellement partagé la couche du grand écuyer de son époux ?
- Mais qu'allez-vous chercher, Elaine ? Tout cela ne vous concerne en rien.
Pourquoi vous en soucier ?
- Gueniêvre a la chance d'avoir pour mari l'homme le meilleur, le plus sage et le plus puissant de Grande Bretagne... quel besoin a-t-elle donc d'aller chercher l'amour ailleurs ?
La voix vibrante d'…laine, ordinairement si douce, surprit Morgane : elle y décela une colère contenue, de l'amertume aussi et une violence insoupçonnable chez un être toujours si pondéré.
- La meilleure solution serait peut-être que Gueniêvre et Lancelot quittent la cour, hasarda-t-elle, observant la jeune fille du coin de l'oil.
Lancelot possède des terres en Armo-rique...
- C'est impossible, coupa Elaine. Arthur deviendrait la risée de tous ses vassaux. Mon père dit toujours qu'un roi
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incapable de gouverner sa femme ne peut avoir la prétention de conduire son royaume !
- Les hommes, ni les rois ne peuvent rien contre l'amour ! s'exclama Morgane en haussant les épaules avec lassitude. A quoi bon nous préoccuper des affaires de cour de notre roi, de la reine ou de tel chevalier ?
- Le plus simple, poursuivit …laine avec entêtement, faisant mine de n'avoir pas entendu la remarque de Morgane, serait encore que Lancelot accepte de quitter la cour. Vous qui êtes sa cousine, ne pourriez-vous facilement l'en convaincre ?
- Moi ! Je n'ai, hélas, aucune influence sur lui !
- A moins encore que Lancelot ne se marie. S'il était marié...
…laine hésita un instant, puis elle se lança, et déclara tout d'une traite, d'un ton à la fois passionné et suppliant.
- Morgane, s'il m'épousait ! Vous savez bien que je l'aime ! Vous qui connaissez tous les charmes et les sortilèges de la terre, ne pouvez-vous intervenir pour obliger Lancelot à détourner ses regards de Gueniêvre, pour faire en sorte qu'il les pose sur moi ? Je suis fille de roi, moi aussi, je suis aussi belle que la reine, et surtout, je n'ai pas de mari...
- Mes charmes, …laine, répondit gravement Morgane, émue malgré elle par la fougue d'un tel aveu, ont parfois des effets regrettables ! Gueniêvre, elle-même, vous dira peut-être un jour comment l'un d'entre eux s'est retourné contre elle d'une façon plutôt néfaste... Ainsi, seriez-vous prête vous-même à braver le destin ?
- Je suis certaine que si Lancelot m'aimait, je le rendrais heureux. Il serait vite obligé de constater que je ne suis pas moins digne d'amour que la reine !
Morgane s'approcha d'…laine, lui souleva légèrement le menton du bout des doigts, plongea son regard dans ses yeux cherchant à pénétrer son ‚me.
- …laine, écoutez-moi, murmura-t-elle. Vous dites que vous l'aimez, mais l'amour à votre ‚ge n'est encore qu'un élan irraisonné ! que savez-vous de Lancelot ? Imaginez-vous seulement ce qu'il vous faudra endurer à ses côtés jusqu'à la fin
de votre vie ? Si vous désirez simplement partager sa couche, je peux arranger facilement les choses, mais le mariage... Avez-vous songé à ce qu'il adviendra lorsque le charme aura cessé d'agir ? Peut-être vous haÔra-t-il de l'avoir attiré malgré lui dans vos bras. que deviendrez-vous alors ? quelle vie sera la vôtre ?
- Je l'aime tant. Pour l'amour de lui, j'accepte tous les risques, balbutia la jeune fille, vivement impressionnée par la gravité inaccoutumée de la voix de Morgane... Je n'ignore pas non plus que les femmes sont rarement heureuses dans le mariage. Mais je pense pourtant que nous devons toutes, un jour ou l'autre, choisir résolument cette voie. Cette voie, je veux m'y engager pour toujours aux côtés de Lancelot. Si je n'y parviens pas, un cloître sera ma retraite jusqu'au jour de ma mort. Oui, Morgane, que Dieu m'en soit témoin, j'en fais le serment sur mon ‚me, acheva-t-elle en retenant ses larmes.
Morgane, plus touchée cette fois qu'elle ne voulait le laisser paraître, attendit patiemment que la jeune fille ait retrouvé $on calme avant jde répondre :
- En vérité, …laine, je n'ai qu'une faible confiance dans les philtres d'amour, et dans ces charmes appelés à modifier le cours des passions : ils ne servent qu'à cristalliser les désirs... L'art magique d'Avalon, lui, est tout autre et ne saurait être utilisé à la légère...
- Oh, non je vous en prie ! Ne me dites pas que vous pourriez agir, mais que vous ne le ferez pas de crainte d'enfreindre la volonté des dieux, ou parce que les étoiles ne sont pas favorables...
- …laine ! si vous refusez de m'entendre, il est inutile de faire appel à
moi, interrompit sévèrement Morgane. …coutez d'abord ce que j'ai à vous dire, vous répondrez après !
La jeune fille baissa la tête en signe de soumission et Morgane poursuivit d'un ton affectueux :
- …laine, il est en mon pouvoir de vous donner Lancelot pour époux si tel est vraiment votre souhait le plus cher. Je dois vous dire cependant qu'il ne vous apportera pas le bonheur que vous attendez. Mais vous êtes sage, lucide, …laine,
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et vous semblez avoir assez peu d'illusions sur les joies du mariage... Il se trouve de plus que moi-même je ne désire rien tant que de voir Lancelot bien marié, partir loin de cette cour et de la reine. Je souhaite aussi ardemment ne jamais voir Arthur, mon frère, subir la honte qui le frappera tôt ou tard... Mais n'oubliez jamais, …laine, que c'est vous, vous seule, qui m'avez demandé Lancelot. Ne venez donc jamais vous jeter à mes pieds quand il sera trop tard, quand le malheur sera venu frapper à votre porte.
- Je jure, Morgane... je jure de tout accepter si Lancelot devient mon époux, affirma solennellement …laine.
" Les dieux vont donc en décider, se dit Morgane en elle-même. qu'importent les charmes et les sortilèges ! Viviane, un jour, a placé Arthur sur le trône, et pourtant la Déesse a refusé un fils à sa reine. J'ai essayé alors de remédier à cet échec, mais je n'ai réussi qu'à jeter Lancelot dans les bras de Gueniêvre, les unissant dans un amour scandaleux... Et maintenant je m'apprête à intervenir à nouveau, à faire en sorte que Lancelot cette fois suive la voie honorable du mariage, en sacrifiant Gueniêvre. "
- …laine, reprit-elle à voix haute, je vais donc vous donner Lancelot puisque telle est votre volonté. Mais il faut, en échange, que vous acceptiez de prêter le très grave serment de me faire plus tard un don infiniment précieux.
- que puis-je vous offrir, Morgane, vous qui n'aimez ni les richesses, ni les bijoux ? demanda …laine surprise.
- Je ne veux en effet rien de tel, …laine. …coutez-moi, c'est très simple : avec Lancelot, vous aurez des enfants, je le sais. D'abord, un fils... qui suivra son propre destin... Ensuite, vous aurez une fille, et cette fille, il vous faudra me la confier. Oui, vous devrez me donner votre première fille, pour qu'elle vienne vivre chez les prêtresses d'Avalon.
- Avec ces sorcières ? interrogea …laine, les yeux agrandis par l'effroi.
- La propre mère de Lancelot était Haute Prêtresse d'Avalon, ne l'oubliez jamais ! répondit Morgane d'un ton sans réplique. Moi-même, en effet, ne donnerai jamais de fille à la
Déesse. C'est pourquoi, si gr‚ce à moi, vous épousez Lancelot et lui donnez des enfants, vous devez jurer solennellement - au nom de votre Dieu - de me remettre votre fille qui deviendra ainsi ma fille adoptive !
quelques secondes de silence s'écoulèrent. Comme si elle avait été
subitement frappée par la foudre, …laine restait immobile et sans voix.
Certes elle s'était attendue à tout, mais pas à cela. Aussi s'entendit-elle, le cour glacé, répondre résolument, ayant pris une profonde inspiration :
- Si tout se passe comme vous venez de me le dire, et si je donne un jour un fils à Lancelot, alors, oui, je le jure, je vous donnerai ma première fille. Je le jure au nom du Christ ! acheva-t-elle en se signant, réalisant à peine la gravité de son serment.
- C'est bon ! …laine. Maintenant il faut agir... Vous allez demander l'autorisation de vous absenter de la cour pour rendre visite à votre père, en précisant que je suis invitée à vous suivre. Je veillerai de mon côté à
ce que Lancelot nous accompagne... Voilà. Le destin est en marche. Allons désormais rejoindre la reine dans sa chambre, elle doit y être seule.
Personne en effet n'était avec Gueniêvre quand elles pénétrèrent dans la pièce et rien ne laissait deviner qu'un homme y avait passé la nuit.
Morgane admira le sang-froid de la souveraine, tout en remarquant aussitôt le pli d'amertume qui creusait les coins de sa bouche.
- Avouez que vous me méprisez beaucoup, Morgane, n'est-il pas vrai ? Vous le pensez si fort que je crois vous entendre, lança Gueniêvre d'entrée de jeu.
- Ma reine, vous entendez fort mal, car je ne pense rien de pareil !
rétorqua Morgane, surprise de son agressivité. Je ne suis d'ailleurs pas votre confesseur et c'est vous, et non moi, qui déclarez croire en un dieu qui condamne le péché d'adultère. Notre Déesse, elle, se garde bien de faire preuve d'une telle rigueur ! Non, Gueniêvre, en vérité, je ne vous méprise nullement...
Puis, changeant de ton pour lui montrer qu'elle ne lui 102
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reprochait pas sa mauvaise humeur, elle enchaîna sur un autre sujet.
- Désirez-vous prendre quelque chose ? Des galettes, du fromage, du miel, un peu de vin ?
Attendant sa réponse, Morgane crut voir un bref instant le temps se figer autour d'elle. Tout dans la chambre s'enrobait d'un voile glacé, et Gueniêvre elle-même, la bouche entrouverte, sur le point de parler, semblait s'être changée en statue. Alors Morgane entrevit au-delà de l'enveloppe charnelle de la reine, très loin des murailles de Camelot, dans un silence ouaté et profond, Arthur, endormi sur un grand lit, tenant le long du corps Excalibur dégainée. Elle se pencha sur lui, puis ne pouvant lui arracher l'épée sans l'éveiller, elle coupa avec le petit couteau de Viviane le lien qui retenait le fourreau à la ceinture du roi. C'était un vieux fourreau, au velours élimé, aux broderies ternies et usées. Elle s'en saisit subrepticement et après une fuite éperdue dans une nuit profonde, elle parvint hors d'haleine au bord d'un grand lac, o˘ bruissaient d'innombrables roseaux...
- Non, pas^ de vin, mais un peu de lait frais, demanda Gueniêvre, si …laine veut bien aller jusqu'à l'étable pour m'en chercher. Mais, Morgane, qu'avez-vous ? M'entendez-vous ?
Morgane sursauta en revenant à la réalité. Non, elle n'était pas au bord d'un lac, un fourreau élimé à la main... Et, pourtant, ne venait-elle pas de vivre une seconde d'éternité, au Pays des Fées ?...
…laine s'étant empressée de satisfaire le souhait de la reine, Morgane demanda à se retirer. Mais aussitôt seule, l'étrange vision qu'elle venait d'avoir continua d'obséder ses pensées. Presque contre son gré, elle remontait sans cesse le cours confus de sa mémoire pour y retrouver son rêve précédent, celui de la prêtresse parjure le long du lac, qui lui ressemblait sans être tout à fait la même. Se sentant prisonnière d'un mystérieux labyrinthe, envo˚tée, ni l'air frais du jour ni les multiples occupations qui lui incombaient en une telle journée ne parvinrent à
dissiper son trouble. Ah ! si seulement elle pouvait se souvenir !...
Avait-elle finalement jeté Excalibur
dans le lac, pour que la reine des Fées ne puisse la prendre ou bien était-elle au contraire restée avec son fourreau vide au bord de l'eau ?... Elle ne le savait plus, elle ne savait plus rien A la fin de l'après-midi, alors que le soleil commençait à décliner dans le ciel d'été, on entendit sonner les trompes annonçant le retour du Haut Roi. Heureuse de pouvoir se soustraire à ses confuses et lancinantes réminiscences, Morgane se précipita, avec tous les habitants du ch‚teau, à l'extrémité des terrasses qui surplombaient la vallée. Le roi Arthur et sa suite arrivaient, en effet, au loin, bannières au vent, et elle sentit Gueniêvre trembler à son côté. Gueniêvre, si menue et fragile, si peu faite pour les joutes de l'existence, Gueniêvre qui ressemblait en cet instant beaucoup plus à une petite fille effrayée et craintive, redoutant de se faire gronder pour quelque faute bénigne, qu'à une reine adultère qui venait de subir, en partie par sa faute, un irréparable outrage.
- Faut-il vraiment tout avouer à Arthur, murmura-t-elle à l'oreille de Morgane ? A quoi cela servira-t-il ? Le mal est fait, et Méléagrant est mort. Pourquoi ne pas lui laisser entendre que Lancelot est arrivé à
temps... pour empêcher...
Sa voix, son filet de voix, devint alors si faible, que Morgane ne put saisir ses derniers mots.
- Gueniêvre, c'est à vous de décider.
- Mais... s'il l'apprend par ailleurs...
- Je resterai quant à moi, muette, je vous le jure, la rassura-t-elle.
D'ailleurs, qui pourrait vous tenir rigueur d'être tombée dans un piège...
d'avoir été battue et humiliée ?
Mais au-delà de ces paroles réconfortantes et sereines, Gueniêvre en entendait d'autres, plus acerbes et bien moins indulgentes : celles du prêtre par exemple répétant qu'aucune femme n'était jamais violée, que c'était elle qui distillait la tentation à l'homme, comme Eve autrefois face à Adam, que les martyres de Rome avaient préféré la mort plutôt que de renoncer à leur chasteté... Et ces paroles affolaient son cour. Oui, elle méritait le ch‚timent suprême pour les péchés qu'elle avait commis l'un avec Méléagrant, contre son gré, l'autre dans les bras de Lancelot auquel elle s'était donnée sans réserve, le second
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devant servir à effacer le premier, mais ne faisant peut-être que l'aggraver...
Cependant, devant elle, déjà les lourdes portes s'ouvraient et Ectorius, encore meurtri des mauvais traitements que lui avaient infligés Méléagrant et sa clique, s'avançait au côté de CaÔ pour accueillir Arthur et ses hommes d'armes, tous souriants et visiblement heureux de retrouver leur foyer.
- CaÔ... mon vieux CaÔ... Tout s'est-il bien passé en mon absence ? demanda le roi en lui ouvrant les bras.
- Oui, mon Seigneur ! Enfin, tout va bien... maintenant...
- Mais, une fois encore, votre Grand …cuyer mérite votre reconnaissance !
ajouta Ectorius.
- Oui, c'est la vérité, intervint Gueniêvre en posant sa main sur le bras de Lancelot. Votre cousin m'a sauvée d'un piège horrible tendu par un fourbe. Il m'a préservé d'un malheur qu'aucune femme chrétienne ne saurait supporter...
Arthur tendit une main à Gueniêvre, l'autre à Lancelot, et, les tenant ainsi dans un geste de confiante amitié, il gagna avec eux le grand vestibule de Camelot en disant :
- Une fois de plus, mon cousin, je vous remercie de ce que vous avez fait pour la reine ! Vous m'expliquerez ce soir ce qu'il est advenu. Pour l'heure, j'ai h‚te d'enlever mes bottes et mon armure.
Restée légèrement à l'écart, Morgane les avait regardé s'éloigner.
" La paix dure depuis trop longtemps dans ce pays, se dit-elle en se dirigeant à son tour vers l'entrée du ch‚teau. Rumeurs et médisances se multiplient car les esprits s'ennuient. Le trône d'Arthur ne résistera pas à un scandale. Le temps est donc venu pour moi d'éloigner Lancelot de la cour. "
- Ma sour, prenez votre harpe et chantez-nous quelque chose... Il y a si longtemps que nous n'avons entendu une voix de femme, demanda galamment Arthur à l'heure du souper.
Morgane acquiesça sans se faire prier et vint s'asseoir près du trône, le bel instrument de bois gracieusement appuyé sur son épaule. Mais, tandis que ses doigts légers couraient le long des cordes, accompagnant les délicates vibrations de paroles à peine audibles dans le bourdonnement joyeux des conversations, son esprit s'envolait loin de Camelot et de ces retrouvailles. Sous quel ciel se trouvait donc Kevin ? Leur querelle certes lui avait laissé au cour un souvenir navré, et jamais, jamais, elle n'accepterait de pardonner au barde sa trahison envers Avalon, même en échange d'une de ces nuits d'amour qui lui donnaient tant de bonheur.
Avalon... Elle n'avait aucune nouvelle d'Avalon, ni de son fils Gwydion. Si Gueniêvre quittait la cour, avec ou sans Lancelot, probablement Arthur se remarierait-il pour avoir enfin un héritier. A les voir cependant tous deux ce soir, rayonnants, côte à côte, la main dans la main, il ne fallait sans doute pas trop se faire d'illusions. Donc si un enfant ne leur était jamais accordé, à l'heure de la succession, son fils à elle, Gwydion, de sang royal à double titre, pourrait être reconnu héritier du trône.
Aériens, les doigts de Morgane dansaient sur les cordes de la harpe. Assis aux pieds d'Arthur et de Gueniêvre, immobile Lancelot écoutait, le visage empreint d'une mélancolie qui ne le quittait plus. De temps à autre seulement, il relevait la tête vers sa reine avec un regard extasié que traversait parfois un brusque et fulgurant éclair de désir. Pour tous, ce soir, il demeurait le capitaine fidèle, l'ami inséparable du roi, le vaillant champion de la reine, pour tous, sauf pour Morgane qui, elle, lisait au fond des cours, pressentait les tourments, connaissait les blessures qui ne guérissent pas...
Mais voici qu'à nouveau la ronde magique de ses visions reprenait possession de son être. Les lumières, les voix, les visages s'estompaient, sa harpe même n'était plus dans ses doigts qu'un minuscule jouet d'enfant.
Elle était dans un monde éthéré, assise sur un trône, entourée d'ombres mouvantes, regardant à ses pieds un jeune homme aux cheveux sombres, le front ceint d'une fine couronne d'or. Il la regardait 106
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avec des yeux à fendre l'‚me et elle le désirait à en mourir. Ce jeune homme, pourtant, n'avait pas un trait de Lancelot...
La harpe lui ayant d'un seul coup échappé des mains, elle s'écroula dans un grand fracas et Lancelot se précipita pour retenir Morgane au bord de l'évanouissement. " Ce n'est rien, la fumée... oui, c'est la fumée de l'‚tre... " balbutia-t-elle confusément tandis qu'une main amicale approchait de ses lèvres une coupe de vin. Mais, en cette saison, aucun feu ne br˚lait dans l'‚tre... Seule une grande couronne de branchages tressés et de baies ornait la place vide du foyer. On sourit autour d'elle, avec ironie ou compassion : trop de sensibilité, un instant d'émotion...
Reprenant ses esprits, elle refusa cependant de continuer à jouer et c'est Lancelot qui la remplaça. Il interpréta une vieille mélodie qui chantait Avalon, apprise autrefois en écoutant Merlin. C'était la merveilleuse histoire d'une femme, non pas faite de chair et de sang, mais de fleurs. Sa chevelure était de lis, ses joues de p‚querettes, ses lèvres de pétales de rosés. Suspendue à sa bouche, la tête dans les mains, Morgane écoutait de toute son ‚me. Dès qu'il eut terminé, Lancelot s'approcha d'elle et lui demanda à voix basse :
- Morgane, vous sentez-vous mieux maintenant ?
- Oui, merci. Ce n'est pas la première fois que j'éprouve ce genre de malaise. Ce n'est pas grave. J'ai l'impression de voir toutes choses à
travers l'espace et le temps...
- Cela m'arrive aussi, souffla Lancelot à son oreille. Les images sont très loin, irréelles... Pour les atteindre, il faut franchir de grands espaces, et quand je crois pouvoir les saisir, elles m'échappent et s'éloignent à
nouveau. Ces visions, à coup s˚r, nous viennent du sang des Fées qui coule dans nos veines. Morgane, lorsque vous étiez jeune je vous appelais Morgane-la-Fée, et cela vous mettait en colère, vous souvenez-vous ?
Morgane sourit en refoulant ses larmes. Attendrie par la lassitude qu'exprimaient ses yeux et son visage, par les rides nouvelles qui striaient son front et ses tempes, par la mèche grise qui se devinait dans ses cheveux bruns, par ce corps souple et m‚le, par ce cour pur et torturé, elle chuchota pour
elle-même, sachant qu'il ne l'entendrait pas et ne serait jamais à elle : "
Mon tendre, mon lumineux chevalier d'amertume... "
Gauvain maintenant avait repris la harpe. Sa musique parut si lointaine à
Morgane qu'elle se demanda, une fois encore, si ce monde avait vraiment davantage de réalité que celui du royaume des Fées. Tout, ce soir, semblait inaccessible. O˘ donc se situait l'invisible frontière, séparant les deux mondes ?
Ce n'était pourtant pas une femme-fleur que chantait Gauvain, mais un monstre vivant dans un lac au pays des Saxons. Sa ballade parlait aussi de terribles batailles, de sang et de larmes, de héros intrépides.
- C'est trop triste, murmura-t-elle à l'intention de Lancelot. Je hais ces histoires de guerres, de haches, d'épées, de membres arrachés !
- Les Saxons, eux, n'aiment que cela, répliqua Lancelot se forçant à
sourire. Et puisque, désormais, il nous faut vivre en paix avec eux, autant accepter leurs rites et leurs légendes.
- Lancelot, aimeriez-vous retourner au combat ?
- Je ne sais pas, mais il est vrai que je suis un peu las de la cour, reconnut-il en soupirant.
S'appuyant sur cette confidence, Morgane en profita pour lui demander de partir le plus vite possible.
- Partez, insista-t-elle, partez si vous ne voulez pas être complètement et définitivement anéanti ! Je vous en conjure, Lancelot !... Partez, poursuivez les méchants ou traquez les dragons, peu importe, mais partez, partez vite !
