" Pour la suite des événements, la vérité était celle-ci : après l'éprouvante poursuite, je n'avais pas continué ma route vers l'île Sacrée, et ayant dit adieu aux petits hommes sombres, je m'étais mise en route pour Tinta-gel.

" Parvenue à destination, l'‚me en déroute, j'avais été horriblement malade, au point de frôler la mort, indifférente à tout ce qui m'entourait sur la terre.

" Mais gr‚ce à la Déesse-Mère, les forces de la nature avaient, une fois de plus, triomphé de moi, et résignée, j'étais doucement revenue à la vie. "

297

II neigeait sur la mer, et les terribles tempêtes d'hiver avaient recommencé à battre les murailles de Tintagel, lorsqu'un soir, une servante vint avertir Morgane qu'un homme demandait à la voir.

- Dis-lui que la duchesse de Cornouailles ne reçoit personne, et renvoie-le ! répondit-elle sèchement.

- Par cette neige et cette nuit horrible, ma Dame, c'est impossible ! Puis-je au moins lui offrir un bol de soupe et un abri jusqu'à demain ?

- Tu as raison. Jamais Tintagel n'a failli à sa réputation d'hospitalité, et il faut respecter cette coutume ! Reçois-le donc comme il convient, nourris-le et donne-lui le gîte. Mais, dis-lui aussi que je suis souffrante et que je ne peux voir personne !

Restée seule dans sa chambre, Morgane, presque sereine, pensa que l'isolement et la mélancolie qui étaient devenus son lot quotidien convenaient finalement à son désenchantement. Mais, elle n'eut pas loisir d'approfondir ses réflexions car la servante était de nouveau au pied de son lit :

- Dame, je reviens à vous. L'hôte me charge de vous dire qu'il se nomme Kevin, et il a ajouté : " Dites bien à votre maîtresse que ce n'est pas à

la duchesse de Cornouailles que je désire parler, mais à la Dame d'Avalon !

"

Kevin ? Mais il faisait désormais partie du camp d'Arthur et avait trahi Avalon. Pourquoi venait-il donc la relancer au fond de sa retraite ? Piquée par la curiosité, Morgane se décida pourtant à le voir :

- C'est bon ! Je vais descendre, fit-elle. Mais je ne peux pas le recevoir dans cet état : qu'on me laisse le temps de m'apprêter un peu.

Un feu immense, qui fumait beaucoup, comme toujours à Tintagel lorsqu'il neigeait, br˚lait dans l'‚tre, et Morgane reconnut aussitôt la silhouette légèrement vo˚tée, vêtue d'une ample cape grise, assise devant les flammes.

C'était bien là Kevin, sa harpe posée à côté de lui.

En l'entendant entrer, il se tourna vers elle et se leva péniblement : 298

- Dame d'Avalon... dit-il en inclinant légèrement sa tête aux cheveux maintenant presque blancs.

- Je ne suis pas la Dame d'Avalon, répliqua Morgane les jambes flageolantes.

La voyant si faible et si p‚le, Kevin la prit par le bras et la fit asseoir avec sollicitude sur un siège près de l'‚tre.

- Morgane, pauvre Morgane, ma pauvre petite fille... comme vous semblez souffrante...

- Kevin, depuis longtemps, je ne suis plus une petite fille, le coupa-t-elle, en faisant un énorme effort sur elle-même pour surmonter sa faiblesse. Mais avant toute chose, dites-moi, je vous prie, la raison de votre présence sous mon toit.

- Je suis venu vous dire, Morgane, qu'on a besoin de vous, qu'on vous appelle à Avalon, répondit Kevin de sa voix la plus douce.

Puis prenant place en face d'elle, il enchaîna d'un air soucieux :

- Raven est maintenant une très vieille femme. Elle n'ouvre plus jamais la bouche. quant à Niniane, elle est encore tout à fait incapable de gouverner. Voilà pourquoi on a, là-bas, besoin de vous, Morgane !

- La dernière fois que nous nous sommes vus, Kevin, vous m'avez affirmé que les jours d'Avalon étaient comptés. Pourquoi dès lors s'obstiner à vouloir trouver une remplaçante à Viviane ? Niniane fait aussi bien l'affaire que moi ou une autre en attendant qu'Avalon disparaisse à jamais dans les brumes !

- Et même si le monde d'Avalon devait pour toujours disparaître, Morgane, ne préféreriez-vous pas y finir vos jours plutôt que de mourir ici solitaire et désemparée ?

- C'est dans cette intention, en effet, que je suis venue à Tintagel après la mort d'Accolon, reconnut-elle en détournant les yeux : longtemps, Kevin, j'ai voulu mourir.

- Vous ne pouvez vous-même décider de votre heure dernière, Morgane ! Vous, comme moi, nous devons accomplir ce que les dieux attendent de nous. Et si notre destin est de voir la fin du monde que nous avons connu, il faut que ce destin nous trouve chacun à notre place, celle qui nous a été attribuée 299

pour servir de notre mieux l'humanité. La vôtre se trouve à Avalon, Morgane.

- Non ! répondit-elle fermement.

Non, elle ne retournerait pas dans l'île Sacrée.

Elle resterait à Tintagel dans l'isolement, le silence et la sérénité

jusqu'à ce que Vieille-Femme-la-Mort décide de l'emporter.

- Non ! répéta-t-elle, cachant son visage dans ses mains. Laissez-moi en paix, Kevin ! Je suis venue ici mourir et c'est ici que je mourrai. Vous pouvez repartir !

Kevin ne fit pas un geste, ne prononça pas un mot. Au lieu de se lever, de saluer son hôtesse, de sortir, de tirer la porte derrière lui, sans espoir de retour, il prit sa harpe tranquillement.

Alors, dans le silence profond du ch‚teau endormi, montèrent les accents d'une indicible mélodie. L'air grave et pénétré, les yeux mi-clos perdus très loin au-delà des murailles, Kevin jouait comme il n'avait jamais joué.

Sa voix soudain accompagna sa harpe : c'était l'histoire merveilleuse d'Orphée, dont la harpe divine ensorcelait la nature. Arbres et pierres venaient l'écouter et dansaient, les créatures les plus sauvages le suivaient docilement, les vagues furieuses de la mer s'apaisaient... Puis vint l'évocation de sa descente aux enfers pour retrouver sa bien-aimée et supplier les dieux du Royaume des Ombres de la laisser revenir vers la lumière du jour...

Mais Morgane avait quitté Tintagel ; elle ne sentait plus l'acre odeur de la fumée qui s'échappait de l'‚tre ; elle n'entendait plus les rafales du vent qui frappaient les murailles. Elle n'avait plus conscience de rien, pas même de son corps fatigué et malade. Par la magie et la puissance évocatrice de la musique, elle était ailleurs...

Kevin chantait la brise d'Avalon, la délicate senteur des fleurs de pommiers, l'acide parfum des pommes m˚res. Il chantait la fraîcheur de la brume sur le Lac, le galop lointain du cerf dans la forêt, la chaleur du soleil dans la touffeur vibrante des après-midi d'été. Il chantait le cercle de pierres levées o˘ Lancelot l'avait tenue dans ses bras, la douceur des

300

pentes du Tor o˘, tant de fois, elle avait senti bondir dans ses veines les forces fécondantes de la vie, o˘, tant de fois, elle avait regardé monter avec extase la boule argentée de la lune dans le ciel...

Et maintenant, de toutes parts, s'élevaient vers elle des voix, les voix des morts et les voix des vivants clamant à l'unisson : Revenez...

revenez !... Oui, les mains de la Déesse la br˚laient. Avalon tout entier se liguait pour l'appeler de nouveau.

Soudain, elle fit deux pas en direction du feu, tendit les mains comme pour témoigner sa joie et sa confiance, et d'un seul coup s'écroula entre les bras de Kevin qui l'allongea sur le sol, à demi évanouie.

- Depuis quand n'avez-vous rien mangé, Morgane ? demanda-t-il avec reproche.

- Je ne sais pas, je ne sais plus...

La gourmandant comme une enfant, Kevin fit apporter du pain et du lait chaud coupé de miel, et lui recommanda d'avaler très doucement, par petites gorgées.

- Tout à l'heure, ajouta-t-il, on battra un ouf cru dans unt coupe de lait, et, dans deux jours, vous serez de nouveau sur pied, en mesure de vous mettre en route.

Morgane eut alors, devant son ami retrouvé, un dernier accès de désespoir.

Elle pleura sur Accolon figé à jamais dans son suaire, elle pleura sur Arthur, son frère, devenu son ennemi, sur Viviane assassinée sous ses yeux, reposant pour toujours dans une terre chrétienne, sur Ygerne, sa mère, sur elle-même aussi qui avait déjà connu tant de blessures et de souffrances.

- Pauvre Morgane... ma pauvre petite fille... la plaignit Kevin tout remué, serrant longuement ses mains dans les siennes.

" La dernière fois que je l'ai vu, songea Morgane, abandonnant ses mains glacées à la douce chaleur de celles du barde, je l'ai appelé traître et presque maudit. Et nous voilà aujourd'hui, l'un près de l'autre, unis comme deux vieux amis ! " Non, l'amour n'était pas que passion dévorante vécue dans de br˚lantes étreintes ; l'amour était aussi, et sinon davantage, 301

tendresse, fidélité et désintéressement, face à l'oubli, à l'inconséquence des êtres, à l'usure du temps. Kevin, d'ailleurs, n'avait-il pas été

finalement le seul à s'inquiéter de son sort, le seul à se soucier de son avenir, le seul à affronter la tempête pour venir jusqu'à elle ?

Aussi, cette nuit-là, apaisée, rassérénée, ayant surmonté et vaincu malgré

elle, gr‚ce à lui, le souvenir d'un passé déchirant, décidée cette fois, irrévocablement, à répondre à l'appel d'Avalon, s'endormit-elle d'un sommeil paisible, heureuse de savoir qu'elle foulerait bientôt la seule terre qui comptait encore pour elle ici-bas.

Morgane parle...

" Le corps et l'‚me fragiles, j'ai gardé peu de souvenirs de ce retour vers l'Ile Sacrée. Je me rappelle seulement m'être à peine étonnée lorsque Kevin m'abandonna un peu avant d'atteindre le Lac pour rejoindre Camelot.

" Parvenue seule sur le rivage, au soleil couchant, le ciel br˚lait comme un énorme brasier, dévorant toute la nature de son feu intense. L'eau calme du Lac elle-même n'était qu'une immense flaque de sang, d'o˘ émergea soudain la barge d'Avalon drapée de noir. Sans mot dire, je montai à

l'avant de l'embarcation, et les petits hommes sombres, après m'avoir saluée, se mirent à ramer comme toujours dans le plus grand silence.

" ¿ mon appel, les brouillards se levèrent, et je me sentis à nouveau l'immuable passerelle entre la terre et le ciel. Désormais, j'étais à la place qui était la mienne.

" Niniane m'attendait sur la berge, non comme une étrangère, mais une fille accueillant sa mère, après une très longue absence, les bras grands ouverts. Elle m'emmena vers la maison qui avait été celle de Viviane, s'occupa de moi avec une attention extrême, refusant l'aide de toute servante. Puis elle m'aida à me coucher,

302

m'apporta quelques fruits, me fit boire un peu d'eau du Puits Sacré. Dès lors, je sus que vraiment j'étais de retour chez moi ; je sentis que ma guérison était proche.

" J'ignore combien d'années passèrent exactement ensuite. Une seule chose comptait : j'étais heureuse sur ma terre retrouvée, habitée par une grande paix intérieure qui reléguait loin de moi les émotions trop vives suscitées par les joies ou les chagrins du monde. Aidée par Niniane, parfois par Nimue, je me livrais simplement aux multiples occupations de la vie quotidienne, y trouvant, pour la première fois de ma vie, un plaisir sans partage. Nimue était devenue une mince et blonde jeune fille ; elle était pour moi la fille que je n'avais jamais eue ; je l'aimais tendrement et lui transmettais avec ferveur tout ce que m'avait appris Viviane dans ma jeunesse.

" Pendant ce temps, affluaient de plus en plus à Avalon un grand nombre de chrétiens cherchant à fuir le fanatisme entretenu par l'évêque Patricius.

Certains avaient vu fleurir l'arbre de la Sainte …pine, et adoraient leur dieu en paix, sans chercher à nier la beauté du monde, ou les mystères de la nature, l'aimant telle que le Dieu …temel l'avait créée. De leur bouche j'apprenais enfin quelques vérités sur le Nazaréen, ce fils de charpentier qui n'avait, tout au long de sa vie, cessé de prêcher la tolérance. Je compris alors que ce n'était nullement avec ce Christ-là que je me querellais depuis toujours, mais avec ses adeptes, ses prêtres, qui mettaient insidieusement sur le compte de Dieu leurs idées fausses et leurs mesquineries.

" En fait, j'étais là depuis cinq printemps sans doute, lorsque parvinrent jusqu'à moi les échos du monde extérieur. J'appris d'abord la mort d'Uriens, ce qui ne m'affecta guère car il était, depuis longtemps déjà, mort pour moi dans mon cour. Les hauts faits d'Arthur, les actions d'éclat de ses compagnons, me furent également rapportés sans pour autant entamer ma sérénité et

303

celle de l'île Sacrée. Il me semblait entendre de vieilles histoires, des légendes oubliées, semblables à celles que ma mère, Ygerne, me racontait lorsque j'étais enfant.

" La neige avait depuis longtemps fondu au soleil d'Avalon et le printemps resplendissait de ses couleurs nouvelles, lorsqu'une nuit un grand cri m'obligea à revenir vers des réalités que j'avais cru pouvoir laisser à

jamais derrière moi. "

- La lance... la lance a disparu, le plat et la coupe aussi... On nous a dérobé les Objets Sacrés !

Réveillée en sursaut, Morgane se précipita vers la chambre de Raven :

- que se passe-t-il ? Pourquoi ces cris ? demanda-t-elle à la femme qui dormait devant sa porte.

Ne comprenant manifestement pas les raisons de cette intervention inopinée, la dormeuse ouvrit de grands yeux, l'air interloqué :

- Mais je ne sais pas... je n'ai rien entendu... …branlée, Morgane allait faire demi-tour lorsque, tout à coup, un second cri déchira le silence.

- Ah, cette fois, vous avez entendu ? interrogea-t-elle de nouveau.

Mais la femme se borna derechef à lever vers elle un regard ahuri.

Réalisant alors que l'appel n'était audible que par elle et quelques initiés, elle bouscula sans ménagement la servante et entra dans la chambre.

La vieille prêtresse était assise sur son lit, les cheveux pendant en longues mèches désordonnées de chaque côté de son visage, les yeux hagards.

Tout, dans son attitude, exprimait la terreur, à tel point que Morgane se demanda un instant si elle n'avait pas perdu l'esprit. Puis elle la vit secouer la tête, pousser un long soupir, et tenter de parler. Mais en dépit de ses efforts, Raven, murée dans le silence depuis de longues 304

années, ne parvenait pas à émettre le moindre son. Soudain, enfin, elle parvint à articuler dans un souffle :

- J'ai vu... je l'ai vue, Morgane... la trahison... à l'intérieur même des lieux saints d'Avalon... les Objets Sacrés...

- Reprenez-vous, Raven, tenta de la calmer Morgane, posant sur son front une main apaisante.

- Non..., il faut, je dois parler, reprit Raven d'une voix rauque. Morgane, écoutez le tonnerre... la foudre va frapper... un ouragan terrible va déferler sur Avalon... ¿ sa suite, la terre sombrera dans les ténèbres...

Dehors, le ciel était serein et étoile, sans un nuage, sans un signe précurseur de tempête. Le clair de lune étincelait sur le Lac et les vergers d'Avalon. Raven divaguait-elle ? Avait-elle donc la fièvre ou ne parvenait-elle pas à se libérer d'un cauchemar ?

- Ne craignez rien, Raven, je vais rester près de vous, et, au lever du jour, nous irons ensemble interroger le Puits Sacré pour vérifier votre vision.

Levant péniblement les yeux vers Morgane, Raven, avec tristesse, ébaucha un étrange sourire. Au même moment, un éclair troua brusquement la nuit, suivi au loin d'un roulement de tonnerre.

- Vous voyez bien, Morgane, je ne rêve pas, insista-t-elle d'une voix faible. L'orage approche... j'ai peur !...

Tentant de rassurer la vieille femme, Morgane vint s'allonger à côté d'elle et la prit dans ses bras. Mais comme toutes deux allaient sombrer dans le sommeil, un coup de tonnerre terrifiant claqua au-dessus de leurs têtes, accompagné d'une pluie diluvienne qui s'abattit sur l'île, dans un déchaînement de fin du monde.

- Voyez, écoutez !... cria Raven en tremblant.

- Ce n'est rien, rien qu'un orage... rien qu'un orage, qui va passer, répéta Morgane comme si elle cherchait à se rassurer elle-même.

De fait, la tornade s'apaisa à la fin de la nuit, et lorsque Morgane sortit, au point du jour, le ciel de nouveau était pur et dégagé. Tout semblait neuf et rénové ; la moindre feuille,

305

le plus infime brin d'herbe étincelaient ; la nature entière frémissait sous une lumière irisée. Raven qui l'avait suivie en silence contemplait le spectacle, mais l'épouvante de la nuit était encore inscrite sur son visage.

- Allons d'abord voir Niniane, trancha Morgane l'air résolu. Ensuite nous irons consulter les eaux pour savoir si la Déesse manifeste réellement son courroux à notre égard.

Raven acquiesça sans protester.

- Allez chez Niniane, dit-elle seulement ; moi, je vais chercher Nimue !

Sur l'instant, Morgane faillit s'y opposer, puis elle pensa que si Raven souhaitait la présence de la jeune prêtresse, ce n'était s˚rement pas sans raison. Elle traversa donc le verger jonché des fleurs blanches de pommiers arrachées par la tempête, clouées au sol comme de fragiles papillons aux ailes brisées, et alla chercher Niniane qu'elle éveilla aussitôt. Toutes deux alors se glissèrent, silencieuses comme des ombres, dans la p‚le lumière de l'aube, jusqu'à la pièce d'eau voisine du Puits Sacré.

Raven, voilée, et Nimue aussi fraîche qu'une rosé, étaient déjà là. Jamais, pensa Morgane éblouie, même à l'époque de sa plus éclatante jeunesse, Guenièvre n'a été aussi belle !

- Nimue est vierge, dit alors Raven d'une voix grave ; c'est donc à elle de se pencher'sur l'onde.

Le miroir de l'eau, effleuré à peine par les premiers rayons du soleil, refléta un instant les quatre silhouettes se mouvant discrètement sur ses bords. S'agenouillant, Nimue demanda à voix basse :

- que voulez-vous savoir, mère ?

Comme Raven gardait le silence, Morgane prit la parole :

- Il faut savoir si Avalon a été trahi, et ce qu'il est advenu des Objets Sacrés.

Nimue, retenant sa chevelure d'or à deux mains, se pencha alors sur l'eau, presque à la toucher.

Des oiseaux gazouillaient dans les arbres ; le léger clapotis du filet d'eau s'écoulant du Puits Sacré chantait sur les pierres.

306

Au loin, se profilaient, rassurantes et immuables, les pierres levées sur les versants tranquilles du Tor.

- Je vois une silhouette, mais je ne distingue pas son visage... chuchota Nimue.

Comme l'onde frissonnait, Morgane se pencha à son tour. Une silhouette difforme, marchant avec beaucoup de peine, apparaissait effectivement. Pour elle, sans aucun doute, c'était Kevin ! Le perdant de vue un instant, elle le retrouva presque aussitôt. Oui, il s'emparait des Objets Sacrés, la lance, la coupe, le plat ! Il les dissimulait sous sa cape, puis traversait le Lac, et rejoignait Excalibur resplendissant dans les ténèbres. Ainsi, tous les objets du culte étaient-ils désormais réunis dans ses mains !

- Kevin le barde ? Pourquoi lui ? interrogea Niniane.

- Il m'a dit un jour, reprit Morgane, le visage fermé, qu'Avalon dérivait de plus en plus dans les brouillards. qu'il fallait donc que les Objets Sacrés reviennent dans le monde extérieur pour servir les hommes et les dieux, quels que fussent les noms qu'on voulait leur donner.

- Profanation ! intervint violemment Niniane, profanation ! Car ils seront alors au service d'un seul dieu qui s'acharne à chasser tous les autres.

- Niniane, tu dis vrai. Mais comment empêcher cette abomination ? Kevin a engagé sa foi pour Avalon, et le voici maintenant parjure... Avant de se préoccuper du ch‚timent qu'il mérite, nous devons par tous les moyens possibles récupérer la lance, la coupe et le plat et les rendre à Avalon !

En fait, c'était à elle de reconquérir ces trésors puisqu'ils avaient été

confiés à sa garde. Elle seule en était responsable, car rien de tout cela ne serait arrivé, sans son impardonnable désertion ! Aussi, en un éclair, avait-elle b‚ti son plan : Nimue allait être l'instrument du ch‚timent du traître. Kevin ne l'ayant jamais vue, il importait à la jeune vierge de le frapper au défaut de la cuirasse.

- Nous allons partir pour Camelot, Nimue, et, comme vous êtes la cousine de Guenièvre et la fille de Lancelot, vous n'aurez aucune difficulté à vous faire accepter parmi les sui-307

vantes de la reine. Vous veillerez seulement à ne dire à personne que vous avez reçu l'enseignement d'Avalon. Prétendez, au besoin, que vous êtes chrétienne. Là, vous ferez connaissance de Kevin. Or, cet homme a un point faible : il est persuadé que les femmes le fuient parce qu'il est infirme et laid. Si donc l'une d'entre elles ne témoigne à son égard ni crainte, ni répulsion, il sera prêt pour elle à faire ce qu'elle voudra. C'est pourquoi, Nimue, poursuivit-elle en regardant droit dans les yeux la jeune fille, vous allez séduire Kevin, l'attirer dans vos bras. Puis vous l'ensorcellerez corps et ‚me jusqu'à ce qu'il devienne votre esclave !

- Devrai-je même, s'il le faut, l'entraîner vers la mort ? balbutia Nimue, soumise et terrifiée. Niniane répondit à la place de Morgane :

- Non, il n'est pas nécessaire. Amenez-le seulement ici, à Avalon. Il subira alors le sort que l'on réserve aux renégats !

Morgane connaissait le sens de ces paroles : Kevin serait roué de coups, lapidé puis jeté vivant dans un trou du chêne sacré. Le tronc serait ensuite bouché avec du torchis, et on ne laisserait qu'un minuscule orifice pour lui permettre tout juste de respirer, retardant ainsi sa mort le plus longtemps possible...

C'est alors que s'éleva de nouveau le voix de Raven, hésitante, tremblante, remplie d'effroi et de chagrin, comme celle des branches mortes, certaines nuits d'hiver, sous la bise glacée :

- Morgane, Morgane, répéta-t-elle, moi aussi je viendrai avec vous à

Camelot.

