PROLOGUE
par le puissant foyer de l'île sainte. quand les légions de Rome envahirent le pays, l'emprisonnant dans son étroit réseau de routes pavées, massacrant tous ceux qui résistaient, l'île devint le refuge des druides.
" C'était naguère, autant que je puisse en juger. J'accueillis dans ma couche un guerrier aux cheveux d'or qui s'était aventuré au Royaume des Fées. Mais il avait le mal du pays, et je le congédiai. Cependant, il me fit don d'un enfant. Notre fille est belle comme lui. Elle br˚le de connaître son ascendance humaine.
" Mais aujourd'hui, la roue tourne, et dans le monde des mortels, une prêtresse cherche à gagner le Tor. Je n'ai senti qu'hier le Pouvoir qui l'habite, en la rencontrant sur une autre rive. Comment se fait-il qu'elle ait si soudainement vieilli ? Et cette fois, elle amène avec elle un jeune garçon dont j'ai également connu l'esprit jadis.
" Nombreuses sont les rivières du destin qui désormais convergent. Cette femme, ma fille, et le garçon reforment à leur insu une très antique constellation. Pour le meilleur ou pour le pire ? Il me semble que l'issue dépend peut-être de moi. Je sens venir le temps o˘ je devrai les assujettir, corps et ‚me, à ce lieu qu'ils nomment Avalon. "
PREMI»RE PARTIE
LA SIBYLLE
96-118 après J.-C.
Le coucher de soleil était proche ; déjà les eaux paisibles du Val d'Avalon étaient recouvertes d'or. Ici et là, des petits mamelons d'herbe ou de terre dressaient la tête à la surface, brisant la sérénité du Lac, en partie masqués par la brume scintillante qui, à la fin de l'automne, enveloppait les marais d'un voile, même quand le ciel était clair. Au centre du Val d'Avalon, l'un de ces mamelons se dressait plus haut que tous les autres, couronné de pierres levées.
Caillean contemplait la vaste étendue d'eau, son long manteau bleu de Grande Prêtresse retombant en plis immobiles, et elle sentit ce calme absolu effacer la fatigue d'un voyage de cinq jours qui lui avait paru beaucoup plus long. Assurément, ce voyage qui l'avait conduite du b˚cher funéraire de Vernemetonl jusqu'au cour du Pays d'…té avait duré toute une vie.
" La mienne..., songea Caillean. Jamais plus je ne quitterai la Maison des Prêtresses. "
- Est-ce l'île d'Avalon ?
La voix de Gawen la ramena brutalement dans le présent. Le jeune garçon cligna des yeux, comme ébloui par la lumière, et elle sourit.
- Oui, c'est elle, répondit Caillean, et je vais maintenant appeler la barque qui nous conduira à destination.
- Non, pas tout de suite, je vous prie...
1. Voir notice liminaire, et aussi La Colline du dernier adieu de Marion Zimmer Bradley (Le Livre de Poche, n∞ 13997).
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LE SECRET D'AVALON
II se tourna vers elle.
Le garçon avait grandi. Pourtant, s'il était grand pour un enfant de dix ans, il paraissait tout frêle, comme replié sur lui-même. Les derniers rayons du soleil éclairaient à contre-jour ses mèches de cheveux ch‚tains décolorés par l'été.
- Vous m'aviez promis quelques réponses avant mon arrivée au Tor. que devrai-je dire quand on me demandera ce que je viens y faire ? Je ne connais pas même mon véritable nom !
¿ cet instant, ses yeux gris étaient si semblables à ceux de sa mère que Caillean sentit son cour chavirer. Il avait raison, pensa-t-elle. Elle avait promis, en effet, mais au cours du voyage, elle n'avait quasiment pas ouvert la bouche, terrassée par le poids de la fatigue et du chagrin.
- Tu te nommes Gawen, dit-elle d'une voix douce. C'est le nom que portait ton père quand ta mère le rencontra, et c'est pourquoi elle te l'a donné.
- Mais... mon père était romain !
Il avait dit cela d'une voix hésitante, comme s'il ne savait choisir entre la fierté et la honte.
- C'est exact, et comme il n'eut pas d'autre enfant, je suppose que, selon la coutume romaine, tu devrais te nommer Gaius Macellius Severus. C'est là
un nom fort respecté chez les Romains. Et d'ailleurs, jamais je n'ai entendu dire de ton grand-père que du bien. Mais ta grand-mère était princesse des Siluresl, et Gawen est le nom qu'elle donna à son fils. Tu ne dois donc pas avoir honte de le porter !
Gawen l'observa.
- Parfait. Mais ce n'est pas le nom de mon père que j'entendrai chuchoter sur cette île des Druides. Est-il vrai... (Il fut obligé de déglutir avant de continuer.) Avant mon départ de la Maison de la Forêt, les autres disaient que... Est-il vrai que... la Dame de Vernemeton était ma mère ?
Caillean posa sur lui son regard pénétrant ; elle n'avait pas oublié au prix de quelles souffrances Bilan avait conservé son secret.
- C'est la vérité.
Il hocha la tête puis émit un long soupir avant d'ajouter : 1. Les Silures occupaient le sud du Pays de Galles.
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LA SIBYLLE
- Très souvent, je faisais un rêve éveillé... Tous les orphelins de Vernemeton aimaient se vanter en racontant que leurs mères étaient des reines, et leurs pères des princes qui, un beau jour, viendraient les chercher pour les emmener loin d'ici. Moi aussi j'inventais des histoires, mais la Dame était toujours bonne avec moi, et la nuit quand je rêvais, la mère qui venait me chercher c'était toujours... elle.
- Elle t'aimait, dit Caillean d'une voix encore plus douce.
- Dans ce cas, pourquoi n'est-elle jamais venue me chercher ? Et pourquoi mon père, s'il était l'homme d'honneur que l'on dit, ne l'a-t-il pas épousée ?
Caillean laissa échapper un soupir.
- Il était romain, et les prêtresses de la Maison de la Forêt n'avaient pas le droit de se marier, même avec des hommes des Tribus, et d'avoir des enfants. Si l'on avait appris ton existence, pour ta mère c'était la mort.
- «a n'a rien changé, murmura-t-il. (En prononçant ces mots, il parut soudain au-dessus de son ‚ge.) Ils ont découvert la vérité et ils l'ont tuée, n'est-ce pas ? Elle est morte à cause de moi !
- Oh, Gawen...
Déchirée par un sentiment de pitié, Caillean voulut l'attirer à elle, mais le jeune garçon se détourna.
- Il y avait bien d'autres raisons, dit-elle. La politique... et d'autres choses que tu comprendras quand tu seras plus vieux.
Elle se mordit la lèvre, de crainte d'en dire plus, car la révélation de l'existence de cet enfant fut l'étincelle qui déclencha l'incendie, et en ce sens, ce qu'il disait était juste.
- Bilan t'aimait, Gawen. Après ta naissance, elle aurait pu t'envoyer dans un orphelinat au loin. Mais elle ne pouvait supporter l'idée d'être séparée de toi. Alors, pour pouvoir te garder auprès d'elle, elle a courageusement défié l'Archidruide qui a fini par céder, à condition que nul ne sache la vérité.
- Ce n'est pas juste !
- Juste, dis-tu ? rétorqua-t-elle d'un ton vif. Crois-tu que la vie soit juste ? Tu as eu de la chance, Gawen. Remercie les dieux et cesse de te plaindre.
Le visage du garçon s'empourpra, avant de blêmir, mais il resta muet.
Caillean, elle, sentit sa colère disparaître aussi vite qu'elle était apparue.
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LE SECRET D'AVALON
- Tout cela n'a plus d'importance désormais, car c'est le passé, et te voici en ce lieu.
- Pourtant, vous ne voulez pas de moi, murmura-t-il. Personne ne veut de moi. Un instant, elle l'observa.
- Je pense qu'il faut que tu saches... Ton grand-père romain souhaitait que tu restes là-bas, à Deva1, pour te donner une éducation romaine.
- Pourquoi, dans ce cas, ne m'avez-vous pas laissé avec lui ? Caillean le regardait fixement, sans sourire.
- As-tu envie de devenir romain ?
- Bien s˚r que non ! qui donc le voudrait ? s'exclama-t-il en rougissant furieusement.
Caillean acquiesça. Les druides qui instruisaient les jeunes garçons à la Maison de la Forêt lui avaient enseigné sans aucun doute la haine de Rome.
- Mais vous auriez d˚ me le dire ! Vous auriez d˚ me laisser choisir !
- Je l'ai fait ! répondit-elle, sèchement. Et tu as choisi de venir ici!
Son expression de défi sembla l'abandonner, tandis qu'il se retournait pour contempler de nouveau la vaste étendue d'eau.
- C'est exact. Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi vous vouliez que je...
- Ah, Gawen, dit Caillean. Même une prêtresse ne comprend pas toujours les forces qui la font agir, vois-tu. Et si j'ai agi ainsi, c'est en partie parce que tu étais tout ce qui me restait d'Eilan, que j'aimais comme ma propre fille...
Cette douloureuse évocation lui noua la gorge. Il lui fallut plusieurs secondes pour pouvoir à nouveau s'exprimer avec calme. Elle poursuivit alors d'une voix métallique et glacée :
- ...et aussi parce qu'il me semblait que ton destin se trouvait parmi nous...
Le regard de Gawen n'avait pas quitté les flots dorés. Pendant quelques instants, le seul bruit perceptible fut le clapotis des vaguelettes dans les roseaux. Il finit par lever les yeux vers elle.
1. Aujourd'hui Chester (Pays de Galles).
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LA SIBYLLE
- Très bien. Accepterez-vous, alors, d'être ma mère, pour que je puisse enfin retrouver une famille ?