- Et elle ? répondit Lancelot, la gorge serrée, le regard fixé sur Guenièvre, faut-il l'abandonner ?
- Je veillerai sur elle, je vous le jure. Je suis son amie moi aussi. Mais, avant tout, pensez qu'elle a, comme vous, une ‚me à sauver.
- Ce sont là conseils dignes d'un prêtre ! voulut ironiser Lancelot.
- Point n'est besoin d'être prêtre, Lancelot, pour reconnaître l'instant o˘
un homme et une femme sont définitivement pris au piège mortel d'un amour impossible.
Lancelot avait blêmi. Animé d'une soudaine détermination, 108
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il avait pris sa décision. Oui, il allait parler au roi sur-le-champ, avant que le courage ne l'abandonne.
La ballade de Gauvain achevée, Lancelot s'approcha donc d'Arthur et déclara d'une voix ferme et grave :
- Maintenant que vous êtes de retour, mon seigneur, et qu'ainsi vous pouvez de nouveau veiller vous-même aux affaires du royaume, je vous demande la gr
‚ce de quitter la cour pour quelque temps.
- As-tu l'intention de nous abandonner longtemps ? interrogea Arthur, un sourire indulgent aux lèvres. Loin de moi la pensée de te retenir contre ton gré, Lancelot, mais puis-je au moins savoir vers quelles contrées tu comptes diriger tes pas et pour quelles raisons ?
" Pellinore et son dragon... " répéta Morgane en elle-même avec toute la concentration et la force dont elle était capable, afin que ces deux mots viennent naturellement à l'esprit du roi et de son écuyer.
- Ma quête me mènera sur les traces d'un dragon, annonça Lancelot.
- Le dragoÔi de Pellinore ? Il court à son sujet de funestes récits qui emplissent de terreur les voyageurs qui s'égarent à proximité de son^antre.
Mais j'y songe : Gueniêvre, ne m'avez-vous pas dit qu'…laine vous avait demandé de bien vouloir lui permettre de se rendre chez son père ? Ainsi, Lancelot, tu pourras l'escorter jusque là-bas. Tu me rapporteras ensuite la tête du dragon en guise de trophée !
- Mon seigneur, voulez-vous m'exiler à jamais loin de vous ? protesta Lancelot, ébauchant un sourire. Comment pourrais-je en effet tuer un dragon qui n'est sans doute qu'une chimère ?
- Si ce monstre n'est pas ou s'il échappe à tes recherches, répondit Arthur sur le même ton, cette aventure t'inspirera au moins quelque jolie ballade que tu nous conteras lorsque tu reviendras, les soirs d'hiver !
- Mon seigneur, permettrez-vous aussi que Morgane vienne me tenir compagnie quelque temps ? demanda timidement …laine en s'inclinant devant le roi.
Venant aussitôt à la rescousse de la jeune fille, Morgane pnt la parole à
son tour.
- J'aimerais en effet accompagner …laine. Dans le pays de son père poussent des herbes et des racines qu'on ne trouve nulle part ailleurs et qui me manquent beaucoup pour mes tisanes et mes médecines.
- J'y consens. Puisque vous le voulez, partez donc tous les trois ! Mais sans vous mes amis, la cour va nous paraître bien vide. Avec impatience la reine et moi guetterons votre retour. Chacun, dans mon royaume, est libre d'aller o˘ bon lui semble acheva Arthur les yeux voilés de nostalgie.
Cette dernière affirmation fit tressaillir Gueniêvre. Mais elle se reprit vite et tenta de se composer à la h‚te un visage impassible et serein.
- Eh bien, Lancelot, puisque vous le voulez, intervint-elle la voix tremblante, ne pouvant totalement dissimuler sa peine, demain vous serez loin d'ici. N'est-ce pas, il est vrai, la destinée d'un chevalier de défendre les faibles, et d'affronter de grands dangers ? Soyez donc en toutes occasions, digne de notre confiance et de notre amitié. Brillez à la cour du roi Pellinore et triomphez dans les combats !
- Oui ! qu'il en soit ainsi ! clama le roi Arthur entourant tendrement de son bras les épaules de Gueniêvre. N'est-ce pas gr‚ce à lui qu'à mon retour j'ai retrouvé ma reine saine et sauve, plus belle et resplendissante que jamais ? Mais il se fait tard maintenant. Allons, mes amis, allons tous prendre un repos mérité !
Arthur et Gueniêvre quittèrent la haute salle, laissant Morgane et Lancelot silencieux, l'un près de l'autre, les yeux fixés sur le couple, apparemment uni, qui s'éloignait dans l'ombre. A cet instant, Morgane ressentit l'envie folle de s'offrir à Lancelot une dernière fois, non seulement pour ellemême, et son propre plaisir, mais aussi pour lui, pour calmer la douleur infinie qu'elle sentait monter en lui, muré dans un désespoir dont elle se savait responsable. Il est vrai qu'elle allait pour sa part devoir assumer seule sa souffrance car c'est …laine qui
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tiendrait bientôt Lancelot dans ses bras et non elle ! …laine l'enfant loyale et innocente qui méritait la paix et le bonheur.
Morgane fit un pas en direction de la porte, puis subitement s'arrêta.
Toujours immobile, les yeux mi-clos, Lancelot semblait prier.
Elle voulut alors courir à lui. Mais une force invisible, implacable, l'en empêcha.
V
Après une route sans encombre, Morgane, …laine, Lancelot et leur petite escorte parvinrent un beau soir en vue des hautes tours du ch‚teau du roi Pellinore, o˘ on les accueillit avec des transports de joie. La première semaine de leur séjour fut en tous points idyllique, fêtes et banquets se succédant à un rythme enchanteur. Ainsi, les jours glissèrent-ils ensoleillés et sereins, à l'image d'un été qui ne semblait jamais devoir finir.
Lancelot néanmoins n'oubliant pas sa principale mission avait commencé à
fouiller les bois et les rives d'un grand lac, à la recherche du dragon.
Mais, le soir venu, il restait devant P‚tre à échanger des souvenirs avec le roi Pellinore, ou à chanter des ballades à sa fille assise à ses pieds.
…laine était belle, de plus en plus belle et innocente, et ressemblait par instant à s'y méprendre, en dépit de la différence d'‚ge, à sa cousine Guenièvre. quant à Morgane, elle observait du coin de l'oil, non sans désenchantement, l'intimité croissante du futur couple et du monarque vieillissant. La toile du destin se tissait lentement.
Un matin pourtant, elle s'éveilla en pensant qu'il était temps 115
d'activer les événements et de mettre son plan à exécution. Lancelot en effet commençait visiblement à souffrir cruellement de l'absence de Gueniêvre, et il était évident qu'il était prêt à tout pour retrouver, ne f˚t-ce qu'un instant, le souvenir vivant de son amour perdu.
A côté d'elle dans son lit, …laine venait à son tour d'ouvrir les yeux.
Souriante, à moitié endormie, elle s'était blottie contre elle comme un petit animal confiant en quête d'un peu de chaleur. " Cette enfant croit que je vais par amitié l'aider à gagner Lancelot, pensa Morgane. Pourtant je n'agirais pas autrement si je voulais lui faire du mal... Il est vrai que c'est le trône de Grande Bretagne qui est en cause. "
Ne souhaitant pas s'appesantir davantage sur la question, Morgane se leva la première et demanda à la jeune fille si elle se souvenait des rêves qu'elle venait de faire :
- Oui, très bien, répondit celle-ci, d'un ton faussement désinvolte.
J'étais avec Lancelot...
Morgane, pressentant la question qui allait suivre, prit les devants :
- Vous n'aurez plus longtemps à attendre, …laine. Vos rêves vont devenir réalité : l'heure est venue d'agir.
- Lui donnerez-vous un charme, ou un breuvage d'amour ?
- Disons que je verserai ce soir dans sa j:oupe ce qu'il faudra pour enflammer ses sens. Cette nuit, …laine, vous ne dormirez pas ici, mais sous une tente, dressée à l'orée du bois. Lancelot vous y rejoindra dans la pénombre...
- Et... il croira que je suis Gueniêvre, n'est-ce pas ?
- D'abord, oui, mais il découvrira assez rapidement la vérité... car...
vous êtes vierge, …laine ?
- Je le suis, murmura la jeune fille.
- De toute manière, ne vous inquiétez pas. Gr‚ce au breuvage que je vais préparer, il ne pourra résister à son désir. Mais, je dois vous avertir, ce ne sera pas pour autant un moment aussi agréable que vous l'imaginez.
- Je veux Lancelot pour mari, et je jure de ne reculer devant rien jusqu'à
ce que je sois réellement sa femme devant Dieu et les hommes, répondit …
laine d'un ton farouche.
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- Alors, mettons au point les derniers détails de notre stratagème : connaissez-vous le parfum qu'utilisé Gueniêvre ?
- Oui, et je ne l'aime guère. Il est trop lourd, trop capiteux.
- Peu importe, c'est moi qui le fabrique, comme la plupart de ceux employés à la cour. Avant de vous retirer sous la tente, vous vous parfumerez le corps : l'eau de senteur éveillera en Lancelot le souvenir de Gueniêvre et attisera son désir pour elle.
- Est-ce vraiment bien loyal, Morgane ?
- …laine, il faut savoir assumer ses décisions et ses responsabilités. Le royaume d'Arthur ne peut se maintenir dans les conditions actuelles. Au lendemain de vos noces, tout le monde oubliera l'aventure de Gueniêvre et de Lancelot. On pensera même dès lors que c'est vous que Lancelot aimait depuis longtemps. Voici donc le parfum. Tout à l'heure, sous un prétexte quelconque, nous ferons dresser la tente dans un endroit suffisamment discret pour que Lancelot ne puisse la voir avant ce soir. Maintenant, …
laine, allez, envoyez, une fois encore, le chevalier de votre cour sur les traces du dragon ! Pendant ce temps, je mets la dernière main à mon philtre d'amour.
Aussitôt seule, Morgane se dirigea vers le foyer de l'‚tre o˘ frémissait, dans un chaudron de cuivre, un mystérieux mélange de vin et d'écorces. Elle en huma l'odeur douce‚tre, et y jeta une poignée d'herbes. Puis elle demeura longtemps immobile, perdue dans ses pensées, à contempler la surface du liquide visqueux o˘ commençaient à poindre d'innombrables et légères bulles rosés...
Ainsi, Lancelot, ce soir, prendrait …laine dans ses bras. Le breuvage magique l'enflammerait d'amour, l'obligerait jusqu'au bout à assouvir son désir, même lorsqu'il serait trop tard, même lorsqu'il s'apercevrait de sa méprise, éperdument enlacé à une vierge pantelante... Oui, cela
^ressemblera un peu à un viol, songea Morgane le cour serré. …laine sera prise par un homme enfiévré par ma potion, par une véritable bête en rut, et malgré la ferveur de son amour pour lui, elle en souffrira 117
LES BR UMES D'A VALUN
forcément tant est grande la différence entre le rêve tendre et la brutale réalité...
quand Morgane, elle, avait fait don de sa virginité au Roi Cerf, elle savait, depuis sa plus lointaine enfance, ce qui l'attendrait un jour. Elle avait été élevée dans le culte d'une Déesse toute-puissante, appelée à
mener l'homme et la femme l'un vers l'autre, entièrement soumis et consentants à la loi suprême de l'amour et du désir... …laine, elle, avait été élevée en chrétienne, dans l'idée que cette force vitale qui poussait deux corps à s'unir était le fondement même du péché... Fallait-il donc au dernier moment préparer la jeune fille à recevoir en elle la semence de vie, source de tout bonheur et de fécondité, fondamental élément de la survie universelle ? Mais le comprendrait-elle ? Non, il était trop tard.
Mieux valait maintenant la laisser seule face à l'inévitable accomplissement de sa destinée.
Morgane plongea de nouveau son regard dans le chaudron bouillonnant. Elle ajouta à la mixture rouge‚tre trois cuillerées de vin, quelques graines séchées qu'elle sortit d'un sachet dissimulé dans les plis de sa jupe.
Aussitôt, une vapeur légère s'éleva, dont les puissants effluves lui firent tourner la tête. Elle se vit chevauchant à travers les collines, sous un ciel de plomb o˘ couraient des nuages d'encre balayés par un vent glacial.
Tout, autour d'elle, devenait désolation et vertiges, quand, au-delà
d'abîmes insondables, apparut le lac... le lac sinistre et mystérieux, le lac immobile et immense dont la surface figée s'animait soudainement, se soulevait, grondait, en dégageant d'irrespirables émanations.
Alors, lentement, émergea des eaux un long cou surmonté d'une horrible tête, suivi par un corps sinueux et difforme, couvert d'écaillés, s'avançant en rampant vers le rivage, glissant, se soulevant et retombant mollement, se tordant comme un reptile répugnant en quête de sa proie.
Mais déjà les molosses de Lancelot s'élançaient sus au monstre en aboyant furieusement, tandis que Pellinore, derrière eux, sonnait de la corne à
tout rompre pour rassembler ses hommes. quelques secondes plus tard, tous dévalaient la
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LE ROI CERF
colline, Lancelot en tête, galopant d'un train d'enfer vers l'hideuse apparition en poussant de stridents cris de guerre. Ils n'avaient pas atteint la forme noire et flasque échouée sur le sable, sa gueule énorme se balançant et crachant de longs jets de vapeur, qu'un chien éventré hurla à
la mort. En un instant, il ne restait plus de l'animal qu'un petit tas de chair décomposée par le liquide visqueux s'échappant par saccades des naseaux du dragon.
L'épêe haute, Lancelot avait mis pied à terre. …vitant à plusieurs reprises la tête terrifiante qui se balançait en jetant des éclairs, il se rua en avant, son glaive effilé pointé vers le poitrail frémissant. Un terrible hurlement ébranla alors le rivage et les collines environnantes. Un hurlement semblant venir des entrailles de la terre qui sema l'épouvante à
dix lieues à la ronde... La tête pourtant se balançait toujours au-dessus de la carapace ensanglantée de droite à gauche, mais, tout à coup, l'énorme masse se tordit, dans un spasme frénétique, ses écailles et la crête écarlate de son dos se hérissèrent dans un ultime sursaut, et elle s'abattit, la gueule grande ouverte, une bave noire éclaboussant de sa substance inf‚me le sable et les ondes. L'épêe de Lancelot fichée dans l'oil fixe de sa victime mit fin à l'agonie. C'est alors que des bulles, de minuscules bulles rosés s'élevèrent dans les airs et crevèrent bientôt la surface du chaudron...
" Est-ce un cauchemar, une hallucination, ou un message annonçant la victoire de Lancelot ? " se demanda Morgane, en revenant à elle, glacée jusqu'aux os. Pour oublier, elle vida d'un trait une coupe pleine de vin, puis s'occupa sans attendre d'ajouter à sa décoction un peu de fenouil et de miel, afin d'atténuer le go˚t très prononcé des herbes, et d'en masquer l'amertume. A cet instant précis, des cris retentirent dans la cour et …
laine se précipita dans la chambre :
- Morgane... Morgane, venez vite ! Mon père et Lancelot ont tué le dragon, mais ils sont br˚lés tous les deux...
- Br˚lés ? C'est impossible ! Croyez-vous encore, à votre ‚ge, que les dragons volent et crachent du feu ?
- Je ne sais, cria …laine avec impatience, mais la bête a 11q
Z-.Z3O
craché sur eux une sorte de liquide qui br˚le comme du feu. Venez vite, je vous en prie, il faut soulager leurs blessures !
Saisissant à la h‚te quelques linges, plusieurs baumes et deux petits flacons d'un^ élixir qu'elle fabriquait elle-même, elle s'élança à la suite d'…laine dans la pièce o˘ l'on venait de transporter Lancelot et Pellinore.
Ce dernier avait, en effet, une large br˚lure sur un bras et là, le tissu de la manche avait complètement disparu. Morgane, ayant appliqué sur la plaie un onguent cicatrisant et une compresse pour atténuer la douleur, se pencha sur Lancelot, plus légèrement atteint au côté droit et à une jambe.
Sa botte n'étant plus qu'une bouillie indéfinissable, collée à la peau, il commenta l'événement en le tournant en dérision :
- Il va falloir nettoyer avec soin mon épée, dit-il. Si la bave de ce monstre décompose le cuir, gare au fer de ma fidèle compagne !
- Voilà en tout cas de quoi convaincre ceux qui se moquaient de moi auand je parlais de ce dragon ! enchaîna Pellinore grimaçant de souffrance. Avez-vous vu ce pauvre chien réduit à rien en un instant ?
- Vous n'avez qu'à exhiber l'horrible bête au pied des murailles du ch‚teau pour ^que tout le monde puisse contempler sa dépouille, suggéra …laine encore tout émue.
- Impossible ! Son cadavre est plus mou que celui d'un gigantesque ver ! Il ne contient pas d'ossature mais une curieuse matière gélatineuse qui se désagrège au seul contact de l'air... Ce n'est certes pas une bête ordinaire, mais quelque fantastique animal sorti droit des enfers !
- Enfin, il est anéanti maintenant gr‚ce à vous deux. Dormez en paix, mon cher père, murmura tendrement …laine en posant ses deux mains sur les épaules du vieillard.
- C'est ce que je vais essayer de faire. Espérons n'avoir jamais plus à
affronter un pareil adversaire ! soupira Pellinore en se signant. Mais avant de chercher le sommeil, buvons ensemble quelques coupes de mon meilleur vin pour fêter notre victoire !
" Si l'on s'adonne trop à la boisson ce soir, songea aussitôt 120
Morgane, mes plans risquent d'échouer. Il faut à tout prix éviter cela. "
- Soyez prudent, seigneur Pellinore, intervint-elle avec autorité : votre blessure a vilaine allure. Je vous conseille plutôt d'avaler une soupe ou un peu de lait. Retirez-vous dans votre chambre maintenant et réclamez deux briques chaudes pour vos pieds.
Ayant obtempéré, un peu à contrecour, aux raisonnables injonctions de Morgane, Pellinore regagna ses appartements soutenu par sa fille.
Morgane alors se tourna vers Lancelot :
- Je vous ai préparé ceci, dit-elle. C'est une médecine destinée à calmer la douleur. Elle vous fera dormir.
Puis lui ayant tendu un gobelet ciselé, contenant l'élixir qu'elle avait mis toute la journée à élaborer, elle s'éloigna en prétextant qu'elle allait voir si le roi s'était bien conformé à ses instructions. Lancelot ainsi serait bientôt prêt pour l'amour, son breuvage, et la mort qu'il venait de frôler de si près, ne pouvant que redoubler son ardeur sexuelle...
Dans sa chambre, Pellinore semblait sur le point de sombrer dans un sommeil serein.
- Rendez-vous vite à la tente maintenant, souffla Morgane à …laine.
Lancelot ne tardera pas à vous y rejoindre. N'oubliez pas le parfum !
…laine était très p‚le et Morgane lui fit boire., à elle aussi, un peu de sa potion magique. Mais, à peine Elaine eut-elle avalé une gorgée qu'elle s'écria :
- Le feu br˚le ma langue... et mon ventre, Morgane ! N'est-ce pas du poison que vous me donnez là ? Ne cherchez-vous pas à me tuer parce que je vais devenir la femme de Lancelot ? Morgane... je vous en supplie, jurez-moi que vous ne me haÔssez pas !
Spontanément Morgane attira la jeune fille dans ses bras, l'embrassa tendrement, inclina la tête blonde sur son épaule.
- Vous haÔr ? lui dit-elle doucement, la bouche dans ses cheveux de soie.
Non, …laine ! Je vous jure que même si Lancelot m'en suppliait à genoux, je refuserais de le prendre
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pour époux. Si la Déesse l'avait voulu, il y a longtemps que ce serait fait... Mais je ne puis, pour l'instant, vous en dire davantage. Buvez encore un peu de ce philtre d'amour, parfumez-vous entièrement, et souvenez-vous bien de ce que Lan-celot attend de vous : retrouver Gueniêvre à travers vous-même... Allez vite, mon enfant, ne perdons plus de temps et... que la Déesse vous bénisse !
Morgane regarda s'éloigner la mince silhouette dans la nuit, si semblable à
celle de Gueniêvre dans sa fragilité et sa blondeur, puis elle rejoignit Lancelot. Il était assis à la place même o˘ elle l'avait laissé, regardant sans la voir le gobelet vide qu'il tenait toujours à la main.
- Posez cette timbale, Lancelot, et écoutez-moi ! J'ai un message pour vous d'une grande importance.
- Un message ? interrogea Lancelot d'une voix légèrement p‚teuse.
- Oui, c'est une grande et secrète nouvelle : la reine Gueniêvre vient d'arriver. Elle vous attend dans une tente, au-delà des pelouses, et vous demande de la rejoindre le plus discrètement possible.
Une soudaine et violente flambée de désir anima le regard incertain de Lancelot.
- Morgane, c'est impossible... Et pourquoi est-ce vous que la reine a choisie pour m'avertir ?
- Je vous expliquerai' plus tard. Pour l'instant, allez rejoindre la reine.
Elle vous attend. Si vous doutez de moi, prenez ceci : elle m'a chargée^ de vous le remettre, dit-elle en lui tendant un mouchoir d'…laine imprégné du parfum de Gueniêvre.
Lancelot le porta à ses lèvres, le respira avec transport.
- Oh, Morgane ! le Ciel est avec nous ! Jamais je n'aurais cru qu'elle prendrait le risque de venir jusqu'à moi. O˘ est-elle ?
- Dans une tente à quelques toises de la lisière des bois. Mais avant de partir, buvez encore !
Tout à son émoi, Lancelot s'exécuta sans réfléchir, se leva en titubant légèrement, et dut s'appuyer sur Morgane pour
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retrouver son équilibre. Ses mains s'attardèrent un instant sur ses hanches. Il caressa son visage, voulut saisir sa bouche. Incapable de maîtriser ses sens, il était cette fois vraiment prêt pour l'amour...
- Allons, Lancelot, allons, h‚tez-vous maintenant, ne faites pas attendre votre reine ! bredouilla-t-elle en reculant d'un pas pour échapper à son étreinte.