Tard dans la nuit, les trois prêtresses quittèrent Avalon par les chemins secrets, puis se séparèrent. Nimue partit pour Camelot en litière par la route habituelle, tandis que Morgane et Raven, revêtues de haillons, se dirigèrent à pied vers le ch‚teau en empruntant des chemins de traverse, frappant comme deux pauvresses aux portes des fermes pour mendier nourriture et gîte. Au cours de la dernière nuit du voyage, Raven, qui n'avait pas desserré les dents depuis le départ, ouvrit enfin la bouche :

- Morgane, murmura-t-elle, demain est jour de P‚ques. Il nous faut donc être à Camelot dans la matinée !

Ne prenant pas la peine d'essayer de connaître la raison de ce souhait, sachant que Raven ne la lui livrerait pas, Morgane se contenta de répondre :

- C'est bon ! Nous nous mettrons en route avant le lever du soleil : d'ici, il ne faut guère plus de trois heures pour atteindre notre but.

Dans l'agitation et le va-et-vient qui régnaient ce jour-là au ch‚teau, personne ne prêta la moindre attention aux deux

311

paysannes, lorsqu'elles franchirent comme prévu ses hautes portes un peu avant midi. Mais, autant Morgane avait l'habitude de la foule, autant Raven, qui n'avait jamais quitté Ava-lon, semblait inquiète et mal à

l'aise, dissimulant craintivement son visage sous son ch‚le en loques.

- Pauvre vieille ! s'apitoya même un manant conduisant ses bestiaux, en la voyant bousculée par la cohue.

- Hélas, renchérit Morgane, ma sour est sourde et aveugle !

- Ne restez donc pas là et allez plutôt dans les offices du ch‚teau, lança l'homme. Aujourd'hui, le roi offre le boire et le manger à tous les pauvres !

Le remerciant du renseignement, Morgane, fendant la foule attirée par l'odeur des viandes grillées et des sauces, entraîna Raven en direction de la grande salle, en prenant soin de se dissimuler dans un recoin fort sombre, d'o˘ elles pourraient observer sans être remarquées. Concentrant alors son attention sur l'autre extrémité de l'immense pièce, là o˘ se trouvait la Table Ronde, elle remarqua que tous les sièges portaient un nom, et qu'un dais avait été dressé au-dessus de ceux du roi et de la reine. quant aux murs, ils étaient tapissés d'innombrables bannières, trophées de guerre d'Arthur et de ses compagnons, taches vives et colorées donnant un air de fête et de gaieté à l'ensemble du décor.

Mais déjà les trompettes sonnaient et les portes s'ouvraient toutes larges pour livrer passage au roi et à la reine, suivis d'un long cortège de dames et de seigneurs en tenue d'apparat.

- Comme c'est beau ! s'extasia une paysanne à côté de Morgane. Et dire que tout à l'heure, après la messe, nous allons pouvoir manger et boire tout notre saoul !

- Comment, après la messe ? s'étonna Morgane. N'a-t-elle pas été célébrée ce matin dans la chapelle ?

- Non, répondit la commère, il paraît que la chapelle du ch‚teau est devenue trop petite pour contenir la nombreuse assistance les jours de fête. D'ailleurs, regardez ! Voilà l'évêque Patricius qui s'avance avec ses prêtres ! Ils portent des objets en or ! quelle merveille !

- Levez-vous et approchez-vous tous ! clama au même ins-312

tant le prélat en ouvrant largement les bras. Aujourd'hui, mes frères, l'ordre ancien va faire place à l'ordre nouveau. Le Christ, enfin, a triomphé des anciens dieux, des faux prophètes... Je suis la Voie, la Vérité et la Vie, a dit le Seigneur à l'humanité. Il a dit également : il n'existe pas d'autre nom que celui de mon Père par lequel vous puissiez être sauvés. C'est pourquoi, tous ceux qui s'inclinaient jusqu'ici devant les faux dieux, s'agenouilleront-ils désormais devant le Christ, et se mettront-ils tout entiers sous sa protection.

Morgane comprit brusquement alors quel était le dessein de l'évêque : il allait utiliser les Objets Sacrés de la Déesse pour dire sa messe et aider ainsi leur propre Dieu à se manifester ! Patricius déjà élevait en effet la coupe en marmonnant une prière que reprenaient en chour tous les prêtres alignés derrière lui, et de nombreux fidèles agenouillés dans la salle.

Alors, n'y tenant plus, Morgane se leva et, malgré les efforts de Raven pour la retenir, malgré les regards stupéfaits qui se tournaient vers elle, malgré les murmures et les exclamations, elle s'avança vers Patricius, transfigurée, n'ayant plus son apparence humaine, consciente d'être, en cet instant, hautement investie des pouvoirs et de l'autorité de la Déesse.

Arrivée près de lui, près de la longue table blanche dressée en guise d'autel, d'un geste décidé et souverain, elle arracha la coupe de ses mains. Puis, l'évêque n'ayant manifesté aucune résistance, elle l'éleva lentement à son tour. La coupe brillait d'un éclat insoutenable et Morgane la sentait battre entre ses doigts comme un cour vivant. Au même instant, un souffle puissant s'engouffra dans la salle et mille harpes invisibles entonnèrent à la fois un hymne vibrant et sublime. Portée pai ces accents et ce courant divin, Morgane se dirigea vers Patricius, qui tomba à genoux devant elle, et tandis qu'elle approchait la coupe de ses lèvres, elle lui dit : - Buvez !...

Et il but ! Il but longuement, puis se laissa tomber à terre comme s'il ne pouvait supporter la présence surnaturelle qui rayonnait dans tous les cours. Apparemment indifférente à ces transports, impassible, Morgane s'avançait désormais vers les

313

J^J-StJ XJXV Ly./rJ.X>4U JLJ JLJL Y 2 J.J_/V7X Y

premiers rangs de l'assistance, portant la coupe à bout de bras, à moins que ce ne fut la coupe elle-même qui se déplaç‚t seule, entraînant irrésistiblement derrière elle la prêtresse.

Arthur, lui-même, s'était agenouillé et recevait, dans le plus grand recueillement, la substance sacrée. ¿ ses côtés, Gue-niêvre faisait de même, et approchait ses lèvres de la coupe en tremblant. Jamais elle n'avait ressenti si grande joie et priait de toute son ‚me pour que même allégresse fut offerte à celui qu'elle aimait. ¿ l'instant o˘ elle ouvrit les yeux, la Vierge Marie, car c'était la mère du Christ qu'elle voyait, se dirigeait justement vers Lancelot.

- Est-ce vous, Mère, ou suis-je le jouet d'une hallucination ? bredouilla-t-il, sous l'effet d'une extase véritable, alors que Morgane penchait la coupe vers sa bouche entrouverte.

Oui, elle était leur mère à tous, sans exception. En ces minutes, la Déesse agissait à travers elle ; des ailes innombrables semblaient palpiter dans l'atmosphère ; un parfum suave et inconnu envahissait toute la salle. Le calice, diraient plus tard certains, était devenu invisible ; pour d'autres, il brillait au contraire d'un éclat aveuglant. Tous, en tout cas, d'une extrémité à l'autre de l'immense salle, avaient vu leur assiette se remplir soudain des mets les plus exquis comme ils n'en avaient jamais pu soupçonner l'existence. Tant et si bien que Morgane, plus tard? en vint à

se persuader réellement qu'elle avait été ce jour-là, sur la terre, la messagère et l'instrument suprême de la Mère …ternelle.

Toujours est-il que de tous ceux qui se pressaient dans la grande salle de Camelot, seule Nimue avait reconnu Morgane, et la contemplait avec un étonnement proche de l'ébahisse-ment.

- Vous aussi, mon enfant, buvez ! murmura la prêtresse en arrivant à elle, se sentant animée par une force magique, insufflée, elle en était certaine, par Raven blottie toujours dans son coin. Oui, c'était Raven qui la poussait, qui la faisait agir, qui faisait circuler dans son corps un flot inépuisable d'énergies renouvelé sans cesse.

Tous, les uns après les autres, s'agenouillaient à son passage : 314

Mordred, très p‚le, Gareth, Gauvain, Lucan, Bedivaire, Palo-midès, CaÔ...

tous, tous les vieux compagnons, tous ceux qu'elle connaissait ou n'avait jamais vus. Tous, morts et vivants, qui jadis s'étaient assis autour de la Table Ronde et puis l'avaient quittée : Ectorius, Loth, mort à Mont-Badon, le jeune Drustan, tué par Marcus dans un accès de jalousie, Lionel, Bohort, Balin et Balan réunis au royaume des ombres - tous ceux d'hier et d'aujourd'hui, réunis autour d'Arthur en cet intermède divin, hors du temps et de l'espace.

Le dernier avant Morgane, Kevin, à genoux lui aussi, porta la coupe à ses lèvres puis la passa enfin à la prêtresse, qui, à son tour, accomplit elle-

même le geste solennel. La boucle étant bouclée, Morgane revint donc lentement vers l'autel, y déposa la coupe sacrée, o˘ elle étincela comme une étoile.

Maintenant... maintenant elle avait un impérieux besoin de Raven, de sa présence, de son énergie depuis si longtemps accumulée, de toute sa force occulte : il fallait, en effet, que se manifeste la Grande et Toute-Puissante Magie ! Point n'était besoin de rejeter Camelot hors de ce monde ; il s'agissait seulement de lui arracher à jamais la coupe, le plat et la lance et de les mettre en s˚reté à Avalon, de sorte que, jamais plus, aucune main humaine ne puisse les profaner.

Tout se passa alors très vite. Morgane se sentit soudain portée par les mains de Raven et par d'innombrables bras qui venaient à son aide ; la pièce parut le jouet d'une tornade venue d'un autre monde, et un flot de lumière aveuglante inonda l'assemblée. Si bien que lorsque les visages éblouis se relevèrent, l'autel était nu et entièrement vide.

- Dieu nous a visités, murmura l'évêque Patricius blafard, et les objets du culte ont disparu !

- Oui, o˘ sont la lance, le plat et la coupe ? hurla à son tour Gauvain en sautant sur ses pieds. Ils étaient encore là à l'instant ! On nous les a volés ! Il faut les retrouver, les rapporter quoi qu'il advienne à la cour ! Notre quête durera s'il le faut plus d'un an et un jour, tout le temps qu'il faudra pour affronter l'inconnu et comprendre...

- Douze mois, Gauvain ? lança Galaad, tout enflammé.

315

Moi, je consacrerai ma vie entière à cette quête. Oui, ma vie entière pour retrouver le Graal, le voir de mes yeux, le toucher de mes mains !

Arthur voulut alors prendre la parole, mais une telle fièvre avait saisi ses compagnons qu'il renonça aussitôt à son intervention. Pour lui, cette quête soudain si nécessaire pour vérifier leur foi et leur courage était la bienvenue. Elle allait les unir de nouveau dans l'ancienne ferveur, galvaniser leurs forces et leurs espoirs comme autrefois dans les grandes batailles. Bientôt, ils se retrouveraient seuls face à leur destin, seuls pour leur propre combat. Oui, ses fidèles compagnons de la Table Ronde allaient s'élancer cette fois unis dans une même quête qui les éparpillerait pourtant aux quatre coins du monde.

Mordred venait de se lever, mais Morgane n'eut pas le temps de lui prêter attention car Raven venait de s'effondrer. Allongée sur le sol, totalement inerte, la vie l'avait quittée. Le poids sur ses épaules de la Grande Magie avait eu raison d'elle. Elle avait assisté Morgane de toute son énergie jusqu'au départ du Graal, puis l'‚me en paix, elle s'en était allée, s'abandonnant sans résistance à Vieille-Femme-la-Mort.

" Je l'ai tuée, sanglota Morgane éperdue. Je l'ai tuée elle aussi, et elle était la seule à n'avoir jamais fait sur terre le moindre mal autour d'elle... Il ne me reste plus personne à aimer maintenant, plus personne...

"

Relevant la tête, Morgane vit alors Nimue quitter sa place, s'approcher de Kevin, lui poser une main sur le bras avec un regard tendre, entamer avec lui un bref aparté. Autour d'elle, chacun commentait émerveillé

l'incroyable festin auquel il venait de participer. Comme Arthur justement se dirigeait vers eux, souriant, détendu, bavardant familièrement avec ceux qui l'approchaient, adressant aux plus humbles quelques mots bienveillants, quelqu'un vint lui apprendre qu'une vieille femme venait de rendre l'‚me à

quelques pas de lui, sans doute d'émotion.

Venant lui-même se pencher sur la morte, il s'adressa alors à Morgane, vêtue à nouveau de haillons, courbée en pleurs au-dessus du cadavre : 316

- Ma pauvre femme, c'est grande pitié que le malheur vous ait frappée en cette grande et joyeuse occasion. Dieu, sans doute, a voulu la rappeler à

Lui à un moment béni, et l'a certainement conduite entre les mains des anges ! Désirez-vous que nous l'enterrions ici, et que dès à présent on emmène son corps sous le porche de l'église ?

- Non ! répondit vivement Morgane, levant les yeux sur lui.

Impénétrables, leurs regards se croisèrent. Arthur l'avait-il reconnue ?

Elle ne le sut jamais, car il ajouta simplement :

- Peut-être alors préférez-vous la ramener chez elle ? Demandez donc à mes sergents qu'on vous prête un cheval qui portera le corps. Vous n'aurez qu'à

leur montrer ceci de ma part !

Tendant un anneau à Morgane, il eut pour elle un dernier geste de compassion et s'éloigna paisiblement en se mêlant à la foule. Aidée par quelques femmes, Morgane transporta au-dehors le corps de Raven et obtint facilement la monture proposée par le roi. Il ne restait donc plus qu'à

retourner à Avalon : sa mission à Camelot était terminée. Mais, cette fois, elle savait qu'elle n'y reviendrait plus.

Pendant ce temps, l'agitation avait atteint son comble dans la grande salle de Camelot. Chacun parlait, questionnait, s'étonnait. L'un avait vu un ange, l'autre une jeune fille éblouissante, un autre encore une lumière divine, insupportable aux yeux humains, tous s'accordant pour dire qu'ils ressentaient, depuis l'événement, une joie profonde et une grande paix intérieure.

- Oui, je le dis, s'exclama Pratricius qui avait maintenant retrouvé ses esprits, oui, je le proclame, Dieu est venu parmi nous ! Nous avons approché la table du Seigneur, nous avons bu à la coupe même o˘ le Christ a bu la veille de sa Passion. Nos lèvres ont touché le Saint-Graal !

Mais Gueniêvre, en dépit de sa piété et de l'exaltation qu'elle 317

ressentait comme tout son entourage, n'avait d'yeux que pour Lancelot.

- Ainsi, allez-vous nous quitter ? lui dit-elle, le voyant faire ses adieux à Arthur. Cette quête est-elle donc si indispensable à l'approfondissement de votre foi ?

Lancelot hésita, chercha ses mots, entrouvrit les lèvres, et enfin murmura comme s'il ne s'adressait qu'à elle :

- J'ai cru longtemps que la foi en Dieu n'était qu'une invention des prêtres pour nous asservir à leurs croyances, mais maintenant, j'ai vu et je veux croire. Une telle vision ne peut venir que du Christ en personne ou alors du Malin !...

- Non, elle vient de Dieu, Lancelot, soyez-en assuré !

- Ainsi., vous aussi, ma Reine, vous avez vu ? Désormais s'efface en nous la crainte de rester plongés éternellement dans les ténèbres, celle de ne jamais savoir. Oui, nous allons connaître cette grande lumière, celle que recherchent tous les hommes depuis l'aube des temps ! Le son d'une cloche immense m'appelle. Elle vient de très loin, et me dit : " Suis-moi ! " La vérité est là, j'en suis certain, au-delà de mon entendement. Gueniêvre, je dois partir trouver, déchirer le voile qui la dissimule encore à mes regards !

Gueniêvre se tut. que pouvait-elle répondre ? Pouvait-elle l'empêcher de partir, l'empêcher de trouver sa vérité ? N'aurait-elle pas, elle-même, consacré sa vie à une telle quête si elle en avait ressenti l'impérieux besoin ?

- Allez, mon bien-aimé ! Puisqu'il le faut, partez ! que Dieu vous tienne en sa sainte protection, qu'il vous aide à trouver la vérité... votre vérité...

- que Dieu vous garde aussi, ma Reine. Et il ajouta d'une voix imperceptible : " Je sais maintenant que, gr‚ce à Lui, nous serons l'un et l'autre de nouveau réunis un jour ".

Alors, il se tourna vers Arthur, lui dit quelques mots à voix basse, et tous deux s'embrassèrent avec la fougueuse impétuosité de leur jeunesse.

Au même instant, tous les compagnons se levèrent. Ils saluèrent Gueniêvre puis Arthur, et s'éloignèrent les uns après les autres. Tous, à l'exception de CaÔ, trop mal en point pour

318

risquer l'aventure, et de Mordred, qui attendit que la salle soit presque vide pour s'adresser à Arthur :

- Seigneur Arthur, dit-il alors, je vous demande la faveur de ne point participer à cette quête. Tous vos chevaliers partent ; l'un d'eux doit rester avec vous.

- qu'il en soit ainsi, mon fils, puisque vous le souhaitez ! acquiesça Arthur en souriant, et que Dieu nous assiste tant que mes fidèles compagnons chevaucheront de par le monde. que le Seigneur aussi accorde son salut à ceux qui ne reviendront pas !

Pour la première fois, pensa Gueniêvre, Arthur vient d'appeler Mordred "

mon fils " et tient ses deux mains dans les siennes. Mais l'arrivée de Kevin, traînant péniblement sa harpe, interrompit ses réflexions :

- Mon cher Kevin ! s'exclama-t-elle, comme prise soudain d'une indéfectible amitié pour le barde, quelqu'un ne peut-il vous aider à porter votre harpe ?

- Ne vous inquiétez pas pour lui, Gueniêvre ! répondit gaiement le roi.

Regardez Nimue ! Elle est déjà à ses côtés !

Nimue, en effet, avait rejoint le barde. La voyant si aimante, si attentionnée pour lui, Gueniêvre ne put s'empêcher de songer à la vieille légende de la jeune fille aux cheveux d'or amoureuse d'une bête sauvage, apprivoisant avec gr‚ce et ingénuité la laideur et la difformité...

Enjouée et primesautiêre, prévenante en toutes occasions, Nimue n'avait pas tardé à prendre dans le cour de la reine la place de l'enfant que celle-ci n'avait jamais eu. Pressée de questions, elle avait cependant avoué à

Gueniêvre ses années d'enfance passées à Avalon, mais lui avait habilement laissé entendre qu'elle avait définitivement abandonné la religion des Druides pour celle du Christ. La voyant d'ailleurs si appliquée à écouter l'enseignement des prêtres, Gueniêvre n'avait pu lui en tenir rigueur et toutes deux passaient désormais de longues heures à évoquer les …vangiles et la vie des saints, tout en brodant des linges d'église.

Un après-midi, dans la salle des femmes, Nimue, levant les yeux de son ouvrage, demanda à la reine :

- Puis-je aller rejoindre Kevin, ma Dame ? Il m'a promis de me trouver une harpe, et de m'apprendre à en jouer.

Guenièvre n'appréciait guère de voir la jeune fille en compagnie du barde, mais, sachant qu'elle aimait passionnément la musique et la poésie, elle n'eut pas le courage de lui opposer un refus :

323

1-iXXf JLUVLS.ltM.LiO Lf

rr

- Allez, lui dit-elle à regret, mais revenez-moi vite !

A peine Nimue s'était-elle levée, que le barde justement pénétrait dans la salle, s'appuyant avec difficulté sur deux b‚tons, un homme derrière lui, portant sa harpe. Il s'inclina devant la reine et accepta avec reconnaissance le tabouret que Nimue approchait à son intention. L'ayant aidé à prendre place, Nimue sentit, à travers la laine fine de sa robe, la maigreur de son corps et fut sur le point de se laisser aller à la compassion. Mais elle se reprit rapidement, consciente de sa mission et de son serment. Kevin avait trahi la cause d'Avalon, et elle avait été

désignée pour être l'instrument de son ch‚timent. La confiance que Morgane et Raven avaient placée en elle devait être en tout point honorée.

- Seigneur Kevin, demanda-t-elle d'un air suave, nous feriez-vous la joie de jouer quelque chose ?

Kevin nç se fit pas prier. Il prit son instrument et commença une ballade, les yeux fixés sur la jeune fille qui s'était assise à ses pieds, ne détachant pas un instant son regard de sa silhouette tout le temps que dura le morceau. La dernière note envolée, d'une voix chargée d'émotion, il dit à Nimue :

- Gente damoiselle, si vous le voulez bien, acceptez cette harpe. Elle est à vous ! Je l'ai fabriquée de mes mains dans ma jeunesse. Sa musicalité est remarquable, sa pureté aussi, et elle m'est particulièrement chère. Je vous l'offre, de tout mon cour.

Nimue se récria d'abord, prétextant qu'elle ne pouvait accepter un si précieux cadeau. Puis elle se confondit en remerciements, se disant au fond d'elle-même que ce présent venait à point nommé servir ses desseins. Cet objet, en effet, si intimement lié au barde, façonné, choyé, caressé de ses mains, allait l'aider puissamment dans sa t‚che. Sans le savoir, en lui offrant l'instrument même de sa passion, de son talent, de ses rêves intimes, Kevin ne venait-il pas de lui offrir une partie de lui-même, de lui livrer à la fois et son corps et son ‚me ?

Nimue prit la harpe, l'effleura du bout des doigts. Elle était petite, un peu grossièrement taillée, mais son bois avait acquis, sous la main de l'artiste, une douceur sans pareille, une patine tout à fait émouvante. A son tour, elle fit vibrer quelques cordes, en proie aux sentiments les plus contradictoires. N'allait-elle pas entraîner dans un piège mortel un homme généreux, le plus grand musicien de la Grande Bretagne ? Heureusement, pour elle, l'heure n'était pas encore venue d'accomplir la terrible mission. La lune était croissante, et elle devait attendre pour agir l'époque o˘ elle se voilerait. Alors la lune serait pleine, et il la désirerait. Néanmoins, le lien qu'elle avait commencé à

tisser entre eux deux était une arme à double tranchant, et elle aussi risquait de le désirer ardemment. Il fallait donc éviter à tout prix que la toile des sortilèges n'agisse également sur elle. Mais, le pourrait-elle seulement ? Tout enchantement, elle le savait, impliquait une demande et une réponse, et il était vraisemblable que la passion et le désir avaient déjà pris malgré elle possession de son corps et de son ‚me.

- Nimue, mon enfant, vous rêvez ? s'exclama soudain la reine, la taquinant d'un rire allègre. Maintenant que vous tenez cette harpe entre vos mains, jouez-nous quelque chose et chantez !

- Oui, je vous en prie, insista le barde. Votre voix est si douce et vos doigts si légers, que nous serons bientôt tous les trois sous le charme.