Caillean resta muette d'étonnement. " Je devrais répondre non, car un jour, je le sais, il me brisera le cour. "
- Je suis prêtresse, dit-elle enfin. Comme l'était ta mère. Les voux que nous avons prononcés nous lient aux dieux, parfois contre notre volonté.
" Ou sinon, je serais restée dans la Maison de la Forêt, et j'aurais été là
pour protéger Bilan... ", se dit-elle avec amertume.
- Comprends-tu cela, Gawen ? Comprends-tu que, même si je t'aime, je suis parfois obligée de faire des choses qui te font du mal?
Il hocha la tête avec vigueur, et ce fut elle qui sentit la douleur dans son cour.
- Mère adoptive... que deviendrai-je sur l'île d'Avalon? Caillean réfléchit un instant avant de répondre :
- Tu es trop ‚gé pour demeurer avec les femmes. Tu logeras avec les jeunes élèves qui se destinent à la prêtrise ou au métier de barde. Ton grand-père maternel était un chanteur accompli, et peut-être as-tu hérité de ses dons.
Aimerais-tu étudier l'art des bardes ?
Gawen cilla, comme si cette seule idée lui faisait peur.
- Non, pas maintenant, je... je vous en prie... Je ne sais pas...
- N'en parlons plus. De toute façon, les prêtres ont besoin de temps eux aussi pour apprendre à te connaître. Tu es encore très jeune, nous avons grandement le temps de décider de ton avenir.
" Et quand viendra ce jour, la décision n'appartiendra pas à Cunomaglos et à ses druides, se jura-t-elle. Je n'ai pas réussi à sauver Bilan, mais au moins puis-je protéger son enfant... "
- Bien..., reprit-elle d'un ton brusque. De nombreuses t‚ches m'attendent.
Il est temps de faire venir la barque pour te conduire sur l'île. Et ce soir, je te promets, ton avenir se limitera à un souper et à un lit. Es-tu satisfait ?
- Il le faut..., répondit-il dans un murmure, comme s'il doutait à la fois d'elle et de lui-même.
Le soleil s'était couché. ¿ l'ouest, le ciel encore illuminé virait au rosé
mais les nappes de brume qui s'accrochaient à la surface de l'eau ressemblaient maintenant à du métal froid. Le Tor était à peine visible, comme si, songea soudain Caillean, quelque sorti-27
LE S…CSÀT"œ>'¿VALON
lège l'avait séparé du reste du monde. Lui vint alors à l'esprit le nom que portait ce lieu : Ynis Witrin, l'île de Verre. Cette image la fascinait.
Avec quel bonheur aurait-elle abandonné ce monde o˘ Bilan avait été br˚lée vive aux côtés de son amant romain sur le b˚cher funéraire des druides.
S'arrachant à ses pensées, elle sortit de la bourse qui battait ses flancs un sifflet d'os sculpté et le porta à sa bouche. L'instrument produisit un son aigu et grêle mais qui résonna très loin.
Les yeux écarquillés, Gawen regardait de tous côtés pour apercevoir la barque. Caillean tendit le doigt. L'immense étendue d'eau était bordée de bancs de roseaux et de marécages, sillonnés de canaux au tracé sinueux.
¿ l'endroit indiqué par la prêtresse, une petite embarcation à la proue carrée se frayait un chemin au milieu des roseaux. Gawen, intrigué, fronça les sourcils. L'homme qui faisait avancer la barque à l'aide d'une perche était à peine plus grand que lui. C'est seulement quand la barque s'approcha du bord qu'il découvrit les rides du passeur sur son visage buriné, et les reflets d'argent qui parsemaient ses cheveux bruns.
Apercevant Caillean, le vieil homme salua, soulevant sa perche pour permettre à la barque, mue par son seul élan, de glisser en douceur jusqu'au rivage.
- Voici Marche-sur-1'eau, chuchota Caillean. Son peuple habitait déjà en ce lieu avant les Romains, avant même que les Britanniques ne débarquent sur ces rivages. Nul parmi nous ne peut le comprendre, mais il m'a expliqué le sens de son nom. Comme tu peux l'imaginer, la vie est rude dans ces marécages, et c'est avec bonheur que les gens des marais acceptent les restes de nourriture que nous leur donnons à l'occasion, ainsi que nos remèdes quand ils sont malades.
Le jeune garçon, perplexe, avait pris place à l'arrière de la frêle embarcation qui les conduisait vers le Tor. Machinalement il plongea la main dans l'eau, absorbé dans la contemplation des rides qui filaient à la surface. Caillean ne chercha pas à le tirer de sa songerie. Ils venaient de subir une terrible épreuve. Le jeune garçon en avait-il compris la portée ?
Serait-il capable de la surmonter ?
Les lambeaux de brume qui les enveloppaient se dissipèrent soudain. La silhouette imposante du Tor surgit devant eux. De son sommet jaillit l'appel caverneux d'une corne. Le passeur
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LA SIBYLLE
imprima une dernière poussée à sa perche, et la quille de son embarcation racla le sable. Immédiatement, il sauta par-dessus bord pour tirer la barque sur le rivage ; et dès qu'elle fut immobilisée, Caillean mit pied à
terre.
Six jeunes prêtresses coiffées de longues tresses et vêtues de tuniques de lin blanc à ceintures vertes descendaient le chemin du Tor à leur rencontre. Elles formèrent une ligne devant Caillean.
Marged, la plus ‚gée, s'inclina avec déférence.
- C'est une joie de vous revoir, Dame d'Avalon...
Soudain, elle s'interrompit ; ses yeux s'étaient posés sur la silhouette frêle de Gawen. Elle demeura un instant interdite. Mais Caillean, devinant sa question, s'empressa de lui dire :
- Marged, je te présente Gawen, il va habiter ici. Aurais-tu l'obligeance d'avertir les druides, et de lui trouver un endroit pour la nuit ?
- Avec plaisir, ma Dame, répondit la jeune fille, sans détacher son regard de Gawen, qui rougissait jusqu'aux oreilles.
Caillean soupira. Si la simple vue d'un jeune garçon - car malgré tout elle ne pouvait se résoudre à considérer Gawen comme un jeune homme - produisait un tel effet sur ses jeunes disciples, elle n'était pas au bout de ses peines pour lutter contre les préjugés rapportés de la Maison de la Forêt.
Finalement, pensa-t-elle, la présence de Gawen parmi ces jeunes filles leur serait peut-être bénéfique.
quelqu'un se tenait derrière les jeunes filles. Tout d'abord, Caillean pensa qu'une des prêtresses, Eiluned ou Riannon peut-être, était descendue pour l'accueillir. Mais l'inconnue était trop petite.
Elle semblait parfaitement à son aise avec un air étrange de familiarité, comme si Caillean la connaissait depuis la nuit des temps.
Mais la nouvelle venue ne s'intéressait pas le moins du monde à Caillean.
Ses yeux, à la fois sombres et limpides, restaient fixés sur Gawen. La prêtresse, qui l'avait jugée petite, revint de sa méprise. L'inconnue maintenant semblait la dominer de la taille. Ses longs cheveux bruns étaient coiffés dans le dos à la manière des prêtresses, en une tresse unique. Elle portait un vêtement en peau de daim, et son front était ceint d'une étroite couronne de baies écarlates.
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LE SECRET D'AVALON
Ayant longuement observé Gawen, elle s'inclina jusqu'à terre.
- Fils de Cent Rois, dit-elle. Sois le bienvenu à Avalon...
Gawen la regardait d'un air ébahi.
Caillean se racla la gorge, elle cherchait ses mots.
- qui êtes-vous, et que me voulez-vous ? demanda-t-elle d'un ton brusque.
- De vous, je ne veux rien, pour le moment, répondit la femme, tout aussi sèchement. Et vous n'avez point besoin de connaître mon nom. Je suis ici pour Gawen. Mais vous me connaissez depuis fort longtemps, Blackbird, même si la mémoire vous fait défaut.
Blackbird... Le Merle... " Lon-dubh "... en irlandais. En entendant prononcer ce nom qui avait été le sien avant qu'elle ne soit ordonnée prêtresse, et auquel elle n'avait même pas songé pendant près de quarante ans, Caillean demeura muette.
Elle revécut alors comme si c'était hier le cauchemar qui l'avait marquée à
jamais. Elle ressentit à nouveau le feu de ses blessures, ces contusions, cette lancinante douleur qui lui avait laissé un sentiment de honte et de dégo˚t. L'homme qui l'avait violée l'avait menacée de la mort si jamais elle s'avisait de le dénoncer. Seule la mer, pensait-elle, aurait alors pu lui redonner sa pureté perdue. Elle s'était frayé un chemin parmi les broussailles et ronces au bord de la falaise, insensible aux épines qui lacéraient sa peau nue, déterminée à se jeter dans les flots qui heurtaient furieusement les rochers en contrebas.
Et soudain, l'ombre qui se profilait sur les bruyères avait pris l'apparence d'une femme, à peine plus grande qu'elle, mais d'une force incomparable, et cette femme l'avait serrée dans ses bras, en lui murmurant à l'oreille des paroles empreintes d'une tendresse que sa propre mère ne lui avait jamais témoignée. Sans doute avait-elle fini par s'endormir, blottie dans les bras de l'inconnue. ¿ son réveil, son corps était net, ses douleurs s'estompaient, le terrible cauchemar vécu de la veille n'était plus qu'un mauvais rêve.
Bien des années plus tard, l'enseignement reçu par les druides lui avait permis de donner un nom à cet être qui l'avait sauvée.
- Ma Dame..., murmura-t-elle.
Mais toute l'attention de la Fée restait fixée sur Gawen.
- Mon seigneur, je vous guiderai vers votre destin. Attendez-30
LA SIBYLLE
moi au bord de l'eaUj et un jour, très bientôt, je viendrai vous chercher.