Cherchant visiblement à reprendre ses esprits, il regarda Morgane quelques instants sans bien comprendre ce qui lui arrivait, puis aiguillonné par la passion, il s'élança dans la nuit en direction des bois. Morgane restée seule attendit que se calment les battements de son cour. Puis ses pensées se tournèrent vers …laine... …tendue dans l'obscurité, frémissante, sa chevelure blonde, si semblable à celle de Gueniêvre, illuminée par un rayon de lune, elle attendait, de toute son ‚me, que vienne son amant. Lancelot ne distinguerait d'abord rien de précis, mais il reconnaîtrait tout de suite le parfum enivrant de Gueniêvre. Sans doute ne chercherait-il même pas à reconnaître son corps et son visage et dans son impatience, il la prendrait dans un éblouissement sensuel, pour apaiser sa soif d'elle, pour oublier tous ses tourments...
" Non ! je ne veux pas ! cria presque Morgane, refusant d'imaginer la suite ! Non, que le Don s'éloigne en ce moment, de moi ! Je ne veux plus voir …laine, je ne veux plus voir le corps nu de Lancelot, ses mains, ses lèvres sur son cou... " S'arrachant alors à ses insupportables visions, elle quitta la salle, avec une farouche détermination, s'empara d'une torche, et se dirigea d'un pas ferme vers la chambre de Pellinore.
- Le roi repose ! Il est interdit d'interrompre son sommeil, lui dit la sentinelle en faction à sa porte.
- Il s'agit de l'honneur de sa fille ! s'exclama Morgane en élevant sa torche à bout de bras. Ouvrez-moi sans tarder ! Il y va de votre tête !
Décontenancé par une telle autorité et par les motifs invoqués, l'homme s'effaça. D'ailleurs, Pellinore, réveillé par le bruit, ordonnait qu'on l'informe
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- Venez vite, mon seigneur... …laine ! j'estime de mon devoir de vous avertir...
- …laine ?... que se passe-t-il ?
- Elle n'est pas dans son lit, venez vite !
Pellinore, en dépit de sa blessure, fut aussitôt sur pied. Il enfila quelques vêtements à la h‚te, appela les femmes de sa fille, et suivit Morgane aussi vite qu'il le put. Ayant franchi la grande porte, puis traversé les pelouses, ils firent tous ensemble irruption dans la tente après avoir précipitamment écarté la portière de soie.
- Mon Dieu ! s'écria le vieux roi en tremblant de colère, découvrant, à la lumière des torches, sa fille et Lancelot dans les bras l'un de l'autre.
S'étant retourné d'un bond, celui-ci faisait face aux arrivants. L'horreur et l'indignation ravageaient son visage, mais il ne prononça pas un seul mot.
- Ainsi, misérable, vous m'avez trahi ! s'écria, hors de lui, le malheureux monarque. Vous, le meilleur et le plus fidèle chevalier d'Arthur... Comment avez-vous pu ? J'exige une réparation immédiate et totale.
A ces mots, anéanti par le constant acharnement de son destin, Lancelot se releva, dissimulant tant bien que mal sa nudité derrière une couverture, et murmura, brisé :
- Je ne comprends pas... mais, mon seigneur, qu'il en soit fait selon votre volonté. .'
Son regard alors se tourna vers Morgane, un regard terrible, accusateur, lucide et glacial. Elle en fut transpercée plus vivement que n'aurait pu le faire la lame d'une épée. Entre eux deux désormais, c'était la haine, une haine éternelle et partagée. Honteuse, déçue, mais, aussi folle de joie, …
laine, elle, avait envie de rire et de pleurer.
Morgane parle...
" Le mariage de Lancelot et d'…laine eut lieu le jour 124
de la Transfiguration. Si j'ai gardé peu de souvenirs de la cérémonie, je n'ai pas oublié le visage d'…laine, un visage radieux, éclatant de bonheur.
quelques jours auparavant, elle avait appris qu'elle portait un enfant.
Lancelot, lui, impénétrable, p‚le et amaigri, souriait à sa jeune épousée apparemment fier de son ouvre. Je me souviens de Guenièvre aussi, les traits ravagés par les larmes, le regard haineux à mon adresse :
- Jurez-moi, répétait-elle, jurez-moi, que vous n'êtes pour rien dans tout cela, Morgane !
- Guenièvre, pouvait-on refuser à votre cousine le droit d'avoir un mari, tout comme vous en avez un ? lui répondis-je à plusieurs reprises, la regardant droit dans les yeux.
" que pouvait-elle répondre ? Si Lancelot et elle avaient vraiment été
honnêtes envers Arthur, ils n'avaient qu'à quitter la cour ensemble et vivre au loin. Ainsi le Haut Roi aurait-il pu prendre nouvelle femme et avoir un héritier. Je n'aurais alors pas eu à intervenir. De ce jour, bien s˚r, Guenièvre m'a détestée, et j'en eus beaucoup de peine. Oui, curieusement, je l'aimais. En revanche, elle ne sembla pas éprouver de ressentiment à l'égard d'…laine et lui fit parvenir même une magnifique coupe d'argent à la naissance de son fils. Plus, lorsque l'enfant fut baptisé, sous le nom de Galaad - le véritable nom de son père - Guenièvre tint à être sa marraine, jurant qu'il serait l'héritier du royaume si, par malheur, elle ne donnait elle-même pas de fils à Arthur.
" L'union d'…laine et de Lancelot ne s'est d'ailleurs pas révélée plus mauvaise qu'une autre. Comme de nombreux maris, Lancelot est rarement chez lui. Il ne retrouve son foyer que deux ou trois fois l'an pour inspecter ses terres, un joli fief dont Pellinore, peu rancunier, lui a fait cadeau.
Alors il change ses vêtements usésjcontre des neufs, tissés et amoureusement brodés par …laine, il embrasse son fils, dort une nuit ou deux avec son épouse, puis repart à la guerre...
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" …laine est-elle vraiment heureuse ? Est-elle femme à trouver son bonheur dans l'accomplissement des t‚ches domestiques et l'éducation de son enfant, ou bien rêvait-elle d'un autre destin ? Je l'ignore.
" quant à moi, j'ai rejoint la cour du roi Arthur et ce n'est que deux ans plus tard, lors des fêtes de la Pentecôte, alors qu'…laine attendait son second enfant, que je sus que Guenièvre allait enfin trouver le moyen de prendre sa revanche "
VI
Une fois encore, donc, les fêtes du mois de juin allaient réunir Arthur et ses fidèles chevaliers de la Table Ronde. Lancelot, lui aussi, serait là.
La précédente année, il n'était pas venu car il avait d˚ répondre à l'appel de son père, le roi Ban, pour réprimer de sérieux troubles en Armorique.
Mais Guenièvre, au fond d'elle-même, avait bien compris qu'il ne s'agissait là que d'un mauvais prétexte. Deux ans ! Il y avait déjà deux ans qu'elle ne l'avait revu, et elle ne s'habituait toujours pas à son absence.
Lancelot d'ailleurs manquait également à Arthur qui évoquait de plus en plus souvent les souvenirs communs de leurs combats contre les Saxons et les Jutes, combats auxquels son fidèle ami avait pris une si large part.
Guenièvre, qui s'était éveillée aux premières lueurs de l'aube, se retourna et regarda longuement le roi dormant à son côté. Comme il était encore beau, plus beau peut-être même que Lancelot, aussi blond et doré que son ancien amant était noir et ténébreux. Une ressemblance certaine pourtant les unissait l'un et l'autre, sans doute parce qu'un même sang coulait dans 129
leurs veines, ce sang qui était aussi celui de Morgane, Morgane que le peuple des Fées avait envoyée sur la terre pour nuire à tous deux, ^ elle en était persuadée, le récent mariage de Lancelot et d'…laine en apportant la preuve irréfutable.
Heureusement, Arthur, lui, se conduisait désormais en chrétien, et assistait fréquemment à la messe. Elle l'aimait de plus en plus et ferait tout ce qui était en son pouvoir pour sauver son ‚me. quant à elle, elle expiait en prières chaque jour la faute commise avec Lancelot et espérait qu'elle serait bientôt effacée.
Et pourtant, ce matin-là, les yeux grands ouverts sur la lueur naissante du soleil levant, Guenièvre n'avait que Lancelot en tête, Lancelot qui serait là bientôt, avec sa femme et son fils. …laine allait-elle voir d'un mauvais oil qu'elle l'embrasse comme on embrasse un frère, puisqu'elle n'éprouvait plus pour lui qu'une amitié profonde ?
Arthur bougea imperceptiblement à cet instant comme si les pensées de sa femme le dérangeaient dans son sommeil, mais ne manifesta en se tournant vers elle que la joie qu'il éprouvait chaque matin à la trouver près de lui à son réveil :
- C'est jour de Pentecôte aujourd'hui, mon cour. Tous nos amis vont bientôt arriver... tes-vous heureuse ?
En guise de réponse, elle lui offrit son plus beau sourire, et se blottit dans ses bras :
- Ne serez-vous pas contrariée, ma mie, ajouta-t-il non sans quelque hésitation dans la voix, si je désigne, en ce jour, le fils de Lancelot comme héritier de la couronne ? Il est certain que vous êtes jeune encore, Guenièvre, et que Dieu peut nous envoyer des enfants, mais plusieurs souverains du royaume ont fait pression sur moi pour que je nomme mon successeur... La vie est, en effet, fragile et incertaine ! Si, bien s˚r, nous avions un jour la joie d'avoir un fils, cette disposition s'annulerait d'elle-même. Je suis d'ailleurs persuadé que le jeune Galaad, quel que soit son destin, me servira en toute loyauté comme l'a fait Gauvain...
Abandonnée aux caresses de son mari, Guenièvre, il est vrai, ne perdait pas tout à fait l'espoir de lui donner un jour un
fils. La Bible ne racontait-elle pas que des femmes ayant largement dépassé
l'‚ge d'enfanter avaient mis néanmoins des enfants au monde ? Oui, maintenant qu'elle ne s'offrait plus à Arthur uniquement par devoir et par soumission, mais par plaisir et par amour, il était impossible qu'elle ne se lève pas un beau matin portant enfin en elle le fruit de leur union. …
laine cesserait alors de triompher à l'annonce bénie de la venue tant attendue de l'authentique fils du roi...
Ne pouvant s'empêcher quelques instants plus tard de confier à Arthur son espoir, alors que tous deux s'apprêtaient pour les cérémonies, ce dernier feignit l'étonnement :
- La femme de Lancelot manque-t-elle de prévenance à votre égard ? Vous êtes toutes deux cousines, et me semble-t-il, très liées d'amitié.
- Nous le sommes, mais, Arthur, vous connaissez les femmes, répondit Guenièvre avec grande tristesse. Celles qui ont des enfants s'estiment supérieures à celles qui n'en ont pas, et l'épouse du dernier des manants en train d'accoucher n'éprouve que mépris à l'égard d'une reine, incapable de donner un héritier à son roi...
- N'en aies aucune peine, ma bien-aimée. Même si tu ne me donnes jamais d'enfant, je ne t'en aimerai jamais moins et te préférerai toujours à
toutes celles qui pourraient m'en apporter des légions.
- Comme j'aimerais vous croire ! Au jour de mon mariage, je n'étais cependant qu'une toute petite partie d'un marché conclu entre mon père et vous, une jeune fille livrée en échange d'une centaine de chevaux...
A ces mots, Arthur leva vers elle un regard à la fois douloureux et étonné :
- Est-ce vraiment l'idée qui vous habite depuis que nous sommes mariés ? Ne vous êtes-vous donc jamais aperçue que, dès l'instant o˘ je vous ai vue pour la première fois, vous êtes devenue aussitôt pour moi la plus chère et la plus aimée de toutes les femmes du monde ?
L'attirant alors à lui, il voulut l'embrasser, mais elle détourna la tête pour cacher ses larmes.
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- Guenièvre, poursuivit-il tendrement, ma vie, vous êtes mon épouse que j'aime infiniment. Je crois n'avoir cessé de vous le prouver durant toutes ces années passées ensemble. Je n'aimerai jamais que vous.
- C'est vous, pourtant, qui m'avez poussée dans les bras de Lancelot !
- Je vous en prie, Guenièvre, oubliez cette folie... Je n'étais pas tout à
fait moi-même ce soir-là, et vous sembliez l'aimer tellement que j'ai cru vous complaire. Dans la mesure o˘ je me sentais responsable de votre stérilité, il me paraissait juste que vous ayez peut-être un enfant de celui qui, après vous, m'est le plus proche au monde par le cour et par le sang, que vous ayez de lui un enfant que je pourrais considérer plus tard comme mon héritier...
- A vous entendre et bien que vous vous en défendiez, il me semble parfois que vous aimez Lancelot beaucoup plus que moi. Pouvez-vous me jurer, Arthur, que c'était uniquement pour me complaire à moi, et non pour son plaisir à lui, que...
Arthur laissa tomber les bras dans un geste de découragement :
- Est-ce donc péché si grave, Guenièvre, d'aimer son cousin et de songer à
son plaisir ? Oui, il est vrai que je vous aime tous deux mais...
- Les Saintes …critures parlent d'une cité qui fut détruite pour de semblables péchés, l'interrompit Guenièvre avec une agressivité soudaine.
- J'aime mon cousin Lancelot en tout honneur et sans détour, Guenièvre !
tonna Arthur indigné. Le roi David lui-même n'a-t-il pas reconnu aimer son cousin Jonathan d'un amour surpassant celui qu'on peut porter aux femmes ?
Dieu l'a-t-il pour autant ch‚tié ? Eh bien ! il en va de même avec nos frères d'armes. Nos liens sont uniques, irremplaçables, et je vous le dis, Guenièvre, il n'y a rien dans tout cela de condamnable ! que Dieu m'en soit témoin, je dis la vérité !
- Pouvez-vous donc jurer, Arthur, que lorsque nous sommes restés tous trois étendus sur ce lit... il n'y avait dans vos yeux pas plus d'amour pour Lancelot que pour moi ? Pouvez-vous
me jurer que lorsque vous m'avez plongée dans le péché, ce n'était nullement pour dissimuler votre propre faute, et que vos exhortations à mon égard ne tendaient pas à me faire entériner le terrible péché qui, jadis, attira sur Sodome la foudre et la colère divines ?
- Vous perdez la raison, Guenièvre, balbutia Arthur d'une voix blanche.
Cette nuit-là, seules des libations excessives ont fait chanceler mon esprit. C'était Beltane, souvenez-vous, nous étions tous sous l'emprise de la Déesse, la folie était sur nous...
- Arthur, aucun chrétien digne de ce nom n'oserait parler comme vous le faites !
- Ah, s'il en est ainsi, eh bien, oui, je refuse le nom de chrétien !
s'écria-t-il perdant toute patience ; je refuse vos perpétuels remords, votre hantise du péché. J'ai eu tort, je l'avoue, j'aurais d˚ vous répudier, comme vous me l'avez si souvent demandé, j'aurais d˚ prendre une nouvelle épouse qui, elle, m'aurait donné des enfants !
- Mais vous avez préféré me partager avec Lancelot, être certain, ainsi, de le garder près de vous...
- Ne me poussez pas à bout, Guenièvre, menaça le roi, hors de lui, ne me poussez pas à bout, car il se pourrait bien que je ne réponde plus de votre vie !
Stupéfaite, Guenièvre se mit à sangloter sans retenue, et lorsqu'elle parvint enfin à s'exprimer, ce fut d'une voix entrecoupée par les larmes o˘
la souffrance et la haine semblaient avoir part égale :
- Vous dites que vous désirez un fils de moi, mais vous m'avez poussée à
commettre un si grave péché que Dieu ne pourra jamais me le pardonner... Et maintenant vous osez me déclarer que le fils de Lancelot va devenir votre héritier... alors que vous-même vous refusez d'élever à la cour votre propre fils ? Nierez-vous toujours après cela que Lancelot n'occupe pas toutes vos pensées ?
- Guenièvre, il suffit ! Désormais vous divaguez et il serait plus à propos d'appeler vos femmes afin de vous aider à vous préparer. qu'est-ce donc maintenant que cette histoire d'enfant qu'il faudrait élever à la cour comme mon héritier ? N'ajoutez
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pas d'indignes railleries à votre désarroi qui me navre. Hélas ! Si seulement j'avais un fils...
- Vous mentez ! revint à la charge Gueniêvre avec colère. Il y a fort longtemps, je suis allée un jour trouver Morgane et la supplier d'user en notre faveur d'un charme contre la stérilité, car je croyais alors que c'était vous qui ne pouviez pas avoir d'enfant. Or Morgane... Morgane ce jour-là m'a juré que vous étiez fécond, et qu'un fils né de vous vivait, à
la cour de Lothian o˘ il est élevé...
- A la cour de Lothian ? murmura Arthur interdit. Cette fois, c'en est trop ! quelle est donc cette fable insensée ?
- Oui, vous avez raison, c'est une fable, une malveillante invention, bredouilla Gueniêvre affolée, regrettant déjà d'avoir trop parlé ! Morgane a d˚ mentir une fois de plus par jalousie... par plaisir de blesser !
- Morgane est prêtresse d'Avalon, Gueniêvre, elle ne peut mentir ! Je veux la vérité, vous entendez, je l'exige ! qu'elle vienne sur-le-champ s'expliquer ! trancha sévèrement Arthur.
- Non, n'en faites rien, je vous en prie, oubliez tout ce que je viens de dire... La terreur maintenant gagnait Gueniêvre.
- Arthur, pardonnez-moi, je vous en supplie. J'avais promis à Morgane de ne jamais vous en parler...
- Eh bien, vous venez de manquer à votre serment, voilà tout, répliqua le Haut Roi d'une voix implacable. Il est trop tard, maintenant, pour reculer ! Puis, se dirigeant vers la porte, il l'ouvrit et lança à
l'intention du garde qui se tenait dans le couloir :
- Garde, qu'on mande dans l'instant ma sour. Je désire qu'elle vienne sur-le-champ.
Se sentant perdue, Gueniêvre s'effondra sur un siège, le visage dans les mains, anéantie. Arthur, lui, au comble de l'expectative et de l'irritation, demeurait de glace à son égard, dans l'attente d'une révélation qui le dépassait totalement.
Lorsque Morgane entra, drapée dans sa robe de fête cramoisie et enrubannée, elle resta figée sur le pas de la porte. que se passait-il ? quel drame allait-il se nouer en ce jour de
Pentecôte ? Mais elle n'eut pas le temps de s'interroger davantage :
- Je suis navré, ma sour, de vous déranger de si bon matin, mais je désire connaître la vérité sur un événement auquel vous êtes, je crois, mêlée de près, commença Arthur d'une voix étrangement grave.
Puis, se tournant vers Gueniêvre, il ajouta :
- Veuillez, je vous prie, répéter devant Morgane ce que vous venez de me dire.
Un sanglot, qui secoua la jeune femme tout entière, fut l'unique réponse.
Arthur, les sourcils froncés, les lèvres serrées, dépourvues de toute compassion ne broncha pas. Il n'était plus en cet instant que le Haut Roi s'apprêtant à rendre la justice.
- Gueniêvre, reprit-il, impassible, je vous somme de répéter devant Morgane ce que vous venez de me dire.
Mais voyant que celle-ci restait muette, il s'adressa directement à sa sour :
- Est-il vrai, Morgane, que j'ai un fils et qu'il est élevé à la cour de Lothian ? Répondez-moi, sans détour. Ai-je vraiment un fils ?
Un instant décontenancée par la question, Morgane se reprit vite et répondit, dissimulant au mieux son embarras :
- Je n'ai uniquement parlé à Gueniêvre... que pour la réconforter. Elle craignait beaucoup que vous ne puissiez jamais engendrer d'héritier alors...
- Et moi ? …tait-il inutile, selon vous, de m'informer ? Depuis mon mariage, nuit et jour, je n'ai songé qu'à avoir un enfant, un fils né de moi, qui me succéderait un jour... Morgane, je vous en conjure, dites-moi toute la vérité : il y va de l'avenir du royaume !
Un long silence suivit, durant lequel le roi et sa sour s'affrontèrent du regard. Puis Morgane poussa un profond soupir et murmura, sans parvenir à
dissimuler totalement son émotion :
- Au nom de la Déesse, Arthur, et puisque vous exigez la vérité, vous allez la connaître. Oui, j'ai porté un fils du Roi
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Cerf, dix lunes après votre sacre sur l'Ile du dragon. Morgause l'a élevé
comme son propre enfant et m'a juré de garder le secret. Voilà, vous savez tout...
Arthur avait blêmi. Il s'approcha de Morgane, la prit dans ses bras, laissa couler ses larmes, sans chercher à les retenir.
- Morgane... ma sour... Comment pouvais-je savoir ? Comment imaginer vous avoir infligé, à vous que j'aime tant, une si grande souffrance ?
- Ah ! Vous avouez donc ! hurla Gueniêvre comme un animal blessé, en se dressant de toute sa taille. Cette débauchée, cette sorcière, est donc parvenue à vous prendre dans ses filets, vous, son propre frère !...
- Je vous interdis ! Rien n'est de sa faute. Viviane est la seule responsable de ce qui est advenu ce jour-là ! Nous ne nous sommes même pas reconnus ! Morgane, pour moi, n'a été, ce soir-là, que la prêtresse de la Mère …ternelle. Pour elle, je n'ai été que l'incarnation du Dieu Cornu...
Morgane, pourquoi ne m'avez-vous jamais parlé ?
- Mais vous êtes damnés ! s'étrangla Gueniêvre d'un ton hystérique.
Comprenez-vous maintenant pourquoi Dieu a ch‚tié notre couple en lui refusant un héritier ?
- Assez ! s'insurgea Morgane se libérant de l'étreinte de son frère, assez ! Vous ne pensez qu'au péché, vous n'avez que ce mot à la bouche.
Arthur et moi n'avons commis aucune faute. Nous sommes vertus l'un à
l'autre par la seule et toute-puissante volonté de la Déesse, attirés malgré nous par les forces indestructibles de la vie. Si un enfant est né
de notre rencontre, il a été conçu dans l'amour le plus pur. Ni la Déesse, ni votre Dieu ne peuvent donc vous punir de stérilité pour un péché qui n'existe pas, et qui ne vous concerne en rien. Mais vous n'avez pas le droit de rendre Arthur responsable de votre malheureuse incapacité à
enfanter.
- Vous ne me ferez pas taire ! poursuivit la reine avec la même véhémence.