Ces mots firent frissonner Nimue : qui, en définitive, serait donc l'enchanteur, qui serait enchanté ? La Déesse le savait-elle elle-même ? Ne pouvant cependant se dérober, elle posa les doigts sur les cordes et se mit à chanter une vieille complainte, une complainte des brumes et de la mer, qui parlait d'un pêcheur attendu sur la grève, qu'on ne revoyait pas...

Lorsqu'elle eut terminé, Nimue fit une révérence devant le barde qui, tout remué, la félicita avec ferveur pour la justesse et la délicatesse de son interprétation.

- Vous me faites trop d'honneur, seigneur Kevin, et avez beaucoup trop d'indulgence, répondit Nimue. J'espère en tout cas que cette belle harpe que vous venez de me donner ne

324

325

XE5TB.Kmn.e3

nous privera pas de la joie de vous entendre le plus souvent possible.

- Non, il n'en sera rien, je vous le jure, protesta Kevin avec vivacité. Je serai toujours tellement heureux de jouer pour vous... et pour la reine.

C'était un cri du cour si sincère que la jeune fille sentit sa gorge se serrer. Tous deux échangèrent un long regard, avec une émotion partagée, puis le barde se leva péniblement, s'inclina devant la reine et s'éloigna sans ajouter un mot.

L'intensité du regard de Kevin, la douceur et la profondeur de sa voix avaient bouleversé Nimue. " Ainsi me voilà dans les rets de l'amour, songea-t-elle, me voici prisonnière du piège que j'ai moi-même tendu, victime d'un sortilège soigneusement élaboré ! " Déjà, elle ne pouvait le nier, elle ne ressentait plus la moindre aversion pour ce corps tordu et malade, ne voyant plus que la force divine qui l'habitait... Si, par lune favorable, elle se donnait à lui, ils connaîtraient ensemble, c'était certain, la sublime félicité de communier avec les forces de la nature, irrésistibles forces décrites par les Anciens. Pourraient-ils alors se confier mutuellement leur tourment et échapper ensemble à la magie d'Avalon ? Pourraient-ils même lier à jamais leurs destins ? Cènes on jaserait à la cour de voir une toute jeune fille livrée à un homme considéré par beaucoup comme un monstre, mais, une fois. "encore, leur passion commune ne pourrait-elle triompher ? Le barde ne pourrait sans doute jamais plus retourner dans l'Ile Sacrée, mais il aurait sa place parmi les conseillers d'Arthur et comme chantre de Camelot. Ainsi connaîtrait-elle enfin le bonheur, pourrait-elle mettre aussi un enfant au monde : un fils non pas laid et difforme comme Kevin, mais un fils beau comme le jour...

Un bruit de porte se fermant doucement ramena Nimue à la réalité. Toute à

son rêve, alanguie sur son siège, elle n'avait pas entendu Guenièvre se lever et sortir comme si elle voulait la laisser reposer. Elle était folle... oui, complètement folle ! Elle devait se reprendre, mettre un terme à ses divagations, car il n'y aurait pas, il n'y aurait jamais de mariage avec Kevin : elle était là uniquement pour obéir à la Déesse, pour 326

lui servir d'intermédiaire, pour aider le peuple d'Avalon dans l'ouvre immense qu'il avait entreprise, à laquelle elle était depuis toujours prédestinée. Elle n'avait pour l'instant qu'à attendre patiemment le moment propice en surmontant ses faiblesses. Elle devait utiliser toute son énergie à renforcer le lien tissé entre Kevin et elle, sans qu'il sache jamais de quelle mission elle avait été chargée, ni que, pour la mener à

bien, elle avait à sa disposition tous les secrets de la magie noire des Anciens...

Il ne devait surtout pas savoir qu'elle connaissait les deux faces de la lune : celle au cours de laquelle on pouvait se livrer à l'amour, et celle o˘ il fallait le refuser. Elle devait si insidieusement investir l'‚me du barde qu'il ne pourrait jamais la questionner sur son comportement bien qu'il conn˚t, lui aussi, tous les secrets du monde invisible. Il ne fallait pas oublier que lui aussi avait la possibilité de lire dans son ‚me, mais il devait néanmoins ne jamais savoir qu'elle venait d'Avalon. Il lui fallait le rendre fou d'amour au point d'éteindre en lui toute lueur de sagesse, de prudence même. Elle, en retour, ne devait rien donner d'elle-même, tout juste un peu d'amitié, pour adoucir et endormir ses vieilles blessures.

Donc, pour ne pas risquer de céder à l'attrait que le barde exerçait de plus en plus sur elle, Nimue resta cloîtrée dans sa chambre durant toute la période de la pleine lune, prétextant qu'elle était malade. Et c'est en veillant à rester sur ses gardes, qu'elle reparut devant lui quand l'astre commença à décroître. Dès lors, jour après jour, telle une araignée besogneuse, elle s'ingénia à renforcer sa toile : un effleurement de la main pouvant passer pour une caresse retenue, un clin d'oil complice, un début de baiser, un semblant d'abandon... Elle s'offrait puis se refusait, faisait semblant de se donner puis s'effarouchait subitement devant des bras tendus, tremblants d'amour et de désir.

- Mon cour, mon tendre oiseau, suppliait-il, pardonnez ma maladresse et ma brusquerie... Je vous aime tant, Nimue ! Je suis un homme comme les autres, un homme de chair et de sang !

327

- Pardonnez-moi, Kevin, répliquait-elle d'un même ton, je ne veux pas vous faire souffrir ! J'ai toute confiance en vous, mais parfois, vous me faites un peu peur !...

Oui, elle avait peur, peur d'elle et de lui, de leurs mains qui se cherchaient, de leurs bouches, de leurs regards qui se fuyaient et s'attiraient. Elle ressentait aussi une sorte de pitié et de mépris face à

sa vulnérabilité que la passion rendait chaque jour plus grande. Morgane ne s'était pas trompée : c'était bien là le signe, la brèche dans la muraille de la forteresse. Il était temps désormais de s'infiltrer dans ses derniers retranchements, d'investir la citadelle, de la réduire définitivement.

- Bien s˚r, Kevin, vous pouvez m'embrasser, reprenait-elle, mais pas maintenant, pas ici... quelqu'un peut arriver... que dirait la reine si elle venait à nous surprendre ?

- Oh ! Nimue ! Je vous aime tant, je ne peux plus vivre sans vous ! N'avez-vous donc pas pitié de moi ? Dites-moi au moins que vous m'aimez... dites-moi un mot, un seul !

Ses mains tremblaient, et la jeune fille redoutait de plus en plus son regard, son souffle court, les flambées de désir qui l'embrasaient sans cesse...

- Je vous aime, Kevin, répétait-elle, je vous aime, vous le savez !

- Dites-le moi encore,,.Nimue... Vous êtes si jeune et moi si vieux, vous êtes si belle et moi si laid ! Je n'ose croire à mon bonheur ! Dites-moi que je ne rêve pas !

- Non, Kevin, vous ne rêvez pas, je vous aime plus que tout au monde.

- Mais alors, quand serez-vous à moi ? Dites-le moi, Nimue, je vous en supplie ! quand accepterez-vous de partager ma couche ?

- Kevin ! Vous semblez oublier que je suis une jeune fille. que je dors avec quatre suivantes de la reine ! Il m'est impossible de quitter ma chambre pendant la nuit, de même que les gardes arrêteraient tout homme tentant de nous rejoindre !

- Oui, vous avez raison, mon pauvre amour, je ne veux 328

attirer sur vous ni honte ni calomnie ! continuait-il avec ardeur en lui baisant les mains.

Un soir enfin, elle laissa aller sa tête sur son épaule et lui, fou de bonheur et de désir, comprenant que Nimue était sur le point cette fois de céder, commença à lui caresser les cheveux, les épaules puis les seins, sans rencontrer de grandes résistances. Bien au contraire, plus ses mains se faisaient audacieuses, plus elle s'abandonnait, plus elle semblait s'offrir au déchaînement de sa convoitise.

- Il fait beau et chaud, reprit-il en haletant, nous pourrions nous retrouver tout à l'heure dehors sous les arbres avant l'heure du coucher de la reine.

- Avec vous je suis prête à aller n'importe o˘, chuchota-t-elle à son oreille en se blottissant contre lui.

- Oh, mon amour ! Alors... vous voulez bien... ce soir ?...

- Non, pas ce soir, la lune est encore trop brillante, on risquerait de nous voir. Patience ! Attendons quelques jours que sa clarté s'estompe...

Nimue comprit trop tard qu'en parlant de la lune elle venait de s'aventurer sur un terrain dangereux. Mais le barde, trop enfiévré, ne sembla même pas y prêter attention.

- Mon amour... mon amour... Pentendit-elle balbutier avec soulagement, le visage enfoui entre ses seins, ce sera comme vous voulez... par lune claire ou quand la lune se voilera.

- Me jurez-vous qu'ensuite nous partirons ensemble loin de Camelot, pour que personne ne nous montre du doigt ?

- Je vous le jure... oui, nous partirons loin, tous les deux, o˘ vous voudrez, n'importe o˘, s'exclama-t-il avec transport, le corps tremblant d'impatience contenue.

- Dans trois jours, aussitôt le soleil couché, lui souffla-t-elle, se dégageant doucement de son étreinte, je serai à vous...

Pour ne pas risquer d'abréger ce délai, Nimue, évitant toute rencontre avec Kevin, se terra dès lors dans sa chambre, passant le plus clair de son temps à jouer de la harpe et à méditer. Elle avait d'ailleurs tellement h

‚te de voir ce cauchemar prendre fin, que le dernier après-midi lui parut interminable.

329

Enfin, le soleil ayant décliné et l'horizon s'étant teinté de pourpre, Nimue procéda à des ablutions prolongées, se parfuma le corps et descendit rejoindre Gueniêvre pour le repas du soir, prête à accomplir la mission dont elle avait été chargée au nom de la Déesse. Cette nuit, elle allait donc aimer et être aimée, mais elle allait aussi tromper jusqu'à la mort un amant aveuglé. Le gué était passé, elle ne pouvait plus revenir en arrière.

A la fin du repas, elle trouva un prétexte pour sortir un instant malgré

l'heure avancée : il lui fallait cueillir quelques herbes pour soulager un mal de dents tenace, ce dont personne ne s'étonna. Elle se drapa donc dans sa cape la plus ample, la plus sombre aussi, dissimula dans une poche de sa jupe le petit couteau en forme de faucille précieusement gardé depuis sa venue d'Avalon, et s'enfonça dans la nuit.

L'angoisse au cour, elle s'avança à pas comptés dans les ténèbres mais fut bientôt rassurée d'entendre la voix de Kevin non loin d'elle :

- Par ici, Nimue, je suis là. Venez !...

Dès cet instant, elle s'abandonna tout entière à la volonté du destin. Elle n'avait plus qu'à le suivre docilement, consciente de l'immensité de sa trahison. Mais lui restait-il seulement un choix, condamnée à trahir soit le barde, soit la Dame d'Avalon ?

Tous deux alors, ombres dans l'ombre de la nuit sans lune, s'éloignèrent en silence de la forteresse. Au fond du Puits Sacré et sous la grande vo˚te était depuis toujours inscrite leur destinée. Ils traversèrent une étendue marécageuse, sèche à cette époque de l'année, s'engagèrent en évitant des branches sous les feuillages d'un bosquet.

- J'ai caché deux chevaux près d'ici, souffla le barde, attirant à lui la jeune fille.

Au contact de son corps, Nimue sentit monter en elle une fièvre inconnue et intense. Lui aussi, tout son être en proie à une dévorante flamme, semblait br˚ler. Ses mains tremblaient d'ailleurs si fort que lorsqu'il voulut lui enlever sa cape, elle dut l'aider, ainsi qu'à dégrafer sa robe...

330

- C'est une chance qu'il fasse si noir, marmonna-t-il avec une ironie amêre, ainsi vous n'aurez pas à supporter la vue de mes imperfections.

- Rien ne peut désormais faire obstacle à notre amour, Kevin, répondit-elle en l'attirant contre elle sur le sol.

Ils étaient maintenant allongés, nus l'un et l'autre dans l'herbe, Nimue, les yeux fermés, livrée sans retenue aux étreintes du barde, lui, emporté

dans un torrent de feu, les nerfs à vif, implorant, suppliant, à bout de souffle. Cet homme était à elle, corps et ‚me, mais il fallait encore l'entraîner davantage vers l'abîme, le perdre à tout jamais dans un val sans retour.

- Je vous veux, je vous aime, je vous attends, gémit-elle, devinant qu'il hésitait à la pénétrer.

Au-dessus d'eux, le ciel était tout noir, aussi noir que son cour et sa conscience.

- Venez, répéta-t-elle, venez en moi et jurez que vous êtes à moi pour toujours ! bredouilla-t-elle les yeux embués de larmes.

- Je... le jure...

- Jurez... jurez que vous n'aimerez jamais une autre femme !

- Je le jure... sur mon ‚me !

- Ah, Kevin ! Jurez encore, jurez que vous êtes tout à moi !

- Je suis à vous, je vous le jure !

Dès qu'il eut prononcé ces paroles, affolé de désir, cherchant frénétiquement le plaisir pour lui prouver l'intensité de son amour, il se perdit en elle comme s'il voulait la transpercer, la clouer au sol. Alors Nimue sentit tout au fond de son corps la sève précieuse se mélanger au sang de sa virginité.

Mais, comme elle voulait le serrer plus fort encore dans ses bras, elle le sentit soudain s'arracher à elle, le vit se relever comme un démon, pousser un véritable hurlement de terreur, la regarder enfin avec des yeux de fou.

Plus rapide que l'éclair déchirant la nuée il venait de comprendre la signification de la formule magique qu'il avait, à sa demande religieusement répétée à trois reprises. Il avait juré, trois fois juré !

Il savait donc maintenant qu'il était inexorablement lié à elle, que 331

personne, qu'aucune force au monde ne pourrait l'empêcher d'être définitivement enchaîné à ses pas, contraint de la suivre partout o˘ elle déciderait de l'entraîner. Il était à présent irrémédiablement ensorcelé, il l'avait aimée et elle l'avait trahi !

Kevin poussa encore un long cri de détresse, leva les bras au ciel comme pour prendre la lune à témoin.

- Dépêchez-vous maintenant, il faut vous rhabiller, lui intima Nimue.

Allons, à cheval ! Il est temps de quitter les lieux.

Le barde, tête baissée, anéanti, fit ce qu'elle demandait, et quelques instants plus tard, ils prenaient ensemble la direction d'Avalon, Nimue chevauchant loin derrière son prisonnier, ne pouvant supporter de le voir pleurer.

A Avalon, bien avant le lever du jour, Morgane fut réveillée par la certitude que Nimue venait de mener à bien sa mission. Elle s'habilla, réveilla Niniane, et toutes deux se dirigèrent vers la rive du Lac. Aux premiers rayons du soleil enflammant le miroir des eaux, les deux prêtresses montèrent dans la barge, et Morgane donna l'ordre aux petits hommes sombres de s'enfoncer dans les brouillards pour aller à la rencontre des arrivants.

Elle n'eut pas longtemps à attendre avant de distinguer les contours d'une embarcation qui surgissait de l'ombre. Nimue se tenait à l'avant, droite comme une épée, enveloppée dans une longue cape, le visage presque entièrement dissimulé derrière sa capuche. Dans le fond du bateau, se devinait une forme allongée.

" Est-il mort déjà ou encore sous l'emprise du charme ?" se demanda Morgane, pensant que Kevin avait peut-être mis lui-même fin à ses jours, par terreur ou bien par désespoir.

Mais le barde n'était pas mort, et lorsque les petits hommes l'aidèrent à

poser le pied sur la berge, elle comprit très vite qu'il ne pouvait néanmoins tenir debout tout seul. Il était p‚le, 332

les cheveux en désordre, les yeux hagards reflétant une intolérable souffrance.

- Ma Dame et ma mère, dit alors Nimue d'une voix étranglée, voici le traître qui a livré aux chrétiens les Objets Sacrés.

- Soyez la bienvenue parmi nous, Nimue, répondit Mor-gane en l'embrassant.

Votre mission est achevée. Allez vous reposer à la Maison des Vierges.

J'imagine votre peine, votre tourment ; c'est pourquoi je vous dispense d'assister à ce qui va se passer maintenant !

- que va-t-il devenir ? interrogea Nimue en larmes, si faiblement que Morgane en eut le cour brisé.

- Ne vous préoccupez plus de rien, Nimue. Vous avez fait preuve d'une incomparable force d'‚me. A moi maintenant d'agir au nom de la Déesse.

Elle crut que Nimue allait éclater en sanglots tant ses lèvres tremblaient, mais la jeune fille, prête à défaillir, se raidit, dans un ultime effort.

Elle jeta à Kevin un déchirant regard, le dernier, puis s'éloigna, terrassée par la douleur, entre deux prêtresses la tenant par la main comme une enfant perdue.

Morgane se tourna alors vers Kevin qui ne semblait désormais plus rien voir, et sentit, elle aussi, la désespérance l'envahir : cet homme n'avait pas été seulement son amant, il avait été le seul à l'aimer de manière désintéressée, le seul à lui offrir tendresse et amitié sans rien demander en retour. Peut-être avait-il même été la seule et unique ‚me sour qu'elle ait jamais rencontrée sur la terre. Et maintenant, il allait mourir...

- Kevin le barde, Kevin le parjure, ancien et vénérable messager des dieux, qu'avez-vous à dire pour votre défense, avant de subir votre ch‚timent ?

demanda-t-elle en maîtrisant son émotion.

- Rien, Dame du Lac, soupira le barde.

- Alors, qu'on l'emmène ! ordonna-t-elle, le visage de marbre.

Il fit quelques pas maladroits, soutenu par les petits hommes sombres qui l'emmenaient, puis se ravisant s'arrêta et prononça ces quelques mots en se retournant :

- Si, il y a une chose, une seule, que j'aimerais tout de 333

LES BK UMb'S D'A VALUN

même vous dire, Morgane : j'ai agi uniquement pour la gloire de la Déesse...

- Pour la gloire de la Déesse ? Comment osez-vous ? Comment osez-vous dire que c'est pour elle que vous avez livré aux prêtres les Objets Sacrés de notre culte ? tonna Niniane d'une voix méprisante. Si telle est la vérité, alors, vous êtes fou et traître à la fois !

- Laissez-le parler, je vous en prie ! intervint Morgane.

- Je vous ai dit, il y a longtemps, que les jours d'Avalon étaient comptés.

Le Nazaréen est vainqueur, et Avalon va s'enfoncer de plus en plus dans les brumes pour n'être plus qu'un rêve, une légende. Souhaitez-vous vraiment voir engloutir dans les ténèbres ces inestimables trésors ? Moi, j'ai voulu au contraire que ces Joyaux sacrés diffusent encore leur lumière au service d'un dieu, quel que soit le nom qu'on lui donne.

Ainsi c'est gr‚ce à moi, Morgane d'Avalon, ne l'oubliez jamais, que la Déesse-Mère a pu, au moins une fois dans l'histoire du monde, se manifester aux yeux des hommes éblouis. Morgane, croyez-moi, quand nous serons tous deux devenus, dans la mémoire universelle, personnages éphémères d'une belle légende, le souvenir de cette grande apparition du Graal restera, elle, une immuable réalité.

Et c'était vrai. Morgane, pour sa part, n'oublierait jamais l'instant d'extase, la suprême révélation, qu'elle avait intensément connue, lorsqu'elle tenait le Graal entre ses mains, révélation qui avait bouleversé pour toujours l'assistance dans la grande salle de Camelot.

Pourtant, il lui fallait ch‚tier le barde sacrilège, elle devait être pour lui la Déesse vengeresse, Vieille-Femme-La-Mort, la Grande Truie, dévorant son propre enfant, la Corneille destructrice.

Oui, il serait puni pour haute trahison. Mais puisqu'il prétendait avoir agi dans l'intérêt de la Déesse, et peut-être aussi parce qu'elle l'avait aimé, il mourrait rapidement, sans souffrance inutile.

- La Déesse est miséricordieuse, dit-elle en levant la main. Emmenez-le dans le Bosquet Sacré et tranchez-lui la tête d'un seul coup. Enterrez-le ensuite sous le plus gros des chênes.

334

PKISUNMIUK DU

Kevin, ultime Messager de la Déesse-Mère, je vous condamne à tout oublier, à oublier tout ce que vous avez vécu ici-bas, et à renaître, inculte et ignorant. Cent fois, simple mortel, il vous faudra revivre, cent fois à la recherche de la Déesse sans jamais la trouver. Mais un jour peut-être, si elle le veut, finira-t-elle par vous accorder son pardon.

- Adieu, Dame du Lac ! murmura le barde, les yeux plongés dans ceux de la prêtresse, un étrange sourire aux lèvres. Adieu ! Dites à Nimue que je l'aimais...

Comme il achevait de parler, un terrible roulement de tonnerre déchira l'atmosphère d'une extrémité à l'autre de la vo˚te céleste, tandis que d'énormes nuages noirs s'amoncelaient sur Avalon, comme si la Déesse voulait ainsi montrer qu'elle allait assister en personne à l'exécution du parjure. Un éclair violacé, suivi de plusieurs autres, illuminèrent le paysage et un vent furieux balaya la nature. Mais déjà le successeur de Merlin s'avançait au-devant de la mort vers le Bosquet Sacré, escorté par quatre serviteurs de l'Ile.

- Suivez-les ! murmura lentement Morgane à l'adresse de Niniane, et veillez à ce que tous mes ordres soient scrupuleusement respectés : je veux qu'il meurt, d'un seul coup de hache et que son corps soit aussitôt inhumé. quant à moi, je pars à la recherche de Nimue : la pauvre enfant a besoin d'une présence à ses côtés.

Mais Nimue n'était ni dans sa chambre, ni nulle part ailleurs dans la Maison des Vierges. Elle n'était pas non plus dans la petite b‚tisse réservée aux prêtresses vouées au silence et à la solitude. O˘ est-elle ?

se demanda Morgane soudain prise d'une affreuse angoisse, tandis qu'une pluie diluvienne hachait la terre tout autour d'elle.

Insensible aux trombes d'eau, le cour battant, elle^ courut au temple o˘

elle apprit qu'on n'avait vu personne. …treinte par une horrible appréhension, elle envoya alors à sa recherche tous les serviteurs d'Avalon, tandis que se déchaînait la tem-335

pète semblant vouloir submerger l'île entière. Rivée sur place insensible à

la tourmente, Morgane attendit longtemps le résultat des recherches. Enfin, elle vit arriver Niniane, apparemment bouleversée, trébuchant dans les flaques d'eau.

- Eh bien ! que se passe-t-il ? demanda-t-elle d'une voix blanche. Mes ordres n'ont-ils pas été exécutés ?

- Si, Dame du Lac, ils l'ont été. Le condamné a péri d'un seul coup de hache. Mais, dans le même instant, la foudre est tombée sur le chêne et l'a fendu en deux...

Morgane blêmit. Ainsi, l'orage avait frappé à l'instant même o˘ Kevin mourait, lui qui, quelques minutes auparavant, avait prophétisé la disparition d'Avalon ! C'était un funeste présage, pour l'Ile Sacrée et la Foi des Anciens. Dissimulant son trouble en serrant ses bras contre sa poitrine, Morgane, glaciale, tenta de justifier l'événement.