Elle s'inclina de nouveau, moins bas que la première fois, et soudain, comme si elle n'avait jamais été là, elle disparut.
Caillean ferma et rouvrit les yeux plusieurs fois. L'instinct qui l'avait poussée à conduire Gawen jusqu'à Avalon ne l'avait pas trompée. Si la Dame du Peuple des Fées en personne était venue l'honorer, nul doute qu'il accomplirait ici sa destinée. Bilan avait eu un jour la vision de Merlin.
que lui avait-il annoncé ? Le père de cet enfant était mort comme un Roi de l'Année1 pour sauver son peuple à elle. Tout cela devait avoir un sens.
Pendant un instant, elle fut sur le point de comprendre le sacrifice d'Eilan.
Un son inarticulé jailli de la bouche de Gawen la ramena à la réalité. Le garçon était p‚le comme un linge.
- qui était cette femme ? Pourquoi m'a-t-elle parlé ?
Le regard de Marged, visiblement perplexe, allait de Caillean à Gawen, et la prêtresse se demanda tout à coup si les autres avaient seulement vu quelque chose de cette scène.
- C'est la Dame du Vieux Peuple, ces créatures que l'on surnomme les Fées.
Elle m'a sauvé la vie un jour, il y a fort longtemps. De nos jours, les Fées n'apparaissent pas souvent parmi les humains. En venant ici elle avait certainement une raison. quant à savoir laquelle...
- Elle s'est inclinée devant moi...
Il avala sa salive, puis demanda, dans un murmure :
- M'autoriseriez-vous à la suivre le moment venu, mère adoptive ?
- T'y autoriser ? Jamais je n'aurais l'audace de t'en empêcher. Tu dois te préparer pour le jour o˘ elle viendra te chercher.
Gawen la regarda, et dans ses yeux gris si clairs, une étincelle raviva soudain le souvenir d'Eilan.
- Dans ce cas, je n'ai point le choix. Mais je ne l'accompagnerai que si elle accepte de répondre à mes questions !
1. Dans certaines traditions folkloriques et mythologiques, le Roi de l'Année était sacrifié rituellement au retour du printemps.
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LE SECRET D'AVALON
- Ma Dame, loin de moi l'idée de mettre en doute votre jugement, dit Eiluned, mais pourquoi diable amener ici un garçon de cet ‚ge ?
Caillean but une gorgée d'eau et reposa avec un soupir son gobelet en bois.
Depuis maintenant six lunes qu'elles étaient venues s'installer à Avalon, il lui semblait parfois que sa cadette n'avait cessé de critiquer ses décisions. Et elle se demanda si Eiluned ne cherchait pas à se tromper elle-même avec ce simulacre d'humilité. Elle n'avait que trente ans, mais paraissait plus ‚gée, mince et la mine sévère, toujours prompte à se mêler des affaires d'autrui. Mais elle était extrêmement consciencieuse, et avait su devenir une adjointe indispensable.
En entendant cette remarque, les autres femmes s'empressèrent de détourner le regard, feignant de ne prêter attention qu'à leur repas. La vaste demeure située au pied du Tor avait paru immense à l'époque o˘ les druides l'avaient construite pour elles, au début de l'été. Mais en apprenant qu'une nouvelle Maison des Vierges venait de voir le jour, d'autres jeunes filles les avaient rejointes, et Caillean songeait qu'elles seraient peut-
être obligées de l'agrandir avant la venue du prochain été.
- Les druides prennent des enfants encore plus jeunes pour les former, répondit-elle d'un ton calme.
L'espace d'un instant, le visage de Gawen, dont les lisses méplats reflétaient les flammes dansantes du feu, perdit toute apparence juvénile.
- qu'ils le prennent avec eux dans ce cas ! Sa place n'est pas ici...
Eiluned lança un regard noir au jeune garçon, qui se tourna vers Caillean en quête de réconfort, avant d'avaler une autre cuillerée de millet et de haricots. Dica et Lysanda, les plus jeunes des novices, gloussèrent dans leur coin, jusqu'à ce que Gawen détourne la tête en rougissant.
- Dans l'immédiat, je me suis arrangée avec Cunomaglos pour qu'il loge avec Brannos, le vieux barde. Cela te convient-il ? demanda-t-elle d'un ton acerbe.
- Excellente idée ! répondit Eiluned. Le vieil homme est g‚teux. Je vis dans la crainte qu'il ne tombe dans son feu un soir, ou qu'il ne s'aventure sur le Lac...
Ce que disait Eiluned était juste, même si c'était la gentillesse 32
LA SIBYLLE
du vieil homme, et non pas sa sénilité, qui avait conduit Marged à le choisir.
- Au fait, qui est cet enfant ? interrogea Riannon, de l'autre côté de la table, en agitant ses boucles rousses. Ne faisait-il pas partie des enfants abandonnés deVernemeton ? que s'est-il donc passé là-bas ? Les rumeurs les plus folles ont circulé...
Elle posa sur la grande prêtresse un regard chargé de curiosité et d'attente.
- C'est un orphelin, en effet, répondit Caillean, dans un soupir. J'ignore ce que vous avez pu entendre dire, mais il est vrai que la Dame de Vernemeton est morte. Une révolte a éclaté. Les druides de la Confrérie du Nord ont été obligés de se disperser, plusieurs grandes prêtresses ont trouvé la mort elles aussi. Dieda figurait dans le nombre. En vérité, j'ignore même si la Maison de la Forêt survivra, et si par malheur elle devait disparaître, il n'y aurait plus que nous pour conserver l'ancienne sagesse et la transmettre.
Les autres prêtresses demeuraient interdites. Si elles étaient convaincues qu'Eilan et les autres avaient été assassinés par les Romains, tant mieux, songeait Caillean. Elle n'éprouvait, certes, aucune affection pour Bendeigid, devenu Archidruide, mais même s'il avait perdu la raison, il demeurait un des leurs.
- Dieda est morte ? demanda Kea, et sa douce voix se fit plus fluette encore, tandis qu'elle agrippait le bras de Riannon, sa voisine. Je devais parfaire mon instruction auprès d'elle cet hiver. Comment pourrai-je enseigner aux plus jeunes les chants sacrés ? quelle terrible perte !
Les larmes inondaient ses yeux gris remplis de tristesse.
Une terrible perte, en effet, songea Caillean. Gr‚ce à son savoir, à ses aptitudes hors du commun, Dieda aurait pu devenir une exceptionnelle prêtresse, si seulement elle n'avait pas préféré la haine à l'amour.
C'était une leçon pour elle également, dont elle devrait se souvenir lorsque l'amertume menacerait de la submerger.
- Je me chargerai de ton instructiçn..., déclara-t-elle. Je n'ai jamais étudié les secrets des bardes d'…rin, mais les chants sacrés et les saints offices des prêtresses druidiques viennent de Vernemeton, et je les connais tous par cour.
- Oh, je ne voulais pas dire... (Kea n'acheva pas sa phrase ; tout son visage s'empourpra.) Je sais que vous chantez, et que 33
LE SECRET D'AVALON
vous jouez de la harpe également. Jouez pour nous, Caillean. Il y a si longtemps, semble-t-il, que vous n'avez pas fait de musique pour nous autour du feu !
- C'est un " creuth ", pas une harpe..., rectifia Caillean, par automatisme, avant de soupirer : Pas ce soir, mon enfant. Je suis bien trop lasse. D'ailleurs, c'est toi qui devrais chanter pour nous, et nous soulager de notre chagrin.
Elle esquissa un sourire forcé, et vit le visage de Kea s'éclairer. La jeune prêtresse ne possédait pas le Don ni l'inspiration de la pauvre Dieda, mais sa voix était émouvante et douce, et elle aimait les anciennes chansons.
Riannon tapota l'épaule de sa camarade.
- Ce soir, nous chanterons toutes pour la Déesse, et Elle nous apportera le réconfort. Au moins êtes-vous revenue parmi nous, ajouta-t-elle en se tournant vers Caillean. Nous craignions que vous ne soyez de retour pour la pleine lune.
- Allons, je ne vous ai pas éduquées de cette manière ! s'exclama Caillean.
Vous n'avez pas besoin de moi pour accomplir le rituel.
- Peut-être pas, répondit Riannon avec un large sourire. Mais sans vous, ce ne serait pas la même chose.
Lorsqu'elles sortirent du ch‚teau, le froid de la nuit les saisit. Le vent avait dissipé les brumes et la masse sombre du Tor se découpait sur un ciel constellé. Vers l'est, Caillean vit les cieux s'illuminer, alors que s'élevait la lune, encore invisible pourtant derrière la colline.
- H‚tons-nous, dit-elle aux autres, en nouant solidement les pans de son long et chaud manteau. Car déjà notre Dame scrute les cieux.
La première, elle commença à gravir le chemin, suivie des autres femmes, en file indienne ; leurs souffles dessinaient de petits nuages blancs dans l'air vif de la nuit.
Au premier virage Caillean se retourna. La porte de la vaste demeure était restée ouverte, et la silhouette sombre de Gawen se découpait dans la lumière des lampes. Même ainsi, en ombre chinoise, on devinait dans sa façon de se tenir, de les regarder s'éloigner, un sentiment poignant de solitude. L'espace d'un instant, elle faillit l'appeler et lui demander de les rejoindre. Mais
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LA SIBYLLE
Eiluned en aurait été scandalisée. Au moins était-il en sécurité ici, sur l'île sainte. Puis la porte se referma et le garçon disparut. Prenant une profonde inspiration, Caillean poursuivit avec détermination son ascension, jusqu'au sommet de la colline.