Je suis certaine que Dieu l'a puni, puni pour le plus grave des péchés, celui qu'il a commis avec sa propre sour, et pour avoir servi la Déesse, cette créature du diable... Arthur, promettez-moi de racheter votre faute, promettez-moi qu'en ce jour de Pentecôte vous irez trouver l'évêque, que vous lui avouerez tout. Promettez-moi aussi d'accepter la pénitence qu'il vous imposera. Alors, peut-être, Dieu, dans sa clémence infinie, acceptera-t-il de vous pardonner et cessera-t-il de nous accabler tous les deux !
Visiblement troublé, Arthur regarda Morgane, puis Gueniêvre. Laquelle des deux fallait-il écouter ? qui avait tort, qui avait raison : sa sour ou sa femme ?
- Moi-même, reprit Gueniêvre, j'ai confessé mes propres erreurs... j'ai fait pénitence, j'ai été pardonnée... Ce n'est donc pas pour mes fautes que Dieu nous a punis ! Au nom de notre amour, faites de même, Arthur. Libérez-vous de vos fautes, pour être pardonné, et donnez-moi enfin ce fils qui vous succédera un jour sur le trône de Grande Bretagne !
Ne pouvant rester insensible à une telle prière, Arthur cette fois accusa le coup. S'appuyant à la muraille, il s'approcha de l'étroite ouverture à
travers laquelle on apercevait de gros nuages noirs monter à l'horizon, aspira l'air avec difficulté, les yeux étrangement fixés sur le paysage soudainement privé de l'éclat du soleil. Morgane fit alors un pas vers lui comme si elle voulait lui porter secours, mais Gueniêvre, d'un bond, devança son geste.
- Non, Morgane ! Allez-vous-en maintenant. Ne l'approchez pas ! Vous lui avez suffisamment fait de mal, vous et votre Déesse des enfers !
Ce fut au tour de Morgane de blêmir. Un instant, on put croire qu'elle allait pleurer, mais se reprenant aussitôt avec toute l'énergie dont elle était capable, elle répliqua d'un ton parfaitement maîtrisé :
- Gueniêvre, il y a une chose, vous m'entendez, que je ne supporterai jamais, c'est que vous osiez parler en ces termes de ma religion. Je ne me suis jamais permis de critiquer la vôtre ! Dieu est Dieu, quel que soit le nom qu'on lui donne. Il est toujours juste et équitable, et c'est Lui faire gravement injure d'imaginer qu'il puisse parfois se montrer cruel ou vindicatif. Pesez bien votre décision avant d'inciter le roi à aller se confier aux prêtres. Prenez garde, avant qu'il ne soit 136
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trop tard, de ne pas entraver inconsidérément la marche du destin !
Sur ces mots, Morgane quitta brusquement la chambre royale, abandonnant les deux époux à leur pathétique face à face. Arthur semblait si profondément ébranlé que Gueniêvre fut tentée un instant de lui murmurer les paroles qu'il espérait entendre, des paroles d'apaisement et de compassion. Elle hésita à le prendre dans ses bras, mais elle ne bougea pas, le cour pris en tenaille par une dévorante jalousie.
- Gueniêvre, dit enfin le roi sous l'emprise d'un douloureux abattement, pourquoi accordez-vous tant de soin à mon ‚me ?
- Je ne peux supporter l'idée de vous voir condamné aux flammes de l'enfer.
Je sais aussi que si vous acceptez de vous repentir, le Dieu de miséricorde nous accordera un enfant.
La voyant fondre en larmes, Arthur, bouleversé, l'attira tendrement à lui.
- Ma reine, le croyez-vous vraiment ?
Dès lors, sachant qu'elle avait gagné la partie, Gueniêvre observa un silence prudent. Elle se souvenait en effet de ce jour lointain o˘, après avoir refusé de porter la bannière de la Vierge dans la bataille, Arthur lui avait posé cette même question, avec la même intonation de voix. Ce jour-là aussi, il avait cédé et elle l'avait conduit vers Dieu qui, en récompense, lui avait accordé la victoire sur les Saxons à Mont Badon.
- Gueniêvre, ma très aimée, qu'attendez-vous de moi ? demanda-t-il, enfin l'air résigné.
- C'est aujourd'hui la Pentecôte, fête du jour o˘ le Saint-Esprit est descendu sur les hommes. Assisterez-vous à la messe, et recevrez-vous la sainte communion avec un tel péché sur la conscience ?
- Je ne sais pas... Je n'attache pas, comme vous, une telle importance à
ces choses, répondit Arthur d'une voix atone. Mais si cela vous tient tellement à cour, Gueniêvre, j'essaierai de me conformer à vos voux, je me repentirai même, si vous le souhaitez, autant que faire se peut...
J'accomplirai, jusqu'au bout, la pénitence que l'évêque exigera de moi.
J'espère seu-
lement que vous ne vous méprenez pas quant à la volonté divine de notre destinée.
Gueniêvre n'en attendait pas tant. Elle se jeta dans ses bras en versant des larmes de reconnaissance. Ayant désormais pris sa résolution, le Haut Roi l'embrassa longuement, puis il lui prit doucement la tête entre les mains, et plongeant ses yeux dans les siens, lui chuchota d'une voix lente, comme si ses paroles montaient à ses lèvres du plus profond de son ‚me :
- Pour vous, ma reine, pour notre enfant à venir peut-être, j'accepte.
Faites venir maintenant le père Patricius...
Dès qu'elle avait quitté le couple royal, Morgane, en proie à une insupportable tension, avait éprouvé l'irrésistible besoin de faire quelques pas dehors et d'aspirer à grandes bouffées l'air frais du matin.
Les efforts qu'elle venait de faire, par égard vis-à-vis d'Arthur, pour ne pas s'emporter contre Gueniêvre et lui crier ses quatre vérités, avaient mis ses nerfs à rude épreuve.
Les abords du ch‚teau étaient déjà envahis par la foule des invités et de leurs serviteurs, accourus pour la fête dans une fébrile agitation, dans un déploiement ininterrompu de bannières multicolores, claquant joyeusement au vent sur un fond de nuages venant de l'ouest et de plus en plus menaçants.
Insensible au brouhaha qui l'entourait et à la bruine qui commençait à
tomber, Morgane, de nouveau maîtresse d'elle-même et de ses sentiments, s'efforça d'envisager calmement la situation : Gwydion serait-il roi ?
Etait-ce la volonté de la Déesse ? quoi qu'il arrive en tout cas, il suivrait son destin... Personne ne pouvait échapper à son destin.
D'ailleurs, lui revenait en mémoire une histoire que Merlin lui avait racontée maintes fois, celle, très ancienne, d'un garçon né en Terre sainte. Un sage avait prédit, au lendemain de sa naissance, qu'il tuerait son père et épouserait sa mère. Devant l'horrible malédiction qui pesait sur l'enfant, ses parents avaient vainement cherché à le faire mourir en l'abandonnant en plein désert. Mais des étrangers l'avaient recueilli et élevé. Devenu, adulte, il avait un jour rencontré son père, qu'il ne connaissait
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pas, et s'étant pris de querelle avec lui, l'avait tué selon la prédiction, puis il avait épousé sa veuve... Ainsi, tout ce qui avait été tenté pour éviter le drame et faire dévier le destin avait échoué, le jeune homme ayant agi dans la plus totale ignorance.
Or Arthur et elle avaient eux aussi agi dans l'ignorance. Pourquoi alors la femme-fée avait-elle maudit son fils en lui disant : " Débarrasse-toi de lui avant sa naissance, tue-le dès qu'il sera sorti de ton sein ? " C'était là pour elle incompréhensible mystère.
Le tintement des cloches, sonnant à la volée pour annoncer la messe, ramena Morgane à la réalité présente. Malgré la pluie fine qui tombait de plus en plus serrée, elle hésita à suivre la foule à l'intérieur de l'église, supportant tout aussi mal l'odeur de l'encens que les paroles des prêtres.
- Avec ce mauvais temps, il n'y aura pas de jeux ni de tournois aujourd'hui, fit alors une voix derrière elle sinon, je vous aurais demandé
l'un de vos rubans, dame Morgane !
Celle-ci se retourna mais ne reconnut pas le jeune homme, mince et brun, aux yeux très sombres, qui s'adressait à elle :
- Rappelez-vous, ma Dame, insista-t-il... Il y a deux ans... au cours d'une journée semblable, vous aviez parié sur moi l'un de ces mêmes rubans...
Oui, soudain elle se souvenait, en effet. Ce jeune fils du roi Uriens des Galles du Nord, qui s'était mesuré à Lancelot dans le champ clos... Accolon était son nom. S'étant excusée de ne pas l'avoir aussitôt remis, Morgane lui dit quelques amabilités, puis tous deux engagèrent une conversation animée évoquant tour à tour la guerre, la paix, les légions d'Arthur maintenant au repos, les envahisseurs du Nord dont la menace pesait toujours sur le pays.
- Regrettez-vous ces jours de combats et de gloire ? interrogea Morgane.
- J'étais à Mont Badon, sourit le jeune homme. C'était ma première bataille et j'ai bien cru que ce serait la dernière ! Non, je l'avoue, je préfère vraiment les jeux équestres et les
LE ROI CERF
tournois. Mieux vaut se battre sous le regard des dames et contre des amis qui ne cherchent nullement à vous tuer !
Il avait une voix douce et musicale qui surprit Morgane. " Joue-t-il de la harpe ?" se demanda-t-elle remarquant en même temps les minces serpents bleus qui s'enroulaient autour de ses poignets. Cependant les cloches avaient cessé de sonner, et autour d'eux il n'y avait plus personne. Ni l'un ni l'autre ne semblaient décidés pour autant à entrer dans l'église.
- Négligeriez-vous le salut de votre ‚me ? questionna-t-elle sans chercher à dissimuler l'ironie de sa voix.
- Non, pas vraiment, mais je ne suis pas très attiré par les litanies des prêtres. Mon père est pieux pour nous deux. Autrefois, il voulait m'envoyer à Avalon. Mais il y a eu la guerre, et depuis il ne cache plus sa préférence pour la foi chrétienne. Il s'est mis également dans la tête de me marier et espère trouver femme pour moi parmi toutes celles qui se trouvent réunies ici aujourd'hui. que n'êtes-vous, ma Dame, la fille d'un gentil roi !
- Le serais-je que vous seriez bien jeune pour moi ! répliqua Morgane, non sans coquetterie, s'amusant à entrer dans le jeu.
- Il est vrai que vous portez aussi le croissant d'Avalon...
Une violente rafale de pluie interrompit leur badinage, les obligeant à se séparer rapidement. Morgane regagna le ch‚teau, non sans avoir promis au jeune homme de le retrouver plus tard à la faveur des festivités. Mais, une fois seule, elle ne put s'empêcher de revenir au drame qui avait éclaté au début de la matinée : Guenièvre avait-elle craint surtout de la voir à
nouveau attirer Arthur dans ses filets à l'aide de ses pouvoirs magiques ?
Elle, qui se consolait dans les bras du meilleur ami de son époux, ignorait-elle, ou faisait-elle semblant d'ignorer que Morgane la Fée s'était donnée au grand Cornu selon la volonté de la Déesse, et non pour satisfaire un plaisir interdit ? Ou bien redoutait-elle, par-dessus tout, qu'Avalon et Morgane réussissent à soustraire définitivement le Haut Roi à
l'influence des prêtres ?...
Comme elle tournait et retournait en elle-même ces lanci-
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LES BRUMES D'AVALON
nantes interrogations, Gueniêvre, de son côté, agenouillée dans l'église, se posait sans fin, elle aussi, les mêmes questions. Peu attentive aux gestes et aux paroles du prêtre, elle regardait autour d'elle : …laine, là-bas, avait de nouveau le ventre arrondi... Elle triomphait sans modestie aux côtés de l'homme qui lui avait donné le fils qu'elle-même espérait depuis tant d'années... Si Arthur croyait que l'enfant de Lancelot lui succéderait sur le trône, elle était quant à elle désormais convaincue que ce serait leur fils à eux. Oui, lorsqu'Arthur aurait confessé sa faute et obtenu son pardon, elle aurait, elle en était certaine, enfin un enfant et ce serait un garçon.
Elle tourna alors son regard vers le roi, debout à côté d'elle, le visage recueilli et incliné. Il était si p‚le qu'on l'aurait dit malade. L'évêque l'avait reçu avant la messe, mais ils n'avaient pas eu le temps d'achever leur entretien. Depuis, Arthur semblait complètement absent...
L'office terminé, le prêtre bénit l'assistance d'un geste ample, et la foule quitta l'église dans un irrésistible flot qui précipita Guenièvre contre Lancelot et …laine.
- Il y a si longtemps que nous nous sommes vus, bredouilla-t-elle en tentant de sourire.
- Il y a tant à faire dans le fief que nous a légué le roi Pellinore, voulut s'excuser Lancelot, visiblement troublé par le regard de la reine.
Arthur, sans en prendre réellement conscience, vint heureusement le tirer d'embarras en lançant de loin :
- Mon ami, enfin ! quelle joie de te revoir... et, le prenant fraternellement par une épaule, il l'entraîna vers la foule.
Les deux femmes se dévisagèrent un instant en silence puis Guenièvre demanda d'un ton qui se voulait aimable :
- quand doit naître votre enfant ? Préférez-vous un garçon ou une fille ?
- J'ai déjà un garçon, mais préférerais en avoir un second... enfin, ce sera comme Dieu le voudra ! Mais, o˘ est Morgane ? Je ne l'ai pas vue dans l'église.
- Morgane, vous le savez, n'a rien d'une chrétienne, et je LE ROI CERF
me demande parfois si elle ne sera pas la dernière en ce royaume à préférer le dragon du diable à la croix du Christ !
- Je ne sais... Mais je l'aime telle qu'elle est. Chrétienne ou non, elle reste mon amie et je prie pour elle.
- Ces sentiments ne regardent que vous, répliqua Guenièvre d'une voix acide, se disant en même temps qu'elle étranglerait volontiers une telle péronnelle. Décidément, il allait lui être bien difficile de supporter dorénavant ce visage angélique, cette voix mièvre, ce regard candide...
Coupant court à ce dialogue qu'elle ne souhaitait prolonger, elle inventa une excuse banale et s'éloigna à la recherche d'Arthur. Mais celui-ci avait disparu, sans doute pour aller rejoindre l'évêque. Alors, pour tromper son impatience, elle se h‚ta vers les invités qui se pressaient, nombreux, dans la grande salle du ch‚teau. Il lui fallait accueillir maintenant chacun d'entre eux, et tout particulièrement les compagnons d'Arthur, en leur expliquant que celui-ci serait en retard, retenu par un entretien important avec l'un de ses conseillers, ce qui n'était pas tout à fait un mensonge puisque l'évêque Patricius faisait effectivement partie de ses confidents intimes.
Mais tout le monde était si affairé à retrouver parents ou amis, à échanger des nouvelles de son pays ou de son foyer, à parler des filles récemment promises ou déjà mariées, des fils devenus hommes, des morts et des naissances, des brigands ch‚tiés et des nouvelles routes, qu'un long moment passa sans que l'absence du monarque soit vraiment remarquée. Puis les conversations s'épuisèrent d'elles-mêmes, et la foule commença à
s'interroger et à murmurer. Pour faire patienter ses convives, Guenièvre alors fit apporter du vin, du cidre, de la cervoise, et bientôt, le ton montant, les conversations reprirent de plus belle...
Enfin, Arthur parut. Sa démarche était lente, mal assurée, comme s'il portait sur les épaules un trop pesant fardeau. Guenièvre remarqua tout de suite qu'il avait échangé sa tunique de cérémonie contre une simple robe de laine brune, mais qu'en dépit de son comportement et de l'‚pre sobriété de sa tenue, son port de tête et son regard n'avaient rien perdu de 142
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BRUMES
leur séduisante noblesse. D'ailleurs, tout le monde déjà se levait avec respect pour participer spontanément à l'ovation qui saluait son entrée.
Levant les deux mains en signe de remerciement, le monarque prit la parole dans le silence revenu :
- Mes amis, je vous ai fait attendre, veuillez me pardonner. Je souhaite à
tous joie et prospérité. Et maintenant que la fête commence !
Un murmure de satisfaction accueillit ces paroles et aussitôt reprit, avec un entrain renouvelé, le ballet continu des serviteurs croulant sous de grands plats fumants abondamment garnis de rôts, gibiers et volailles dorées et croustillantes à point. Guenièvre, qui avait l'esprit à tout autre chose qu'aux présentes agapes, se fit servir distraitement une moitié
de caneton. Puis elle tourna la tête vers son époux et demeura interdite en voyant ce qu'il avait lui-même choisi. Alors que les tables regorgeaient de mets et de boissons, il n'y avait dans l'assiette du Haut Roi qu'une tranche de pain et dans sa coupe un peu d'eau fraîche.
- Vous... Vous ne prenez rien, Arthur ? lui murmura-t-elle à l'oreille.
C'est aujourd'hui jour de fête. Nous ne sommes pas en période de je˚ne.
- N'est-ce pas ce que vous souhaitiez, Guenièvre ? L'évêque a jugé ma faute si grave .qu'il se refuse à l'absoudre avant que je ne me sois soumis à une longue pénitence !
Sentant certains regards se tourner vers eux, Guenièvre s'empressa de détourner l'attention en souriant ostensiblement à son époux. Il ne fallait en effet à aucun prix susciter des remarques ou des commentaires susceptibles d'éventer la situation. Arthur d'ailleurs avait d˚, lui aussi, pressentir le danger, car s'adressant le plus naturellement du monde à
Morgane, il lui demanda de bien vouloir contribuer à la réussite de la journée en chantant, pour le plaisir de l'auditoire tout entier, l'une de ses complaintes favorites.
- Chantez, dit-il, ce que vous préférez. Votre voix surpasse celle de tous mes ménestrels... Morgane qui, curieusement, avait, elle aussi, troqué sa robe
T
de fête contre un simple vêtement de grosse laine brune, remercia le roi de son compliment d'une simple inclinaison de la tête puis s'installa à ses pieds avec sa harpe. Au son de sa voix, clair et limpide, le brouhaha s'atténua progressivement et l'on n'entendit bientôt plus dans la salle que le bruit léger des serveurs entre les tables déposant le plus précautionneusement possible d'énormes corbeilles de fruits et de p
‚tisseries harmonieusement décorées.
Lancelot, comme aux heureux jours du passé, s'était assis à côté d'Arthur, et tous deux, tout en écoutant Morgane, échangeaient de temps à autre, à
mi-voix, leurs souvenirs communs... Guenièvre, elle, avait fermé les yeux.
Revivant intensément des heures à jamais enfuies, elle go˚tait un court et très fugitif instant de bonheur. Mais Morgane ayant fini de chanter, Arthur se leva et du même coup brisa le charme.
- J'aimerais maintenant saluer mes vieux compagnons, dit-il. Lancelot, mon ami, asseyez-vous près de Guenièvre, comme autrefois...
- que se passe-t-il ? Comme il semble las... et comme son attitude est étrange, s'inquiéta Lancelot dès que le roi se fut éloigné. Est-il souffrant ?
- Non, mais l'évêque Patricius lui a ordonné de faire pénitence et cela semble l'affecter beaucoup.
- Arthur ne doit pas avoir de bien grosses fautes sur la conscience... Il est si juste et si loyal !
Tous deux se regardèrent un instant en silence, puis Guenièvre demanda à
voix basse :^
- tes-vous heureux avec Elaine, Lancelot ?
- Heureux ?... Peut-on l'être sur cette terre ? Elle ferma les yeux, subjuguée par la voix qui lui rappelait tant de souvenirs, et murmura :
- Lancelot, je voudrais... oui, je voudrais tant vous savoir heureux...
- Guenièvre, vous le savez, je ne pouvais rester éternellement grand écuyer du roi... et champion de la reine. Mais, vous, avez-vous enfin trouvé le bonheur ?
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- Moi ? Mon ami, je ne connaîtrai jamais le vrai sens du mot " bonheur ", vous le savez depuis longtemps.
Arthur qui revenait vers eux suivi de plusieurs de ses anciens preux, interrompit leur dialogue. L'un voulait lui offrir un présent, un autre lui demander aide ou conseil. Le roi Uriens des Galles du Nord, homme déjà ‚gé, aux cheveux presque blancs, mais possédant encore une étonnante vitalité, écarta amicalement ses pairs.
- Roi Arthur, demanda-t-il tout haut, j'ai une faveur à te demander. Ma dernière femme, tu le sais, est morte depuis plus d'une année... et j'aimerais me remarier. A cette occasion, je serais heureux de contracter une alliance avec ta maison. Le roi Loth - Dieu ait son ‚me ! - étant récemment décédé, je te demande la faveur d'épouser sa noble veuve, Morgause.
- Mon ami, répondit Arthur réprimant avec peine un sourire, à l'‚ge qui est le sien, Morgause est libre de décider elle-même de son avenir. Je crois d'ailleurs que ses idées dans ce domaine sont très arrêtées, et que son attitude envers les hommes ne serait pas pour vous un gage obligatoire de bonheur.
C'est alors que Gueniêvre fut frappée d'une soudaine inspiration : si Morgane épousait Uriens, elle s'éloignerait de la cour de Camelot, perspective hautement souhaitable dans les circonstances présentes.
- Arthur... souffla-t-elle à voix basse en tirant doucement le monarque par la manche. Uriens est un allié nullement négligeable... Ne m'avez-vous pas dit que les mines de Galles étaient de première importance pour le fer et le plomb... Pourquoi ne pas lui faire épouser votre sour Morgane ? Je suis s˚re qu'elle répondrait exactement à ses voux.
- Uriens est beaucoup trop ‚gé pour elle, répondit aussitôt Arthur en la regardant avec étonnement.
- Puis-je vous faire remarquer que Morgane est beaucoup plus ‚gée que moi, et puisqu'il a déjà de son côté des enfants et des petits-enfants, Uriens se souciera bien peu de ne pas avoir de nouveaux héritiers.
- Dans ce sens, vous avez raison. Eh bien, demandons-lui 146
JKISM.
son avis. Uriens, reprit le roi, à haute voix, je ne peux imposer à dame Morgause un nouveau mari. Mais peut-être ma sour, la duchesse de Cornouailles, serait-elle heureuse de devenir ton épouse. Elle n'a jamais été mariée, et peut souhaiter maintenant trouver un vrai foyer. Elle ne manque ni de charme ni de personnalité et, j'en suis s˚r, tiendrait très bien sa place à tes côtés.