- C'est bon ! dit-elle. La Déesse a préparé ainsi une place pour le traître : qu'on jette son corps dans la brèche béante.

Puis, indifférente au cataclysme, elle regarda s'éloigner Niniane sous la cataracte céleste et s'aperçut alors qu'elle avait complètement oublié

Nimue.

Ce n'est qu'en fin d'après-midi qu'on la retrouva au moment même o˘ le soleil, perçant la chape des nuages, inondait de nouveau l'Ile Sacrée de sa bienfaisante lumière. Poussé par un léger courant, son corps dérivait doucement sur le lac, ses cheveux d'or agités par la brise, mêlés déjà aux plantes aquatiques qui l'enlaçaient dans son dernier sommeil. Ses yeux grands ouverts, p‚les et désespérés, reflétaient à la fois l'infini du ciel et les gouffres insondables du royaume des Ombres o˘ Kevin, s˚rement, l'avait déjà rejointe.

XVI

Loin dans le Nord, au pays du Lothian, on entendait rarement parler de la quête du Graal. Morgause s'y morfondait en l'absence de Lamorak, mais ne se résignait pas pour autant à accepter placidement les outrages du temps et de la solitude. Chaque matin, elle se contemplait longuement dans son miroir de bronze et, gr‚ce à de mystérieuses décoctions, elle tentait d'effacer les inévitables petites rides que les années, peu à peu, laissaient sur son visage. Sans doute ne possédait-elle plus cette éclatante beauté qui avait attiré tant d'amants dans ses bras, mais elle conservait encore assez de séduction pour prendre dans ses filets des jeunes m‚les entreprenants et ambitieux. Oui, se répétait-elle, chaque matin, pendant longtemps encore, si je le veux, les hommes me désireront et se disputeront mes faveurs.

C'est alors qu'avec une peine réelle, elle apprit brutalement la mort de Lamorak. Selon une rumeur, rapportée par le chef des gardes du ch‚teau, il avait perdu la vie en découvrant, tout au fond d'une crypte, une éblouissante coupe d'or. On racontait aussi qu'il s'était alors écrié en la saisissant : " Le

339

Graal ! Voici le Graal ! Enfin, je l'ai trouvé ! ", et qu'en disant ces mots il était tombé roide mort.

Morgause pleura longtemps son trépas. Plus que son dernier amant, il avait été pour elle, hormis le roi Loth, l'homme qu'elle avait aimé le plus profondément de sa vie. Mais il entrait aussi dans son chagrin une part de rage impuissante à l'égard du Graal et de sa quête qu'elle avait d'ailleurs toujours considérés comme ineptes et dangereux, les convictions religieuses s'apparentant, dans son esprit, à un délire maladif, stérile et destructeur.

Toujours est-il que quelques mois plus tard, d'autres bruits, plus ou moins fondés, parvinrent de nouveau jusqu'à elle. Certains disaient, cette fois, que Lancelot était prisonnier dans un donjon, dans l'ancien royaume d'Ectorius, et qu'il avait perdu la raison, tandis que d'autres affirmaient au contraire qu'il avait recouvré ses esprits et poursuivait sa quête, dans des pays lointains. On racontait aussi que Gauvain et Gareth avaient vécu de fabuleuses aventures...

Mais tous ces récits étaient si fragmentaires et si imprécis qu'un jour Morgause ressentant l'impérieux besoin d'en savoir davantage se rappela qu'elle pouvait user de ses pouvoirs magiques, bien que Viviane, dans sa jeunesse, lui ait maintes fois répété que son caractère exalté et impulsif l'empêcherait toujours de pénétrer réellement les mystères et d'utiliser à

bon escient le Don.

N'était-ce pourtant pas gr‚ce à la sorcellerie qu'elle avait réussi, il y avait déjà bien des années, à savoir quel était le père de Gwydion ?

N'avait-elle pas compris alors que l'art de la magie n'était pas uniquement réservé aux druides et aux prêtresses ? Pour elle, il s'agissait en fait d'un aspect sous-jacent de la réalité, sans doute habilement dissimulé mais n'ayant rien à voir avec les lois divines, à la portée de qui avait en lui assez de force et de volonté.

Aussi, décida-t-elle un soir, ayant renvoyé ses servantes, sauf une nommée Becca, de se livrer à ces pratiques en se prêtant aux indispensables préparatifs nécessaires à leur réalisation. Elle égorgea donc en premier lieu son gros chien blanc, moment

cruel mais fatal car elle aimait passionnément l'animal. Le cour faillit lui manquer, mais lorsque le sang fumant gicla de la gorge tranchée dans la jatte prête à le recevoir, une force nouvelle et démoniaque s'insinua en elle et étouffa aussitôt son émotion passagère.

Devant l'‚tre, préalablement droguée, sommeillait la servante. Morgause, cette fois, avait eu soin de choisir une femme qu'elle n'aimait pas, et dont elle n'avait nul besoin, contrairement à ce qui était advenu lors de sa précédente expérience o˘ elle avait sacrifié, à la légère, une excellente fileuse. Remarquerait-on seulement, aux cuisines, l'absence de cette fille fruste et empotée qui ne parlait à personne ?

Se retournant vers la jatte, Morgause eut un haut-le-cour en respirant l'odeur fade du sang. Mais, connaissant ses pouvoirs secrets, lourds de promesses, elle se reprit sans tarder et regarda le ciel. Le disque de la lune étincelait au-dessus des arbres et elle sut que la femme qui attendait son appel à Camelot était prête à lui répondre. Elle jeta alors le sang dans le feu et appela trois fois :

- Morag !... Morag !... Morag !...

Presque en même temps la servante sembla émerger lentement de sa léthargie : elle b‚illa, s'étira, fixa sur Morgause des yeux vides de toute expression. Puis elle se leva, titubante, et sa silhouette se fondant peu à

peu dans la pénombre, une voix lointaine s'éleva dans la pièce :

- Reine des ténèbres, vous m'avez appelée ? Me voici. qu'attendez-vous de moi ?

Morgause tressaillit. La voix était bien celle de Morag, l'une des suivantes les plus proches de Gueniêvre, s'exprimant avec l'accent doux et raffiné des gens du Sud.

- Donne-moi des nouvelles de la cour, et parle-moi d'abord de la reine, demanda Morgause, se concentrant de toutes ses forces pour que sa pensée franchisse le mieux possible la distance qui la séparait de Camelot.

- La reine se sent très seule depuis le départ de Lancelot et réclame souvent la compagnie de Gwydion que tout le monde ici appelle désormais Mordred. Il remplace dans son

340

341

cour le fils qu'elle n'a toujours pas. A croire parfois qu'elle a même oublié que Morgane est sa mère !

- Pensez-vous à mettre chaque jour dans son vin la médecine que vous savez ?

- Je n'oublie pas mais je crois que c'est désormais inutile : la reine est-elle encore en ‚ge d'enfanter ? Le roi d'ailleurs ne vient plus que rarement la rejoindre dans sa chambre.

Morgause poussa un soupir de soulagement : un enfant, en effet, demeurait sa préoccupation principale. Un nouveau-né aurait menacé l'avenir de Gwydion, et il aurait fallu dans ce cas mettre rapidement un terme à

l'existence de ce rival... Certes, Gwydion l'aurait fait sans scrupules, mais si ces complications pouvaient être évitées, c'était encore bien mieux. Sans compter qu'il n'était pas toujours facile de supprimer un futur roi : Arthur n'avait-il pas lui-même échappé à toutes les intrigues menées par Loth à son encontre, et n'était-il pas finalement monté sur le trône ?

Sans doute, si Loth avait fait preuve d'une plus grande détermination, aurait-il régné à la place d'Arthur et été sacré Haut Roi. Elle-même maintenant serait reine. Mais n'était-il pas trop tard? Avec un peu de chance, Gwydion la ferait souveraine suprême du royaume de Grande Bretagne.

N'était-elle pas la seule femme qu'il accept‚t d'écouter .?

- Morag, dites-moi encore : que devient Mordred ? Le roi et la reine lui font-ils pleine confiance ?

- Il m'est difficile de répondre... Mordred parle souvent avec le roi, mais on le voit surtout en compagnie de...

La voix, brusquement rauque, hésita, faiblit, devint un murmure inaudible.

- Morag ! Je ne vous entends plus ! Morag ! …coutez-moi... dites-moi...

cria Morgause en jetant dans le feu les dernières gouttes de sang contenues dans la jatte.

De nouveau, la voix, faible et lointaine, se fit entendre :

- ... Mordred est souvent en compagnie d'une damoiselle d'Avalon... On l'appelle Niniane... elle est devenue l'une des suivantes préférées de la reine... Je peux vous dire aussi que

uu

Mordred a été nommé Grand …cuyer du roi en l'absence de Lancelot... On dit-Gomme Becca, sans doute épuisée par l'énorme dépense d'énergie que nécessitait son rôle d'intermédiaire, s'approchait de l'‚tre en se frottant les yeux, la voix, derechef, s'interrompit. Folle de rage, Morgause se précipita sur la fille, la frappa sauvagement au visage. Trébuchant, Becca alors perdit l'équilibre, et s'effondra dans les flammes, étourdie, prisonnière encore du sortilège au point de ne pouvoir réagir à temps.

Voyant sa robe s'embraser, Morgause tenta de tirer à elle le corps inerte, mais un soudain appel d'air ayant fait jaillir de hautes flammes, elle dut se reculer brusquement. Affolée, saisissant aussitôt une aiguière d'argent pleine d'eau à portée de sa main, elle jeta son contenu dans le feu. Mais il était déjà trop tard pour la pauvre Becca, devenue une torche vivante.

Les flammes ayant perdu un peu d'intensité, elle parvint enfin à arracher le corps de l'‚tre. Dans ses vêtements presque consumés, par miracle, la jeune femme respirait encore, menace inacceptable pour Morgause qui, sans hésiter, lui trancha la gorge avec le couteau ayant déjà servi à supprimer son chien. Le sang ayant éclaboussé les braises encore rougeoyantes, presque aussitôt, une fumée nauséabonde envahit la pièce, et la meurtrière, secouée de terribles frissons, entra en transe.

L'instant d'après, une force irrésistible l'obligeait à se lever, et d'un seul coup elle eut l'impression de quitter le sol. Oui, elle planait...

elle survolait la pièce, s'élevait au-dessus du royaume du Lothian, des îles de Grande Bretagne... Elle montait plus haut, toujours plus haut, toujours plus loin, les yeux emplis d'effroyables visions : vaisseaux de guerre en forme de dragons, hommes chevelus débarquant en hurlant sur les côtes, armées déferlant sur les routes, pillant et br˚lant tout sur leur passage, parvenant même jusqu'aux murs de Camelot puis ravageant tout le Lothian...

Cette fois, c'en était trop. Morgause ne put en voir davantage, et elle perdit réellement connaissance en s'affalant de tout son long auprès du corps ensanglanté de sa victime... Alors lui apparut, au travers des volutes de fumée qui conti-342

343

nuaient de danser dans la chambre, Gareth sale, en haillons, méconnaissable mais souriant. Souriant avec ce merveilleux sourire, qu'elle connaissait si bien, à un inconnu aux yeux fous, en haillons lui aussi. Mais l'inconnu soudain se changeait en Lancelot, un Lancelot étrange et désincarné.

Il est urgent pour nous de rentrer à Camelot, lui disait Gareth. Songez qu'Arthur est seul maintenant à la cour, sans personne à ses côtés, hormis un boiteux et un vieillard...

Savez-vous que des envahisseurs venus du Nord débarquent à nouveau sur nos plages, s'apprêtent à mettre nos terres à feu et à sang... Mais o˘ sont les légions d'Arthur ? qui va leur barrer la route ? Le roi est seul à Camelot, et arpente désemparé la grande salle du ch‚teau. Lancelot, vous courez à la recherche de votre ‚me... Je vous en supplie, si vous refusez de retourner à la cour, partez au moins à la recherche de Galaad.

Arthur est vieux et fatigué. N'est-ce-pas le moment pour votre fils...

- Galaad ? Penses-tu vraiment que je puisse conduire son destin ? En partant à la recherche du Graal, Galaad, lui, m'a juré que sa quête durerait sa vie entière s'il le fallait !

- Non ! cria Gareth en agrippant l'épaule de Lancelot. Vous devez lui faire comprendre... Gwydion, je sais ne manquera pas de m'appeler traître à mon propre sang, s'il apprend un jour ce que je vous dis là, mais je dois vous avouer, à vous qui êtes mon frère par le cour, que je crains ses desseins, que je redoute l'autorité qu'il vient d'acquérir à la cour. Savez-vous bien que ce n'est plus avec Arthur que s'entretiennent les Saxons, mais avec lui. Or ils savent que Mordred est le fils de la sour d'Arthur... Lancelot, je vous en prie, persuadez votre fils, dites-lui que sa loyauté envers le roi passe avant toutes les quêtes, tous les Graals, tous les Dieux...

- Gareth, je te le promets, je retrouverai Galaad, je le ramènerai avec moi à Camelot...

Morgause eut encore l'impression que Lancelot serrait Gareth dans ses bras quand un reste de fumée tourbillonnant dans la pièce effaça leurs visages et la ramena à la réalité. Prise

344

L.E, VKlàUNFIlEK JJU

d'une quinte de toux, elle releva la tête et ouvrit les yeux. A ses côtés gisait le corps sans vie de la jeune Becca, baignant dans une mare de sang.

En dépit de ses dernière visions et de sa lassitude, malgré le malaise qui ne manquait jamais d'accompagner l'exercice de la magie, elle se mit debout. Elle ne pouvait maintenant reculer, fuir les conséquences de ses actes et des phénomènes qu'elle avait provoqués par le sang et par le verbe. Jusqu'au bout elle devait rester la reine du Lothian, la reine des Ténèbres.

Dans un dernier effort, elle traîna le cadavre du chien à travers toute la pièce, le hissa à bras-le-corps jusqu'au rebord de l'une des ouvertures de la muraille, et le fit basculer dans le vide sur le tas de fumier qui se trouvait juste en dessous, regrettant de ne pouvoir en faire autant avec celui de la servante... Essuyant alors le mieux possible le sang qui maculait ses mains, elle natta ses cheveux, remit un peu d'ordre dans la pièce, et tout en échafaudant une explication plausible, déverrouilla la porte et appela à l'aide. Presque aussitôt son sénéchal accourut.

- Regardez, c'est affreux ! lui dit-elle. Cette pauvre Becca vient de tomber dans le feu... J'ai voulu la sauver et soigner ses br˚lures, mais avant que j'aie pu intervenir, elle a bondi vers la table, attrapé le poignard, et tranché sa gorge d'un seul coup... la douleur, sans doute, l'a rendue folle... C'est épouvantable ! Voyez, tout ce sang sur ma robe...

- La pauvrette ! Ah, on disait bien qu'elle n'avait pas tous ses esprits !

dit l'homme consterné. Ma reine, à l'avenir, ne prenez jamais plus des filles comme elle à votre service.

- Si seulement on savait à l'avance les choses, approuva Morgause feignant d'adopter en tout point l'attitude navrée du sénéchal. Allons, qu'on l'emmène et qu'on l'enterre décemment ! Ensuite, appelez mes femmes.

Demain, à l'aube, ie pars pour Camelot !

Depuis la mort de Kevin et de Nimue, le temps, pour 345

VA

Morgane, s'écoulait bizarrement à Avalon. Les brumes, lui semblait-il, s'épaississaient chaque jour davantage autour de l'île et son éternelle jeunesse de prêtresse, vantée par tous depuis si longtemps, paraissait maintenant devoir l'abandonner Elle commençait d'ailleurs à ressentir le poids des ans, et curieusement personne n'avait été désigné par la Déesse pour lui succéder. qu'allait donc devenir l'Ile Sacrée, dans son univers clos, au cour d'un monde qui changeait, vers lequel ni la Dame du Lac, ni les vieilles prêtresses qui l'entouraient ne tentaient plus jamais de diriger leurs pas ?

Plusieurs fois, s'étant aventurée au-delà des marais, Morgane avait atteint la lisière incertaine du Pays des Fées, mais sans jamais apercevoir, dans le lacis des arbres, les silhouettes fugaces du petit peuple des elfes, sans jamais revoir non plus leur reine. Lui restait-il seulement encore un rôle à jouer dans ce monde d' Avalon qui dérivait de plus en plus en s'éloignant des hommes ? La Déesse avait-elle oublié les prêtresses dans leur ultime retraite, et la Maison des Vierges serait-elle bientôt vide ?

Et le Graal, qu'était-il devenu ? …tait-il à l'abri au royaume des Dieux, hors d'atteinte des mains impies et de toutes convoitises ? Fallait-il croire certains prêtres qui, fuyant la terrible intransigeance de l'…glise, avaient cherché refuge dans l'Ile Sacrée ? Pour eux, en effet, le Graal, coupe divine utilisée par le Christ lui-même lors de son dernier repas, avait été emporté dans les deux après sa mort.

Mais d'autres rumeurs circulaient. Selon elles, le Graal avait été vu sur l'autre île, celle de Ynis Witrin, l'île de Verre, étincelant au fond d'un puits que les moines appelaient désormais " le puits du calice ", affirmations contredites par d'aucuns prétendant, eux, avoir vu briller le Graal sur l'autel d'une très vieille église, ce qui laissait par conséquent supposer qu'il pouvait apparaître en plusieurs lieux au même moment.

Perplexe, désabusée, Morgane n'interrogeait plus que rarement son miroir magique. Parfois, cependant, lorsque la lune était pleine, elle allait boire à la source sacrée et se penchait

346

LE PRISONNIER DU CH NE

sur les eaux paisibles. Ce qu'elle y lisait ne lui apportait que peu d'enseignements sur les événements du monde extérieur, si ce n'est quelques brèves et fugitives images des chevaliers de la Table Ronde, disséminés sur la terre, errant à la poursuite de leurs rêves, perdant peu à peu toute notion de la réalité.

Certains, en effet, oubliant qu'ils étaient partis pour une longue quête spirituelle, sombraient malgré eux dans des aventures terre à terre ; d'autres, ne pouvant supporter les difficultés de leur entreprise, l'abandonnaient même ou se laissaient mourir, agissant en hommes de bien, ou en mécréants. Plusieurs d'entre eux, sous l'effet de visions intérieures, en étaient même arrivés à inventer leur propre Graal, ruinant leur vie à poursuivre une chimère, ou s'engageant inconsidérément à partir pour la Terre sainte. Un petit nombre enfin, sensible au grand souffle religieux qui balayait le monde, s'était enfermé dans la solitude et le silence, n'observant plus qu'austérité pour faire pénitence.

Un jour, pourtant, dans ses visions, Morgane aperçut nettement Mordred aux côtés d'Arthur à la cour de Camelot ; plus tard, elle vit Galaad, lancé

dans sa propre quête, puis disparaissant comme si sa poursuite acharnée le conduisait finalement à la mort. Une fois encore, Lancelot lui apparut, maigre et décharné, vêtu de peaux de bêtes, l'air halluciné, courant à

perdre baleine dans la forêt comme un animal aux abois, comportement pouvant laisser présager sa fin prochaine.

C'est pourquoi sa surprise fut extrême lorsqu'un matin, errant au bord du Lac, elle le vit soudain débarquer devant elle, sauter lourdement d'une barge et venir la saluer, les cheveux presque blancs, le visage émacié, l'ombre de lui-même.

- Oui, Morgane la Fée, nous changeons tous, lui dit-il amèrement, lisant dans son regard. Puis, levant les yeux vers le sommet du Tor, il ajouta :

- Tout change. Même les pierres levées là-haut. Elles s'estompent dans la brume.

- Elles sont encore là, répondit Morgane avec un sourire triste. Mais il n'y a plus personne pour leur vouer aucun culte, et les Feux de Beltane, eux-mêmes, ont cessé de briller sur

347

U

Avalon... Mais, dites-moi, Lancelot, pourquoi êtes-vous revenu ?

- Je l'ignore, Morgane. J'ai été très malade, et depuis ma mémoire me joue parfois des tours... J'ai vécu dans les bois comme une bête sauvage et, il m'est même arrivé, je ne sais plus pourquoi, d'être enfermé dans un donjon...

Il se tut un instant, faisant visiblement un effort pour rassembler ses souvenirs, puis, voyant que Morgane regardait avec surprise son manteau sale et déchiré, il reprit d'un ton faussement ironique :

- C'est vrai, autrefois, je n'aurais jamais voulu de ce manteau, même comme tapis de selle ! J'ai tout perdu, ma cape écarlate, mon armure, mon épée, tout... Peut-être me les a-t-on dérobées, peut-être les ai-je jetées moi-même dans un moment d'égarement... Je ne me rappelle pas... J'avais oublié

jusqu'à mon nom, et lorsqu'il me revenait à l'esprit, je le taisais farouchement, afin de ne porter en rien préjudice à mes compagnons de la Table Ronde. Arrachée à ma vie, une année entière s'est ainsi passée. Et puis, un jour, je suis reparti gr‚ce à Lamorak qui m'a offert un cheval et un peu d'argent...

- Lancelot, oubliez, oubliez tout cela ! Vous avez faim, vous avez soif, venez avec moi. On va vous préparer des poissons du Lac et des galettes.

Lancelot ne se fit pas, prier. Réconforté, reposé, rassasié, à l'issue d'un repas simple mais copieux, il leva enfin les yeux sur Morgane, avide d'en savoir davantage sur le monde exté-rieui

- Et la quête, dit-elle, en avez-vous des nouvelles ?

- J'en sais très peu de chose. Gauvain, paraît-il, a été le premier à

revenir à Camelot. C'est en tout cas ce que m'a dit Gareth que j'ai rencontré une fois sur une route. Lui aussi a décidé d'abandonner la quête.

Il prétend avoir eu une vision lui enjoignant de rejoindre au plus vite la cour. Il m'a proposé de m'y rendre avec lui.

- Pourquoi ne l'avez-vous pas suivi ? s'étonna Morgane sans le quitter des yeux.

- A dire vrai, je ne sais pas très bien. J'ignore tout autant 348

comment et pourquoi je me trouve ici avec vous. Mais, dites-moi, on m'a dit que Nimue était à Avalon. Comment va-t-elle ?

Morgane regarda longuement Lancelot, et comprenant qu'il ignorait la vérité, posa sa main sur celles du chevalier.

- Lancelot, j'ai pour vous une triste nouvelle. Votre fille n'est plus.

Elle est morte il y a près d'un an.

Les yeux de Lancelot se voilèrent de larmes. Accablé, il baissa la tête, ne prononça pas une parole. Le voyant volontairement muré dans sa douleur, Morgane n'insista pas. A quoi bon lui donner des détails, lui apprendre la trahison de Kevin, la venue de Nimue à la cour, sa mission, les circonstances de son trépas ?