Partie depuis une lune, elle n'avait plus en elle la force d'accomplir de telles épreuves. quand enfin elle atteignit le sommet, il lui fallut un long moment pour retrouver son souffle, pendant que les autres la rejoignaient, et elle résista à l'envie de s'appuyer à l'une des Pierres Levées. Peu à peu, cependant, les sensations de vertige se dissipèrent et elle put prendre place devant l'autel de pierre. Une à une, les prêtresses pénétrèrent dans le cercle, en se déplaçant autour de l'autel dans le sens de la rotation du soleil. Les petits miroirs d'argent poli qui pendaient à
leurs ceintures scintillaient, tandis qu'elles prenaient position. Kea déposa le Graal1 en argent sur la pierre, et Beryan, qui avait prononcé
récemment ses voux lors du Solstice d'…té, le remplit d'eau provenant du Puits Sacré.
Point n'était besoin de former un cercle. Ce lieu était déjà consacré, interdit aux yeux des non-initiés, mais à l'instant o˘ le cercle fut achevé, l'air qu'il renfermait sembla s'alourdir, devenir totalement immobile. Le vent lui-même, qui lui avait arraché des frissons, s'en était allé.
- Nous saluons les cieux glorieux, étincelants de lumière... Caillean leva les mains vers le ciel, et ses compagnes l'imitèrent.
- ...Nous saluons la sainte terre d'o˘ nous avons jailli... Elle se pencha pour caresser l'herbe givrée.
- ...Gardiennes des quatre quartiers, nous vous saluons...
Avec un ensemble parfait, les femmes se tournèrent vers les quatre points cardinaux, scrutant l'horizon jusqu'à ce qu'il leur sembl‚t voir scintiller devant elles les Forces dont les noms et les apparences se cachent dans les cours des Sages.
Caillean se tourna de nouveau, pour faire face à l'ouest.
- Nous honorons nos ancêtres disparus avant nous. ‘ vous, Personnes saintes, veillez...
" Eilan, ma bien-aimée, veille sur moi... veille sur ton enfant. " Elle ferma les yeux, et pendant un bref instant, il lui sembla qu'une douce caresse électrisait sa chevelure.
1. Première apparition du Graal dans le récit. Sur sa présence dans l'île sainte d'Avalon, voir notes pp. 61 et 90.
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LE SECRET D'AVALON
Caillean se tourna ensuite vers l'est, là o˘ les étoiles se fondaient dans la lueur ascendante de la lune. L'air autour d'elle se fit plus dense, comme chargé d'une mystérieuse impatience, tandis que toutes les autres prêtresses l'imitaient, guettant les premières lueurs au-dessus des collines. Soudain, un vacillement se produisit ; et la lune fut là, gigantesque, teintée d'or. ¿ chaque seconde, elle s'élevait davantage, et à
mesure qu'elle s'éloignait de la terre, elle devenait plus p‚le, plus lumineuse aussi, pour finalement flotter en toute liberté, dans sa pureté
immaculée. Comme si elles ne formaient qu'un seul être, toutes les prêtresses levèrent les mains vers le ciel en signe d'adoration.
Au prix d'un suprême effort, Caillean parvint à maîtriser sa voix tremblante, la soumit à sa volonté pour retrouver le rythme familier du rituel.
- ¿ l'est, notre Dame de la Lune se lève, psalmodia-t-elle.
- Phare éclatant de la nuit, joyau de la nuit..., enchaînèrent les autres.
- Bénie soit chaque chose sur laquelle brille Ta lumière...
La voix de Caillean prenait de l'ampleur, le chour l'imitait. Elle sentait son énergie décuplée par celle des autres prêtresses, dont les voix s'affermissaient à mesure que son inspiration prenait son essor.
Désormais, les versets naissaient d'elle avec plus d'aisance. Ils étaient chargés de cette force que les autres femmes puisaient au foyer de ses incantations. Elle se sentait portée par une rayonnante et chaude énergie.
- Bénéfique soit Ta lumière qui éclaire le sommet des collines...
Sur ces mots, Caillean trouva en elle la force de tenir la note durant la réponse du chour, et celui-ci, prolongeant sa dernière note, rejoignit et soutint la sienne dans une magnifique harmonie.
- Bénéfique soit Ta lumière sur les prés et les forêts...
La lune s'était élevée bien au-dessus de la cime des arbres. Caillean contemplait devant elle le Val d'Avalon, avec ses sept îles saintes, et peu à peu, son champ de vision sembla s'étendre, au point d'englober la Grande Bretagne dans son ensemble.
- Bénéfique soit Ta lumière qui éclaire les routes et les voyageurs...
Caillean ouvrit les bras, et entendit soudain le limpide soprano de Kea s'élever au-dessus du chour.
- Bénéfique soit Ta lumière sur les vagues de l'océan...
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LA SIBYLLE
Les prêtresses dominaient les forces invisibles, sentant, intuitivement, l'instant o˘ elles devraient brandir leurs miroirs... Elles resserrèrent leur demi-cercle face à la lune. Caillean, toujours postée devant l'autel, leur faisait face. Le chant s'était mué en un faible bourdonnement de voix.
- Descends vers nous, Dame Lune ! Viens parmi nous ! Viens à nous !
Elle baissa les mains.
Au même moment, douze miroirs en argent, brandis et inclinés par les prêtresses pour capter l'éclat des astres, lancèrent des éclairs blancs.
Des anneaux de lune p‚les dansèrent dans l'herbe lorsque les miroirs se tournèrent vers l'autel. La surface argentée du calice renvoya des scintillements sur les formes toujours immobiles des prêtresses et des Pierres Levées. Puis, les douze miroirs firent converger les reflets de lune à l'intérieur du Graal.
- Dame Lune, Toi qui n'as pas de nom, mais dont les appellations néanmoins sont innombrables, murmura Caillean. Toi qui n'as pas de forme, et qui pourtant possèdes de nombreux visages. Dame, nous T'appelons ! Descends parmi nous, rejoins-nous !
Elle laissa échapper un long soupir. Le bourdonnement des voix se fondit peu à peu dans un silence vibrant d'attente et d'espoir. Vision, concentration, tous les sens étaient fixés sur l'éclat de lumière à
l'intérieur du calice. Caillean sentit que son état de transe s'accentuait, comme si son enveloppe charnelle se défaisait, que tous ses sens, à
l'exception de la vue, l'abandonnaient.
Et maintenant, voilà que celle-ci s'obscurcissait à son tour, masquant le reflet de la lune dans l'eau du Graal. Ou peut-être n'était-ce pas l'image qui se modifiait, mais plutôt l'éclat de son reflet qui s'intensifiait, jusqu'à ce que la lune et son image soient reliées par une hampe de lumière. Des particules illuminées évoluaient à l'intérieur du rayon de lune, dessinant une silhouette aux doux reflets qui l'observait en retour avec des yeux étincelants.
- Ma Dame..., dit Caillean laissant parler son cour. J'ai perdu ma bien-aimée. Comment pourrai-je survivre seule ?
" Tu n'es pas seule... tu as des sours et des filles. " Telle fut la réponse, sèche, et peut-être un peu moqueuse. " Tu as un fils... et Je suis là... "
Caillean sentait confusément que ses jambes s'étaient dérobées 37
TE" SECRET D'AVALON
sous elle. L'‚me tendue vers la Déesse qui lui souriait, elle perdit conscience.
La lune avait dépassé le milieu du ciel quand elle revint à elle. La Présence qui les avait bénies avait disparu, l'air était froid. Autour d'elle, les autres femmes sortaient peu à peu de leur torpeur. Les muscles raidis, elle fit effort pour se relever en tremblant. Des fragments de visions continuaient de danser dans sa mémoire. La Dame lui avait dit ce qu'elle devait savoir mais déjà ses propos s'évanouissaient.
- Nous Te remercions de nous avoir bénies, ma Dame..., murmura-t-elle.
Emportons avec nous cette bénédiction dans le monde.
D'une même voix, les femmes murmurèrent leurs remerciements adressés aux Gardiennes. Kea s'avança pour prendre le calice en argent entre ses mains et verser son contenu, pareil à un ruisseau lumineux, sur la pierre. Après quoi, elles firent le tour de l'autel, dans le sens inverse de la course du soleil, et repartirent vers le chemin. Seule Caillean demeura près de l'autel de pierre.
- Caillean, vous venez ? Il fait froid maintenant ! Eiluned, qui marchait en queue du cortège, s'était arrêtée pour l'attendre.
- Non, pas tout de suite. Je dois réfléchir à certaines choses. Je vais rester ici encore un peu. N'aie crainte, mon manteau me tiendra chaud, ajouta-t-elle, bien qu'en vérité, elle f˚t parcourue de frissons. Vas-y, ne m'attends pas !
Eiluned semblait perplexe, mais la voix de Caillean était sans réplique.
Finalement, elle pivota sur ses talons et disparut derrière la colline.
Une fois seule, Caillean s'agenouilla devant l'autel, et l'étreignit comme si elle pouvait ainsi serrer dans ses bras la Déesse qui était encore là il y a quelques instants.
- Parlez, ma Dame. Dites-moi clairement ce que vous attendez de moi !
Mais rien ni personne ne lui répondit.
Tandis que la lune déclinait sur son orbite, l'ombre des Pierres Levées ferma le cercle. Caillean, concentrée, s'en rendit à peine compte. C'est seulement en se levant qu'elle constata que son regard s'était fixé sur une des plus grosses pierres.
Le cercle disposé au sommet du Tor était de dimensions 38
LA SIBYLLE
réduites. Aucune des pierres qui le composaient n'atteignait les épaules de Caillean. Mais celle-ci dépassait toutes les autres. Au moment même o˘ la prêtresse faisait cette constatation, une silhouette sombre sembla émerger de la pierre.
- qui... ? dit Caillean, mais alors qu'elle ouvrait la bouche pour poser cette question, elle comprit, avec cette même certitude qui l'avait envahie cet après-midi, qui venait de surgir ainsi.