- Seigneur, je n'espérais pas une telle marque d'intérêt et de confiance de ta part, s'exclama Uriens en s'inclinant respectueusement. Si Dame Morgane accepte donc d'être souveraine en mon royaume...
- Il faut s'en enquérir désormais. Je m'en charge personnellement.
- Morgane serait d'ailleurs certainement plus heureuse en compagnie d'un homme de votre expérience qu'aux côtés d'un p‚le jouvenceau, renchérit Gueniêvre, voulant cautionner le projet de toute son influence. Elle n'a rien d'une écervelée et, je crois, répondrait entièrement à votre attente.
Très fier et tout étonné de la sollicitude royale à son égard, Uriens s'éclipsa après moult remerciements et faillit croiser Morgane qu'un page avait été quérir d'urgence. Cette dernière parvenue devant le roi s'inclina avec déférence, comme à l'accoutumée, et apprit sans tarder, de la bouche de son frère, la demande en mariage.
- Je suis d'autant plus favorable à ce projet, insista-t-il, qu'il serait souhaitable pour nous tous et pour la tranquillité du royaume que vous vous éloigniez de la cour quelque temps. Morgane, acceptez-vous donc d'aller vivre dans les Galles du Nord ? C'est une contrée lointaine, au climat assez rude mais pas plus dur, après tout, que celui de Tintagel...
- Seigneur, cette demande à vrai dire n'est pas pour moi une grande surprise, avoua Morgane dont les joues s'étaient à peine colorées de rosé.
Dites-lui donc que je serais heureuse de partir pour les Galles du Nord en sa compagnie.
Surpris par l'impénétrable attitude de sa sour, Arthur marqua une seconde d'hésitation et lui demanda gravement :
- La différence d'‚ge qui vous sépare ne vous inquiète pas ?
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- Non. S'il n'y voit pas d'inconvénient, je n'en vois pour ma part aucun, répondit-elle d'une voix toujours aussi égale.
- Si telle est donc votre décision, buvons tous à cette grande nouvelle !
lança Arthur à la cantonade tout en levant sa coupe. Mes amis, j'ai la joie de vous annoncer les noces prochaines de ma sour bien-aimée, dame Morgane, duchesse de Cor-nouailles, avec mon vieil et fidèle allié le roi Uriens des Galles du Nord ! Puisque vous êtes tous réunis ici pour les fêtes de la Pentecôte, nous procéderons à la cérémonie le plus tôt possible !
Des exclamations d'approbation accueillirent les paroles du Haut Roi et, pour la première fois de la journée, l'atmosphère ressembla vraiment à
celle d'un jour de grande fête. Seule la principale intéressée, Morgane, semblait étrangement indifférente à la liesse générale. Le visage de marbre, l'air absent, elle essayait, à froid, simplement de comprendre ce qui lui arrivait. Arthur n'avait pu imaginer seul une semblable union.
quant au roi Uriens, il ne la connaissait pour ainsi dire pas. Non, ce ne pouvait être qu'un stratagème de Guenièvre pour l'obliger à s'éloigner de la cour ! Ainsi triomphait-elle pour l'instant. Il était en effet impossible de revenir en arrière après avoir accepté ce mariage devant toute la cour et tous les souverains de Grande Bretagne réunis ! Une fois de plus, il allait donc falloir accepter le défi, assumer son destin, un destin d'ailleurs dont le jeune Accolon ne serait pas absent...
De son côté, Guenièvre l'observait à la dérobée et cherchait vainement une explication à son attitude apparemment impassible : " Morgane était-elle déjà au courant de la requête d'Uriens puisqu'elle avait avoué elle-même à
Arthur n'en être pas surprise ? Fallait-il mettre son extrême réserve sur le compte d'une émotion contenue mais réelle ? Non, c'était impossible !
Une fille d'Avalon ne pouvait se conduire comme une vierge effarouchée... "
C'est alors que Guenièvre se souvint tout à coup du jeune homme entr'aperçu à plusieurs reprises à ses côtés. " Mais oui, ils avaient un instant bu et mangé ensemble, échangé même quelques sourires de connivence. Cette sorcière avait-elle déjà
T
jeté son dévolu sur ce jeune chevalier ? Elle en était capable, et si cela était, elle avait donc berné tout le monde ! Non ! car elle s'apercevrait bientôt, cette diablesse, de ce qu'il en co˚tait d'être donnée en mariage à
un homme qu'on n'aime pas ! "
Rassérénée par cette dernière pensée, impatiente de savourer sa victoire, Guenièvre se dirigea vers Morgane et lui lança d'une voix faussement bienveillante :
- Ainsi, Morgane, allez-vous être reine à votre tour... et l'épouse d'un roi très chrétien...
Mais Morgane ne répondit pas. Avec une indicible insolence, elle affronta la reine du regard, la transperça avec des yeux de haine et de mépris. Puis se sentant entièrement libérée, elle lui sourit soudain, d'un sourire si ambigu, que la reine, effrayée, se demanda si elle ne venait pas de lui jeter un mauvais sort...
Voulant vite effacer cette pénible impression et compte tenu de la h‚te qu'elle avait de voir Morgane disparaître au plus tôt vers les Galles du Nord, Guenièvre s'affaira à la préparation de la cérémonie. Les fêtes seraient à la hauteur de l'événement, six dames d'honneur et quatre reines devant directement participer à la célébration officielle des noces. Arthur lui fit cadeau de la plus grande partie des bijoux de leur mère, et de plusieurs objets de valeur pris chez les Saxons, présents que Morgane voulut un instant refuser. Mais Guenièvre lui ayant affirmé que son futur époux attachait beaucoup d'importance aux signes extérieurs de l'opulence et de la richesse, elle finit par accepter ce qui revêtait à ses yeux si peu d'importance. Un seul bijou cependant la toucha, le collier d'ambre qu'elle avait vu souvent au cou d'Ygerne lorsqu'elle était enfant.
Morgane ne put s'entretenir qu'une fois avec Uriens durant les trois jours qui séparèrent la Pentecôte de leur mariage. Au fond d'elle-même, elle avait un peu espéré qu'il reviendrait sur sa décision et préférerait au dernier moment, porter son choix sur une femme plus jeune, sans se faire cependant d'excessives illusions. quoi qu'il en soit, elle ne voulait surtout pas qu'il accepte de l'épouser en ignorant tout d'elle, ou presque, pour le lui reprocher plus tard, car elle connaissait 148
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la très grande importance qu'attachent les chrétiens à la virginité, sentiment que leur avaient inculqué les Romains toujours soucieux d'orgueil familial et de soi-disant bonne réputation.
- J'ai trente-cinq ans passés, Uriens, lui fit-elle observer un après-midi o˘ ils se retrouvaient à l'abri des oreilles indiscrètes, et je ne suis plus vierge comme vous vous en doutez. Je voulais donc vous préciser la chose...
Le vieux roi ne sembla guère troublé par cet aveu direct et se contenta de poser doucement le doigt sur le petit croissant bleu nettement apparent entre ses sourcils :
- Vous avez été prêtresse d'Avalon, inconditionnelle servante de la Dame du Lac, et je sais que vous avez rituellement rencontré le Dieu Cornu, n'est-il pas vrai ?
- Vous dites la vérité, répondit franchement Morgane.
- Pour ma part, vous avouerai-je en confidence, je me soucie assez peu de savoir quel dieu, exactement, trône là-haut dans le ciel, ou vers lequel vont les préférences de mon peuple, à partir du moment qu'il vit en paix.
Il m'est même arrivé une fois de porter moi-même les bois d'un cerf. Ainsi, soyez sans crainte, je ne vous reprocherai jamais rien en ce domaine, dame Morgane.
- Uriens, il y a une chose encore que vous devez savoir : j'ai porté un fils du grand.,Cornu. Il est élevé à Avalon. Mais j'ai été si malade à la naissance de l'enfant, que je refuse désormais d'en mettre au monde un second.
- Ma descendance est assurée, Morgane. Tranquillisez-vous donc. Je n'ai aucune arrière-pensée à cet égard.
" Uriens n'est plus jeune, mais il est sage et avisé, pensa Morgane. Il sera s˚rement un compagnon acceptable. "
- Si vous le désirez, Morgane, vous pouvez même faire venir votre enfant à
ma cour. Je vous promets qu'il sera traité comme il convient en fils aimé
de la duchesse de Cornouailles, reine des Galles du Nord ! Je serais d'ailleurs très heureux de voir courir un autre enfant dans la maison, un enfant qui deviendrait s˚rement un compagnon de jeux rêvé pour mon dernier fils, Uvain.
- Uvain ? Je croyais qu'Accolon était votre cadet ?
- Non, c'est Uvain, qui vient d'avoir neuf ans. Sa mère est morte à sa naissance... Bien s˚r, vous n'imaginiez pas, interrogea-t-il en souriant, qu'un homme de mon ‚ge puisse avoir un fils aussi jeune ?
- Pas du tout. J'ai souvent entendu dire qu'un homme de trente ou quarante ans pouvait avoir quelque difficulté à engendrer, mais qu'en revanche, un homme de soixante ans ou même davantage avait, lui, toutes les chances d'être père à condition qu'une jeune et jolie femme ait bien voulu le satisfaire, répondit Morgane non sans ironie, regrettant aussitôt d'avoir peut-être été trop loin dans ses propos.
Mais Uriens éclata d'un rire sonore, plein de santé :
- Je crois que nous nous entendrons bien, vous et moi, gloussa-t-il avec gaillardise ; j'ose espérer que vous ne serez pas malheureuse en compagnie du vieil homme que je suis !
Morgane parle...
" Notre première nuit fut telle que je l'avais imaginée. Uriens se livra avec moi à toutes les caresses et aux jeux de l'amour pour tenter d'échauffer ses sens, puis arrivé au paroxysme de son ardeur, il s'effondra dans mes bras et s'endormit comme une masse, l'aboutissement de ses efforts ayant trouvé une très rapide conclusion. Je ne m'attendais à rien de mieux et ne fus donc pas déçue. Je compris vite qu'il tenait avant tout à me sentir blottie contre lui pendant la nuit, à me cajoler, à me parler, à
profiter de ma féminité sans pour autant exiger de moi le suprême abandon de mon corps. Je lui en fus reconnaissante, appréciant également beaucoup l'attention qu'il portait à mes avis, contrairement aux Romains du Sud qui répugnaient le plus souvent à écouter les conseils des femmes.
" Les Galles du Nord étaient un pays magnifique, avec 150
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des monts escarpés et de hautes collines qui me rappelaient le Lothian.
Mais, autant cette dernière contrée était restée dans mes souvenirs empreinte de tristesse et de grisaille, autant le royaume d'Uriens était vert et riant, couvert d'arbres et de fleurs, avec un sol fertile riche d'abondantes moissons. En ce qui concernait la vie de tous les jours, son fils Avalloch, tout comme sa femme et ses enfants, me consultaient sur tout, et le jeune Uvain m'appelait " mère ". Gr‚ce à lui, je go˚tais toutes les joies de la vie familiale et notamment celle d'avoir un enfant à
élever, à surveiller, à soigner et à consoler.
" C'était un gamin turbulent mais attachant qui n'hésitait pas à grimper aux arbres ou à partir chasser en cachette pour échapper à ses études, faisant le désespoir du prêtre qui lui enseignait les lettres, mais le bonheur de son maître d'armes. M'étant très vite prise d'affection pour ce jeune diable, affection qu'il me rendait bien, il lui arrivait souvent, le soir, de venir s'asseoir à mes pieds au coin de l'‚tre pour m'écouter bouche bée jouer de la harpe. Il faut dire qu'il avait lui-même une oreille extrêmement musicale et une voix très juste, à l'instar de toute la famille, musicienne au point de préférer jouer de la musique elle-même plutôt que de demander le concours des ménestrels de la région.
" Bref, je considérais Uvain comme mon propre fils. De son côté, n'ayant aucun souvenir de sa mère et éprouvant le besoin naturel d'une présence et d'une tendresse féminines, il ne demanda rapidement qu'à s'assagir, après une brève époque de rébellion. Je le vis donc de plus en plus souvent multiplier à mon égard des attentions qui m'allêrent droit au cour. De retour de ses vagabondages dans la campagne, il revenait avec des fleurs des champs, des plumes d'oiseaux, des rameaux artistiquement assemblés, ou autres cadeaux spontanément imaginés pour me faire plaisir. Une fois même, timide et rougissant, il m'embrassa avec une telle fougue 152
au retour d'une promenade que j'eus la faiblesse de croire qu'il n'aurait pas éprouvé plus d'ardeur envers sa propre mère. Ces joies simples et douces, ces jours tranquilles régénéraient ma vie.
" Un an passa ainsi, tel un songe sans nuages, pause inespérée dans mon existence orageuse. C'est alors qu'Accolon revint un soir au ch‚teau de son père... "
L'air devenait plus chaud. Dans les vallées, sur les collines, dans les jardins, mille buissons en rieurs célébraient avec éclat la venue de l'été.
Se laissant enivrer par la douceur des jours, par la limpidité d'un ciel sans voile, Morgane cependant ne parvenait pas à oublier Avalon. Et pourtant comme elles étaient loin maintenant les années vécues dans l'Ile Sacrée ! Sentait-elle seulement affluer de nouveau en elle, au plus intime de son être, les énergies profondes auxquelles elle avait toujours été
jusqu'ici si sensible ? L'‚ge avait-il prise sur son ‚me ? Ou bien était-ce la vie dans les Galles du Nord qui l'avait à ce point métamorphosée ?
Le soc d'une charrue heurtant une pierre dans un champ, o˘ tournoyaient en arabesques compliquées des vols de martinets criant leur joie, sortit Morgane de sa torpeur. Le solstice d'été sera bientôt là, se dit-elle, et dimanche prochain un prêtre bénira les prés et les champs, accompagné d'une procession o˘ brilleront les torches, o˘ éclateront les psaumes. Seigneurs et chevaliers les plus riches du royaume étaient maintenant tous chrétiens, et tous avaient jugé que c'était là cérémonie
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plus convenable que les anciens Feux de Beltane ! Ah ! que de jours de sa vie n'aurait-elle pas donnés pour se retrouver prêtresse parmi les prêtresses dans les brumes d'Avalon, et non abandonnée et étrangère sur une terre étrangère, si seule dans la lumineuse splendeur de l'été qui naissait !
Mesurant pleinement, après quelques mois de répit, l'étendue de son isolement, elle refoula ses larmes, et tourna résolument le dos au soleil qui embrasait l'horizon. Puis elle se dirigea vers la cour du ch‚teau o˘
l'appelait une de ses femmes : le roi venait de rentrer de voyage et la demandait instamment. Elle pénétra en frissonnant dans la sombre b‚tisse que même la belle saison ne parvenait jamais à réchauffer vraiment, et trouva Uriens étendu sur les peaux de bêtes qui recouvraient son lit, les traits profondément altérés par la souffrance et la fatigue. Ayant en effet chevauché jusqu'à la plus lointaine cité du royaume pour régler un litige opposant deux de ses vassaux, il n'avait pu supporter, en raison de son
‚ge, une course éprouvante pour les plus endurcis. Morgane savait donc qu'elle allait devoir plus que jamais le réconforter et l'écouter tout en massant ses membres endoloris à l'aide d'huiles et d'herbes patiemment préparées tout au long de l'année à son intention.
- Vous sentez-vous mieux, mon seigneur ? lui demanda-t-elle doucement après avoir longtemps officié en silence. Il serait plus sage, désormais', d'envoyer Avalloch à votre place. Ces épuisantes équipées ne sont plus de votre ‚ge et il est temps pour lui d'apprendre à gouverner son peuple !
- Oui, vous avez raison, ma Dame, mais, si je ne me dérange pas en personne, mes sujets s'imaginent que je les délaisse. Néanmoins l'hiver prochain, c'est décidé, je lui lais serai les rênes afin qu'il fasse ses preuves.
- N'oubliez pas, mon bon seigneur, que si vous avez de nouvelles engelures, vous risquez de perdre l'usage de vos mains...
- Je sais, Morgane, je suis maintenant un vieillard, et personne ne peut plus rien pour moi... Mais, je n'ai toutefois nullement envie de me morfondre à longueur de journée
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enfermé dans cette chambre. A propos, avons-nous bien du porc rôti pour le souper ?
- Oui, répondit-elle en souriant, et je vous promets même que nous allons go˚ter ensemble les premières cerises.
Revigoré à cette perspective, il sourit à son tour en la félicitant une fois de plus pour ses talents de maîtresse de maison, puis, lui demandant son aide, il se leva et gagna à son bras la salle basse o˘ avaient lieu les repas. Toute la maisonnée les y attendait : Avalloch, sa femme Maline et leurs trois jeunes enfants, Uvain et son prêtre précepteur, occupant le haut bout de la table, plusieurs nommes d'armes et leurs femmes, ayant pris place à l'autre extrémité.
Morgane s'étant assise au côté d'Uriens ordonna alors de servir. Mais, à
peine s'était-elle installée sur son siège que le jeune Ran, dernier fils d'Avalloch, commença à hurler pour monter sur ses genoux. Rien n'y fit, ni les menaces d'Uriens, ni les sourcils froncés de la fragile et p‚le Maline très éprouvée par une nouvelle grossesse. Ran avait décidé de dîner en proche compagnie de sa jeune grand-mère, et n'en démordait pas.
Morgane qui aimait bien le bambin, n'opposa pas une sérieuse résistance. Se laissant attendrir pour avoir la paix, elle prit le petit dans ses bras, l'installa sur ses genoux et commença à lui donner à grignoter quelques morceaux de viande prélevés dans sa propre assiette.
Le repas touchait à sa fin lorsqu'un bruit de pas et des éclats de voix firent tourner toutes les têtes. La rumeur venait de la grande cour et Uriens n'eut pas même le temps d'envoyer un serviteur pour voir ce qui se passait, qu'un cavalier, drapé dans une cape vert émeraude, faisait irruption dans la salle : c'était Accolon... Comme il s'agenouillait devant son père, saluait Maline, et embrassait son frère, Morgane se composa à la h‚te un visage convenant à son nouveau rôle de belle-mère. Mais d'innombrables pensées se bousculaient en elle. Accolon était-il devenu son ennemi ? L'avait-il estimée opportuniste et ambitieuse d'avoir accepté de devenir la femme d'Uriens, le jour même o˘ lui-même lui avait déclaré sa 159
flamme ? Savait-il dans quelles conditions avait été décidé son mariage, et comment elle avait été, malgré elle, prise au piège ?
- Faut-il vous appeler " ma Dame " ou " mère ", murmura-t-il en s'inclinant calmement devant elle.
Mais déjà il se relevait, et Morgane, posant à terre le marmot qui ne cessait de s'agiter sur ses genoux, lui répondit, un demi-sourire aux lèvres :
- Non ! Pas " mère ", je vous en prie, Accolon, ce nom est réservé à
Uvain !
La regardant quelques instants sans mot dire, il détailla, sans avoir l'air d'y prêter attention, les lignes souples du corps de Morgane, l'obligeant à
baisser les yeux, la laissant à la fois irritée et flattée. Puis il prit place à la table, près de son père, mais son regard ne parvenant pas à se détacher d'elle, Morgane eut tout loisir de remarquer que, depuis le jour o˘ ils s'étaient quittés, quelques fils d'argent s'étaient insidieusement glissés dans sa chevelure, et que quelques rides nouvelles griffaient légèrement le coin de ses paupières. Mais elle, qu'était-elle d'autre pour lui maintenant que l'épouse d'un vieux roi qui lui avait confié sa santé
déclinante, sa maison et ses jeunes enfants ? …tait-elle seulement encore désirable ?
D'un geste sévère de la main, elle tenta alors de repousser le petit garçon qui, revenu à la charge, s'accrochait maintenant à son cou avec des mains pleines de sauce, puis elle tendit l'oreille aux conversations, Maline venant de demander à Accolon des nouvelles de la cour d'Arthur.
- C'est le grand calme là-bas, affirmait-il, et je crains que l'époque des actions d'éclat ne soit définitivement révolue. La cour est indolente, et le roi continue de faire pénitence pour quelque péché inconnu : il ne mange plus de viande, ne touche plus au vin, même les jours de fête !
- Et la reine ? Peut-on espérer un heureux événement ? interrogea Maline.
- Non, apparemment. Néanmoins, on dit qu'elle aurait annoncé à l'une de ses dames, il y a quelques mois, qu'elle attendait un héritier. Mais tout le monde sait maintenant que
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l'infortunée souveraine prend trop souvent ses désirs pour la réalité !
- Le roi a fait preuve d'imprudence ! s'exclama alors Uriens. Il aurait d˚
la répudier depuis longtemps et prendre femme capable de lui donner un fils. Je me souviens des désordres indescriptibles qui ont régné dans ce pays, lorsqu'on a cru qu'Uther Pendragon mourrait sans héritier. Il est grand temps pour le Haut Roi de songer sérieusement à assurer sa succession.
- Arthur a désigné pour cela le fils de son cousin Lancelot. Mais il est à
craindre qu'il n'ait jamais l'autorité suffisante pour gouverner !
- N'oubliez pas que Lancelot est le fils de la Dame du Lac, et qu'il appartient à l'ancienne lignée royale d'Avalon, intervint Morgane.
- Avalon ?... persifla Maline d'un ton dédaigneux. Nous sommes en terre chrétienne aujourd'hui. Avalon ne représente plus rien pour nous.
- Peut-être davantage que vous ne le croyez, répliqua Acco-lon avec sévérité. J'ai en effet entendu dire qu'une très grande partie du vieux peuple des campagnes réprouve le fait qu'Arthur se conduise en roi chrétien : ils n'ont pas oublié qu'avant son couronnement, il avait juré de rester fidèle à leur foi ancienne. Il est cependant vrai que les prêtres gagnent chaque jour un peu plus d'influence à la cour, comme dans l'ensemble du pays. Ainsi, le roi saxon Edric lui-même vient-il de se convertir au Christ ! Il s'est fait baptiser avec toute sa suite à
Glastonbury, puis il s'est agenouillé devant Arthur et l'a reconnu, au nom de tous les Saxons, comme le Haut Roi.
- Je n'accorderais quant à moi pas la moindre confiance à un Saxon, même s'il était coiffé d'une mitre ! commenta Uriens en riant.