Le premier, d'ailleurs, il rompit le silence :

- Je suis seul maintenant. Ma petite Guenièvre est partie, elle aussi. Elle s'est mariée en Armorique. quant à Galaad, il se donne uniquement à sa quête. Peut-être, s'il échappe à la mort, fera-t-il un jour un bon roi...

- Oui, peut-être, sera-t-il en effet un bon roi, se contenta-t-elle de répéter. Mais il risque fort d'être la proie des prêtres, et il n'y aura plus alors à travers le royaume qu'un seul dieu, qu'une seule religion.

- Faut-il le regretter vraiment, Morgane ? Ce dieu chrétien n'apporte-t-il pas finalement à notre terre un renouveau spirituel, alors que l'humanité a maintenant presque complètement oublié les anciens mystères ?

- Non, Lancelot, les hommes n'ont pas oublié ! Ils jugent seulement ces mystères trop ardus. Ils préfèrent croire en un seul dieu qui veille sur eux, qui ne leur demande pas de lutter pour la connaissance, qui les accepte comme ils sont, avec leurs péchés qu'une banale confession suffit à

effacer... Ils se forgent le dieu qu'ils désirent, ou plus simplement peut-

être, celui qu'ils méritent ! Avec cette conception de Dieu, modèle de la réalité humaine, il n'est pas difficile d'imaginer l'avenir que se préparent les hommes ! Tant qu'ils considéraient les anciennes divinités comme bonnes et généreuses, la nature, elle aussi, se montrait bonne et généreuse. Depuis que les

349

prêtres enseignent que les anciennes divinités sont des créatures du diable, que la nature est mauvaise et hostile, celle-ci en effet risque de le devenir. Lancelot, je vous le dis, je ne désire plus vivre dans ce monde-là !

- Pourquoi ? Peut-être sera-t-il plus facile dans l'avenir de distinguer le bien du mal ? Je crois d'ailleurs que Galaad, même s'il doit être un roi chrétien, sera préférable à Mordred. C'est la raison pour laquelle je suis venu le chercher.

- Ici, dans l'Ile Sacrée ? Non, Lancelot ! Il n'a jamais fait partie des nôtres et a clamé lui-même qu'il ne mettrait jamais le pied sur une île de sorcières !

- Morgane, je vous l'ai déjà dit, je suis venu ici sans le vouloir. Je cherchais à rejoindre l'île de Verre, ayant entendu dire qu'une étrange lumière illuminait le chour de son église, et que les moines avaient baptisé leur puits " le puits du calice ". Je pensais donc que Galaad avait pris cette route. J'ai cru m'y rendre moi-même, mais c'est à Avalon que je suis arrivé, sans doute guidé par une très ancienne attraction.

- Trêve de faux-fuyants entre nous, Lancelot ! Répondez-moi franchement : que pensez-vous de cette quête ? interrogea durement Morgane.

- Je ne'sais pas... Je suis parti jadis chercher et combattre le dragon du vieux Pellinore. Personne n'y croyait et pourtant je l'ai trouvé, je l'ai tué... Je suis certain en tout cas que quelque chose de divin, d'extraordinaire, est survenu à Camelot le jour o˘ nous avons tous vu le Saint-Graal. Non, je vous en prie, ne dites pas que c'était un rêve ! Vous n'étiez pas là, vous ne pouvez pas savoir ce qui s'est réellement passé !

Pour la première fois, j'ai eu la certitude, la certitude absolue, qu'il existait, quelque part, un mystère inaccessible sans doute bien au-delà de la vie. J'ai décidé pourtant de partir aussitôt pour cette quête - tout en me disant que c'était grande folie - et j'ai d'abord chevauché côte à côte avec Galaad. Mais il m'a paru vite si pur, si généreux, sa foi m'a semblé

si simple, à moi habité par le doute, que j'ai décidé de le laisser courir sa chance seul afin de ne pas souiller son ‚me lumineuse... Mais, 350

à partir de là, les ténèbres ont pris possession de mon ‚me, mes souvenirs se sont dilués dans mon esprit...

Lancelot regarda tristement le sol et, lorsqu'il releva la tête, Morgane vit briller dans ses yeux la petite lueur hagarde qu'elle avait entrevue dans ses visions, à travers l'eau limpide de la source, lorsqu'il courait à

perdre baleine dans la forêt comme un animal aux abois.

- Ne pensez plus à tout cela, Lancelot, c'est fini ! Maintenant, vous êtes guéri !

Un instant, elle hésita à lui révéler sa présence à Camelot le fameux jour dont il parlait. Mais elle préféra se taire et ne pas mettre en cause une certaine interprétation d'un mystère chrétien. Pour elle, cependant, les choses étaient claires : Arthur avait trahi la Déesse, et celle-ci s'était vengée en envoyant ses compagnons aux quatre coins du monde.

- Il me semble parfois, Lancelot, poursuivit-elle d'un ton égal, que les dieux nous poussent à agir comme ils l'entendent, sans se soucier de nos pensées, de nos penchants... Nous ne sommes que des pions dans le grand jeu universel !

- Non ! quant à moi, je veux croire, répliqua Lancelot avec véhémence, je veux croire que l'homme a la possibilité de savoir ce qui est juste, de choisir entre le bien et le mal, de faire la différence entre les deux.

Morgane, je vous en prie, est-ce vraiment la volonté de Dieu de voir Arthur et toute la cour tomber sous le joug de Mordred, alors que Galaad, pur et désintéressé, poursuit sa quête solitaire ? Vous qui avez le Don, Morgane, regardez l'eau sacrée, dites-moi o˘ se trouve mon fils ! Il faut qu'il regagne au plus vite Camelot !

- Puisque vous le voulez, Lancelot, j'interrogerai le miroir des eaux, mais Galaad n'est guère présent à la mémoire d'Avalon et je ne verrai sans doute pas grand-chose. Enfin, il en sera selon la volonté de la Déesse ! Venez avec moi...

Déjà le soleil baissait à l'horizon et comme un vol de corbeaux passait en croassant au-dessus de leurs têtes, Morgane se demanda si c'était là un mauvais présage. Ne voulant néanmoins y attacher une trop grande importance, elle entraîna Lancelot en direction du Puits Sacré, écoutant en elle une voix

351

intérieure, celle de Raven, qui lui disait : " Ne soyez pas inquiète...

Mordred ne tuera pas Galaad et Galaad ne tuera pas Mordred. En revanche, Arthur, lui, tuera son fils... "

" Arthur sera donc de nouveau le Roi Cerf ? " murmura Morgane, s'immobilisant un instant pour mieux entendre le message qui lui parvenait : " Ne vous rendez pas au Puits Sacré... entendit-elle encore, mais à la chapelle, tout de suite... L'heure est arrivée... "

- O˘ allons-nous ? s'inquiéta Lancelot en voyant la prêtresse rebrousser chemin.

Sans répondre, elle fit un signe et prit d'un pas décidé la direction de la vieille chapelle o˘ la communauté chrétienne venue se réfugier à Avalon pratiquait son culte. L'église avait été construite à deux pas de l'endroit o˘ Joseph d'Arimathie, après la mort du Christ, avait planté son b‚ton dans la terre. Celui-ci s'était alors transformé en un buisson^ épineux qui fleurissait en toutes saisons et qu'on appelait l'…pine Sacrée. Arrivée près de l'arbuste, Morgane cueillit un rameau. Puis, après s'être volontairement piqué le doigt avec une épine, elle marqua de son sang le front de Lancelot qui lui adressa un regard étonné. Mais Morgane, renonçant à expliquer la signification de son geste, l'invita de nouveau à la suivre.

A l'intérieur de l'édifice, des hommes chantaient avec ferveur : "

Seigneur, ayez pitié de nous... Christ, ayez pitié de nous... " Morgane entra, Lancelot sur ses talons, et s'agenouilla. Presque aussitôt elle vit le chour de la chapelle se remplir de brume et, au travers de ce voile laiteux, se superposer le chour d'une autre chapelle, celle de Ynis Witrin, l'île de Verre. Là aussi, des voix s'élevaient : " Seigneur, ayez pitié de nous... Christ, ayez pitié de nous... ", des voix de femmes cette fois, sans doute celles des religieuses du couvent.

A travers un opaque rideau d'ombre, Morgane crut distinguer Ygerne, agenouillée et chantant elle aussi : " Seigneur, ayez pitié de nous... " Un prêtre était debout devant l'autel avec, à ses côtés, une silhouette diaphane rappelant celle de Nimue, une chevelure d'or croulant sur ses épaules.

Mais soudain tout autour d'elle devint plus sombre et Mor-352

'£S\J

gane parvint à peine à deviner la forme de Lancelot agenouillée près d'elle. Pourtant, au-delà de l'atmosphère troublée, prosterné devant l'autel de l'autre chapelle, elle voyait nettement Galaad rayonnant, le visage illuminé par une immense joie. D'innombrables clochettes tintaient dans l'église et une voix, - était-ce celle du prêtre d'Avalon, celle du prêtre de l'île de Verre, ou celle de Merlin ? - disait : " Buvez tous, car ceci est mon sang, répandu pour l'amour de vous... Chaque fois que vous boirez à cette coupe, vous le ferez en mémoire de moi... "

Alors des mains invisibles élevèrent la coupe et elle se mit à étinceler comme mille soleils illuminant la nuit.

- La lumière... la lumière ! s'écria Lancelot mettant les mains devant ses yeux comme s'il voulait se protéger d'un insoutenable éclat.

" Et tous ne seront qu'Un dans la lumière de l'…ternel... " clama encore la voix. C'est alors, au même moment, que Morgane vit, tout proche d'elle, Galaad radieux, triomphant, métamorphosé par l'extase, tendre les bras, prendre la coupe entre ses mains, boire, et s'écrouler foudroyé au pied de l'autel. Ainsi payait-il le prix de sa témérité, frappé à mort après avoir porté les mains sur la coupe sacrée, trop vite, trop tôt, sans y avoir été

véritablement préparé.

Aussi rapidement qu'ils s'étaient dissipés, les brouillards envahirent de nouveau l'église et chacun gagna la sortie en silence comme si rien ne s'y était passé.

Lancelot, lui, n'avait pas bougé. Après un long moment, il releva la tête, et murmura simplement : " Galaad, Galaad, mon fils, je n'étais pas digne de te suivre... "

- Ne regrettez rien, Lancelot, chuchota Morgane à voix basse. Galaad a découvert le Graal, mais il n'a pu en supporter l'éclat. Il faut maintenant ramener son corps à Camelot et raconter à tous qu'il est sorti vainqueur de sa quête, mais que la vérité aveuglante l'a foudroyé.

- Dieu du ciel, qu'a-t-il vu exactement ?

- Ni vous ni moi ne le saurons jamais, Lancelot. Et c'est sans doute mieux ainsi !

353

Sur l'autel la coupe luisait encore faiblement dans la pénombre.

- Je l'emporterai à Camelot, dit Lancelot comme sortant d'un rêve, animé

soudain d'une sourde détermination. Tous doivent savoir désormais que la quête a pris fin. Aucun de nous, plus un seul chevalier de la Table Ronde ne doit risquer sa vie ou sa raison dans cette entreprise qui nous dépasse.

Il se leva, gravit les marches de l'autel, tendit la main pour saisir le vase sacré. Mais Morgane avait bondi et le tirait violemment en arrière :

- Non, Lancelot ! Prenez garde ! Retirez votre main ! Cette coupe va vous tuer si vous la touchez ! Vous ne pouvez l'emporter à Camelot, nul sur terre ne le pourrait ! Nul ne peut en approcher, ni la prendre sans mourir.

Morgane s'arrêta de parler, ferma les yeux un long moment, et reprit d'une voix grave :

- Ceux qui cherchent le Graal avec leur foi chevillée au cour finissent toujours par le découvrir là o˘ il se trouve, au-delà de notre univers périssable et profane. Il ne peut, il ne doit pas tomber entre les mains des prêtres qui s'en serviraient aa bénéfice de leur seule religion. Je vous le demande, Lancelot, laissez le Graal là o˘ il est. Permettez que dans ce monde nouveau, vide de toute magie, le seul Mystère qui échappe totalement aux prêtres; le seul qu'ils soient incapables de cerner et de définir, demeure hors de leur atteinte...

Sa voix se brisa et elle poursuivit, les yeux embués de larmes :

- Dans les années qui viennent, les prêtres vont apprendre à l'humanité ce qui est bon et ce qui est mal, ce qu'il faut penser, ce qu'il faut croire, comment il faut prier. Et cela va durer très longtemps... Mais peut-être les hommes doivent-ils connaître une longue période de ténèbres pour redécouvrir, un jour, la Lumière ! Mais, au cour de ces ténèbres, Lancelot, laissez-leur au moins une lueur d'espoir. Le Graal s'est montré une fois à

Camelot : ne souillez pas la pureté de ce souvenir en l'emprisonnant dans un autel chrétien !

354

- Oui, peut-être avez-vous raison, répondit Lancelot levant les yeux comme s'il cherchait une réponse dans le ciel.

Morgane alors prit la main de Lancelot et l'entraîna hors de l'église.

Puis, tous deux, toujours main dans la main, descendirent jusqu'au Lac. A l'instant même o˘ ils y arrivaient, une barge accostait doucement le rivage. Le corps de Galaad, que les petits hommes sombres avaient été

chercher, gisait au travers de l'embarcation, un voile blanc recouvrant son visage.

C'était l'heure très douce de la fin du jour, et une lumière blonde, presque rosé, semblait danser dans les roseaux à peine agités par la brise du soir. Lancelot se retourna vers Morgane, la regarda comme s'il ne devait jamais plus la revoir :

- Ainsi nos routes se séparent-elles maintenant, dit-il d'une voix brisée.

Puissent-elles se croiser une dernière fois, avant le jour de ma mort...

Sans une parole, Morgane alla à lui, posa ses lèvres sur son front, baiser tendre et br˚lant, qui était à la fois une bénédiction et un adieu. Alors, dans un indicible déchirement il se détourna d'elle, s'éloigna à pas lents, monta dans la barge qui prit le large doucement pour s'évanouir bientôt dans la pluie flamboyante du soleil couchant...

Morgause était si impatiente d'arriver à Camelot que, ni la pluie qui tombait sans discontinuer, ni le brouillard qui noyait la région, ne l'avaient dissuadée de différer son voyage. Trempée jusqu'aux os, transie de froid malgré sa lourde cape, elle chevauchait déterminée à la tête d'une longue colonne de cavaliers et de chariots.

- Les fêtes de Pentecôte sont proches ! Croyez-vous que nous atteindrons Camelot avant la nuit, Cormac ? demanda-t-elle d'une voix inquiète à

l'homme qui chevauchait à ses côtés.

- Je l'espérais jusqu'à maintenant, ma Dame, mais avec ce brouillard, et le jour qui commence à tomber, j'ai peur que nous nous égarions...

355

La voix forte et bien timbrée du cavalier ranima soudain en elle sa convoitise. Depuis déjà plusieurs mois elle avait remarqué sa jeunesse et ses muscles, et son regard seul suffisait à éveiller son désir. Aussi n'écartait-elle nullement de son esprit le projet de l'attirer dans sa tente lors de la halte pour la nuit. Pour l'instant cependant l'important était de gagner Camelot au plus vite, d'avertir Gwydion de ce qui se tramait contre lui, de prendre en main ses intérêts. C'est pourquoi, reléguant à plus tard ses pensées voluptueuses, elle s'exclama d'un air cinglant :

- J'ai parcouru cette route plus de dix fois et je ne me reconnais pas.

Vous nous avez certainement égarés, Cormac !

- Peut-être, en effet, avons-nous par ce temps dépassé la route de Camelot sans la voir, reconnut Cormac prudemment.

Morgause ferma les yeux pour ne pas céder à la folle tentation de le gifler à toute volée, mais elle se maîtrisa et tenta de se remémorer le chemin parcouru depuis le départ : d'abord la voie romaine, qu'ils avaient quittée pour longer les marais jusqu'à l'île du Dragon, puis le chemin en corniche jusqu'à l'embranchement d'une route empierrée...

- Voilà la route ! cria l'une de ses suivantes croyant apercevoir une trouée entre les arbres.

Mais ce n'était qu'illusion ou plutôt un simple layon s'évadant vers le flanc d'une combe isolée.

- Assez de sottises ! ragea Morgause contenant sa colère. Nous sommes perdus, à l'évidence !

- Hélas, ma Reine, intervint Cormac, je crains que vous n'ayez raison. Nous voici revenus à l'endroit o˘ nous nous sommes arrêtés tout à l'heure pour laisser souffler nos mon* turcs. Regardez ! Voici la poignée de paille que j'ai jetée par terre après avoir bouchonné les flancs de ma jument...

- qu'ai-je fait aux dieux pour être entourée d'incapables ! grinça Morgause hors d'elle. Combien de temps allons-nous être condamnés à errer à travers le Pays d'…té à la recherche de la plus grande cité au nord de Londinium ?

Si l'on ne peut voir les lumières de Camelot, nous devrions au moins remarquer le va-et-vient des cavaliers, des serviteurs, du bétail !

356

Mais rien ne servait de pester davantage. Il n'y avait rien d'autre à faire qu'à reprendre la direction du sud, en éclairant tant bien que mal le chemin avec les torches qui s'éteignaient sans cesse sous la bruine...

Arrivés devant un pan de muraille romaine écroulée o˘ ils avaient fait demi-tour précédemment, Morgause cette fois éclata :

- C'en est trop, Cormac, vous moquez-vous ? Allons-nous tourner ainsi en rond toute la nuit ?

Mais voyant alors le regard d'impuissance du cavalier, elle comprit cependant qu'il fallait se résigner.

- Fort bien ! soupira-t-elle. De toute façon, il est maintenant trop tard pour continuer. qu'on dresse les tentes sans plus attendre ! Nous déciderons demain ce qu'il convient de faire.

Sous ses airs autoritaires, Morgause dissimulait maintenant une véritable anxiété : elle-même et ses gens s'étaient-ils égarés aux confins d'inquiétantes frontières ? Si tel était le cas, quand et comment allaient-ils retrouver leur chemin ?

S'étant retirée après une brève collation sous sa tente, allongée dans le noir près de ses femmes, elle retraça mentalement une nouvelle fois, étape par étape, la route parcourue depuis qu'ils avaient quitté le royaume du Lothian. Au loin, seule présence dans la nuit hostile, des grenouilles coassaient dans les marais, interrompues de temps à autre par le hululement prolongé d'une chouette.

Non, c'est impossible ! Nous n'avons pu passer à côté de Camelot sans le voir, se répétait-elle inlassablement. Ou alors. Camelot s'est volatilisé.

Ou nous ? Moi-même, mes cavaliers, mes chariots, se sont-ils fourvoyés sur des voies sans issue ? Arrivée à ce point de son raisonnement, ses idées se brouillaient, sa perplexité et son énervement grandissaient, furieuse contre elle-même de s'être, à tort, emportée vis-à-vis du seul homme qui, cette nuit, aurait pu tromper son impatience et apaiser son corps.

Au petit matin, n'ayant pratiquement pas trouvé le sommeil, Morgause sortit de sa tente. La pluie avait cessé. Espérant découvrir la colline au sommet de laquelle se dressaient les

357

tours de Camelot, elle scruta la contrée déjà noyée sous un écran de brume.

En vain. Tout n'était que vide et herbe rase à perte de vue. Il fallait donc repartir, reprendre la route, en sens inverse, avec l'espoir que les traces laissées la veille dans la boue par le convoi permettraient de retrouver la voie romaine, en admettant que celle-ci ne se fut pas, à son tour, évanouie dans la nature !

En fin de matinée, les deux sergents qui chevauchaient en tête de la colonne aperçurent soudain dans le lointain un troupeau de moutons mené par un berger. Morgause aussitôt ordonna qu'on aille l'interroger afin que l'homme puisse indiquer la route. Mais les voyant approcher, le berger détala et disparut sans demander son reste derrière des rochers o˘ il fut impossible de le retrouver.

La peur, maintenant, oppressait Morgause... La voie romaine avait peut-être diparu, elle aussi, et, pourquoi pas, le Lothian, Camelot et tous ses habitants... N'était-ce pas ainsi qu'arriverait un jour la fin du monde ?

N'allait-elle pas errer sans fin, elle et sa troupe, à la recherche d'un être à qui parler, d'un lieu o˘ s'abriter ?

- Il faut maintenant co˚te que co˚te gagner la voie romaine ! clama-t-elle d'une voix autoritaire pour masquer son angoisse. Inutile de rester plantés à contempler les ornières qu'ont faites hier nos chariots !

Une brume bleutée, irisée de rosé, montait lentement des marais et le paysage prenait soudain des allures fantasmagoriques de pays enchanté. Le soleil, lui-même entouré d'un halo mystérieux, avait un étrange reflet, et le silence feutré semblait indiquer à lui seul que d'invisibles frontières venaient d'être franchies. Le bruit ouaté des sabots des chevaux sur la terre avait aussi quelque chose d'insolite, répercutant à l'infini comme des pierres roulant dans l'eau l'écho d'un autre monde.

C'est alors que la troupe vit émerger lentement du brouillard un cavalier qui se dirigeait vers eux au pas paisible d'une monture qui, elle, frappait le sol de ses sabots selon un rythme et une résonance habituels.

Il tirait derrière lui une bête de somme lourdement chargée.

358

- qui va là ? demanda Cormac au voyageur, reconnaissant presque aussitôt le nouveau venu. Sire Lancelot ! s'exclama-t-il en poussant son cheval en avant.

En même temps chacun mit pied à terre se félicitant mutuellement d'une telle rencontre. Les politesses d'usage échangées, Morgause la première, ayant remarqué l'air las et les vêtements déchirés du cavalier, prit la parole :

- On raconte partout que vous avez vécu mille aventures à la recherche du Graal. L'avez-vous enfin trouvé ou avez-vous échoué dans votre quête ?

- Je n'étais sans doute homme à pouvoir pénétrer le plus grand des mystères... Mais là, sur ce cheval, se trouve endormi à jamais celui qui a tenu le Graal entre ses mains ! répondit Lancelot en désignant le corps couché en travers de sa mule.

- qui est-ce ? murmura Morgause.

- Mon fils Galaad... Lui seul a trouvé le Graal ! Mais il a payé de sa vie cette découverte. Maintenant nous savons que nul ne peut poser les yeux sur la coupe sacrée sans mourir. La quête donc est achevée, et le Graal, pour toujours, à l'abri de la rapacité des hommes. Aussi vais-je porter la nouvelle au roi et lui dire que celui qui devait lui succéder poursuit désormais dans un autre univers la quête pure et lumineuse qu'il avait entreprise sur la terre.

" Ainsi, pensa Morgause, comme Lancelot du Lac contemplait en silence le corps de son fils, ainsi le Haut Roi n'a plus de successeur ! Galaad mort, Gwydion devient l'héritier naturel d'Arthur... "

- Allons, il me faut continuer ma route ! soupira Lancelot, détournant les yeux du cadavre de son fils. Sans le brouillard de cette nuit qui m'a contraint à faire halte, sans doute ne vous aurais-je jamais rencontrée, Morgause. J'ai eu peur de me perdre, comme si je me trouvais en plein cour d'Avalon !