Elle entendit un petit rire, pareil à un clapotis, et la Fée apparut dans la lumière de la lune, vêtue, comme la première fois, d'une peau de daim, avec sa couronne de baies autour du front, insensible, semblait-il, au froid de la nuit.
- Dame des Fées, je vous salue..., dit Caillean à voix basse.
- Salut à toi, Blackbird, répondit la Fée, en riant de nouveau. Mais je me trompe, tu es devenue un cygne, qui flotte sur le Lac au milieu de ses jeunes congénères.
- que venez-vous faire ici ?
- O˘ voudrais-tu que je sois, mon enfant ? L'Autre Monde jouxte le vôtre en bien des endroits, même s'ils sont aujourd'hui moins nombreux qu'autrefois.
Les Cercles de Pierres sont des portes de communication, en certaines occasions, à l'instar de toutes les extrémités de la terre : les sommets des montagnes, les cavernes, les rivages o˘ la mer rencontre le sable...
Mais certains endroits existent dans les deux mondes, en permanence, et de tous ceux-là, ce Tor est un des plus puissants.
- Oui, je l'ai senti, dit Caillean. C'est ainsi parfois sur la Colline des Vierges, près de la Maison de la Forêt. La Fée poussa un soupir.
- Cette colline est un lieu saint, aujourd'hui plus que jamais, mais le sang répandu a fermé le passage.
Caillean se mordit la lèvre ; une fois de plus, elle revoyait des cendres mortes sous un ciel en pleurs. La douleur de la disparition d'Eilan s'apaiserait-elle jamais ?
- Tu as eu raison de partir, reprit l'apparition. Raison également d'emmener ce garçon.
- qu'attendez-vous de lui ?
- Je veux le préparer à son destin... Et toi qu'attends-tu de lui, prêtresse ? Saurais-tu le dire ?
…branlée par cette question, Caillean s'efforça néanmoins de reprendre le contrôle de la conversation.
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LE SECRET D'AVALON
- quel est donc ce destin dont vous parlez ?
- Ce n'est pas à moi de le dire, ni à toi d'ailleurs, lui répondit la Dame.
Cependant, t'es-tu jamais demandé pourquoi Bilan avait pris tant de risques afin de porter en elle cet enfant et de le protéger ensuite ?
- C'était sa mère..., dit Caillean, mais ses paroles se perdirent dans la réponse de la Fée.
- C'était une Grande Prêtresse, éminente entre toutes. Une fille issue de ce sang qui apporta sur ces rivages la plus haute sagesse humaine.
Tout en l'observant Caillean sentit se réveiller en elle la blessure d'anciens sarcasmes. C'était la vérité... sa place n'était pas ici.
- Je ne suis pas née sur cette terre, et je ne descends pas d'une noble famille, admit-elle d'un ton crispé. tes-vous en train de me faire comprendre que je n'ai pas le droit de me trouver ici, ni d'élever ce garçon ?
- Allons, Blackbird...., dit l'autre femme, en secouant la tête. …coute-moi. Ce qu'Eilan avait reçu en héritage t'appartient gr‚ce à ton savoir, ton travail opini‚tre et le Don de la Dame de Vie. Bilan elle-même t'a confié cette t‚che. Mais Gawen est le dernier descendant de la lignée des Sages, et son père était fils du Dragon, par sa mère, lié à cette terre par son sang.
- Voilà donc à quoi vous faisiez allusion quand vous l'avez appelé Fils de Cent Rois..., dit Caillean d'une voix haletante. Mais à quoi cela pourrait-il nous servir désormais ? Les Romains détiennent le pouvoir.
- Je l'ignore. On m'a simplement fait savoir qu'il devait être préparé. Les druides et vous lui ferez découvrir la plus grande sagesse de l'humanité.
quant à moi, si tu acceptes mon prix, je lui montrerai les mystères de cette terre que tu nommes Grande Bretagne.
- Votre prix ?
Caillean déglutit avec peine.
- Le moment est venu de b‚tir des ponts, déclara la reine. Je possède une fille, engendrée par un homme de ta race. Elle a le même ‚ge que le garçon.
Je veux que tu l'accueilles dans la Maison des Vierges. Je veux que tu lui enseignes tes coutumes et ta sagesse, Dame d'Avalon, et moi, j'enseignerai les miennes à Gawen...
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ii
- Es-tu venu dans le but de rejoindre notre Ordre ? demanda le vieil homme.
Gawen le regarda d'un air étonné. Lorsque, la veille au soir, Kea la prêtresse l'avait conduit auprès de Brannos, le garçon avait eu le sentiment que le vieux barde était fort diminué. Ses cheveux étaient de neige, ses mains, agitées de tremblements séniles, ne savaient plus faire jouer les cordes de sa harpe. quand on avait fait entrer Gawen, Brannos avait eu le plus grand mal à quitter son lit, juste le temps d'indiquer au garçon un amoncellement de peaux de chèvres o˘ il pourrait s'allonger. Puis il s'était rendormi.
Dans ce lieu étrange, le barde n'offrait pas l'image d'un mentor très prometteur, mais les peaux de chèvres étaient chaudes, et sans puces, et le garçon tombait de fatigue. Avant même qu'il ait fini de repenser à la moitié de toutes les choses étranges qui lui étaient arrivées au cours de la lune passée, le sommeil l'emporta. Mais au matin, Brannos ne ressemblait plus du tout à cette pauvre créature hébétée de la nuit précédente. Les yeux chassieux pétillaient d'une lueur étonnamment vive, et Gawen se sentit rougir malgré lui sous le poids de ce regard gris.
- Je... je ne sais pas, à vrai dire, répondit-il avec prudence. Ma mère adoptive ne m'a pas dit ce que je venais faire ici. Elle m'a demandé si j'aimerais devenir barde, mais je n'ai appris que les chansons les plus simples, celles que chantaient les enfants de la Maison de la Forêt. J'aime chanter, mais je me doute bien que c'est peu de chose pour un barde...
Ce n'était pas tout à fait exact. Gawen adorait chanter, en effet, mais l'Archidruide Ardanos, le plus célèbre des bardes parmi les 41
LE SECRET D'AVALON
druides de son temps, qui ne pouvait souffrir le jeune garçon, ne lui avait jamais donné l'occasion de s'essayer à l'art vocal. Sachant maintenant qu'Ardanos, son propre arrière-grand-père, avait voulu la mort d'Eilan en apprenant qu'elle portait un enfant, il comprenait pourquoi ; malgré tout, il hésitait encore à laisser paraître son intérêt.
- Si telle était ma voie, reprit-il, toujours prudent, sans doute le saurais-je déjà, non ? Le vieil homme toussa et cracha dans le feu.
- qu'aimes-tu faire, mon garçon ?
- ¿ la Maison de la Forêt, je m'occupais des chèvres, et parfois, je travaillais au jardin. quand nous en avions le loisir, les autres enfants et moi, nous jouions au ballon.
- Si je comprends bien, tu préfères la compagnie des galopins ? Les yeux perçants l'observaient une fois de plus.
- J'aime bien apprendre aussi, répondit Gawen. Par exemple, j'adorais les poèmes épiques que nous racontaient les druides.
En disant cela, il se demanda quel genre d'histoires on apprenait aux enfants romains, mais il se garda bien de poser la question.
- Si tu aimes les histoires, nous sommes faits pour nous entendre, déclara le vieux Brannos avec un sourire. Souhaites-tu rester parmi nous ?
Gawen détourna le regard.
- Je pense qu'il y a eu des bardes dans ma famille. Peut-être est-ce pour cela que Dame Caillean m'a adressé à vous. Mais si je ne suis pas doué pour la musique, consentirez-vous à me garder auprès de vous ?
- C'est de tes jambes et de tes bras vigoureux dont j'ai besoin, hélas, pas de musique. (Le vieil homme eut un soupir accablé.) Tu " penses " qu'il y eut des bardes dans ta famille ? Tu n'en sais rien ? qui donc étaient tes parents ?
Le garçon lui jeta un regard méfiant. Caillean ne lui avait pas clairement dit que ses origines devaient demeurer secrètes, mais c'était pour lui une réalité encore si nouvelle qu'il avait du mal à s'en convaincre. Mais peut-
être Brannos avait-il vécu si longtemps que même cela ne lui paraîtrait pas étrange.
- Pourriez-vous imaginer, répondit-il, qu'avant cette lune, 42
LA SIBYLLE
j'ignorais jusqu'à leurs noms ? Ils sont morts tous les deux maintenant, et sans doute n'ont-ils plus rien à redouter si les gens apprennent la vérité
à mon sujet... (Le ressentiment qu'il sentait percer dans ses paroles le surprit.) On raconte que ma mère était la Grande Prêtresse de Vernemeton, Dame Bilan... (Se remémorant sa douce voix et le parfum qui restait accroché à ses voiles, il dut cligner des paupières pour dissimuler ses larmes.) Mais mon père était romain, ajouta-t-il, et vous comprenez pourquoi il aurait mieux valu que je ne voie pas le jour.
Si le vieux druide ne pouvait plus chanter, son ouÔe, elle, était parfaite.
Les accents de tristesse contenus dans la voix du garçon ne lui avaient pas échappé ; il soupira.
- Ici, dans cette Maison, peu importe qui furent tes parents. Cunomaglos lui-même, qui dirige la Confrérie des Druides, est issu d'une famille de potiers des environs de Londinium. Aux yeux des Dieux seul compte ce que tu es capable de b‚tir.
" Ce n'est pas tout à fait exact, songea Gawen. Caillean affirme avoir assisté à ma naissance ; elle sait donc qui était ma mère. Mais ce n'est peut-être qu'un bruit. Puis-je me fier à elle ? " se demanda-t-il soudain.