- Moi non plus, renchérit Avalloch. Mais, si les chefs saxons prient et font pénitence pour sauver leur ‚me, ils auront moins de temps pour br˚ler nos fermes et nos abbayes. Mais à propos de pénitence et de je˚ne... quel péché Arthur peut-il bien avoir sur la conscience ? Il m'a toujours paru si juste
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et si probe. Comment a-t-il pu mériter un ch‚timent aussi sévère ? Morgane, vous qui êtes sa sour, quel est votre sentiment intime ?
- Je suis sa sour, non son confesseur, répondit d'un ton évasif Morgane.
- Donnez-moi donc maintenant des nouvelles de notre royaume, reprit Accolon mettant un terme au bref silence qui venait de s'installer dans la pièce.
Le printemps a été tardif, et il me semble que les labours ne sont guère avancés.
- Il est vrai, expliqua Maline, mais tous les travaux de printemps seront terminés dimanche prochain pour la fête de la bénédiction des champs.
- Oui, on est en train de choisir la Vierge du Printemps, cria Uvain tout excité. Il y aura des danses, partout... et on portera même une statue de paille qu'on fera br˚ler... Le père Eian dit qu'il déteste tout cela, mais moi je trouve qu'on va bien s'amuser !
- Je pense, en effet, que la bénédiction de l'église serait amplement suffisante, dit celui-ci en toussotant. A-t-on besoin d'autre chose que de la parole de Dieu pour fertiliser les champs ? Cette effigie de paille est un souvenir de vieux rituels paÔens. quant à la Vierge du Printemps...
c'est une réminiscence d'une coutume idol‚tre et proprement scandaleuse dont je préfère ne pas parler devant les enfants.
- Dieu merci, dit alors Maline en se signant, nous vivons maintenant dans un pays civilisé !
Hélas ! elle n'a pas tort, pensa Morgane, tout a bien changé : les prêtres promènent leur croix avec ennui et interdisent d'allumer les feux de la fertilité... C'est miracle que la Déesse n'ait pas rendu stériles les champs de blé pour se venger des humains.
La conversation prit alors un tour tout autre et Morgane retint seulement qu'…laine venait de mettre une fille au monde. Puis chacun regagna ses appartements. Morgane, qui restait toujours la dernière pour vérifier que tout était en ordre, se dirigea, son inspection terminée, vers la chambre préparée en
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h‚te pour Accolon afin de s'assurer que celui-ci ne manquait de rien.
- J'ai tout ce qu'il me faut, lui dit-il avec aplomb, sauf une femme pour me tenir compagnie. Mon père a de la chance de vous avoir dans son lit. Si j'ai bonne mémoire, j'avais pourtant tout lieu d'espérer...
Ne pouvant cacher son agacement, Morgane se rebiffa.
- On ne m'a guère laissé le choix, figurez-vous, le coupa-t-elle sèchement.
D'ailleurs, ce qui est fait est fait, mon cher Accolon !
Et sans lui fournir d'autres explications, elle tourna les talons et quitta la pièce, non sans l'avoir entendu proférer d'une voix presque menaçante :
- Non, ma gente dame, vous ne vous en tirerez pas à si bon compte...
Morgane dormit très mal cette nuit-là et elle avait déjà ouvert les yeux depuis longtemps lorsque l'aube du Solstice d'…té se leva, triomphante sur une nature vibrant dans ses moindres fibres de toutes les promesses de la fécondité. Elle qui, au cours des dernières semaines, avait craint de n'être plus sensible à cette exaltation profonde, sentit avec joie son corps, et tout son être, répondre aux sollicitations de la terre et de la vie comme il l'avait toujours fait à Avalon.
- Nous allons avoir une journée radieuse pour la fête de la bénédiction des champs, s'exclama tout guilleret Uriens en s'éveillant à son tour. Il est vrai qu'il pleut très rarement un jour tel qu'aujourd'hui. Je me souviens pourtant d'une année o˘ la pluie n'a pas cessé pendant dix jours. Nous ressemblions tous à un troupeau de cochons pataugeant dans la boue !
- N'oubliez pas, mon cher seigneur, qu'on appelle parfois la Déesse la "
Grande Truie ", lui reprocha affectueusement Morgane, et que dans une certaine mesure nous sommes par conséquent tous ses pourceaux !
- Morgane, la rabroua d'un même ton le vieux monarque, ces temps sont maintenant révolus.
Par notre faute à tous ! pensa Morgane. Uriens le premier aurait pu se montrer un souverain plus énergique face à la
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LES BRUMES D'AVALON
marée du christianisme qui a déferlé sur ses terres. Sans doute Viviane aurait-elle pu aussi placer sur le trône un roi moins complaisant envers la loi des prêtres, mais il était difficile de prévoir que Guenièvre deviendrait aussi pieuse. Pourquoi d'ailleurs, elle, Morgane, n'était-elle pas intervenue plus fermement vis-à-vis d'Arthur ? Dans l'ombre de Guenièvre, n'aurait-elle pu davantage et mieux servir la gloire de la Grande Déesse ? N'avait-elle pas pendant longtemps exercé sur le Haut Roi une réelle et profonde influence, celle que possédera toujours la première femme qu'un homme a tenue dans ses bras ? Or, par sa faute, par négligence coupable, elle avait laissé Guenièvre ejt l'…glise prendre sur lui une pernicieuse et fatale emprise. …tait-il malgré tout trop tard pour prendre la suite de Viviane et poursuivre son ouvre ? Elle seule le pouvait.
Fallait-il en effet accepter la défaite, abdiquer sans réagir, mourir sans combattre ? Non ! Après tant d'années, après tant de renoncements et d'abandons, elle se sentait aujourd'hui investie d'une mission nouvelle et sacrée par la Mère …ternelle.
Galvanisée par cette soudaine et impérieuse révélation, elle entreprit alors, l'esprit très loin des gestes, d'aider Uriens à s'habiller, puis tous deux se rendirent aux cuisines o˘ les attendaient du pain fraîchement cuit à leur intention, du miel nouvellement recueilli dans les ruches et une cervoise pétillante et dorée.
- Nous sommes au début de l'été, Morgane, et pourtant je n'ai jamais eu aussi mal dans le dos, geignit le vieil homme en se laissant tomber lourdement sur un banc. Mes vieux os me font de plus en plus souffrir ! que penseriez-vous d'un séjour dans le Sud, aux Eaux de Sulis ? Il existe là-bas les ruines d'un ancien temple consacré au dieu Sul tout près desquelles les Romains ont construit des thermes. Les grands bains ont été comblés et les Saxons ont pillé les objets de valeur, mais la source est toujours là.
Elle ne cesse de bouillonner et de cracher dans l'air des nuages de vapeur qui semblent monter des entrailles de la terre... C'est très impressionnant à voir ! Un homme comme moi, qui souffre des jambes et du dos, peut se plonger dans cette eau bienfaisante
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LE ROI CERF
et en sortir réconforté. J'en ai fait l'expérience il y a trois ans... J'ai bien envie d'y retourner. M'y accompagnerez-vous, ma mie ? Laissons à mes fils le soin de gérer les affaires du royaume en notre absence. Vous verrez, je suis s˚r que cet antique lieu de pèlerinage ne manquera pas de vous intéresser...
- Vous avez mille fois raison, mon seigneur, et ce vieux sanctuaire me plairait certainement, répondit Morgane. Mais est-il bien raisonnable de confier le royaume à vos fils ? Ils sont encore bien jeunes. En conséquence, ne serait-il pas plus sage que je reste ici avec eux le temps de votre absence ?
- Vous avez raison, vous avez toujours raison, ma tendre reine, reconnut le vieillard et je vous remercie de veiller ainsi à nos intérêts. Je dirai à
mes fils de vous consulter en toute chose jusqu'à mon retour. D'ailleurs, je ne serai pas absent bien longtemps.
- Votre confiance m'honore infiniment, mon doux maître. Reposez-vous entièrement sur moi. quand désirez-vous partir ?
- Le plus tôt sera le mieux. Ce soir même si possible, après la bénédiction des champs. Veillez, je vous prie, aux nécessaires préparatifs.
Bagages et escorte promptement organisés, Morgane, ayant personnellement vérifié que tous ses ordres étaient exécutés, put rejoindre quelques heures plus tard Uriens et suivre, avec lui, le déroulement de la longue procession qu'ils regardèrent du haut d'un petit tertre dominant la campagne. Des danseurs gambadaient comme de jeunes cabris, et Morgane se demanda combien, parmi eux, connaissaient la signification des pieux taillés en forme de phallus, couronnés de guirlandes rouges et blanches, au milieu desquels déambulait en toute innocence une jeune fille d'à peine quatorze ans. Elle était belle et fraîche, et ses cheveux ondoyants, couleur de paille br˚lée, ondulaient jusqu'à la taille en lourdes et opulentes mèches toutes bouclées.
quels spectateurs, sinon elle, pouvaient saisir l'incongruité flagrante d'un tel cortège mené par un prêtre flanqué de deux enfants vêtus de noir portant des croix et marmonnant d'incompréhensibles prières en latin ? Tous les prêtres haÔssent la
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vie sous toutes ses formes ! se dit-elle en elle-même maîtrisant avec peine son indignation. Leur seule présence devrait suffire à rendre inculte la terre qu'ils foulent de leurs pieds !
Ce fut presque une réponse à ce monologue intérieur que prononça soudain derrière elle Accolon, à voix basse :
- Peut-être suffit-il à la Déesse que vous et moi, Morgane, nous sachions... La Dame ne nous trahira pas tant qu'un seul de ses adorateurs lui donnera son d˚ !
Interdite, Morgane sursauta. En elle, malgré elle, montait une br˚lante et délicieuse sensation qui prenait possession de tout son corps. Accolon...
Accolon était là tout près d'elle et savait. Accolon, le fils de l'homme qu'elle avait épousé, et qu'elle s'était par là même interdit de séduire.
C'est alors qu'une petite phrase, apparemment anodine, lui revint en mémoire. Une phrase entendue à Avalon et prononcée par un druide au cours de l'initiation des jeunes prêtresses à la sagesse secrète : " Si vous désirez connaître le message des Dieux qui vous aidera à conduire votre vie, n'oubliez jamais ce qui, dans celle-ci, se renouvellera à plusieurs reprises. " Or dans sa propre vie un fait s'était répété plusieurs fois.
Oui, un fait troublant. Elle avait en effet jusqu'à ce jour aimé et désiré
deux hommes trop proches d'elle pour qu'elle p˚t donner suite à leur amour : Lancelot, fils de Viviane, sa mère adoptive, et Arthur, fils de sa propre mère. Et maintenant Accolon, le fils de son époux, insensiblement l'attirait dans ses rets...
Mais n'étaient-ils pas tous trois proches d'elle uniquement selon des lois chrétiennes qui voulaient maintenant asservir le pays de façon tyrannique, changer les mours, bouleverser les esprits, pervertir les cours et les ‚mes de tous ses habitants ? Fallait-il qu'elle aussi, prêtresse d' Avalon, accepte jusqu'à la fin de sa vie terrestre, de subir le joug abhorré et maudit ?
A leurs pieds, cependant, les danseurs masqués secouaient désormais les pieux phalliques tout en se trémoussant tandis que la Vierge du Printemps, cheveux au vent, venait tour à tour effleurer de ses lèvres leurs visages inconnus.
- C'est à vous, Morgane, que revient l'honneur de distri-166
buer ceci aux danseurs, dit alors Uriens, en lui remettant entre les mains une grande corbeille débordante de friandises et de sucreries. Ils viennent tous de nous donner une belle démonstration de leurs talents !
Se prêtant avec indifférence à la distribution qu'on lui demandait de faire, Morgane descendit à la rencontre des acteurs de la fête, déplorant en son for intérieur le lamentable faux-semblant, la sinistre parodie d'un rite destiné à rappeler les temps o˘ l'assemblée tendait avidement les lèvres vers le sang du sacrifice. Abrégeant le plus rapidement possible ses obligations si secrètement méprisées, Morgane regagna le ch‚teau en h‚te, uniquement préoccupée par l'imminence du départ de son époux.
Uriens partit en effet en début de soirée, en compagnie de quelques sergents d'armes et de deux serviteurs. Il avait confié à son épouse la maison et sa famille, après avoir recommandé à Avalloch et à Accolon d'écouter en tout point les conseils de leur belle-mère. Le seul récalcitrant dans l'affaire fut le jeune Uvain, fou de rage de n'avoir pu suivre son père comme il se l'était mis en tête. Il fallut donc à Morgane un long moment pour l'apaiser et lorsqu'enfin il fut couché, elle put dans le calme, au coin de l'‚tre, dans la grande salle, réfléchir serei-nement à
la situation.
Le crépuscule, en ce jour le plus long de l'année, commençait, comme marée montante, à gagner peu à peu toute la pièce, noyant dans une pénombre tamisée les dernières lueurs du couchant. Morgane avait dans les mains un fuseau et une quenouille, mais elle faisait seulement semblant de filer.
Elle détestait toujours autant ce labeur car elle redoutait par-dessus tout les gestes mécaniques qu'il engendrait, mille et mille fois répétés, qui finissaient immanquablement par la plonger dans un état second, à mi-chemin entre le rêve et la réalité. Alors d'étranges visions s'emparaient de son esprit, annihilant en elle tout sursaut de sa volonté.
L'obscurité maintenant était là, s'épaississait autour d'elle, envahissait les coins les plus reculés de la pièce. Frissonnante, Morgane songea, les yeux fermés, à l'ombre immense des
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pierres levées au sommet du Tor, à la cohorte des prêtresses brandissant haut leur torche dans la nuit d'Avalon... Puis le visage de Raven se dessina avec précision, énigmatique et troublante vision se superposant presque exactement à celle de Viviane. Vint ensuite la silhouette d'Arthur, toute de noir vêtue, marchant courbé à pas très lents au milieu de ses sujets, un cierge de la pénitence à la main, comme si les prêtres l'avaient obligé à s'humilier en public... Enfin, ce fut le tour de la barge d'Avalon, émergeant des brumes opaques avec, à son bord, trois femmes également drapées de noir et un homme blessé, livide, l'air mourant...
La lueur d'une torche, bien réelle celle-là, arracha soudain Morgane à ses ombres, et une voix rieuse explosa dans la nuit :
- Parvenez-vous vraiment à filer dans une telle obscurité, ma mère ?
- Je vous ai déjà demandé de ne pas m'appeler ainsi !
Accolon accrocha sa torche à un anneau de fer fixé à la muraille, puis il s'approcha de Morgane à la toucher, lui soufflant à l'oreille avec passion :
- Vous avez pour moi le visage de la Déesse...
Enflammée par sa présence et déjà consentante, emportée par un flot qui déferlait en elle, Morgane eut à peine le temps de s'interroger.
Vulnérable, désarmée, offerte sans défense aux mains et aux lèvres d'Accolon, elle sentait bondir et jaillir, du plus profond de son être, la lame familière du désir.
- Tout le monde dort ici... je savais que vous m'attendiez, chuchota Accolon au creux de son cou.
- O˘ est Avalloch ? interrogea-t-elle tentant mollement de s'arracher à son étreinte.
- Il est parti rejoindre la Vierge du Printemps, selon une coutume encore ignorée des prêtres ! Il en a toujours été ainsi depuis que notre père ne peut complètement, en raison de son ‚ge, accomplir lui-même son devoir. Ce privilège à ses yeux n'est nullement incompatible avec sa foi chrétienne !
Il m'a même proposé de l'accompagner et de partager ses ébats, mais pour moi, ce soir, c'est vous qui représentez la Déesse..
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- Puisqu'il en est ainsi, que s'accomplisse donc la volonté divine !
capitula Morgane d'une voix défaillante.
Voulant alors entraîner le jeune homme dans quelque chambre isolée du ch
‚teau, quelque chose la retint et elle se ravisa :
- Non, pas ici... Dehors, dehors sous les étoiles, dans la grande nuit protectrice.
Haletants, enfiévrés de désir, ils traversèrent la cour et, les doigts entrelacés, gagnèrent la lisière des bois presque en courant. Soudain, une étoile filante traversa tout le ciel, traînée fulgurante d'espoir, message silencieux et grandiose de la Déesse Mère, l'accueillant de nouveau en son sein. La joie au cour, Morgane se retrouvait enfin, emportée par une force primordiale, brassée par le raz de marée triomphant de la nature complice et bienveillante.
Ne résistant plus, captive et confiante, elle étendit sa longue cape sur l'herbe tendre, s'y allongea et murmura simplement :
- Viens !...
Alors la vo˚te céleste s'effaça derrière l'ombre de l'homme qui se penchait sur elle. Transfigurée, Morgane sourit, puis lentement ferma les yeux.
Morgane parle...
" Heureux, apaisés, émerveillés, nous reposions ensemble sous le firmament.
Je savais que nous venions d'agir sous l'unique impulsion d'une magie irrésistible. Les caresses d'Accolon, chacune de ses étreintes, me consacraient de nouveau prêtresse d'Avalon, et je savais que ce que nous venions d'accomplir n'avait été possible que gr‚ce à l'intervention de la Déesse. Bien qu'aveugles et sourds aux bruissements de cette nuit d'été, n'entendant plus que le battement de nos cours, je sus soudain avec certitude que nous n'étions pas seuls. Il aurait voulu me garder dans ses bras, mais une force impérieuse
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m'obligea à me mettre debout : j'élevai les mains lentement vers le ciel puis, les yeux fermés, les abaissai plus lentement encore en retenant mon souffle. Alors j'entendis le cri d'Accolon et ouvris les yeux : son corps et le mien baignaient dans un même halo d'irréelle lumière...
" La Mère …ternelle était avec nous, avec moi. A nouveau je détenais les pouvoirs sacrés, à nouveau j'étais redevenue sa prêtresse. Après tant d'années d'abandons et de trahisons, elle revenait vers moi, m'acceptait à
nouveau en son sein, magnanime et miséricordieuse.
" En lisière des bois, des yeux brillaient derrière les buissons. Non, nous n'étions pas seuls... Le Petit Peuple des collines avait su nous retrouver... Je me penchai vers Accolon, le baisai au front, puis aux lèvres, en répétant plusieurs fois : " Allez, et soyez béni... "
" Sans me poser une seule question, il se leva alors lentement, me regarda longuement comme s'il ne m'avait jamais vue, puis s'éloigna dans la pénombre happé par quelque silencieuse et mystérieuse attraction.
" quant à moi, je ne dormis pas de la nuit. Errant sous les arbres, dans les vergers et dans les champs, ma course solitaire ne prit fin qu'aux premières lueurs de l'aube. A la faveur de la clarté renaissante, je compris qu'il me fallait maintenant revenir seule sur mes pas. Cette nuit m'avait apporté une gr‚ce, une révélation ultime, mais, à l'avenir, aucun signe ne me serait plus adressé, ni aucune aide, avant que je ne sois redevenue, dans son essence et dans son entité, la prêtresse que je n'aurais jamais d˚ cesser d'être.
" Résolument, je pris donc le chemin du ch‚teau et gagnai ma chambre en quête du seul souvenir matériel que j'avais conservé d'Avalon, le petit couteau en forme de faucille que j'avais détaché de la ceinture de Viviane le jour de sa mort. Il était identique à celui que j'avais longtemps porté
moi-même, puis abandonné lorsque je m'étais enfuie de l'Ile Sacrée. Le dissimulant avec ferveur sous ma tunique, je jurai alors de ne jamais plus m'en séparer et de le garder contre moi jusqu'au dernier jour de ma vie.
" Ayant en revanche intentionnellement évité de peindre à nouveau le croissant bleu sur mon front, afin de ne pas éveiller la curiosité
d'Uriens, je repris, comme si de rien n'était, mes occupations et mon rôle auprès de mon époux et de ses enfants. Mais mon esprit et mon cour étaient absents, le petit couteau en forme de faucille contre ma peau me rappelant sans cesse la mission sacrée dont j'étais investie. Lorsque la maisonnée était endormie, je regardais les étoiles, et me pénétrais de leur rayonnement bénéfique, jusqu'à me sentir engloutie au centre parfait de la spirale des saisons, fondue et emportée dans un flux d'éternité. Je me levais très tôt, je me couchais tard pour rattraper le temps perdu et courir combes et collines sous prétexte de récolter herbes et racines pour mes médecines. Mais, en réalité, je n'avais d'autre but que de redécouvrir les anciennes et mystérieuses voies que je tentais de suivre, des pierres levées jusqu'aux mares secrètes, démarche épuisante et subtile qu'il me fallait accomplir à l'insu des humains tout autour du ch‚teau.
" Un jour, au creux d'une gorge isolée, je découvris un cercle de pierres -
non pas grand comme celui qui se trouvait sur le sommet du Tor ou comme celui qui délimitait autrefois le Temple du Soleil dans les vastes plaines crayeuses - mais un cercle dont les pierres dépassaient à peine la hauteur de mon épaule. En son centre se trouvait un bloc aux formes imprécises, envahi de lichens et à moitié enfoui dans les hautes herbes. Je le nettoyai soigneusement et y déposai, à l'intention du Petit Peuple, quelques aliments,^ du pain d'orge, du fromage et un peu de beurre. …tant revenue sur les lieux, quelque temps plus tard, je vis tout de suite avec plaisir et émotion qu'une guirlande de fleurs parfumées avait été déposée au centre même du cercle, de ces fleurs
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qui ne poussent qu'en bordure du Pays des Fées et ne se fanent jamais.
" Au cour de l'hiver, alors que la lune était pleine, y étant revenue encore comme pour répondre à un secret appel, j'aperçus cette fois, toujours au centre du cercle, un petit sac de cuir. Ayant fébrilement défait le lacet qui le fermait, je fis glisser son contenu dans la paume de ma main : au premier abord, on aurait dit deux petites graines sêchées, mais en les examinant de plus près, je constatais bientôt qu'il s'agissait en fait de deux minuscules champignons comme il n'en venait qu'à Avalon.
Réputés vénéneux parce qu'ils provoquent des vomissements et des troubles de la circulation, pris à très faible dose et dans un état de je˚ne avancé, ils avaient au contraire la propriété de provoquer le Don de seconde vue.
C'était là un inestimable présent et j'imaginais avec reconnaissance le long trajet qu'avaient d˚ accomplir les hommes du Petit Peuple pour me les offrir.