- Nous aussi, avoua Cormac. La route de Camelot semblait vraiment avoir disparu dans les brumes !

Comme pour chasser ensemble leurs mauvais souvenirs, Morgause, sans attendre, donna ordre à sa colonne de suivre Lancelot qui venait de remonter en selle cour sa mission

359

7J& ÀRUMES D'XTXLUN

funèbre. Comme par enchantement les brumes d'ailleurs s'estompaient doucement et le soleil réapparaissait à nouveau dans le ciel, de sorte que quelques heures plus tard ils s'engageaient sans encombre sur la large voie empierrée menant à Camelot d'o˘ parvenait déjà à leurs oreilles une longue sonnerie de

trompe.

En effet, le guetteur les avait aperçus et signalait leur arrivée de la plus haute tour du ch‚teau.

Le premier à venir à leur rencontre fut Gareth, qui remplaçait désormais CaÔ, devenu trop vieux pour assurer la surveillance de la forteresse.

Lancelot l'étreignit avec émotion, gardant dans sa mémoire l'instant o˘ ils s'étaient tous deux séparés pour suivre chacun leur voie sur les traces du Graal.

- Ainsi, Lancelot, vous n'avez pas trouvé Galaad ? interrogea anxieusement Gareth.

- Si, mon ami, je l'ai trouvé... répondit Lancelot, les yeux pleins de larmes, en soulevant le linge blanc qui couvrait le visage de son fils.

Visiblement bouleversé, Gareth posa une main fraternelle sur l'épaule de Lancelot.

- Galaad !... murmura-t-il d'une voix sourde, Galaad ! Ainsi ne m'étais-je pas trompé quand je pensais que le Graal n'était peut-être qu'une invention du Malin...

- Non, mon cousin I- …loigne à jamais cette pensée de ton esprit. Galaad a trouvé ce que le Tout-Puissant a voulu lui donner, et il en a été de même pour chacun d'entre nous... Mon fils a achevé son séjour sur la terre, voilà tout ! Le nôtre continue : puisse Dieu nous aider à affronter avec le même courage notre destin !

Penchés sur la dépouille du jeune chevalier, les deux hommes observèrent un long temps de silence, puis Gareth revenant à ses obligations d'hôte, s'étant enquis des désirs de sa mère, la fit conduire, elle et ses femmes, dans l'appartement de Gue-nièvre, tandis qu'il emmenait aussitôt Lancelot auprès du roi.

Arthur le reçut à bras ouverts et l'embrassa à plusieurs reprises.

- Je viens d'apprendre la terrible nouvelle, Lancelot, dit-il 360

avec une cordiale et chaleureuse compassion. Je partage ta douleur. Pour moi, fit-il, des sanglots dans la voix, pour moi aussi, je ressens cette mort comme la perte d'un enfant.

- Nous l'aimions tous tellement, ajouta Guenièvre, elle aussi très émue, regardant éperdue Lancelot du Lac revenu.

Comme elle aurait voulu dire autre chose, le consoler avec les mots vrais qu'elle sentait dans son cour ! Mais pas une parole ne sortit de ses lèvres. " Mon Dieu, se dit-elle seulement, comme il a changé ! A-t-il été

malade, a-t-il trop je˚né, a-t-il été gravement blessé ou bien est-il frappé d'un mal dont on ne se remet pas ? que lui est-il réellement advenu ? Comme il a l'air las, triste et désemparé... "

- Gardes ! qu'on emmène le corps de Galaad dans la chapelle, ordonna Arthur. qu'il repose à l'endroit même o˘ il a été reçu chevalier. Demain, il sera enterré avec tous les honneurs dus à l'héritier du trône !

- Ma Dame, intervint Gareth, s'inclinant devant Guenièvre comme s'il voulait se faire pardonner de prendre la parole en cet instant de si grande émotion, ma mère, la reine du Lothian, souhaiterait s'entretenir un instant avec vous.

Guenièvre acquiesça de la tête et s'éloigna à contrecour. Sa place, hélas, n'était pas parmi les hommes, même en ce jour du retour de Lancelot. Il fallait recevoir Morgause, elle, qu'elle aurait voulu voir reléguée au fin fond des enfers. D'ailleurs, pourquoi venait-elle à Camelot sans y être priée ? Pourquoi, si ce n'était encore pour se livrer à quelques manigances à l'encontre d'Arthur ?

- Niniane, les femmes doivent maintenant se retirer, dit-elle d'un ton plus dur qu'elle ne l'aurait souhaité. Accompagnez-moi chez la reine du Lothian !

Tout au long de la journée qui suivit, les Compagnons et Chevaliers de la Table Ronde s'étaient succédés aux portes de Camelot, tandis que Guenièvre s'affairait une fois de plus, avec ses suivantes aux préparatifs des fêtes de la Pentecôte.

361

Maintenant, tous ceux partis à la quête du Graal étaient de nouveau réunis autour de leur roi. Tous sauf ceux qui y avaient laissé leur vie, Perceval, Bohort, Lamorak et tant d'autres... La nuit précédente, dans la chapelle, Lancelot avait veillé près du corps de son fils qui dormait désormais dans la terre dont il avait failli être le roi. Assis entre Guenièvre et Arthur, le visage plus marqué que jamais, les cheveux presque blancs, les épaules apparemment courbées sous le poids d'un insupportable fardeau, le regard perdu, il semblait indifférent à tout. La reine, elle, n'avait pu trouver un instant pour lui parler seule à seul, pour tenter d'adoucir sa peine, et se désespérait de le voir détourner la tête chaque fois qu'elle posait les yeux sur lui.

Arthur, lui aussi, semblait très affecté par la disparition de son héritier et par la mort de plusieurs de ses compagnons. Il venait de boire longuement à la mémoire des chevaliers qui ne reviendraient jamais de leur quête, et avait ajouté :

- Je jure ici, devant vous tous réunis, qu'aucune de leurs épouses, qu'aucun de leurs enfants, ne sera jamais dans le besoin tant que je vivrai. Je partage du fond du cour votre chagrin à tous, je le ressens d'autant plus vivement que, moi aussi, j'ai subi une perte irréparable en la personne de mon fils adoptif, l'héritier du trône, mort pour le Graal.

Cela dit, il se tourna vers Mordred, debout à côté de lui dans une tunique blanche, ses cheveux sombres retenus par un bandeau d'or, et poursuivit :

- Un roi conscient de ses lourdes responsabilités ne peut hélas se permettre de pleurer longtemps. Le royaume, quoi qu'il arrive, doit être gouverné.

Marquant un court instant d'arrêt, il tendit alors la main à Mordred, l'attira près de lui comme pour le présenter à l'assemblée :

- En dépit donc de notre peine qui est immense, je vous demande de reconnaître, aujourd'hui même, comme mon nouvel héritier, le fils de ma sour unique, Morgane d'Avalon, Gwydion, que nous appelons Mordred depuis que son courage lui a valu l'honneur de faire partie des Chevaliers de la Table

362

Ronde. Certes, il est jeune encore, mais il a su devenir l'un de mes plus sages et habiles conseillers. Buvons donc tous ensemble à l'héritier du trône dont le règne commencera le jour o˘ le mien s'achèvera !

- Puisse, mon père, votre règne durer longtemps, très longtemps !...

murmura alors Mordred en s'agenouillant aux pieds d'Arthur, tandis que tous les chevaliers, à l'exemple de Gareth, levaient leurs verres en poussant des vivats.

Seule, Guenièvre, humiliée, mortifiée, ne pouvait s'associer à l'allégresse générale. Elle savait pourtant que cet instant viendrait mais elle n'avait imaginé que ce serait si tôt, le lendemain même des funérailles de Galaad !

- N'aurait-il pu attendre un peu ? souffla-t-elle à l'oreille de Lancelot.

- Ignoriez-vous donc ses projets ? demanda-t-il à voix basse, prenant discrètement la main de la reine dans la sienne.

Surprise malgré elle, elle tenta de la lui retirer, mais dut y renoncer, tant était forte la pression de ses doigts.

- que voulez-vous que je dise, balbutia-t-elle au bord des larmes, moi qui n'ai pas même su lui donner un fils ?

- Arthur n'aurait pas d˚ si vite proclamer publiquement le nom de son héritier sans vous en avertir, insista Lancelot, osant ainsi, pour la première fois, comme le remarqua Guenièvre, formuler une critique à

l'encontre de son roi.

Mais comme Arthur se tournait vers eux en souriant, il l‚cha sa main. Le ballet des serviteurs portant à bout de bras des plats de viandes fumantes, des corbeilles de galettes et de fruits commençait et Guenièvre partagea ostensiblement, pour cacher son trouble, une assiette unique avec Lancelot comme elle l'avait déjà fait tant de fois naguère. Arthur, de son côté, faisait de même avec Niniane. Une fois de plus, d'ailleurs, il l'appela "

ma fille ", ce qui fit supposer à Guenièvre qu'il la considérait déjà comme une future épouse pour Mordred.

- Ainsi, avez-vous échoué dans votre quête du Graal ? demanda-t-elle à mi-voix à Lancelot, vagabondant de nouveau dans ses rêves.

- Je m'en suis approché autant qu'un pécheur peut le faire, 363

finit-il par répondre comme s'il faisait un immense effort pour revenir à

la réalité. J'aurais voulu suivre le Graal au-delà de nos frontières étroites, au-delà de notre propre destinée, mais cette chance ne m'a pas été donnée.

Ainsi, pensa Guenièvre, avec un pincement au cour, il n'est pas revenu à la cour par amour pour moi. N'ai-je donc été pour lui, comme pour Arthur, qu'une agréable diversion entre deux guerres et la quête du Graal ?

Décidément, pour les hommes, pour tous les hommes, le mot " amour " a une signification bien étrange. La vie de Lancelot s'est passée à guerroyer aux côtés de son roi et, la paix rétablie, il n'a pensé qu'à poursuivre une mystérieuse lumière. Lancelot, sans nul doute, gardera désormais les yeux tournés vers Dieu et tentera de se détacher de moi, Lancelot, qui représente pour moi le bien le plus précieux de la terre...

- Si vous saviez comme vous m'avez manqué, Lancelot... Une nouvelle fois, il étreignit sa main :

- Toi aussi, ma vie, tu m'as manqué... Puis, comme s'il avait pu lire dans ses pensées et mesurer sa peine, il ajouta :

- Sans doute devrais-je consacrer le reste de mes jours à prier pour l'expiation de mes fautes, cloîtré dans l'île de Verre, mais je ne suis qu'un homme, et ne peux vivre sans toi...

- Mon cour aimé, mon tendre amour, dois-je renvoyer mes femmes, ce soir ?

demanda-t-elle dans un souffle.

- Oui... répondit-il seulement, pressant sa main encore plus fort.

Voilà pourquoi, le soir venu, dévorée d'impatience, Guenièvre attendit-elle, inquiète et haletante, la venue de son amant. Pourquoi Lancelot avait-il finalement accepté de venir la rejoindre ? Par pitié, par crainte d'offenser son orgueil de femme, par peur de la solitude après tant de souffrances, par désir ou par amour sincère et véritable ? Allait-il l'aimer comme la première fois en dépit des atteintes pathétiques du temps ? Et elle, allait-elle être pour lui l'amante ardente et passionnée qu'il avait autrefois tant aimée ?

Un bruit de pas discrets derrière la porte accéléra les batte-364

ments de son cour. Oui, c'était Lancelot. Il venait à elle parce qu'il l'aimait, parce qu'il avait besoin d'elle, qu'il savait que déjà dans l'ombre elle lui ouvrait les bras, prête à tout lui donner, corps et ‚me, prête à lui apporter, pour qu'il oublie enfin, quelques fugaces instants d'éternité.

>

L'aubépine avait depuis peu refleuri quand des hordes d'en vahisseurs venus du Nord débarquèrent de nouveau sur les côtes occidentales de l'île.

Aussitôt les légions d'Arthur marchèrent au combat, suivies des armées des rois saxons des contrées du Sud au nombre desquelles figuraient Ceardig et sa troupe.

Dans de telles circonstances, Morgause avait donc renoncé à regagner ses terres, ne disposant pas d'une escorte suffisante et attendait patiemment à

Camelot la fin des hostilités. Contre toute attente, cette dernière survint bien plus tôt que prévu et un après-midi, au début de l'automne, la trompe du guetteur annonça le retour des guerriers. D'un seul coup éclata au ch

‚teau un joyeux tumulte et de tous ses recoins femmes et jeunes filles jaillirent comme volées de moineaux pour gagner en courant le chemin de ronde.

Tout aussi impatientes, Gueniêvre et Morgause s'obligèrent cependant à

quitter la salle d'un pas plus modéré et se dirigèrent, elles, vers les hautes portes qu'on venait juste d'ouvrir et o˘ s'agglutinait déjà la foule des serviteurs, portant pour la

369

L,ES BRUMES

plupart la main en visière au-dessus des yeux, pour mieux distinguer le cortège imposant qui approchait dans un grand déploiement d'oriflammes et d'armures scintillant au soleil.

- C'est le roi ! Voici le roi ! lança une voix dans la foule.

- Et derrière lui chevauche Mordred ! Regardez comme il est beau ! cria une jeune fille au comble de l'excitation.

- Je vois Lancelot ! surenchérit une autre. Oh ! il est blessé ! Il a un bandage à la tête et au bras !

Alarmée, Guenièvre joua des coudes pour gagner le premier rang, mais se rassura vite en le voyant, apparemment sain et sauf, suivre le trot tranquille de sa monture. Cormac et Gareth le précédaient, reconnaissables à leur haute taille, tandis que Gauvain, aux côtés d'Arthur, paraissait légèrement blessé au visage.

- Regardez comme Mordred est beau ! s'exclama encore une jouvencelle derrière Morgause, appréciation qui déclencha un flot de commentaires dans la gent féminine.

Les unes préféraient tel chevalier, les autres tel écuyer ou page. Des cris joyeux fusaient de toutes parts ; on riait, on se bousculait, on se marchait gaillardement sur les pieds... " Comme elles sont volages, pensa Morgause, mais comme elles sont jolies aussi, tendres et fraîches, avec leurs boucles folles ou leurs nattes espiègles, leurs joues duveteuses de rosés, leur taille fine, leurs petits seins pointés et provocants... " Oui, elle aussi avait eu leur ‚ge, elle aussi avait connu l'irrésistible appel de la vie et du bonheur. Hélas, tout cela s'éloignait de plus en plus !...

- Regardez les chevaliers saxons avec leur barbe : on dirait des gros chiens ! s'exclama, en pouffant, l'une des suivantes de Guenièvre.

- Ma mère dit qu'embrasser un homme sans barbe, c'est embrasser sa sour ou son petit frère !

- Allons, calmez-vous mes enfants ! intervint Guenièvre en fronçant les sourcils... N'avez-vous donc rien d'autre à faire que de jaser comme vraies péronnelles ! Allez plutôt prévenir les cuisines qu'on tue vite agneaux et chevreaux pour nourrir

370

LE PRISONNIER DU CHENE

tout ce monde. quant à vous, veillez bien à ce qu'on étale de la paille fraîche dans toutes les chambres avant la nuit !

Ainsi firent-elles, et dans Camelot résonnèrent tout le restant du jour les échos joyeux qu'on entendait les jours de fête. Au soir, la grande salle du ch‚teau ruisselait de lumière sous l'éclat d'innombrables torches, somptueusement décorée par les bannières multicolores des combattants et les trophées du roi Arthur. Seigneurs et chevaliers avaient revêtu leurs habits d'apparat et les dames de la cour leurs plus riches toilettes, rehaussées de bijoux étincelants, brillant comme une pluie d'étoiles dans les yeux de l'assistance en liesse.

Seuls, dans cette débauche de couleurs et de lumière, les Saxons faisaient grise mine par la rusticité de leur maintien et de leur mise, reconnaissables avant tout à leur longue chevelure et à leur grande barbe.

Ils participaient néanmoins pleinement à la fête, Arthur ayant admis parmi ses compagnons plusieurs d'entre eux qui siégeaient fièrement à la Table Ronde.

Guenièvre, quant à elle, s'était surpassée dans son rôle de maîtresse de maison, et un défilé pratiquement ininterrompu de viandes rôties, de tourtes odorantes, de p‚tés croustillants à souhait, de galettes dorées, de sucreries et de baies succulentes, semblait ne jamais devoir finir.

Lancelot, la tête bandée et le bras en écharpe, siégeait à sa droite, heureux de pouvoir, dans son état, bénéficier aux yeux et au su de tout le monde, de l'attention et de l'aide de la reine.

- Comment avez-vous été blessé, mon fils ? interrogea Morgause assise non loin d'eux, en regardant les lèvres tuméfiées de Gauvain.

- J'ai eu à en découdre avec l'un des hommes de Ceardig. A la réflexion, je me demande s'il ne valait pas mieux avoir ces damnés Saxons comme ennemis !

Au moins alors on pouvait leur planter une lance dans la poitrine !

- Ainsi vous êtes-vous battu avec l'un d'eux ?

- Oui, et je recommencerai chaque fois qu'on s'avisera d'injurier mon roi !

- Gauvain, n'est-il pas présomptueux de vouloir imposer 371

silence à l'armée saxonne tout entière ? intervint Mordred. D'autant plus que les Saxons disent vrai. Il existe d'ailleurs un mot sans équivoque pour désigner l'homme qui accepte d'en voir un autre remplir auprès de son épouse ses devoirs intimes !

- Comment oses-tu ! s'interposa Gareth se levant d'un bond et agrippant Mordred par l'encolure de sa tunique.

- Tout doux, mon bon ! ironisa l'héritier désigné par Arthur, ressemblant en l'occurrence à un nain entre les pattes d'un géant. Tu ne vas pas me frapper parce que je viens d'exprimer entre nous ce que chacun à la cour chuchote tout bas ? qui en effet n'a pas remarqué le manège de la reine ?

- Je fais partie de ceux qui voudraient voir la reine à cent lieues d'ici, rétorqua Gareth, mais si le roi juge bon de tolérer la conduite de sa femme, nous n'avons pas à intervenir, encore moins à faire des remarques désobligeantes à ce propos !

- Un roi doit se garder de donner prise à la calomnie, trancha sèchement Mordred. Arthur devrait, ne crois-tu pas, s'occuper de sa femme un peu mieux qu'il ne le fait ? Comment peut-il prétendre gouverner le royaume s'il est la risée d'une partie de son peuple ? Penses-tu que les Saxons eux-mêmes accepteront longtemps de signer des traités avec un homme qui se laisse ouvertement berner par son épouse ? Non ! Il faut qu'Arthur se résigne à attaquer le mal à la racine : qu'il enferme Gueniêvre dans un couvent, ou qu'il chasse Lancelot ! Pour beaucoup d'entre nous, Camelot est devenu un lieu de débauche, et la Table Ronde, le cour d'une maison d'amour...

- Retire ces mots, ou je te fais rentrer ces paroles dans la gorge ! menaça à mi-voix Gauvain blême de rage.

- Et pourquoi le ferais-je, puisque vous savez tous que je dis vrai ? Ce ne sont ni tes poings, ni ceux de Gareth qui empêcheront la vérité d'éclater au grand jour !

- Arthur sait parfaitement à quoi s'en tenir. Depuis longtemps, il sait les liens qui unissent Gueniêvre et Lancelot, reprit Gauvain se contenant avec peine. S'il les laisse faire, c'est qu'il le veut ainsi. D'ailleurs, il refuse d'entendre la moindre critique à leur égard.

372

- Sans doute... Sans doute, à moins qu'on trouve le moyen de le faire sortir de ses gonds, le moyen d'attirer son attention de telle manière qu'il se sente dans l'obligation absolue de réagir...

Voyant que Niniane s'approchait de leur petit cercle, Mordred s'interrompit et attendit qu'elle se soit assise pour la prendre à témoin :

- N'est-il pas vrai, ma Dame, que Gueniêvre renvoie souvent ses femmes la nuit ?

- Oui, cela arrive. Mais elle ne l'a pas fait ces derniers temps quand les armées étaient en guerre.

- Au moins savons-nous maintenant que la reine est fidèle et n'accorde pas ses faveurs au premier venu ! commenta cyniquement Mordred.

- Si vous ne vous décidez pas à baisser le ton, toute la cour va vous entendre et c'est sans doute votre souhait ! gronda Gareth en se levant, entraînant avec lui Gauvain comme s'il redoutait d'être mêlé à quelque conspiration.

- Gareth a raison, glissa Niniane à l'oreille de Mordred, il est inutile de provoquer un scandale aujourd'hui ! La graine est semée, elle ne peut que lever. Regardez-les plutôt, ajouta-t-elle désignant discrètement Gueniêvre et Lancelot la tête penchée, épaule contre épaule, leurs chevelures presque mêlées, feignant d'être tout entiers absorbés par le jeu placé sur leurs genoux. N'est-ce pas là un comportement dangereux pour l'honneur de la royauté ?

- Sans doute, mais la cour est tellement habituée à cette scandaleuse intimité, que personne maintenant n'ose y faire allusion, ragea Mordred.

- N'en croyez rien ! reprit Niniane ne quittant pas des yeux le couple. Il suffirait de pousser quelques chevaliers à sortir de leur réserve pour faire comprendre au roi que le moment est venu pour lui de condamner publiquement la conduite de sa femme. Et, comme il s'y refuserait, il serait aussitôt déconsidéré aux yeux de tous. Mais nous reparlerons de tout cela plus tard. Pour l'heure, Arthur m'a demandé de 373

jouer de la harpe. Il serait malséant de le faire plus longuement attendre...

Debout au sommet d'une des tours de Camelot, Niniane regardait pensivement monter la brume au creux de la vallée quand elle entendit tout à coup des pas résonner derrière elle.

- Gwydion ? interrogea-t-elle sans se retourner.

- Oui, ma douce, répondit-il, la prenant par la taille pour la faire pivoter sur elle-même. Puis il la serra contre lui et l'embrassa à pleine bouche.

- Arthur vous embrasse-t-il ainsi ? demanda-t-il avec un sourire ambigu.

- Gwydion, ne me faites pas croire que vous êtes jaloux du roi ! Vous-même m'avez demandé de gagner sa confiance ! s'insurgea la jeune femme en se dégageant vivement.

- Sa confiance, je l'ai moi-même gagnée sur les champs de bataille, Niniane. C'est pourquoi il ne me déplairait pas de vous voir prendre désormais quelque distance vis-à-vis de lui !

- A qui croyez-vous donc parler, Gwydion ? Oubliez-vous que je suis prêtresse d'Avalon et que je n'ai de comptes à rendre à quiconque sur ma conduite ! Si ma présence vous importune vraiment, il m'est facile de retourner très vite dans l'Ile Sacrée !

- Si vous en retrouvez la route, rétorqua-t-il avec mordant. Mais, regrettant aussitôt son emportement, il changea de ton et reprit, plus conciliant, en regardant au loin :

- Le temps ne s'éclaircira pas aujourd'hui. Avez-vous remarqué que les brouillards se font désormais de plus en plus denses ? Au point qu'il arrive à certains messagers de se perdre en chemin. Niniane, pensez-vous que Camelot disparaîtra un jour dans les brumes ?