Curieusement, le visage qui lui apparut à cet instant fut celui de la Reine des Fées. Il avait confiance en elle, et c'était une chose étrange en vérité, car il n'était même pas certain qu'elle exist‚t réellement.
- Chez les druides de notre Ordre, reprit le vieux barde, la naissance importe peu. Chaque homme entre dans cette vie comme ses semblables, sans rien, qu'il soit fils de Grand Druide ou d'un vagabond sans feu ni lieu.
Toi comme moi, le fils d'un mendiant comme celui d'un roi ou de Cent Rois...
Gawen le regardait les yeux écarquillés. La Dame du Peuple des Fées avait employé la même expression : " Fils de Cent Rois. " II se sentait à la fois br˚lant et glacé. Elle avait promis de venir le chercher. Peut-être lui expliquerait-elle alors la signification de ce titre. Soudain, les battements de son cour s'accélérèrent, mais il n'aurait su dire si c'était d'impatience ou de peur.
Alors que la lune qui avait salué son retour à Avalon p‚lissait, Caillean reprit sa routine, comme si jamais elle ne s'était absentée. Le matin, quand les druides gravissaient le Tor afin de saluer l'aube, les prêtresses, elles, faisaient leurs dévotions devant le feu.
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EE
D'AVALON
Le soir, quand les marées de la mer lointaine faisaient monter le niveau de l'eau dans les marais, elles se tournaient vers l'ouest pour honorer le soleil couchant. ¿ la nuit tombée, le Tor appartenait aux prêtresses ; nouvelle lune, pleine lune, obscurité, chaque phase possédait son propre rituel.
Il était remarquable, songeait-elle en suivant Eiluned vers le dépôt de vivres, de voir avec quelle rapidité les traditions se formaient. La communauté des prêtresses sur l'île Sacrée n'avait pas encore célébré sa première année d'existence, que déjà Eiluned jugeait immuables les règles édictées par Caillean comme si leur autorité était séculaire.
- Vous vous souvenez, dit-elle, que le jour o˘ Marche-sur-l'eau vint pour la première fois, il nous apporta un sac d'orge. Or, cette fois-ci, quand il est venu chercher ses remèdes, il est arrivé les mains vides.
Eiluned marchait en tête sur l'étroit chemin conduisant au dépôt, sans cesser de parler.
- . . .Vous comprenez bien, ma Dame, que cela ne peut aller. Nous avons bien ici des prêtresses dont l'activité de bienfaisance vaut quelques dons à notre communauté mais elles sont en petit nombre. Si, de surcroît, vous tenez à recueillir tous les orphelins que vous trouvez, comment pourrons-nous accroître nos réserves afin de les nourrir durant l'hiver ? Je me le demande.
Pendant un instant, Caillean demeura sans voix, interdite. Puis elle s'empressa de répondre :
- Il ne s'agit pas d'un orphelin comme les autres... C'est le fils d'Eilan !
- Dans ce cas, que Bendeigid le prenne avec lui !
Caillean secoua la tête ; elle n'avait pas oublié cette dernière conversation à ce sujet. Bendeigid était fou. Pas question qu'il apprenne ne serait-ce que l'existence de Gawen, si elle pouvait l'éviter.
Eiluned tirait la lourde barre qui fermait la porte du dépôt de vivres. Au moment o˘ le pesant battant de bois s'ouvrait vers l'extérieur, une petite créature grise fila dans les buissons.
Eiluned laissa échapper un petit cri strident, fit un bond en arrière, et se jeta dans les bras de Caillean.
- Maudite soit cette sale bête ! Maudite...
- Tais-toi ! ordonna Caillean d'un ton cassant. Il n'y a aucune 44
LA SIBYLLE
raison de maudire une créature qui a le droit elle aussi de chercher à se nourrir, comme nous. De même, nous ne devons pas refuser notre aide à
quiconque la réclame, et surtout pas ce pauvre Marche-sur-1'eau qui nous fait traverser les marais avec une simple bénédiction de notre part pour tout salaire !
Eiluned se retourna dans les bras de Caillean ; le visage empourpré de manière inquiétante.
- Je ne fais qu'accomplir la t‚che que vous m'avez confiée ! s'exclama-t-elle. Comment osez-vous me parler ainsi ? Caillean la l‚cha, en soupirant.
- Loin de moi l'intention de te vexer. Nous sommes ici depuis peu et notre présence en ce lieu n'a plus de raison d'être si pour survivre nous devenons aussi impitoyables et avares que les Romains ! Nous sommes ici pour servir la Dame. Ne peut-on Lui faire confiance pour subvenir à nos besoins ?
Eiluned eut un hochement de tête dubitatif, mais fort heureusement son visage retrouvait peu à peu un teint normal.
- Servirons-nous les intérêts de la Dame en mourant de faim ? Regardez donc...
Elle déplaça la lourde dalle de pierre qui couvrait le puits, et tendit le doigt.
- Regardez ! Le puits est à moitié vide, et le Solstice d'Hiver n'aura pas lieu avant la prochaine lune !
" Le puits est à moitié plein... ", aurait voulu répondre Caillean, mais c'était précisément parce que Eiluned prenait à cour ces questions d'intendance qu'elle l'avait nommée responsable des vivres.
- Il y a deux autres puits, et ils sont encore pleins, dit-elle calmement.
Malgré tout, tu fais bien d'attirer mon attention.
- Il y avait suffisamment de grain pour plusieurs hivers dans les dépôts de vivres deVernemeton, mais aujourd'hui, il reste peu de bouches à nourrir, hélas, fit remarquer Eiluned. Pensez-vous que nous pourrions faire appel à
eux pour obtenir des vivres ?
Caillean ferma les yeux ; elle revoyait encore une fois le tas de cendres sur la Colline des Vierges. En effet, Bilan et bien d'autres n'auraient plus besoin de se nourrir cet hiver, ni les hivers suivants. C'était une suggestion de bon sens. Eiluned n'avait pas cherché à la peiner.
- Je me renseignerai, répondit-elle en s'efforçant de maîtriser le tremblement de sa voix. Mais si, comme on l'a dit, la commu-45
LE SECRET D'AVALON
nauté des femmes, à la Maison de la Forêt, doit être dissoute, nous ne pourrons pas compter sur elles encore une année. D'ailleurs, peut-être est-il préférable que les habitants de Deva nous oublient. En voulant se mêler des affaires des Romains, Ardanos a bien failli nous conduire au désastre.
Je pense qu'il vaut mieux nous montrer le moins possible, et dans ce cas, nous devons trouver le moyen de subvenir nous-mêmes à nos besoins.
- Cette t‚che vous incombe, ma Dame. La mienne consiste gérer les vivres que nous possédons déjà.
Sur ce, Eiluned remit en place la plaque de pierre au-dessus du puits.
" Non, c'est la t‚che de la Dame, songea Caillean, tandis qu'elles poursuivaient leur inventaire en comptant les sacs et les tonneaux. C'est à
cause d'Elle que nous sommes ici ; nous ne devons pas l'oublier. "
II était exact qu'un grand nombre de femmes de cette communauté, parmi les plus ‚gées, comme elle, n'avaient jamais connu d'autre maison que celle des prêtresses. Mais elles possédaient des talents qui leur vaudraient d'être accueillies dans n'importe quel manoir de chef de clan anglais. Certes, le départ serait douloureux, mais au moins aucune d'elles ne mourrait de faim.
Elles étaient venues ici pour servir la Déesse, car celle-ci les avait appelées, et si la Déesse voulait des prêtresses, songea Caillean avec une ébauche de sourire, à Elle dans ce cas de pourvoir à leur subsistance !
- Et je ne peux pas m'en charger toute seule..., disait Eiluned. On ne peut tout de même pas me demander de comptabiliser chaque grain d'orge, chaque navet. Demandez donc à quelques-unes de ces filles de payer le prix de leur pension en m'apportant leur aide !
Le visage de Caillean s'éclaira ; c'était une bonne idée. " Un cadeau de la part de la Dame, se dit-elle.... Ma solution. " Les jeunes filles qui venaient ici recevaient une excellente formation ; elles pouvaient ensuite trouver une place dans n'importe quelle maison du pays. Pourquoi, dès lors, ne pas accueillir les filles d'hommes ambitieux et consacrer un certain temps à leur éducation, avant qu'elles ne partent se marier ? Les Romains ne se souciaient guère de ce que faisaient les femmes ; ils n'avaient même pas besoin de le savoir, d'ailleurs.
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LA SIBYLLE
- Très bien, tu auras les aides que tu réclames, dit-elle à Eiluned. Tu leur enseigneras les t‚ches domestiques, Kea la musique, et moi, les vieilles légendes de notre peuple et les coutumes des druides. quelles histoires raconteront-elles ensuite à leurs enfants, selon toi ? quelles chansons leur chanteront-elles ?
- Les nôtres, je suppose, mais...
- Les nôtres, en effet, confirma Caillean, et les pères romains qui ne voient leurs enfants qu'une fois par jour, au moment du dîner, ne se poseront pas de questions. Car pour les Romains, ce que dit une femme n'a aucune importance. Mais un jour, cette île tout entière leur sera arrachée des mains par les enfants des femmes éduquées ici à Avalon !
Eiluned répondit par un haussement d'épaules et un demi-sourire ; elle n'était pas certaine de comprendre. Mais tandis qu'elles poursuivaient leur tournée d'inspection, les pensées de Caillean se précisaient. Il y avait déjà parmi elles une jeune fille, la petite Alia, que rien ne destinait à
devenir prêtresse. Le jour o˘ elle retournerait dans son foyer, elle pourrait répandre la Parole de Vérité parmi les femmes, et les druides quant à eux pouvaient transmettre le message aux hommes des maisons princières qui restaient attachées aux anciens rites.