" En remerciement et signe d'amitié, je déposai, bien
\7TTT s˚r à leur
intention, toute la nourriture que je leur avais V JLl-L apportée, viande séchée, fruits et un rayon de miel, que je voulais garder dans ma chambre dans l'espoir de favoriser en moi la renaissance du Don auquel j'avais renoncé depuis si longtemps. Mais désormais la Déesse était avec moi : une fois grandes ouvertes les portes de la clairvoyance, je pouvais solliciter sa présence et la supplier de pardonner mon infidélité. Je ne la craignais plus : c'est elle qui m'avait envoyé ce présent pour que, plus sereinement encore, je puisse aller à sa rencontre.
" Le temps de la pénitence était révolu. Je n'étais plus seule. Pour fuir les Romains, le Petit Peuple se cachait à l'ombre protectrice du monde végétal, mais je sentais qu'il veillait sur moi sans rel‚che. Il m'appelait de ses voux pour redevenir sa prêtresse et sa reine. Pour eux, " Morgane la Fée " était de retour. "
Avec le temps, Guenièvre en était arrivée à détester les fêtes de la Pentecôte. Non seulement ces fêtes étaient, avant tout, celles d'Arthur et de ses compagnons, mais la tenue de chaque nouvelle cour pléniêre lui rappelait qu'elle avait vieilli d'un an. Debout derrière le Haut Roi, elle le regardait, l'air maussade, apposer son sceau sur les missives qu'il adressait à ses vassaux et à ses chevaliers :
- Pourquoi les convoquer par écrit ? ne put-elle s'empêcher de bougonner d'un ton acerbe. Personne n'oubliera cette fête. Vous savez bien que tous ceux qui le pourront viendront. Ne serait-ce que pour parler entre eux des jours anciens et se délecter du souvenir de leurs batailles contre les Saxons ! On dirait vraiment que vous regrettez tous la guerre !
- Ma douce amie, répondit Arthur placidement, ce ne sont pas tant les guerres que nous regrettons, mais les jours enfuis o˘ nous étions tous jeunes et liés par une indestructible amitié. Ne vous arrive-t-il jamais, Guenièvre, de rêver aux jours anciens ?
Les joues de Guenièvre s'empourprèrent et elle baissa la tête 175
pour cacher son trouble. Oh oui, comme il lui arrivait souvent de pleurer ces temps bénis o˘ Lancelot était là avec elle, ces temps bénis o˘ ils s'étaient si ardemment aimés !
- Oui, vous avez raison, comme le temps passe ! murmura-t-elle à voix basse. Il m'arrive aussi de le déplorer...
Dans un mouvement de tendresse spontanée, Arthur lui prit la main et Gueniêvre se sentit apaisée. Surmontant sa mélancolie, elle se força à
s'intéresser au présent :
- Attendez-vous autant d'hôtes que l'année passée ?
- Hélas ! plusieurs de mes vieux compagnons ont disparu, et parmi les plus jeunes certains risquent d'être retenus loin de nous pour protéger leurs terres. J'espère cependant que Lancelot viendra. Maintenant que Pellinore n'est plus là, il règne à sa place en attendant que son fils ait l'‚ge d'être roi. Agravain quant à lui m'a déjà fait savoir que Morgause viendrait, mais j'ignore en revanche si Uriens pourra accomplir le déplacement. Il est encore solide, mais il se fait vieux ! Gr‚ce au ciel, Morgane, à ses côtés, l'aide et le conseille.
- N'est-il pas anormal et choquant, remarqua alors la reine d'un ton pincé, de voir Morgause gouverner en Lothian et Morgane, derrière son mari, le royaume des Galles du Nord ? Les Saintes …critures ne recommandent-elles pas aux femmes de se tenir effacées à l'ombre de leurs époux ?
- Ce sont les prêtres qui le prétendent. Rappelez-vous, Gueniêvre, que chez nous et depuis des temps immémoriaux, les Dames exercent sans partage leur influence. Je ne suis pas seulement roi en tant que fils d'Uther Pendragon, mais parce que je suis celui d'Ygerne, fille elle-même de l'ancienne Dame du Lac. Mon cour, ne l'oubliez jamais !
- J'avais cru comprendre, au contraire, que toutes ces balivernes étaient enterrées à jamais ! s'exclama Gueniêvre sans chercher à cacher son dépit.
Je croyais surtout que vous, Arthur, vous vous considériez maintenant comme un roi chrétien, et que vous aviez définitivement abandonné vos croyances anciennes.
- Mon rôle et mes convictions religieuses sont une chose, répliqua gravement Arthur, mais si les Tribus croient en moi, 176
c'est parce que je porte à mon côté Excalibur. Si d'ailleurs j'ai survécu jusqu'ici à tous mes combats, c'est gr‚ce à elle et à son indéniable pouvoir magique.
- Non, Arthur, si vous avez survécu à vos combats, c'est uniquement parce que Dieu vous a épargné afin de vous permettre de christianiser cette terre !
- Vous dites sans doute vrai, Gueniêvre, mais l'heure n'en est pas encore venue partout. Les hommes du Lothian acceptent pleinement d'être gouvernés par Morgause, et Morgane est parfaitement reconnue en tant que reine des Galles du Nord. Sachez ainsi que je règne en fonction de ces réalités, et non pour complaire à l'évêque !
Comprenant qu'elle n'aurait pas ce matin-là gain de cause, Gueniêvre conclut en se signant :
- Espérons qu'un jour les Saxons et les Tribus fléchiront le genou au pied de la croix et que, comme l'affirme l'évêque Patricius, le Christ sera seul monarque des chrétiens, que les rois et les reines ne seront plus alors que ses serviteurs sur la terre.
- Je serai volontiers le serviteur du Christ, Gueniêvre, mais jamais celui des prêtres ! Et je souhaite que mon successeur, quel qu'il soit, sache, lui aussi, faire cette différence. A ce propos, si le fils aîné de Lancelot doit un jour monter sur le trône, j'aimerais beaucoup le voir élevé à la cour...
- J'en ai parlé à …laine. Elle m'a répondu qu'elle souhaitait élever son fils comme le plus simple de ses sujets.
- Peut-être a-t-elle raison, approuva le monarque. Puis, se décidant soudain à évoquer un délicat sujet, il demanda non sans hésitation : je voudrais également connaître maintenant le fils de Morgane... Il doit avoir dix-sept ans... Bien s˚r, il ne pourra me succéder. Les prêtres ne l'accepteront jamais. J'aimerais cependant, au moins une fois, le voir, lui parler...
Gueniêvre réprima avec peine une soudaine colère.
- Laissons-le vivre là o˘ il est, réussit-elle à articuler d'un ton glacial. Cela, je crois, est préférable pour nous tous.
Au moins, dans cette île aux sorcières, se réjouit-elle en elle-même, les rois chrétiens ne peuvent poser le pied. Mieux que 177
LES BKUM.ES D'XVALUN
partout ailleurs, ce fils du péché y reste donc en marge d'un éventuel retournement du sort.
- Là encore avez-vous sans doute raison, soupira Arthur. Il est toutefois bien pénible d'avoir un fils et de ne l'avoir jamais vu... Mais revenons pour l'heure, ma Dame, aux prochaines réjouissances des fêtes de la Pentecôte. Cette année, au nom de notre gloire temporelle et spirituelle, je veux qu'elles revêtent une importance et un éclat encore jamais atteints.
Un mois plus tard, Gueniêvre contemplait du haut de sa fenêtre des centaines de bannières claquant au vent sur les pentes de Camelot. Selon la volonté royale exprimée maintes fois aux quatre coins du royaume, la plupart des souverains de la Grande Bretagne et des compagnons d'Arthur étaient fidèles au rendez-vous. Mais, o˘ était Lancelot ? En vain cherchait-elle à discerner dans la houle bariolée des oriflammes l'étendard tant attendu du dragon blanc adopté par Pellinore après la mort du monstre.
Oui, Lancelot aurait d˚ être là, Lancelot qu'elle n'avait pas revu depuis plus d'un an, Lancelot avec qui elle n'avait pu rester seule à seul depuis la veille de son mariage avec …laine. .Non, il n'avait pas trahi leur amour, il était prisonnier des sortilèges de Morgane, lui avait-il expliqué
ce jour-là les larmes aux yeux. Et ces larmes avaient été pour elle le plus doux cadeau qu'elle e˚t jamais reçu de lui...
Gueniêvre parcourut encore une fois la foule du regard et, toute désappointée de ne pas apercevoir la silhouette de Lancelot, elle décida de tromper son impatience en s'absorbant de son mieux dans ses devoirs de maîtresse de maison. Par la force des choses, surveiller donc deux boufs entiers qui rôtissaient dans une arrière-cour, et d'innombrables pièces de gibier tournant sur des broches dans la grande cheminée, veiller à la préparation de centaines de miches de pain d'orge, vérifier des rangées de boisseaux d'amandes et de noisettes, s'assurer de la w
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bonne cuisson des multiples p‚tisseries qu'appréciaient tant les dames, penser aussi à trier les baies qui accompagneraient rôtis et civets, l'obligea, malgré elle, à oublier quelques heures durant ses intimes et lancinantes préoccupations. Tant et si bien que tout était fin prêt lorsque, vers midi, le long cortège des invités s'engouffra dans la grande salle. Chacun, selon son rang, prit alors place autour de la célèbre Table Ronde ou s'installa selon son gré et son ordre d'arrivée à l'une des nombreuses tables faites de simples planches dressées sur des tréteaux pour la circonstance.
L'un des premiers, Gauvain vint s'incliner devant le Haut Roi. A ses côtés, sa mère, Morgause, toujours aussi resplendissante, les cheveux nattés et ornés et bijoux scintillants, s'appuyait avec légèreté au bras d'un jeune homme que Gueniêvre reconnut aussitôt : Lamorak, le fils de Pellinore.
Ainsi la rumeur n'était pas sans fondement. Morgause, aux yeux de toute sa cour, avait jeté son dévolu sur lui. Partagée entre l'indignation et une secrète jalousie, Gueniêvre ne put totalement surmonter son dépit.
Morgause, elle, indifférente aux critiques, agissait à sa guise, sans chercher nullement à masquer ses sentiments, ni à tempérer en aucune façon l'attitude sans équivoque adoptée publiquement à son égard par son jeune chevalier servant.
Lamorak en effet n'avait d'yeux que pour elle et ne prêtait pas la moindre attention à celle qui, manifestement, surclassait par la beauté toutes les dames présentes, l'incomparable Isotta de Cornouailles qui faisait son entrée au bras du duc Marcus, son époux, de nombreuses années plus ‚gé
qu'elle. Grande et mince, les cheveux plus brillants qu'une pièce de cuivre nouvellement frappée, parée de précieux bijoux d'or miroitant à son cou et à ses poignets, elle portait avec une gr‚ce souveraine une longue et très soyeuse cape qui glissait sur le sol doucement derrière elle, les deux pans retenus par une petite fibule, elle aussi d'or massif, sertie de fines perles d'Irlande.
- Oui, elle est très belle, acquiesça Morgause qui avait suivi le regard de Gueniêvre. On dit à la cour du roi Marcus qu'elle s'intéresse bien davantage à l'héritier du royaume, le
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jeune Drustan, qu'à son vénérable mari... qui l'en bl‚merait ? D'ailleurs, si par inadvertance elle donnait un enfant au vieux roi, celui-ci, sans doute, ne manquerait pas aussitôt de revendiquer la Cornouailles. Or Morgane la tient d'Ygerne et de Gorlois... Mais, au fait, o˘ est donc notre petite fée ? Je ne l'ai pas encore vue.
- Elle est pourtant arrivée à Camelot avec Uriens, répondit Guenièvre ne sachant pas trop comment échapper aux éternelles médisances de Morgause.
Mais celle-ci reprenait déjà :
- Arthur aurait plutôt d˚ la marier en Cornouailles. Mais peut-être trouvait-il Marcus vraiment trop ‚gé pour elle. que n'a-t-il pensé à ce jeune Drustan ?... Sa mère étant alliée à Ban de BénoÔc, il est donc un cousin éloigné de Lancelot. Guenièvre, ne le trouvez-vous pas presque aussi beau que lui, n'est-il pas vrai ? Oh, mais suis-je folle ! Vous si pieuse et si vertueuse, ne pouvez vous permettre de distraire vos pensées en dehors du mariage !
- Je vous rappelle que Morgane a épousé Uriens de son propre gré ! la coupa Guenièvre excédée. D'ailleurs, iriez-vous sous-entendre qu'Arthur a marié
sa sour chérie sans lui demander son avis ?
- Loin de moi une telle pensée ! Mais Morgane est si débordante de vie que je me demande parfois comment elle parvient à se contenter de la couche d'un vieillard, railla Morgause d'une voix acide. Il est vrai que si j'avais un beau-fils aussi séduisant qu'Accolon...
L'arrivée de Morgane accompagnée d'Uriens et de ses deux plus jeunes fils, mit un terme aux considérations de l'insatiable veuve. Le roi des Galles du Nord avait une requête à adresser à Arthur : accepterait-il de recevoir parmi ses chevaliers le jeune Uvain, qui br˚lait de se joindre aux célèbres compagnons du Haut Roi ? Souriant, ce dernier demanda au jeune homme avec bienveillance :
- quel ‚ge as-tu, Uvain ?
- quinze ans, mon seigneur et roi.
- Eh bien, c'est entendu : tu passeras cette nuit en prières ir
auprès de tes armes et, demain, l'un de mes compagnons te fera chevalier.
- Me ferez-vous l'honneur de décerner moi-même ce titre à mon cousin, roi Arthur ? demanda alors Gauvain en s'approchant du monarque.
- Je te l'accorde, Gauvain ! qui, mieux que toi, mériterait ce privilège ?
Pour l'heure, faisons ensemble une place au ieune Uvain autour de notre Table Ronde.
Guenièvre avec un pincement au cour entendit alors Morgane remercier Arthur, et lui expliquer qu'Uvain avait toujours été avec elle aussi attentionné et affectueux que s'il avait été son propre fils. Ainsi, cette sorcière, pensa-t-elle, a le front de se comporter comme si elle était vraiment la mère de deux enfants... alors que moi-même je n'en ai toujours pas.
Morgane, de son côté, apparemment occupée à servir son mari, ne pouvait ignorer les regards de haine que lui prodiguait Guenièvre avec insistance.
Elle, pourtant, ne ressentait rien de tel à son égard et n'arrivait pas même à lui en vouloir d'avoir été l'instigatrice de son mariage avec Uriens, union qui en définitive, et de mystérieuse façon, lui avait permis de redevenir ce qu'elle n'aurait jamais d˚ cesser d'être : prêtresse d'Avalon. Son unique crainte actuellement était que sa liaison avec Accolon f˚t portée à la connaissance du vieux roi auquel elle ne voulait faire aucune peine. Aussi, elle et son amant devaient-ils se montrer très prudents, car Guenièvre n'hésiterait pas à provoquer un scandale si elle venait à apprendre la vérité.
Uriens d'ailleurs ne serait pas éternel, et elle se refusait à imaginer que son peuple serait assez stupide pour accepter un jour Avalloch comme souverain. Pouvait-elle d'autre part courir le risque de porter un enfant d'Accolon, et faire croire qu'Uriens en était le père ? Personne ne croirait sérieusement à cette paternité, mais elle persuaderait en tout cas aisément le vieux roi de sa fécondité, d'abord parce qu'il lui faisait confiance en toute chose, ensuite parce qu'il lui arrivait encore de partager sa couche trop souvent à son go˚t !
- Vous êtes si bonne pour moi, Morgane ! disait au même 180
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instant le vieil homme auquel elle venait de soustraire une tranche de porc rôti à son assiette la jugeant trop riche pour lui.
En fait, Uriens était réellement persuadé que Morgane l'adorait, cette dernière multipliant les efforts et les attentions pour entretenir sa dévotion. C'est alors qu'apercevant Lancelot, elle marmonna quelques mots aimables à l'oreille du vieillard et s'éloigna prestement pour le rejoindre.
Sa sombre chevelure s'éclairait désormais de nombreux fils d'argent qui le rendaient peut-être plus séduisant encore, et dans ses yeux dansait toujours cette petite flamme qu'elle n'avait jamais vu briller dans le regard des autres hommes. La voyant venir à lui, il lui tendit les bras, l'embrassa affectueusement, caressa sa joue de sa barbe grisonnante et soyeuse.
- Comment va …laine ? demanda Morgane aussitôt.
- Très bien, mais elle n'a pas pu venir jusqu'ici car elle a mis au monde une petite fille, il y a juste trois jours.
- Combien donc avez-vous d'enfants désormais, Lancelot ?
- Trois déjà... Galaad est un grand gaillard de sept ans, Nimue une fillette de cinq. Hélas ! je ne les vois pas souvent, mais on les dit tous les deux vifs et intelligents. Notre dernière fille s'appellera Gueniêvre, comme la reine.
- Si vous le voulez bien, Lancelot, j'irai bientôt là-bas rendre visite à
votre épouse.
.*
>
- Elle en sera s˚rement heureuse. Elaine se sent bien seule éloignée de ses anciens amis et vous serez la bienvenue.
De cela Morgane était moins s˚re, mais c'était une affaire qui les concernait l'une et l'autre... Tendant l'oreille, un instant, vers le petit groupe que formaient Gueniêvre, Isotta, Arthur, le duc Marcus de Cornouailles et son neveu Drustan, o˘ l'on parlait musique, elle changea de conversation en posant à Lancelot une question sans conséquence :
- Kevin jouera-t-il de la harpe aujourd'hui ?
- Je ne l'ai pas encore vu, répondit Lancelot. La reine, je crois, ne l'aime guère : à ses yeux, sa foi chrétienne n'est pas assez affirmée à la cour de Camelot ! En revanche, Arthur, lui, l'apprécie hautement pour sa sagesse et ses talents musicaux.
- Et vous... Lancelot, êtes-vous devenu chrétien ?
- J'aimerais pouvoir vous dire oui, Morgane, soupira-t-il. Mais cette foi chrétienne me semble bien naÔve : croire que le Christ est mort, une fois pour toutes, pour racheter nos fautes, non, ce n'est pas très sérieux. Ne sommes-nous pas les seuls responsables du mal que nous faisons ? Il m'est impossible de concevoir qu'un seul homme, même saint, puisse racheter l'ensemble des péchés commis par toute l'humanité depuis l'aube des temps jusqu'à la fin du monde. Non... Tout cela est invention fabriquée par les prêtres pour obliger les hommes à croire qu'ils détiennent les pouvoirs de Dieu et peuvent pardonner les péchés en son nom... Et pourtant, comme j'aimerais que tout cela soit vrai...
Morgane n'eut pas le temps de lui répondre car Lancelot venait de se précipiter à la rencontre d'un jeune homme qui s'avançait, les bras ouverts, prêt, semblait-il, à embrasser toute l'assistance.
- Gareth ! s'écria Lancelot dans un élan de joie. Toi aussi tu es venu des lointaines contrées du Nord ! Raconte-moi vite, parle, que deviens-tu ?
Combien as-tu d'enfants ?
- quatre fils ! intervint CaÔ, les yeux rieurs, administrant une claque fraternelle sur l'épaule de celui qui avait été autrefois son aide actif dans les cuisines du ch‚teau. quatre fils-car Dame Aliénor, telle les chattes sauvages, a eu la bonne idée de mettre des jumeaux au monde... Je vous salue, Morgane, vous êtes plus jeune que jamais !
- CaÔ, lorsque je vois Gareth père de quatre enfants, je me sens plus ‚gée que la terre elle-même ! soupira Morgane non sans coquetterie.
- Votre fils aîné, Gareth, doit avoir à peu près l'‚ge du mien, enchaîna Lancelot.
Mais Gareth ne répondit pas : tourné vers Morgane, il lui demandait des nouvelles de son frère adoptif, Gwydion.
- Je pense qu'il est à Avalon, mais je ne l'ai pas vu récemment, répondit-elle brièvement comme si cette question n'avait pour elle aucune importance.
Désirant alors s'éloigner, elle se heurta à Gauvain. Il était 182
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devenu gigantesque, avec des épaules si larges et si puissantes qu'on l'imaginait facilement saisir à bras-le-corps et jeter un taureau à terre.
Le visage strié par d'innombrables petites cicatrices, il parlait avec animation avec Lionel, le frère de Lancelot, un homme élancé et vigoureux lui aussi, dont les vêtements frustes tranchaient étrangement au milieu de l'assemblée raffinée.
- Lionel, mon frère ! s'exclama gaiement Lancelot. quelles nouvelles de ton brumeux royaume au-delà des mers ?
Lionel s'exprimait avec un accent si prononcé que Morgane eut quelque peine à saisir ses commentaires relatifs aux graves troubles que semblait connaître l'Armorique. Puis ils parlèrent de l'autre fils de Ban de BénoÔc, leur frère Bors :
- Je ne sais plus rien de lui depuis longtemps, fit remarquer Lancelot, sinon qu'il devait épouser la fille du roi Hoell.
- Oui... mais ce mariage est loin d'être conclu et...
Lionel ne put poursuivre. L'une des jeunes servantes de Gueniêvre venait en effet, toute rougissante, avertir Lancelot que la reine désirait lui parler. Tournant aussitôt les talons, il la suivit avec une telle h‚te que Lionel ne put s'empêcher de conclure en secouant la tête :
- Elle lève le petit doigt et il bondit comme un jeune étalon.
- Pourquoi s'en étonner ? plaida Gauvain en sa faveur. Il est son champion depuis son mariage avec Arthur. quoi de plus naturel ? Regardez Isotta, la reine de Cornouailles. Elle est mariée au vieux duc Marcus, mais c'est Drustan qui compose ses ballades...
- Gauvain ! s'exclama Morgane, Isotta n'a nullement droit au titre de reine de Cornouailles. Il n'y en a qu'une ici, et c'est moi. Marcus ne règne qu'en mon nom. S'il ne l'a pas encore compris, je me chargerai bientôt de le lui rappeler !
La foule maintenant se faisait de plus en plus dense dans la haute salle du ch‚teau, et Morgane, habituée au grand air et à la solitude de ses montagnes galloises, étouffait. Ressentant donc l'envie d'échapper quelques instants à cette oppressante affluence, elle se fraya un chemin jusqu'à la porte o˘ elle se
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heurta presque à Kevin. Ne l'ayant pas revu depuis leur entrevue orageuse le jour de la mort de Viviane, Morgane préféra l'éviter. Mais celui-ci la rattrapa par le bras :
- Morgane, une fille d'Avalon peut-elle vraiment détourner les yeux lorsqu'elle croise le messager des dieux ?