- Je l'ignore, dit-elle après un bref instant d'hésitation. Ce que je sais, en revanche, c'est que l'autel de la Déesse a été profané sur l'île du Dragon, que le Petit Peuple est en train

374

de mourir, que les cerfs sacrés sont devenus la proie des chasseurs saxons...

- Tout cela est la faute d'Arthur. Il n'a aucune autorité sur eux et vous savez pourquoi. Comment les Saxons auraient-ils du respect pour un roi qui se montre incapable de gouverner sa femme et se laisse ouvertement tromper devant toute la cour ?

- Est-ce bien à vous, Gwydion, vous qui avez été élevé à Avalon, de juger Arthur selon la morale saxonne plus inepte encore que celle des Romains ?

Non, Gwydion, un homme n'est pas monarque en ce pays sous prétexte qu'il sait conduire une armée au combat ou honorer sa femme. Si vous-même devenez roi un jour, Gwydion, ce sera uniquement parce que vous êtes enfant de la Déesse et lui êtes resté fidèle !

- Billevesées que tout cela ! s'exclama Mordred crachant par terre avec mépris. Ne vous est-il jamais venu à l'esprit, Niniane, que cette époque est révolue ? qui, aujourd'hui, peut accepter de se soumettre à l'autorité

d'un Haut Roi en vertu de sa seule naissance ? Non, Niniane, le fils du roi doit être désormais l'héritier du trône, et il n'y a aucune raison de rejeter ce principe - qui est bon - sous prétexte qu'il nous vient des Romains. Je respecte, il est vrai, les anciennes croyances, mais je n'ai nullement l'intention de lier mon destin à celui d'Avalon qui disparaîtra peut-être bientôt dans d'éternels brouillards. Je veux, j'ai décidé de régner à la suite d'Arthur, et c'est pourquoi il me faut maintenir sa cour à l'abri de toute calomnie. Pour cela, Lancelot doit partir. Arthur doit le chasser et Guenièvre doit le suivre. Oui ou non, Niniane, êtes-vous prête à

m'assister dans ce légitime dessein ?

Niniane avait p‚li. Chancelante, elle s'appuya aux pierres du rempart pour ne pas vaciller. Comme elle aurait voulu en cet instant être investie des pouvoirs de Morgane pour se dresser, tel un immense pont entre la terre et le ciel et frapper l'insolent de la fulgurante puissance de la Mère outragée !

- Vous aider à faire descendre Arthur de son trône est une chose, mais, trahir une femme dont la seule faute est d'avoir choisi, conformément au droit donné par la Déesse, l'homme

375

1/DO

Lf fi VflLi\JL\

qu'elle voulait aimer, en est une autre ! lança-t-elle, sentant sur son front le petit croissant de lune la br˚ler.

- Guenièvre a perdu ce droit le jour o˘ elle s'est agenouillée pour la première fois aux pieds du dieu des esclaves, ricana Mordred.

- Cela, vous n'avez pas à en juger !

- Dois-je comprendre que vous ne me direz rien quand elle recommencera à

renvoyer ses femmes pour la nuit ?

- Vous m'avez parfaitement devinée, répondit fermement Niniane, tournant le dos pour signifier que l'entretien était clos !

Mais il la retint brutalement par le bras :

- Vous ferez ce que je vous ordonnerai de faire, Niniane !

- Jamais, m'entendez-vous, jamais ! cria-t-elle, se débattant comme une forcenée pour lui échapper. Arthur saura aussi quelle vipère il a élevée dans son sein !

Fou de rage, Mordred se rua sur elle et, perdant tout contrôle de lui-même, la frappa sauvagement au visage. Perdant l'équilibre sous le choc, Niniane glissa sur le sol et s'effondra de tout son long, son cr‚ne heurtant violemment la pierre. Haletant, aveuglé par l'orgueil et le ressentiment, Mordred n'avait pas fait un geste pour empêcher sa chute ou lui venir en aide.

- Le nom que vous ont donné les Saxons vous convient comme un gant, clama'

alors une voix caverneuse semblant venir des profondeurs de la terre : "

Mordred-parole-du diable ", " Mordred-conseil-maudit " et maintenant "

Mordred-meurtrier "...

Affolé, Mordred sursauta, cherchant d'o˘ pouvait bien venu-la voix accusatrice.

- Meurtrier ? Non ! Je n'ai pas voulu ! Non, je ne voulais pas !... Est-ce vous, Morgane ? Est-ce vous, mère ? interrogea-t-il, la gorge sèche, scrutant l'ombre qui s'épaississait autour de lui.

N'obtenant aucune réponse, pris d'épouvanté, il s'agenouilla et tenta de relever la jeune fille inerte sur le sol.

- Niniane ! Niniane, ma bien-aimée, parlez-moi, je vous en 376

L.IL

VU

supplie ! Ouvrez les yeux, dites quelque chose ! Niniane, regardez-moi...

- Elle ne parlera jamais plus... reprit la mystérieuse voix tranchante comme un couperet.

Alors, devant Mordred, paralysé par la panique, une silhouette émergea du brouillard :

- Eh bien, mon fils, que se passe-t-il, qu'avez-vous ?

- Ah ! mère, c'est vous ! M'avez-vous tout à l'heure appelé meurtrier ?

interrogea-t-il contenant mal des sanglots convul-sifs.

- Meurtrier ?... Mais que voulez-vous dire et qu'avez-vous fait ? s'exclama Morgause apercevant le corps inanimé de la jeune fille.

- Nous nous sommes stupidement querellés, balbutia-t-il. A un moment, elle m'a menacé de prévenir Arthur que je complotais contre Lancelot...

Alors..., voulant seulement la dissuader de me trahir, je l'ai frappée, elle est tombée, et sa tempe a heurté les pavés...

- Elle a en effet une bien vilaine blessure, constata Morgause agenouillée près du corps. La pauvre enfant est morte ! Il n'y a plus rien à faire...

- Mon Dieu ! que va dire le roi ? hoqueta Mordred, livide.

Voyant son désarroi, Morgause l'attira dans ses bras et le serra contre sa poitrine : oui, Mordred était son véritable enfant, il lui avait toujours appartenu depuis son plus jeune ‚ge quand elle avait décidé de s'occuper de lui dont personne ne voulait. Aujourd'hui donc, plus que jamais, il était sien.

- Ne craignez rien, Mordred, je suis là, murmura-t-elle à son oreille, lui caressant distraitement les cheveux.

L'occasion était trop belle. Sa vieille haine à l'égard d'Arthur allait enfin pouvoir être assouvie. Gwydion, son fils préféré, allait le jeter au bas du trône, avec son aide à elle, Morgause, veuve du roi Loth des Orcades ! Niniane n'était plus mais elle était vivante ! Et quand Gwydion monterait sur le trône du Haut Roi, c'est elle qui régnerait à ses côtés.

Elle seule serait désormais sa confidente et son soutien !

Alors, profitant de l'opacité de la brume, elle et Mordred 377

soulevèrent en silence le corps de Niniane, marchèrent lentement en direction des créneaux de la tour et basculèrent le cadavre dans le vide.

- Voilà, Niniane a fait une chute accidentelle, marmonna Morgause entre ses dents. Venez maintenant, mon fils, et n'oubliez pas que vous avez passé la matinée entière chez moi, dans mes appartements. Vous n'avez vu Niniane de toute la journée. Lorsque vous rencontrerez le roi, demandez de ses nouvelles ostensiblement en ayant l'air étonné et contrarié de son absence.

Vous vous mettrez ainsi, s'il en était besoin, à l'abri de tout soupçon.

- Je ferai ce que vous demandez, approuva Mordred, la tête baissée dans une attitude de complète soumission. Pourrai-je un jour vous prouver toute ma reconnaissance ? Pour moi, vous êtes une vraie mère '

XVIII

…tendue sur son lit dans la pénombre, Guenièvre attendait Lancelot. Elle guettait sa venue tout en se remémorant le dernier sermon de l'évêque. Il avait insisté sur la chasteté bienfaisante des femmes, base de toute vie chrétienne, capable, seule, de racheter la faute originelle d'Eve. Il avait aussi rappelé la parabole de la femme adultère à laquelle personne n'avait osé jeter la première pierre, et que le Christ avait renvoyée en l'exhortant à ne plus pécher. N'était-ce pas la voie qu'elle-même devait suivre désormais ?

Mais méritait-elle d'ailleurs qu'on lui jette la pierre ? Certes elle avait commis le péché de chair avec Lancelot tout au début de leur amour, quand le roi les y avait encouragés l'un et l'autre pour tenter d'assurer sa propre descendance, mais ils s'étaient ensuite tous deux dégagés de ce lien charnel et leur union avait été dès lors davantage celle de deux ‚mes profondément unies. Oui, la seule présence de Lancelot avait suffi à la rendre heureuse. Dieu ne pouvait donc condamner la pureté de son amour, Dieu qui, lui, n'avait vécu sur la terre des hommes que par amour. Sans doute avait-il réprouvé, autrefois,

381

LES BRUMES D'A VALUN

le péché de son corps, mais elle avait fait et refait depuis tant de fois pénitence ! Et puis Dieu ne pouvait bl‚mer l'attirance des cours puisqu'elle s'était montrée bonne épouse pour Arthur, reine attentive et soumise en toutes occasions, lui ayant tout donné, sauf hélas le fils que le Ciel leur avait refiisé. Non, on ne pouvait donc lui jeter la première pierre... Un bruit discret près de la porte interrompit ses réflexions :

- Lancelot ? appela-t-elle doucement dans le noir, est-ce toi?

- Non, ce n'est pas lui !

La voix avait glacé son cour et la lumière aveuglante d'une torche l'obligea à fermer les yeux. En les rouvrant, elle reconnut, penché sur elle, le visage de Mordred.

- Mordred ! Comment osez-vous ? Sortez sur-le-champ ou j'appelle mes femmes !

- Ne bougez pas ! ordonna-t-il froidement, appuyant la pointe de son poignard sur la gorge de Guenièvre. Oh ! Ne craignez rien, je ne suis pas venu vous violer, ma Dame, vos charmes sont trop usés pour moi...

- Il suffit, Mordred ! coupa avec autorité une voix. Je ne tolérerai pas qu'on injurie la reine !

- Allons, vous autres, commanda quelqu'un d'autre dans l'ombre, dissimulez-vous derrière les tentures !

A la lueur d'une torche, Guenièvre reconnut avec stupéfaction Gauvain, puis Gareth, suivis de plusieurs hommes en armes.

- Vous aussi, Gareth ! interrogea-t-elle des sanglots dans la voix. Je vous croyais pourtant le plus fidèle ami de Lancelot...

- Je le suis, ma Dame, et ma présence ici n'a d'autre but que de l'assurer qu'il ne lui sera fait aucune violence. Sans moi, on lui aurait sans doute tranché la gorge sans autre forme de procès !

- Assez de paroles inutiles ! glapit sèchement Mordred en éteignant sa torche. quant à vous, ma Dame, pas un mot, pas un bruit ou...

Guenièvre, sentant contre sa gorge le fer glacial de la dague, ferma les yeux et s'efforça de rester immobile. Un silence 382

LE PRISONNIER DU CH NE

oppressant s'était fait dans la pièce de nouveau plongée dans l'obscurité, troublé seulement de temps à autre par le cliquetis d'une armure, ou un raclement de gorge rapidement réprimé. Combien étaient-ils dans la chambre ? Comment prévenir Lancelot du piège horrible qui lui était tendu ?

Pétrifiée, les nerfs tendus à l'extrême, les ongles enfoncés dans les paumes de ses mains à force de serrer les poings, elle gisait pantelante sur son lit. Au moindre mouvement, la pression de l'arme sur sa gorge s'accentuait.

C'est alors qu'elle entendit avec terreur le petit grattement bien connu à

sa porte, accompagné d'un léger sifflement, doux comme celui d'un oiseau.

- Est-ce le signal de Lancelot ? souffla à son oreille Mordred ayant perçu son sursaut.

- Oui... murmura-t-elle éperdue.

- Nous sommes ici une douzaine. Un seul geste, un seul mot et vous êtes une femme morte ! menaça-t-il encore derrière elle.

Au seuil de la porte, dans une petite antichambre jouxtant la pièce, Lancelot se débarrassait prestement de ses vêtements et de son épée.

Guenièvre voulut crier pour le prévenir du guet-apens, mais, au même moment, m˚ par son instinct, Mordred se précipitait sur elle et b‚illonnait sa bouche de la main pour l'empêcher de donner l'alarme. Suffoquant, elle tenta un ultime effort pour se dégager, mais sentant entrer dans la peau tendre de son cou la pointe du poignard, elle dut y renoncer.

- Guenièvre, mon amour, interrogea Lancelot en se glissant près d'elle, qu'avez-vous ? Pourquoi tremblez-vous ainsi ?

- Fuyez, Lancelot, fuyez ! hurla-t-elle enfin, échappant d'un bond aux mains de Mordred. Vous êtes tombé dans un piège !

D'un coup de rein puissant Lancelot se dressa, tel un fauve furieux face à

ses assaillants. Mais déjà des torches illuminaient la pièce, déjà Gauvain, CaÔ, Gareth et leurs hommes cernaient le lit et les amants entièrement nus.

- Mordred ! cria Lancelot, ne quittant pas des yeux ses adversaires, c'est une ignominie !

383

- Lancelot, intervint alors Gauvain d'une voix ferme et résignée, au nom du roi je vous accuse de haute trahison ! Il faut me remettre votre épée, et me suivre !

- Gauvain !... Gareth !... Au nom du Dieu de miséricorde, comment avez-vous pu vous abaisser à me tendre ici même cet odieux traquenard ?

- Lancelot, répondit Gareth d'une voix altérée, je vous le jure, j'aurais mille fois préféré la mort sur un champ de bataille plutôt que d'être le témoin de cette scène !

Accablé par la trahison de ses meilleurs amis, meurtri, humilié au plus profond de son ‚me, Lancelot baissa les yeux.

- Habillez-vous ! ordonna froidement Gauvain. Vous ne pouvez vous présenter ainsi devant le roi. Les témoins de votre forfait sont assez nombreux pour que vous ne puissiez nier.

Se refusant à lui répondre, Lancelot se contenta d'acquiescer de la tête et, quittant la pièce, se dirigea lentement vers l'antichambre pour remettre ses effets qu'il endossa avec des gestes d'automate.

Le voyant prêt, Mordred, triomphant, s'adressa à lui :

- Suivez-nous ! Au moindre geste de rébellion nos armes se chargeront de vous remettre dans le droit chemin ! quant à vous, mère, surveillez étroitement la reine jusqu'au moment o˘ elle comparaîtra devant le roi.

Avec consternation Guenièvre comprit alors que Morgause elle aussi était là. Bien plus, elle avait à coup s˚r participé personnellement à

l'élaboration du piège.

- Habillez-vous, Guenièvre, lui dit-elle, et coiffez-vous. Estimez-vous heureuse de ma présence. Sans moi, certains auraient préféré vous surprendre au beau milieu de vos ébats.

Rougissante de honte, Guenièvre, se mordant les lèvres jusqu'au sang, dédaigna de répondre. Elle enfila une chemise, mortifiée à l'extrême par les regards d'hommes qui se posaient sur elle.

- Allons, ma Dame, passez vite une robe maintenant, cria Mordred avec un mauvais rire et ne jouez pas pour nous les vierges effarouchées !

Elle n'avait pas plus tôt obtempéré aux ordres, que Gué-384

nièvre vit Lancelot se ramasser sur lui-même puis, rapide comme l'éclair, se ruer sur Gauvain et lui arracher son épée. Comme Mordred volait à la rescousse pour le transpercer de son arme, Lancelot fit face, la pointe de l'épée en avant et le toucha de plein fouet à l'épaule. Perdant son sang en abondance, le jeune homme s'écroula en poussant un grand cri qui se répercuta à travers tout le ch‚teau.

CaÔ voulut alors intervenir. Il fit un pas en levant son épée. Mais Lancelot plus rapide, l'ayant déséquilibré en lui jetant en plein visage un des coussins du lit, il trébucha sous le choc et s'affala de tout son long.

Dès lors la mêlée devint générale. D'un seul élan, tous se précipitèrent sur Lancelot pour le neutraliser. Mais celui-ci, bondissant comme un diable, les forces décuplées par le danger, assénant des coups de tous côtés en faisant de terribles moulinets avec sa lame, fit rapidement le vide autour de lui. Seule, l'imposante silhouette de Gareth le menaçait toujours. Pas pour longtemps. Le haut du cr‚ne fendu, lui aussi finit bientôt par s'écrouler comme une masse sur les autres.

Profitant de la confusion générale, Lancelot alors sauta sur le lit, saisit Guenièvre par le bras, la tira à lui de toutes ses forces en l'entraînant vers la porte :

- Vite ! Courons aux écuries et fuyons !

Comment elle se retrouva à l'extérieur de la chambre, Guenièvre ne le sut jamais. Soulevée, happée par des bras puissants, elle fut bientôt dehors.

Lancelot s'était frayé la voie à travers le ch‚teau à la pointe de son épée. Combien de gardes s'écroulèrent-ils sur son passage, cela non plus Lancelot ne put davantage le dire. Seules résonnèrent longtemps en lui les supplications de Guenièvre l'adjurant de fuir sans elle, de la laisser implorer elle-même le pardon du monarque.

Refusant de l'entendre, il s'était alors engouffré avec elle dans l'écurie, avait jeté en toute h‚te une selle sur un coursier, puis ayant enfourché

l'animal, avait enlevé dans ses bras la reine titubante.

- Tenez bon, mon amour ! Accrochez-vous à moi ! lui avait-385

il encore crié, enlevant comme un fou sa monture dans un galop d'enfer.

Morgause était restée prostrée au milieu de la chambre de Gueniêvre, les yeux emplis d'horreur fixés sur Mordred qui sanglotait sur le corps de Gareth.

Ainsi, le sang de son fils adoptif se mêlait-il maintenant à celui de son plus jeune fils, Gareth, étendu sans vie dans une flaque rouge ! Se décidant enfin à réagir, Morgause déchira un morceau de drap pour en faire un bandage qu'elle enroula étroitement autour de la blessure de Mordred.

- La reine et Lancelot viennent de s'enfuir. On les poursuit déjà. Ils sont perdus. Personne n'acceptera de les cacher, dit alors Gauvain d'une voix rauque ! Lancelot a été pris sur le fait. Il a trahi son roi, il sera désormais chassé de partout. Mon Dieu, pourquoi, en est-il arrivé là ?

Les larmes aux yeux, il s'agenouilla près de Mordred, devant le corps de Gareth :

- Mon pauvre frère, moins que tout autre tu méritais ce sort cruel ! Tu as payé de ta vie notre folie à tous, la folie de ces amants maudits, la folie de celui que tu considérais comme un dieu ! Mais je te vengerai ! Oui je le jure, je tuerai Lancelot un jour, même si je dois moi-même y trouver le trépas !

- Allons, Mordred, relevez-vous, demanda Morgause, essayant de reprendre le contrôle d'elle-même. Rien ne sert de se lamenter. Hélas ! nous ne pouvons plus rien pour Gareth. T‚chons au moins de soigner vos blessures. Ensuite nous irons voir le roi et lui dénoncerons les coupables de cette tragédie.

Comme elle posait sa main sur son épaule dans un geste consolateur, Mordred leva vers elle un visage déformé par la haine :

- Je ne veux plus vous voir, jamais, conseillère maudite ! Gareth était le meilleur de nous tous. Et maintenant, par votre faute à vous, il est mort !

386

JLE '"02FCHYZV/EK DU

- Mordred, comment pouvez-vous me parler ainsi ? Gareth était mon fils bien-aimé et je vous aime tous !

- Vous nous aimez ? Mais vous ignorez jusqu'à la signification du mot "

amour ". Vous ne vous êtes jamais préoccupée d'autre chose que de votre plaisir et de votre ambition ! Si vous m'avez poussé à succéder au roi, c'est uniquement parce que vous vouliez votre part du pouvoir !

Disparaissez de ma vue à jamais ! Votre visage, votre présence me répugnent ! Retournez en Lothian ou au diable, si vous le préférez, mais je ne veux plus vous voir ! Allez-vous-en ! Cormac ! qu'on reconduise la reine Morgause à ses appartements !

Livide, Morgause quitta la chambre. Ainsi Gwydion qu'elle avait élevé, aimé

comme son propre enfant, la chassait comme une misérable. Soutenue par Cormac, elle gagna sa chambre en trébuchant et s'effondra sur son lit.

- Voulez-vous que j'appelle vos femmes ? interrogea-t-il respectueusement.

- Non... non, Cormac, supplia-t-elle, l'air éploré ! Puis, essuyant une larme, elle chuchota d'une voix volontairement enjôleuse :

- Vous m'avez toujours été si fidèle, si dévoué, Cormac... Vous êtes maintenant le seul à qui je souhaite me confier... Approchez, venez près de moi !

Fermant les yeux, la tête renversée en arrière, dans l'attitude provocante d'une femme sur le point de s'offrir, elle tendit alors les bras vers lui...

- Ma Dame, en de telles circonstances ? La douleur vous égare ! répliqua le jeune homme interdit. Laissez-moi plutôt appeler vos femmes : elles vont vous préparer une tisane qui vous aidera à vous remettre et à dormir. quant à moi, je vous laisse, on a besoin de moi.

S'éclipsant sur la pointe des pieds, il laissa l'orgueilleuse souveraine trop accablée pour le retenir, anéantie sous le poids de ses défaites successives : Gareth était mort, Mordred l'avait chassée, Cormac maintenant la repoussait, Arthur allait être pour toujours son ennemi juré. Elle était seule, elle était vieille,

387

rejetée, abandonnée par tous... Elle avait joué et elle avait perdu !

Un grand pan de sa cape flottant au vent, les bras et le corps soudés au dos de son amant, Guenièvre les yeux fermés, ivre de peur et de joie, fendait la nuit avec Lancelot sur le cheval qui avait pris le mors aux dents. Derrière eux s'éloignaient l'horreur, le désastre qu'elle savait irréparable, puisque Gareth et plusieurs hommes d'armes étaient tombés sous l'épée de Lancelot. Arthur ne pardonnerait jamais.

La monture épuisée ayant enfin ralenti d'elle-même, Lance-lot lui fit prendre le trot, puis le pas.

- Il faut nous arrêter, mon amour, dit-il en posant ses lèvres sur la joue enfiévrée de Guenièvre. Le cheval a besoin de repos et nous aussi.

Ayant mis pied à terre au cour d'un bois touffu, il la prit dans ses bras pour l'aider à descendre. Puis, ayant mené son coursier paître près d'un ruisseau qui serpentait non loin d'une petite clairière, il revint vers elle, étendit son manteau sur les fougères, la fit asseoir tendrement près de lui.