Ni les Romains avec leurs armées, ni les chrétiens avec leurs menaces de damnation éternelle ne pouvaient rivaliser avec les premiers mots qu'un enfant entendait dans les bras de sa mère. Rome gouvernait peut-être les corps des hommes, mais c'était Avalon, songeait Caillean avec une exaltation grandissante, l'île Sacrée protégée par ses marécages, qui façonnerait leurs ‚mes.
Gawen se réveilla de bonne heure et resta éveillé, l'esprit trop agité pour se rendormir, bien que le lambeau de ciel qu'il distinguait à travers les interstices du clayonnage enduit de torchis de la cabane e˚t à peine commencé à subir les premiers assauts du jour. Dans l'autre lit, Brannos ronflait encore, doucement, mais derrière la fenêtre, il perçut le bruit d'une toux accompagné d'un bruissement de tuniques. Il tenta d'apercevoir ce qui se passait. Au-dessus de sa tête, le ciel était encore noir, mais à
l'est commençaient d'apparaître quelques taches rosées, annonçant la naissance d'un jour nouveau.
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LE SECRET D'AVALON
II n'était arrivé à Avalon que depuis une semaine mais déjà les us et coutumes de ses habitants lui étaient familiers. Les hommes rassemblés devant le Ch‚teau des Druides, les novices vêtus de tuniques grises, les grands prêtres tout en blanc, préparaient les cérémonies du Soleil Levant.
La procession était totalement silencieuse ; Gawen savait qu'ils ne diraient pas un mot avant que le disque du soleil n'apparaisse, net et éclatant, au-dessus des collines. La journée promettait d'être belle ; il n'avait pas vécu jusqu'à maintenant dans un temple druidique sans savoir interpréter les signes du ciel.
Sachant qu'il lui serait impossible de se rendormir, il se leva, s'habilla sans bruit pour ne pas réveiller le vieux barde - au moins, on ne l'avait pas consigné dans la Maison des Vierges o˘ il aurait été surveillé comme une jeune fille -, et se faufila hors de la cabane. Si la lumière d'avant l'aube était encore faible, l'odeur fraîche du petit matin embaumait déjà
l'air humide, et il inspira à pleins poumons.
Comme en réponse à un signal muet, la Procession du Soleil Levant prit la direction du sentier. Dissimulé dans l'ombre formée par le toit de chaume en saillie de la cabane, Gawen attendit que les druides se fussent éloignés, puis, à pas feutrés, il descendit vers le Lac, là o˘ la Fée lui avait dit de l'attendre. Il s'y rendait chaque jour depuis son arrivée et commençait à se demander si véritablement elle serait fidèle au rendez-vous. quoi qu'il en soit, il avait appris à-aimer pour lui-même le spectacle de la lente naissance du jour au-dessus des marais.
Les premiers reflets rosés de l'aube recouvraient la surface de l'eau. Dans son dos, la lumière naissante dessinait déjà les constructions blotties au pied du Tor, et notamment le faîtage allongé du temple rectangulaire, de style romain. Les toits de chaume des rotondes, juste derrière, luisaient faiblement ; la plus grande abritait les prêtresses, la plus petite était réservée aux jeunes filles, et une troisième maison, construite légèrement à l'écart, était destinée à la Grande Prêtresse. Au-delà se trouvaient les cuisines, les ateliers de tissage et une étable pour les chèvres. Gawen distinguait à peine les toits, plus abîmés, des demeures des druides, sur l'autre versant de la colline. Un peu plus bas, il le savait, se trouvait la Source Sacrée, et de l'autre côté des p‚turages, les habitations en forme de ruche des chrétiens, regroupées
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LA SIBYLLE
autour du Buisson d'…pines qui avait jailli du b‚ton du père Joseph.
Jamais encore il ne s'était aventuré jusque-là. Les prêtresses, après avoir débattu pour savoir quelles t‚ches convenaient à un jeune garçon, l'avaient finalement chargé d'aider à garder les chèvres qui leur donnaient du lait.
Chez son grand-père romain, on lui aurait épargné cette t‚che. Bientôt, les chèvres se mettraient à bêler, impatientes de retrouver les p‚turages à
flanc de colline. Le seul instant de loisir dont il disposait, c'était maintenant.
Une fois de plus, il se remémora les paroles de la Dame : " Fils de Cent Rois. " que voulait-elle dire ? Pourquoi lui ? Cette phrase le hantait. De nombreuses journées s'étaient écoulées depuis cet étrange salut. quand viendrait-elle le chercher ?
Gawen resta longtemps assis sur la rive du Lac, à contempler l'étendue grise de l'eau dont le scintillement argenté reflétait un p‚le ciel d'automne. L'air était vif, mais il était habitué au froid, et la peau de mouton que lui avait donnée Brannos en guise de cape le protégeait. Autour de lui, tout était calme et bruissant à la fois. Il écoutait le murmure du vent dans les arbres, le soupir des vaguelettes qui venaient expirer sur le rivage. Dans cette symphonie matinale d'un jour neuf, il percevait les échos d'une chanson - il n'aurait su dire toutefois si elle venait de l'extérieur, ou si quelque chose chantait dans son esprit, mais la mélodie sonnait agréablement à ses oreilles. Sans ouvrir les yeux, il sortit de sa poche la fl˚te en bois de saule que lui avait donnée Brannos, et se mit à
jouer.
Les premières notes qui jaillirent de l'instrument furent si discordantes que Gawen faillit lancer la fl˚te dans l'eau, et puis, au bout d'un moment, le son devint plus fluide. Le garçon prit une profonde inspiration, se concentra, et recommença. Et de nouveau, il entendit s'élever dans l'air ce pur filament sonore. Avec prudence, avec application, il modifia l'emplacement de ses doigts, et lentement, il ébaucha une mélodie. Peu à
peu, il se détendit, sa respiration se fit plus profonde, maîtrisée, et il se laissa absorber par sa composition.
Perdu dans la musique, il ne remarqua pas immédiatement l'apparition de la Dame. C'est progressivement que le scintillement au-dessus du Lac dessina une ombre, que cette ombre se
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LE SECRET D'AVALON
mua en silhouette, se déplaçant comme par magie à la surface de l'eau, vers le rivage, jusqu'à ce qu'enfin il aperçoive la proue surbaissée de l'embarcation à bord de laquelle elle se tenait, et la longue perche de bois dans ses mains...
L'embarcation ressemblait vaguement à la barque avec laquelle Marche-sur-1'eau les avait conduits sur l'île, Caillean et lui, mais en plus étroite, et la Dame la faisait avancer à longs coups de perche. Gawen l'observait avec attention, car lors de leur première rencontre, il était bien trop abasourdi pour la regarder véritablement. Ses bras fins et musclés étaient nus jusqu'aux épaules, malgré le froid; ses cheveux bruns tirés en arrière et réunis en chignon, dégageant son large front lisse, barré d'épais sourcils noirs. Ses yeux étaient sombres eux aussi, et aussi brillants que ceux d'un oiseau. Elle était accompagnée d'une jeune fille, solidement b‚tie, avec d'intenses taches de rousseur qui constellaient ses joues blanches marbrées de rosé, aussi lisses et onctueuses qu'une crème épaisse, et de magnifiques cheveux blonds aux reflets cuivrés, semblables aux cheveux de Dame Eilan - aux cheveux de sa mère. Mais elle les avait noués en une longue et unique natte, à la manière des prêtresses. D'emblée, la jeune fille lui adressa un large sourire qui plissa délicieusement ses joues rosés.
- Voici ma fille, Sianna, déclara la Dame, en le fixant de ses yeux noirs.
Eh bien, quel nom t'ont-ils donné, mon seigneur ?
- Ma mère m'a baptisé qawen, dit-il. Pourquoi avez-vous... Les paroles de la Dame interrompirent sa question :
- Sais-tu manier une barque, Gawen ?
- Non, ma Dame. On ne m'a jamais rien enseigné des choses de l'eau. Mais avant que nous partions...
- Tant mieux, dit-elle, l'interrompant une fois de plus. Tu n'as donc rien à désapprendre, et cela au moins, je peux te l'enseigner. Mais dans l'immédiat, il te suffira de monter à bord de cette barque sans la faire chavirer. Attention o˘ tu mets les pieds. ¿ cette époque de l'année, l'eau est trop froide pour prendre un bain.
Elle lui tendit sa main fine, dure comme de la pierre, pour l'aider à
conserver son équilibre pendant qu'il embarquait. Il s'assit, en agrippant les bords de la barque qui tanguait, même si, en vérité, c'était l'effet provoqué en lui par cet ordre, plus que le mouvement de l'embarcation qui le déstabilisait.
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LA SIBYLLE
Sianna gloussa, et la Dame la fixa de ses yeux sombres.
- Si personne n'avait fait ton éducation, tu ne saurais rien, toi non plus.
Sianna murmura :
- Je riais en imaginant un bain forcé dans une eau si froide.
Elle faisait visiblement effort pour garder son sérieux, mais ne put s'empêcher de pouffer encore une fois. La Dame lui sourit avec indulgence, tout en enfonçant sa longue perche dans l'eau pour faire glisser la barque à la surface du Lac.
Gawen se tourna vers la jeune fille. Il ignorait si Sianna avait voulu se moquer de lui, mais il aimait la façon dont ses paupières se plissaient quand elle souriait, et il se dit qu'il voulait bien, dans ces conditions, être l'objet de ses moqueries. Au milieu de cette immensité d'eau argentée et de ciel p‚le, elle était le seul élément rayonnant ; la chaleur de ses cheveux aurait pu réchauffer ses mains engourdies par le froid. Timidement, il lui sourit. L'éclat du grand sourire qui lui répondit transperça sans peine sa carapace de feinte indifférence. Plus tard, bien plus tard, il comprendrait qu'en cet instant précis son cour s'était ouvert à elle.