- Soit ! Si vous me parlez au nom de la Déesse et de l'Ile Sacrée, je suis prête à vous écouter. Sinon... Comment oublierais-je que vous avez enterré
Viviane selon les rites de la religion chrétienne ^et qu'à ce titre vous avez trahi notre foi !
- Comment osez-vous me parler ainsi, Morgane, vous qui régnez au côté du roi des Galles du Nord sans vous soucier de voir le trône sacré d'Avalon rester vide ?
Morgane baissa les yeux, ne pouvant nier le bien-fondé de son reproche :
- Eh bien, parlez, Kevin, la fille d'Avalon vous écoute...
- Morgane, vous êtes toujours belle, comme l'était Viviane.. Avalon a besoin de vous. Etes-vous si attachée à votre vieil époux pour refuser de le quitter ? murmura-t-il pensivement après l'avoir un long moment, observée en silence.
- Non, mais là-bas aussi, j 'ouvre pour la Déesse !
- Je le sais et je l'ai dit à Niniane. Néanmoins, pour le moment, Accolon n'est pas l'héritier de son père, et c'est son frère aîné Avalloch, sinistre pantin aux mains des prêtres, qui lui succédera...
- qu'insinuez-vous donc là et quel sombre dessein occupe votre esprit ? La disparition d' Avalloch ne servirait à rien : les Galles du Nord suivent maintenant la loi romaine, et Avalloch a un fils, le petit Ran...
- La vie d'un enfant est fragile, Morgane, ne vous en souvient-il pas ?
répondit tout bas le barde. Un grand nombre d'entre eux ne parviennent jamais à l'adolescence.
- Je n'accepterai jamais de me prêter à de telles visées, Kevin, même pour Avalon. Faites-le savoir autour de vous, répliqua Morgane fermement.
- Vous vous en expliquerez vous-même à l'Ile Sacrée puisque vous avez décidé de vous y rendre après la Pentecôte.
Ainsi Kevin savait. Comment ? Pourquoi ? Décontenancée, 185
LES BKUJVIE,^ D'A VALXJFÔ
Morgane eut soudain l'impression d'avoir perdu toute liberté, d'être désormais pieds et poings liés, prisonnière de la volonté d'Avalon : sa vie, ses intentions, rien d'elle-même n'était là-bas inconnu. Tout était prévu, décidé en dehors de son consentement.
- Parlez clairement, Kevin, que voulez-vous me dire exactement ?
- Rien d'autre que cette vérité : votre place est toujours vide à Avalon et Niniane sait bien qu'elle ne peut encore assumer tous les pouvoirs...
Morgane, j'ai beaucoup d'affection pour vous, et contrairement à ce que vous semblez croire, je ne suis pas un traître... Oubliez-vous que nous avons été heureux ensemble ? En souvenir de ces brefs instants, puisse la paix régner de nouveau entre nous !
Joignant le geste à la parole, il tendit ses mains tordues vers Morgane qui les saisit avec effusion, puis elle s'approcha de lui et l'embrassa en répétant :
- Au nom de la Déesse Sacrée, que la paix règne de nouveau entre nous, Kevin !
Au même instant, le barde eut un brusque mouvement de recul comme si Morgane, soudain, lui inspirait une irrépressible frayeur.
- qu'avez-vous, Keyin ? que craignez-vous de moi ? Je jure...
- Ne jurez pas, Morgane ! s'écria-t-il en levant la main pour l'empêcher de continuer, car vous risquez un jour d'être parjure. qui d'entre nous peut savoir ce que la Déesse exigera demain de l'un des nôtres...
Retrouvant alors son calme, il s'inclina profondément devant elle et s'éloigna en boitillant sans ajouter un mot. Celle-ci, perplexe, le regarda partir, se demandant quelle étrange raison avait bien pu l'inciter à se conduire ainsi, quelles flammes soudaines venaient d'embraser sa conscience et l'effrayer à ce point.
Ne voulant surtout pas laisser croire qu'elle délaissait la fête, Morgane s'en revint vers Guenièvre, Morgause et Isotta qui continuaient à deviser à
mots couverts non loin de la Table
J-,JZ KUl
Ronde. La belle amie du jeune Drustan leva vers la nouvelle venue un regard indolent et esquissa un vague sourire. D'immenses yeux bleu-vert plus lumineux que des turquoises animaient un visage de nacre aux traits sensibles et fins. Sensible à son mélancolique et fascinant rayonnement, Morgane ne put s'empêcher, malgré elle, d'éprouver pour la jeune femme une sympathie instinctive, en dépit du titre de reine de Cor-nouailles qu'elle portait ind˚ment, et se mit à parler avec elle d'herbes potagères et de racines sauvages qui poussaient dans les environs de Tintagel et qu'elle affectionnait particulièrement. Arthur vint interrompre leur aparté et, après avoir échangé quelques paroles aimables avec leur entourage, s'adressa à Morgane :
- Ma sour, auriez- vous la bonté de jouer et de chanter pour nous ? Il y a si longtemps que nous n'avons pas eu le plaisir d'entendre votre voix.
- Ma harpe est restée dans les Galles, s'excusa Morgane, mais peut-être Kevin, tout à l'heure, voudra-t-il bien me prêter la sienne. Pour l'instant, l'entrain des conversations rend difficile tout intermède musical. Lancelot lui aussi est un excellent interprète...
Sollicité aussitôt par le roi, le chevalier déclina à son tour l'invite prétextant qu'il n'avait pas joué depuis l'époque lointaine d'Avalon, et proposa plutôt qu'on écoute Drustan, doué, selon lui, d'un très réel et rare talent.
Un page ayant été dépêché à sa recherche, Drustan se présenta bientôt paré
de toutes les gr‚ces de la jeunesse et de la beauté. L'air viril, le maintien assuré, les yeux noirs et perçants, la chevelure sombre et ample harmonieusement rejetée en arrière sur la nuque, tout rappelait en lui à
s'y méprendre la silhouette et l'attitude à la fois fragile et martiale de Lancelot. Prenant sa harpe, sans se faire davantage prier, il s'assit sur les marches menant au trône et entonna une ballade triste et grave des anciens temps, chantant des terres mystérieuses et lointaines englouties à
jamais par l'océan. Drustan avait un don, c'était indéniable, et sans être sans doute aussi expert et
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LJ'A
brillant que Kevin, il faisait preuve d'une sensibilité commu-nicative servie à merveille par une voix chaude et envo˚tante.
- Comment vous portez-vous, ma sour ? demanda discrètement Arthur tout en écoutant le jeune homme fredonner à mi-voix la nostalgique mélodie d'un refrain. Il y a trop longtemps que vous n'êtes venue à Camelot. Vous m'avez beaucoup manqué...
- Dois- je vraiment vous croire ? lui répondit ironiquement Morgane, ne quittant pas des yeux le chanteur. Il me semblait pourtant que vous m'aviez exilée dans les Galles du Nord afin de m'éloigner de la cour et de certaines personnes qui vous sont chères.
- Morgane, je vous en prie... vous savez l'attachement, l'affection que j'éprouve pour vous. Uriens m'a semblé simplement être un homme bon et digne de confiance.
- Je comprends, dit-elle à voix feutrée. C'est un époux idéal, suffisamment
‚gé pour être votre grand-père, ayant de plus l'avantage de vivre à l'autre bout du monde.
- Uriens, je le concède, n'est sans doute plus jeune, mais il ne sera pas éternel ! Je le pensais capable de ne pas vous déplaire. Là se trouvait ma seule préoccupation.
Comment, s'interrogea Morgane, un roi peut-il être si sage et si bon, et manquer à ce point d'intuition ? Mais peut-être est-ce là le secret de sa réussite : ne s'en tenir qu'à des vérités simples, au jour le jour, sans chercher plus loin. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il a si facilement accepté le christianisme, une foi primaire et aisée à saisir, ne comportant que quelques prescriptions élémentaires.
- J'aimerais tant que chacun, autour de moi, soit heureux, reprit Arthur avec une sincérité qui la toucha au cour.
Oui, elle le savait, ces paroles correspondaient à l'exacte vérité : Arthur souhaitait de toute son ‚me le bonheur de son peuple, jusqu'au dernier de ses sujets. Pour cette unique raison, il ne s'était pas opposé à l'amour de Guenièvre pour Lancelot. Pour cette unique raison, il ne l'avait pas répudiée, et s'était refusé à prendre une autre épouse susceptible de lui donner un fils, uniquement pour ne pas la meurtrir. Pour cette unique raison aussi il ne serait jamais non plus un roi autoritaire et implacable.
C'est pourquoi il allait falloir qu'elle, Morgane, se rende en personne en Cornouailles pour bien faire comprendre au duc Marais qu'il n'était pas là-bas le véritable maître. Il ne faudrait pas pour autant heurter la langoureuse et douce Isotta, qui s'intéressait tant aux herbes et aux plantes médicinales, mais qui pour l'instant ne semblait préoccupée que de musique. Mais, était-ce bien de musique qu'il s'agissait, ou bien du musicien ?
Pourquoi donc tant de femmes cherchaient-elles l'amour en dehors du mariage ? Isotta ne quittait pas des yeux Drustan. Morgause cherchait sans cesse le regard de Lamorak... quant à elle-même, elle soignait d'une main Uriens et caressait de l'autre Accolon... Pourquoi ? Bien s˚r, toutes deux vivaient au côté d'un homme trop ‚gé, mais Guenièvre, elle, n'était-elle pas infidèle à un mari jeune et beau ? Dans la ronde sans fin de l'immense univers, le soleil était-il à jamais condamné à poursuivre sans cesse l'insaisissable clarté de la lune ?
Mais le silence s'étant de nouveau installé dans la salle, Morgane revint à
la réalité : Drustan lui proposait aimablement de lui prêter sa harpe et de prendre la relève. Voyant son manque d'enthousiasme à s'exécuter, Arthur insista affectueusement :
- Morgane, je vous en prie, ne me privez pas de ce plaisir. Il y a si longtemps que vous n'avez pas chanté pour moi ! Votre voix est la plus douce que j'aie jamais entendue... Je me souviens encore de ces berceuses que vous chantiez pour m'endormir, quand j'étais tout petit, alors que vous-même n'étiez encore qu'une enfant ! Ces souvenirs sont à jamais gravés dans mon cour.
Une fois encore la tristesse et le désenchantement pathétique d'Arthur bouleversèrent Morgane, qui sentit vibrer en elle les fibres d'un attachement dont elle n'avait sans doute pas encore mesuré la profondeur.
Pour Arthur elle avait à la fois le visage de la Déesse, celui de la mère, et celui de la sour, et c'était
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s˚rement la raison pour laquelle Gueniêvre acceptait si mal sa présence.
Ne pouvant donc se dérober davantage devant une telle prière, elle prit la harpe de Drustan, l'appuya à son épaule, laissa errer ses doigts sur les cordes au gré de son inspiration. Si forte fut bientôt l'attention de toute l'assistance fascinée par la magie de ses accords qu'il fallut plusieurs sonneries de trompe retentissant à l'extérieur pour tirer l'auditoire de son hypnose. Dehors, en effet, montaient jusqu'aux murailles des cris, des hennissements, des bruits de bottes d'une troupe en armes. Lancelot d'ailleurs et CaÔ n'eurent pas même le temps de s'élancer que, déjà, quatre cavaliers faisaient irruption dans la salle, le bouclier au bras, l'épée au poing.
En dépit des protestations de CaÔ, s'élevant avec véhémence contre une telle intrusion, leur rappelant vertement l'interdiction de porter des armes devant le trône du Haut Roi en ce jour de la Pentecôte, rien ne parut d'abord entamer la détermination des étrangers. Coiffés de casques romains, revêtus de courtes tuniques militaires et d'une armure recouverte d'une cape rouge, ils paraissaient des vétérans farouches subitement surgis d'un très lointain passé.
- Arthur, Duc de Grande Bretagne, cria l'un d'eux en s'adressant au roi, nous sommes porteurs d'un message de Lucius, empereur de Rome !
- Je ne suis pas Duc, mais Hau* Roi de Grande Bretagne, répliqua Arthur faisant un pas en direction de son interlocuteur. qui est l'empereur Lucius ? Rome serait-elle tombée aux mains des barbares, ou dans celles d'un imposteur ? Vous avez de la chance, car je n'ai pas l'habitude de tuer un chien en dépit de l'impertinence de son maître. Ainsi puis-je vous autoriser à délivrer votre message.
- Seigneur, je suis Castor, centurion de la légion Valeria Victrix, reprit l'homme. Les légions se sont rassemblées de nouveau en Gaule, sous la bannière de Lucius Valerius, empereur de Rome, qui m'a chargé de vous dire ceci.
Le légionnaire déroula alors un parchemin et lut d'une voix monocorde : "
Arthur, Duc de Grande Bretagne, est autorisé
LE ROI CERF
à continuer à gouverner sous ce titre, à condition de faire parvenir à
l'empereur de Rome dans un délai de six semaines un tribut impérial déterminé comme suit : quarante onces d'or, deux douzaines de belles et grosses perles, trois chariots de minerais de fer, de plomb et d'étain, cent mesures de la meilleure laine, cent esclaves... "
- Roi Arthur ! clama alors Lancelot interrompant l'insolente injonction, laisse-moi imposer silence à cet impudent messager et le renvoyer comme il convient à son maître pour lui dire que s'il veut ce tribut, il lui faudra lui-même venir le chercher !
- Gardons notre sang-froid, Lancelot ! ordonna calmement le roi, sans quitter des yeux le légionnaire qui venait de tirer son épée du fourreau.
Laisse-moi faire comme je l'entends...
Puis il se tourna vers l'homme et lui dit :
- Aucune arme n'est autorisée à ma cour en ce jour saint. Je n'attends d'ailleurs nullement d'un barbare venu de Gaule, qu'il connaisse les règles d'un pays civilisé. Néanmoins je vous engage à rentrer cette épêe sur-le-champ, sinon Lancelot et tous mes chevaliers vont s'en charger séance tenante ! Il me déplairait de voir le sang éclabousser mon trône en ce grand jour de fête.
Comprenant que toute résistance était inutile, le messager remit son épée au fourreau en serrant les dents, et continua plus calmement :
- Duc Arthur, j'ai moi aussi reçu l'ordre de ne pas verser inutilement le sang. C'est pourquoi je vous demande simplement votre réponse.
- Vous n'en aurez aucune si vous vous obstinez, sur mes propres terres, à
ne pas me donner mon véritable titre. Mais trêve de discours ! Dites donc à
Lucius qu'Uther Pendragon a succédé à Ambrosius Aurélianus, alors qu'aucun Romain ne se souciait de venir à notre aide dans la lutte sanglante qui nous opposait aux Saxons. Dites-lui que moi, Arthur, j'ai succédé à mon père Uther, et que mon neveu Galaad sera après moi Haut Roi de Grande Bretagne. Personne n'a plus le droit de prétendre désormais à la pourpre impériale. Aux
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un.
yeux de mon pays, l'Empire romain n'existe plus. Si Lucius désire gouverner dans sa Gaule natale, et si son peuple l'accepte comme roi, peu m'importe, qu'il agisse à sa guise. Mais ijçj je suis le maître ! Malheur à celui qui oserait fouler la moindre parcelle de la Grande Bretagne ou de l'Armorique.
Son seul tribut serait alors quelques milliers de flèches pour clouer au sol tous envahisseurs présomptueux.
-". L'empereur s'attendait à votre aveuglement, maugréa le sp}dat en baissant le ton, aussi m'a-t-il chargé d'ajouter cette deçoière mise en garde : la majeure partie de l'Armorique est déjà entre ses mains, et Bors, le fils du roi Ban de BenoÔc, est prisonnier en son propre ch‚teau.
Lorsqu'il aura entièrement soumis ses terres, l'empereur Lucius cinglera vers les îles de la (àrrande Bretagne pour la réduire par la force, comme l'a fait jadis l'empereur Claude avant lui. Nous verrons bien alors si t$v& vos chevaliers, roitelets et vassaux barbouillés de guêde seront capables de défendre leur royaume et vous-même ! '^T- C'en est assez ! Allez dire à
celui qui vous envoie que la pointe.-de mon épée l'atteindra au cour s'il ose aborder mes rivages. .Dites-lui aussi qu'il se garde de toucher à un seul ç&eveu de la tête de Bors. Lancelot et Lionel, ses propres frères, vont partir à la tête d'une armée, ils écraseront ses trappes et le mettront à mort avant d'accrocher sa dépouille à la plus, haute branche d'un arbre. Disparaissez de ma vue maintenant, et qu'autour de moi, chacun reste à sa place. La vi$,d'un messager est sacrée !
- iUa silence consterné suivit le départ des légionnaires qui quittèrent la salle dans un cliquetis d'armes et un sourd mar-tèjement de bottes. Arthur leva alors la main pour contenir l'jndignation de ses guerriers : Tr.Af S tournois prévus pour les fêtes de Pentecôte sont annulés, dit-il calmement. Mes compagnons, aux armes ! Des joutes beaucoup plus grandes nous attendent. Soyez prêts à partir demain à l'aube ! que CaÔ se charge des vivres. quant àTŒoij Lancelot, plutôt que de garder Camelot et la reine, puisque ton frère est prisonnier en Armorique, je pense que tu préfères combattre à nos côtés. Avant notre départ sera célébrée une messe pour tous ceux d'entre vous qui désirent être absous de leurs péchés avant d'affronter l'ennemi. Pour toi, Uvain, voici donc, bien plus tôt que prévu, l'occasion de marcher au-devant de la gloire. Il ne s'agit plus de lices maintenant mais d'un véritable champ de bataille. Tu chevaucheras à mes côtés sans jamais me quitter, prêt à faire face à toute éventuelle trahison, surtout à celles qui vous frappent dans le dos !
Cramoisi de fierté, les yeux étincelants d'orgueil et d'enthousiasme, Uvain s'inclina en silence devant le roi qui, imperturbable, continuait à donner ses ordres :
- Uriens, mon beau-frère, je vous confie la reine... Demeurez à Camelot et veillez bien sur elle jusqu'à notre retour. Guenièvre, ma très chère épouse, acheva-t-il enfin en s'adressant à la souveraine, veuillez me pardonner de vous quitter si promptement. Hélas ! de nouveau, la guerre est à nos portes !
Au bord des larmes, très p‚le, Guenièvre se contenta de murmurer d'une voix tremblante :
- Mon seigneur et mon roi, que Dieu vous garde en sa sainte protection !
- Gauvain, Lionel, Gareth, à moi mes valeureux amis ! que vive par vous et tous nos combattants la terre invincible et éternelle de nos aÔeux !
Alors Lancelot gravement s'approcha de Guenièvre, et lui demanda de le bénir. Un instant, cherchant à maîtriser son émotion, la reine resta de marbre, puis soudain comme si le sol se dérobait sous elle, indifférente aux regards de toute l'assemblée qui convergeaient sur elle, elle s'effondra en larmes dans ses bras. Longtemps, le visage enfoui dans l'épaule de Lancelot, elle donna libre cours à son désarroi, et nul, jamais, ne sut ce qu'ils se chuchotèrent à voix basse.
Enfin, s'arrachant à son étreinte, Lancelot se tourna vers Morgane :
- Je me réjouis de savoir que vous serez bientôt auprès d'…laine. Dites-lui, dites-lui bien ma tendresse. Expliquez-lui aussi que j'ai d˚ voler au secours de mon frère en danger. que le Seigneur la protège, elle et mes enfants ! qu'il vous
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bénisse aussi, Morgane, même s'il vous arrive parfois de refuser sa bénédiction !
Effleurant alors sa joue du bout des lèvres, Lancelot se redressa d'un air décidé, et comme s'il craignait de voir s'évanouir soudain ses forces et sa résolution en regardant la reine, il quitta précipitamment la salle sans se retourner et se perdit aussitôt dans les rangs de plus en plus compacts des hommes d'armes.
IX
Morgane ralentit sa monture. Il fallait en effet la ménager si elle désirait parvenir sans encombre au terme du long voyage qui l'attendait.
C'est donc d'une allure paisible qu'elle prit la route du Nord en empruntant la vieille voie romaine.
quatre jours plus tard, le ch‚teau de Pellinore était en vue. Ne restait qu'à longer les rives marécageuses du lac qui n'était plus hanté par la présence menaçante d'aucun dragon, pour parvenir à la demeure seigneuriale que Pellinore avait offerte à …laine en cadeau de mariage. En fait, celle-ci ressemblait davantage à une grande villa qu'à un véritable ch‚teau. De vastes prairies l'entouraient, gardées par d'imposants troupeaux d'oies qui se dandinaient à l'envi, revêches et jacassantes. Face à de telles sentinelles il était donc tout à fait futile d'imaginer une approche discrête et de surprendre ses hôtes.
- Je suis Dame Morgane, femme du roi Uriens des Galles du Nord, annonça-t-elle à plusieurs serviteurs venus à sa rencontre. J'ai pour ma cousine un message à transmettre de la part de votre maître Lancelot !
Ayant été courtoisement invitée à se rafraîchir quelques 197
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instants dans une antichambre pour se remettre des fatigues de la route, Morgane parfaitement reposée gagna la grande salle o˘ br˚lait un feu vif dans l'‚tre. Sur une table avaient été préparés à son intention quelques galettes d'avoine, du miel et du vin, auxquels elle fit très largement honneur. Comme elle achevait de se restaurer en attendant …laine, un petit garçon fit son entrée. Il était blond, avec de grands yeux bleus, et une multitude de petites taches de rousseur sur un visage ouvert et rieur. Elle le reconnut aussitôt : c'était Galaad.
- tes-vous Dame Morgane, celle que l'on appelle Morgane la Fée ? demanda-t-il aussitôt après s'être assuré qu'ils étaient seuls.
- Oui, c'est moi, et je suis aussi ta cousine, Galaad !
- tes-vous vraiment sorcière pour connaître mon nom ? questionna-t-il d'un air comique et soupçonneux.
- Non, pas tout à fait. Si on m'appelle parfois ainsi, c'est uniquement parce que j'appartiens à l'ancienne lignée royale d'Avalon. Oui, j'ai été
élevée là-bas, dans l'Ile Sacrée. quant à ton nom, je le connais, depuis longtemps, et je savais que c'était toi car tu ressembles beaucoup à ta mère, qui est ma cousine.
- Mon père aussi s'appelle Galaad ! claironna fièrement le petit homme et les Saxons le nomment " Flèche-des-Fées " !