- Voyez, c'est l'épée de Gauvain que j'ai à mon côté ! quand je n'étais encore.qu'un tout petit garçon, j'adorais les histoires de chevalerie, mais j'ignorais alors qu'elles pouvaient mener à de pareilles extrémités ! Mon Dieu ! Il y a encore du sang sur la lame... A qui appartient-il ? Je ne sais. Tout s'est passé dans un tel brouillard, j'étais comme fou...

- Tout est de ma faute, Lancelot, murmura Guenièvre avec un soudain désespoir, les morts, les blessés, notre fuite, et aussi cette grande détresse qui est en vous maintenant.

- Non, ma douce. Je suis seul responsable de mes actes... Je suis heureux de vous avoir définitivement arrachée à l'univers qui était le vôtre jusqu'à ce drame !

- Mais n'est-il pas trop tard aujourd'hui ?

- Non, Guenièvre. Nous sommes jeunes encore, et per-388

sonne ne pourra plus nous empêcher de nous aimer. Enfin nous voici réunis pour toujours !

Elle lui tendit les bras. Elle n'avait plus que lui au monde. Elle et lui étaient seuls, ensemble, côte à côte sous le ciel. S'abattant avec fougue sur leur lit de fougères, emportés dans un torrent de feu, longuement, tendrement, ils s'aimèrent avec une force, un délire qu'ils n'avaient jamais connus, puis s'endormirent corps à corps, haleines confondues, étroitement unis sous la cape de Lancelot.

Aux premiers rayons du soleil, ils étaient debout, les cheveux et la peau parsemés de brindilles et de feuilles mortes. Se découvrant l'un l'autre ainsi parés, ils éclatèrent de rire à l'unisson, tentèrent de s'épousseter, de se recoiffer, y renoncèrent, puis s'embrassèrent à nouveau avec ravissement, heureux d'être enfin libres de s'aimer sans contrainte.

- Nous avons l'air de gueux ! s'exclama-t-elle avec une gaieté dont elle avait oublié l'existence. qui reconnaîtrait le célèbre Lancelot du Lac et la Haute Reine de Grande Bretagne dans cet habit de feuilles mortes ?

- Tu ne l'aimes pas ?

- Si ! Il nous va à merveille ! Si tu savais comme je suis heureuse ! Je me sens une autre femme. Je n'étais pas faite pour être reine...

- Guenièvre, mon amour, viendras-tu avec moi en Armo-rique ? demanda-t-il, de nouveau l'air grave.

Oui, elle l'accompagnerait au bout du monde s'il le fallait, en Armorique, ou ailleurs, en Gaule, à Rome, plus loin encore s'il le voulait. Ils ne se quitteraient plus, ils ne cesseraient plus de s'aimer, de vivre l'un pour l'autre, l'un par l'autre.

- Oui, j'irai o˘ tu voudras, répéta-t-elle, les larmes aux yeux, l'étreignant à nouveau, dans un moment d'irrépressible exaltation.

Mais lorsque, quelques instants plus tard, après avoir cueilli quelques baies au hasard, ils quittèrent à cheval le couvert du bois pour se retrouver dans la plaine, Guenièvre sentit le doute l'assaillir. Franchir la mer pour chercher refuge en Armorique, chez un des descendants de Ban de BénoÔc ? Le pourraient-ils

389

seulement ? Arthur allait tout faire pour les poursuivre et les ch‚tier même si, tout au fond de lui, il ne le souhaitait pas, ne pouvant agir autrement vis-à-vis de la cour et de son peuple.

Et puis comment réagirait Lancelot à la longue, rongé par le remords d'avoir tué celui qu'il aimait entre tous depuis toujours ? Ne serait-il pas alors enclin à voir en elle, non plus l'objet de son amour, mais la cause de son égarement ? N'irait-il pas ensuite jusqu'à penser être devenu assassin par sa faute ? qu'adviendrait-il alors d'eux-mêmes, de leur amour ?

Les bras noués autour de la taille de Lancelot, Gueniêvre sentit des larmes br˚lantes couler sur ses joues. Pour la première fois, elle comprenait vraiment qu'elle était la plus forte des deux, qu'elle allait donc devoir décider seule de leur avenir.

Lorsqu'ils s'arrêtèrent enfin au milieu de la matinée, pour laisser souffler leur monture, elle fit d'abord dans l'herbe quelques pas incertains, puis se tourna vers lui, t‚chant de maîtriser sa peine.

- Lancelot, c'est impossible, je ne traverserai pas la mer avec toi, je dois cesser d'être un objet de discorde pour le roi et tes compagnons. Un jour viendra o˘ Arthur aura besoin de tous ses chevaliers. Je ne veux point ressembler à cette Hélène qui provoqua, naguère, tant de drames dans la cité de Troie !

- Gueniêvre, ma tendre, ma vie, que vas-tu devenir ? Je ne veux pas, je ne pourrai jamais t'abandonner...

- Il le faut, Lancelot. Conduis-moi à l'île de Glastonbury, dans ce couvent de mon enfance. Je dirai simplement aux nonnes que je souhaite demeurer quelque temps parmi elles. Puis j'enverrai un message à Arthur pour lui apprendre ma retraite et le supplier de faire la paix avec toi !

Lancelot, déchiré, voulut protester, la retenir, mais au fond de lui-même, il éprouvait malgré lui une sorte de soulagement.

Sans doute, la reine avait-elle espéré secrètement qu'il allait refuser, la prendre dans ses bras, à son corps défendant, la forcer à le suivre par-delà les mers, lui avouer même que, sans elle, il mourrait à coup s˚r. Mais telle n'était pas la force d'‚me de son chevalier d'amertume. Plus fortes que l'amour,

390

I*KI3UIVIVIEK VU

toutes les incertitudes de sa nature trop malléable se liguaient en lui pour réduire à néant son tout dernier espoir.

Après une longue conversation, des pleurs, des atermoiements, des protestations de fidélité éternelle Lancelot capitula et décida de tourner bride. Ils se remirent donc en selle et prirent en silence la direction de Glastonbury.

Au soir le clocher de l'église apparut soudain dans le lointain rosé du crépuscule et bientôt ils étaient dans la barque voguant irrémédiablement vers l'île. Les cloches sonnant l'Angélus, Gueniêvre baissa la tête et murmura quelques mots de prière, l'ineffable sérénité du lac l'aidant à

apaiser les battements de son cour.

Lancelot, immobile à l'autre extrémité de l'embarcation, semblait chercher quelque écho à sa désespérance dans les reflets de l'eau. Un seul mot, un seul geste, un seul regard, - Gueniêvre le savait - et tout serait perdu.

Leurs belles résolutions s'évanouiraient comme neige au soleil au premier souffle du printemps. Il fallait donc rester de marbre, se fermer, ravaler désespérément ses larmes. Elle devait tenir jusqu'au bout, demeurer la plus forte. Dieu l'aiderait pour le reste.

- Gueniêvre ?... tes-vous bien certaine de ne pas regretter un jour cette affreuse décision ? demanda Lancelot d'une voix blanche alors que la barque accostait avec un crissement sinistre le long de la berge.

- Non, Lancelot, j'en suis certaine, affirma-t-elle écartelée, mentant de toute son ‚me.

Alors, jusqu'à la porte du couvent, il l'accompagna à pas lents. Les religieuses reconnurent sans peine sous les traits de la Haute Reine, l'enfant qu'elles avaient élevée. Gueniêvre expliqua brièvement qu'elle souhaitait se retirer provisoirement du monde pour vivre désormais avec elles dans la solitude et la paix.

- Vous êtes la bienvenue parmi nous, et vous pourrez demeurer ici le temps qu'il vous plaira, dit la supérieure après

391

avoir respectueusement écouté la reine. Vous devez seulement savoir que, dans notre maison, la maison de Dieu, vous ne serez pas considérée en souveraine. Vous ne serez rien d'autre qu'une humble sour parmi nous !

Ayant acquiescé d'un simple mouvement de tête, Guenièvre revint vers Lancelot. L'heure des adieux avait sonné. Une dernière fois, il tenta de la faire revenir sur sa décision.

- Non, dit-elle simplement. Je te renvoie à Arthur, et je te demande de lui dire que je n'ai jamais cessé de l'aimer.

- Oui, je sais, balbutia Lancelot la gorge nouée. Moi non plus, je n'ai jamais cessé de l'aimer. Adieu, adieu, ma Dame, mon tendre amour. Je ne t'oublierai jamais. Je t'en suppplie, prie pour moi autant que je penserai à toi jusqu'à ma mort.

Déchiré, les yeux brouillés de larmes, Lancelot partit sans se retourner et Guenièvre crut, un instant, que les murs du couvent allaient s'effondrer sur elle et l'enterrer vivante. Puis la porte se referma derrière lui avec un petit claquement sec qui résonna comme un gong jusqu'au fond de son ‚me.

Loin des hommes, loin du monde et des passions, loin des angoisses, de la haine, de la jalousie, elle était à jamais sous la protection de Dieu.

Pour Lancelot, qui galopait maintenant vers Arthur, pour leur amour, pour tous ceux qu'elle avait si tendrement aimés et qu'elle ne reverrait plus, pour Morgane qui, un jour, il y a si longtemps l'avait ramenée à ce couvent en compagnie d'un jeune et ardent chevalier lorsqu'elle s'était perdue dans les brumes d'Avalon, elle faisait sacrifice de sa vie.

La tête penchée sur l'épaule, les lèvres agitées d'un léger tremblement, faisant des efforts désespérés pour refouler ses larmes, Guenièvre traversa le cloître à pas lents. Elle se dirigea vers la grande porte du b‚timent réservé aux femmes. Derrière cette dernière l'abbesse l'attendait. L'ombre effaça soudain sa silhouette, les deux battants tournèrent en grinçant sur leurs gonds et se refermèrent sur elle pour toujours.

392

LE PRISONNIER DU CHENE

Morgane parle...

" Le Don m'avait-il abandonnée ? Fallait-il songer, comme Viviane autrefois, à renoncer à être la Dame du Lac ? Hélas, Niniane était morte, et il n'y avait personne d'autre pour servir après elle la Mère …ternelle.

La situation semblait désespérée.

" Sur l'île du Dragon, l'autel de la Déesse avait été violé, le cerf était maintenant pourchassé dans la forêt comme un vulgaire gibier, et le Petit Peuple, lui-même, poursuivi, massacré, comme lui. Les grands équilibres du monde vacillaient, les forces primordiales subissaient des mutations profondes.

" Camelot, à son tour, semblait dériver dans la brume, assailli par la guerre qui de nouveau faisait rage d'une extrémité à l'autre du royaume, les hommes venus du Nord de plus en plus nombreux dévastant tout sur leur passage. D'autres dieux, d'autres croyances allaient bientôt balayer le passé. La Déesse abandonnait les hommes, comme elle abandonnait Avalon.

" Une nuit, pourtant, dans ce grand bouleversement, un rêve ou une vision m'obligea à me lever et à me diriger vers le Puits Sacré. Penchée sur le miroir liquide, je n'entrevis d'abord que ruines et combats, partout, du nord au sud du royaume. Personne ne savait ce qui s'était exactement passé

entre Arthur et Mordred, après la tragique fuite de Guenièvre et de Lancelot, si ce n'est que la discorde avait éclaté parmi les vieux compagnons de la Table Ronde et qu'un conflit mortel s'était déclaré entre Lancelot et Gauvain. Ce dernier pourtant, sur le point de mourir, avait supplié Arthur, avant de rendre l'‚me, de faire la paix avec Lancelot et de le rappeler auprès de lui. Mais il était trop tard et Lancelot n'avait pu accomplir son vou. Par ailleurs de nombreux guerriers avaient déjà décidé

de rallier le clan de Mordred qui affrontait ouvertement le Haut Roi..

" Une heure environ avant l'aube, l'eau s'éclaircit sou-393

LES BRUMES D'A VALUN

dain et, dans la lumière incertaine, je vis enfin apparaître mon fils : Mordred avait une épêe à la main. S'avançant lentement dans les ténèbres, il paraissait chercher un ennemi embusque, comme Arthur jadis voulant défier le Roi ^erf, pour gagner sa souveraineté, après la mort de son père.

Aujourd'hui, hélas, sur cette terre père et .ils en venaient à croiser le fer, les fils voulant de leur vivant arracher la couronne à leurs pères. Et je voyais soudain le sol devenir rouge du sang versé par ces fils refusant d'attendre le trépas naturel de leurs pères pour devenir rois à leur place.

" Oui, là, dans l'ombre, c'était Arthur que je voyais maintenant, isolé des siens, Excalibur à la main...

" Une brise légère ayant ridé la surface de l'eau comme le temps qui passe, je l'aperçus à nouveau endormi sous sa tente. Lancelot, cette fois, veillait sur son sommeil. A quelques lieues de là, Mordred dormait aussi entouré de ses troupes et des sentinelles nombreuses montaient la garde autour du Lac.

- Arthur, oserez-vous vous battre contre moi? Ou avez-vous si peur que vous ne préfériez laisser au fourreau votre épée ? résonnait la voix de Mordred dans la forêt.

- Non ! Jamais je n'ai refusé un défi ! répliquait Arthur se retournant à

l'instant même o˘ Mordred sortait du couvert.

- Ainsi, mon fils, vous voici ! qui, un jour, aurait pu croire que nous en viendrions à nous entretuer ! que vous ai-je donc fait, Mordred, pour mériter de votre part une telle hostilité ?

- Autant que vous le sachiez : je n'ai jamais ressenti à votre égard autre chose que de la haine. Pourquoi croyez-vous donc que je suis né, sinon pour jouir de cet instant et vous occire de ma main ? Nous sommes les instruments d'une cause qui dépasse notre propre entendement, roi Arthur.

Si vous en doutez encore, demandez-en raison à la Dame du Lac, ma mère et votre sour.

394

LE PRISONNIER DU CHENE

- Morgane ? Sans doute m'a-t-elle tenu rigueur d'avoir refusé de lui rendre Excalibur, mais j'ignorais que ce fut à ce point, ironisa Arthur. tes-vous bien certain, mon fils, d'accomplir sa volonté suprême en vous dressant contre moi, l'épée à la main ?

- Ne vous méprenez pas sur mes paroles, mon père, car je ne suis pas son serviteur, ricana Mordred. D'elle ou de vous, je ne sais pour lequel ma haine est la plus forte...

" Le rêve, ou la vision prémonitoire, continuait à se dérouler sous mes yeux terrifiés. Ainsi me retrouvai-je bientôt sur la rive du Lac, debout entre Mordred et Arthur prêts à s'affronter.

- …coutez-moi ! Au nom de la Déesse, je vous abjure de vous réconcilier !

hurlai-je dans ma détresse. Si j'ai péché contre vous, Arthur, et contre vous aussi, Mordred, alors, c'est à moi seule d'en assumer les conséquences et d'en payer le prix. Une dernière fois, je vous en supplie donc, renoncez à ce combat impie !

- La Déesse ne représente plus rien pour moi, soupira Arthur avec tristesse posant la main sur la garde d'Excalibur. Elle m'était longtemps apparue sous vos traits, mais vous vous êtes détournée de moi, Morgane. Rejeté

alors par la Déesse, je me suis agenouillé devant un autre Dieu !

- Et moi, cria Mordred en m'accablant de son mépris, je n'avais nul besoin de déesse, mais seulement d'une mère ! Mais vous avez préféré me livrer aux mains d'une femme ignorant les dieux et les démons !

" Moi aussi, j'aurais voulu crier, leur clamer que je n'avais pas eu la possibilité de choisir, que je n'étais pas entièrement responsable, mais il était trop tard. Dans un choc affreux ils s'étaient rués l'un sur l'autre, brandissant sauvagement leurs épées, abolissant ma présence comme volute de fumée ou chimère.

" Sans transition je me retrouvai alors à Avalon, penchée sur l'eau, épouvantée de ne plus rien y voir, sinon

395

une énorme et grandissante flaque de sang. La bouche sèche, le cour prêt à

se rompre, le monde, me semblait-il, s'écroulait autour de moi. Cette fois j'avais irrémédiablement échoué... échoué partout. J'avais trahi la Déesse, j'avais trahi Avalon, j'avais trahi les hommes, j'avais semé la ruine...

" Une lueur d'un rosé nacré montait lentement de la brume. Bientôt, le soleil triomphant illuminerait la nature, bientôt, là-bas, au-delà du Lac, deux hommes, un père et un fils, Arthur et Mordred, allaient, je le savais, se défier jusqu'à la mort.

" Le cour vide, l'‚me en déroute, je regagnai le rivage pour appeler la barge. Ce n'était plus seulement la Dame du Lac qui montait dans l'embarcation, mais aussi Mor-gane-la-Prêtresse-vierge, celle qui avait envoyé Arthur se mesurer au Roi Cerf, Morgane-la-Mêre, déchirée par la naissance de Gwydion, Morgane-la-Reine-des-Galles-du-Nord, provoquant la colère d'Accolon contre Arthur, Morgane-la-Dame-des-Ténèbres, Morgane-la-Reine-des-Fées, Morgane, enfin, qui attendait Vieille-Femme-La-Mort...

" Parvenue sur l'autre rive, un épouvantable spectacle m'attendait : Lancelot était agenouillé auprès d'Arthur, allongé sur la terre, la poitrine transpercée, les cheveux pleins de sang. Arthur, mon frère, mon amant, que j'avais tenu, la joie au cour, sur mes genoux quand il était petit ! Gwydion, mon fils, gisait mort non loin de lui, Gwydion, l'enfant que j'avais si peu connu, Mordred...

" A les voir ainsi réunis tous les deux, je sus d'emblée qu'ils symbolisaient la fin dramatique d'un monde : dans les jours anciens, le jeune animal jetait à terre le vieux Roi Cerf pour devenir lui-même Roi Cerf; aujourd'hui, le jeune cerf avait succombé de la main du vieux roi qui restait seul... Il n'y aurait plus jamais de Roi Cerf, plus jamais. Et hélas le Roi Cerf, lui aussi, allait mourir.

- Arthur, lui dis-je, ce meurtre vous interdit de 396

UU

conserver, ne serait-ce qu'un instant, Excalibur à vos côtés ! Tirez votre épée du fourreau et jetez-la, loin, très loin, le plus loin possible, dans les profondeurs du Lac ! Le plat, la coupe et la lance ont déjà quitté le monde. Le dernier des insignes sacrés, l'épée Excalibur, doit maintenant les rejoindre. " Mais Arthur protesta. S'agrippant à l'épée, il balbutia :

- Non !... je ne peux m'en séparer... je dois la garder pour... ceux qui viendront après moi... Elle servira de signe de ralliement. Je la confierai à Lancelot pour qu'il la remette solennellement aux Chevaliers de la Table Ronde... Ils se la transmettront ainsi de génération en génération jusqu'à

la fin des temps...

- Non, lui dis-je doucement, non, Arthur, cette époque est révolue. Nul après vous ne possédera jamais plus Excalibur, l'épée magique !

" Non sans mal, je parvins alors à desserrer ses doigts et à libérer l'arme. Puis je criai :

- Lancelot, prenez-la, et jetez-la très loin, le plus loin possible !

qu'elle disparaisse à jamais au fond du Lac !

"Je ne sais si, en cet instant, Lancelot me vit et m'entendit, mais il se saisit de l'épée. De mon côté j'avais pris Arthur dans mes bras et je le berçais tendrement. Sa vie, je le sentais, s'en allait peu à peu. Seules restaient pour moi les larmes :

- Morgane... parvint-il encore à dire, le regard vitreux, Morgane... tout ce que nous avons fait, tout ce que nous avons tenté ensemble, n'a-t-il donc servi à rien ? Pourquoi avons-nous échoué ?

" Cette question, je me la posais à moi-même, et je ne connaissais pas la réponse. Pourtant, celle-ci me vint à l'esprit, instantanément :

- Non, Arthur, mon frère, mon amant, vous n'avez pas échoué. Gr‚ce à vous, cette terre a connu la paix durant de longues années, et les Saxons l'ont épargnée. Pour toute une génération d'hommes, vous avez fait 397

uiv cmrrco

reculer les ténèbres. La civilisation a progressé. Si ce royaume était tombé entre les mains des Saxons au lendemain de la mort d'Uther Pendragon, tout ce qui alors était beau et bon aurait disparu à jamais des îles de Grande Bretagne. Non seulement vous n'avez pas échoué, Arthur, mais votre nom et votre règne seront à jamais célébrés jusqu'à la fin des temps.

"J'ignorais si ces paroles me venaient d'ailleurs, si elles correspondaient à la vérité, ou si je ne les prononçais que pour réconforter Arthur, comme je le faisais lorsque jadis Ygerne me confiait le petit garçon en larmes pour le consoler : " Morgane, disait-elle toujours, prenez grand soin de votre frère... " N'était-ce pas finalement ce que j'avais fait durant toute ma vie, et n'était-ce pas la Déesse elle-même qui avait déposé dans mes bras Arthur pour la dernière fois ?

" Arthur posa ses doigts tremblants sur la blessure béante qui lui déchirait la poitrine.

- Si j'avais eu le fourreau que vous avez brodé pour moi, Morgane, articula-t-il avec peine, je n'en serais pas là. Je vais mourir, Morgane...

par votre faute... vous le savez... mais je vous aimerai toujours...

Morgane... toujours...

" Comme je le serrais plus fort encore contre mon cour, soudain, dans la lumière naissante de l'aube, je vis Lancelot s'éloigner, Excalibur à la main, puis la lancer de toutes ses forces dans les eaux. Un instant l'épée sacrée tournoya dans l'air, accrocha un rayon de lumière, comme l'aurait fait l'aile étincelante d'un oiseau, puis, plongea dans le Lac et disparut à mes yeux, éblouis par le soleil levant.

" Alors la voix de Lancelot, une voix métallique d'un autre monde, s'éleva :

- J'ai vu une main sortir du Lac ! Oui, une main a saisi l'épée. Par trois fois elle l'a brandie puis l'a entraînée avec elle sous les eaux...

" Moi, je n'avais rien vu, rien qu'un éclair d'argent 398

LE PRISONNIER DU CH NE

tel un poisson jaillissant hors de l'eau et replongeant dans une gerbe scintillante. Mais Lancelot, lui, avait-il vu vraiment la main de la Déesse ?...

" La tête d'Arthur pesait de plus en plus lourd sur ma poitrine, comme celle d'un enfant sur le point de s'endormir, comme celle du Roi Cerf lorsqu'il s'était allongé sur moi radieux et triomphant. Jamais je n'oublierai ses dernières paroles, imperceptibles vibrations dans l'air diaphane du matin :

- Morgane, je meurs heureux... Jurez-moi que nous ne nous quitterons plus jamais... que vous êtes pour moi Morgane la Fée, la Déesse-…ternelle !...

- Non, je le jure, je ne vous quitterai jamais plus, mon frère, mon amant bien-aimé, murmurai-je éclatant en sanglots en embrassant ses yeux fermés.

" Le Roi expira au moment même o˘ les brumes se levaient. L'instant d'après, l'île d'Avalon resplendissait sous les rayons glorieux de l'astre aux éternels recommencements. "