Mais pour l'heure, il n'éprouvait qu'une intense chaleur et dénoua la lanière qui fermait sa cape en peau de chèvre. La barque glissait sur l'eau paisible, tandis que le soleil grimpait dans le ciel. Assis au fond de la barque, Gawen observait Sianna à la dérobée. La Dame n'éprouvait pas, semble-t-il, le besoin de parler. Sa fille non plus. Gawen n'osait briser ce silence, et plusieurs fois il se surprit à tendre l'oreille pour capter le chant d'un oiseau ou bien le doux clapotis des vaguelettes contre la coque du bateau.
L'eau était calme, troublée uniquement par les ondulations que faisait naître le vent en caressant la surface du Lac, ou bien ces petites rides mouvantes qui, lui expliqua la Dame, signalaient à l'oeil exercé la présence de troncs d'arbres ou de bancs cachés. Après un automne très pluvieux, le niveau de l'eau était élevé, et Gawen, remarquant les hautes herbes qui se balançaient dans l'eau, imaginait des prairies englouties.
Des mamelons de terre émergeaient par endroits, reliés ici et là par d'épais bancs de roseaux. Il était plus de midi quand, enfin, la Dame laissa la barque glisser vers le rivage de galets d'une île que rien apparemment ne distinguait des autres, du moins aux yeux de Gawen.
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LE SECRET D'AVALON
Elle débarqua la première, puis fît signe aux deux enfants de la suivre.
- Sais-tu faire un feu ? demanda-t-elle à Gawen.
- Je regrette, ma Dame. Cela non plus on ne me l'a jamais enseigné, répondit le garçon en rougissant. Je sais néanmoins entretenir une bonne flambée. Pour les druides le feu est une chose sacrée. On ne le sort du sanctuaire que dans les grandes occasions, et dans ces cas-là, ce sont les prêtres qui le rallument.
- Ah, voilà bien les hommes : transformer en mystère une chose que n'importe quelle paysanne sait faire, commenta Sianna d'un ton de mépris.
La Dame secoua la tête.
- Le feu est un mystère, expliqua-t-elle patiemment. Et comme toute force, il peut être un danger ou un serviteur dévoué ou un dieu. Ce qui importe, c'est la façon dont on l'utilise.
- Et quel genre de feu va-t-on allumer ici ? demanda Gawen.
- Un simple feu de voyageurs, pour nous permettre de cuire notre repas.
Sianna, emmène Gawen avec toi et montre-lui o˘ l'on trouve de quoi faire un feu.
Sianna tendit la main vers Gawen.
- Viens, on va chercher des herbes sèches et des feuilles mortes, du petit bois, tout ce qui s'enflamme facilement.
¿ côté d'un cercle d'herbe calcinée sur le sol humide il y avait un tas de b˚ches. De toute évidence, songea Gawen, ce n'était pas la première fois qu'elles utilisaient cet endroit pour faire un feu.
Lorsque l'amas de feuilles et de brindilles lui parut suffisamment haut, la Dame lui montra l'art d'allumer un feu, à l'aide d'un morceau de silex et d'aiguisoir soigneusement conservé dans une bourse en cuir attachée à sa taille. Gawen l'imita de son mieux et... miracle, le feu jaillit!
Toutefois, il s'étonna que la Dame lui fasse accomplir une t‚che de serviteur, après l'avoir salué du nom de roi. Mais en regardant le feu, il repensa à ce qu'elle avait dit à ce sujet, et il crut comprendre.
Au bout de quelques instants, de jolies flammes orangées s'élevèrent et la Dame retourna vers la barque pour extraire d'une besace la dépouille molle d'un lièvre décapité. Avec un petit couteau en pierre, elle vida et dépeça l'animal, avant de l'embrocher. Les b˚ches consumées formaient un lit de braises. Bientôt, la chair grésillante du lièvre se mit à goutter sur les flammes.
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LA SIBYLLE
L'estomac de Gawen grogna d'impatience, mis en appétit par ce puissant fumet, et il s'aperçut à cet instant qu'il n'avait même pas pris son petit déjeuner.
quand la viande fut cuite, la Dame la découpa avec son couteau parfaitement aiguisé et en donna un morceau à chacun des deux enfants, sans songer à se servir. Gawen avait l'impression de n'avoir jamais rien mangé d'aussi bon.
Lorsqu'ils eurent terminé, la Dame leur montra o˘ enterrer les os et la fourrure.
- Merci mille fois pour ce repas, ma Dame, déclara Gawen en essuyant ses mains grasses sur sa tunique. Mais je ne sais toujours pas ce que vous attendez de moi. Maintenant que nous avons mangé, acceptez-vous de me répondre ?
Un long moment, elle l'observa. Avant de déclarer :
- Tu crois savoir qui tu es, mais tu ne sais rien. Je te l'ai dit, je suis ton guide. Je t'aiderai à trouver ton destin.
Sur ce, elle retourna vers la barque, en faisant signe aux deux enfants de remonter à bord.
" Et cette allusion aux Cent Rois ? " voulait-il lui demander. Mais il n'osait pas.
Cette fois, la Fée conduisit la barque à travers une immense étendue d'eau, o˘ les courants venus de la rivière creusaient un chenal à travers les marais, et elle était obligée de se pencher loin en avant pour atteindre le fond avec sa perche. L'île vers laquelle elle voguait était immense, séparée uniquement par un étroit chenal des hauts rivages qui se dressaient à l'ouest.
- Avancez lentement, sans faire de bruit..., leur ordonna-t-elle, tandis qu'ils prenaient pied sur le rivage, après avoir accosté.
Ouvrant la marche, elle les entraîna au milieu des arbres.
Même au début de l'hiver, alors que les feuilles étaient déjà tombées, se faufiler entre les troncs et sous les branches basses n'était pas une mince affaire. quand on ne faisait pas attention, le bois mort craquait au moindre pas. Voilà pourquoi, Gawen, concentré, marchait précautionneusement au milieu des bois, négligeant d'interroger la Dame pour connaître leur destination. La Fée se déplaçait sans un bruit, et la jeune Sianna suivait son exemple. ¿ côté d'elles, il se faisait l'impression d'être un gros animal maladroit.
Soudain, la Dame leva la main pour leur faire signe de s'arrê-53
LE SECRET D'AVAL‘N
ter, au grand soulagement de Gawen... Délicatement, elle écarta une branche de noisetier. Au-delà s'ouvrait une petite prairie o˘ quelques cerfs se nourrissaient des derniers brins d'herbe desséchés.
- Observe bien les cerfs, Gawen, et apprends leurs habitudes, murmura-t-elle. L'été, jamais tu ne les trouveras à cet endroit, car ils restent à
l'abri de la chaleur toute la journée et ne sortent qu'à la nuit tombée pour se nourrir. Mais maintenant, ils savent qu'il leur faut manger tout ce qu'ils peuvent avant la venue de l'hiver. Une des premières t‚ches d'un chasseur consiste à apprendre les habitudes de tous les animaux qu'il traque.
Gawen se risqua alors à demander, à voix basse :
- Suis-je appelé à devenir chasseur, ma Dame ?
- Peu importe ce que tu seras amené à faire, répondit-elle après un silence. Ce sera à toi de choisir quand tu auras atteint l'‚ge de prendre une telle décision.
Jamais auparavant on ne lui avait laissé entendre qu'il pourrait un jour décider de son avenir ; dès lors, il fut prêt à idol‚trer cette femme.
Sianna lui tendit sa main et le fit s'allonger dans un petit creux dans l'herbe.
- Ici nous sommes bien pour observer les cerfs, murmura-t-elle. D'ici, on peut tout voir.
Gawen demeurait muet et immobile à ses côtés, si près d'elle, et soudain, il réalisa avec force que c'était une fille, une fille de son ‚ge.
Jusqu'ici, il n'en avait pas souvent vu, ni encore moins approché. Bilan ou Caillean, auprès de qui il avait vécu ses dix premières années, c'était autre chose. Mais voilà que brusquement, un flot de sensations nouvelles l'assaillit. Il en fut comme submergé. Ses joues s'empourprèrent, il cacha son visage dans l'herbe fraîche... Il sentait le parfum moite de la chevelure de Sianna tout près de lui, et l'odeur plus puissante de sa robe en peau de bête grossièrement tannée.
Au bout d'un moment, Sianna lui donna un petit coup de coude dans les côtes, en chuchotant :
- Regarde ! Regarde !
Avançant à petits pas délicats dans l'herbe jaunie, une biche venait d'apparaître dans la clairière, dressée sur des sabots qui paraissaient presque trop fins pour soutenir son poids. quelques 54
LA SIBYLLE
pas derrière elle marchait un faon, semblant progresser sur la pointe des pieds, et dont les taches de jeunesse disparaissaient sous les touffes rugueuses du poil d'hiver. L'animal suivait les traces de sa mère, mais comparée à la démarche élégante et assurée de la biche, celle du jeune faon semblait tour à tour gauche et gracieuse. " Comme moi... ", songea Gawen, avec un sourire.
Il les regarda avancer de conserve, lentement, s'arrêtant parfois en même temps pour humer l'air. Mais soudain, effrayée par un bruit imperceptible qui avait échappé à Gawen, la biche redressa la tête et s'enfuit à grands bonds. Abandonné au milieu de la petite clairière, le faon se figea tout d'abord ; il demeura ainsi quelques secondes totalement immobile, et puis, brusquement, il s'élança à la poursuite de sa mère.
Gawen rel‚cha sa respiration ; il ne s'était pas aperçu jusqu'alors qu'il retenait son souffle.
"Bilan... ma mère..., songea-t-il, essayant de se faire à cette idée, une fois encore... ressemblait à cette biche ; elle ne savait même pas véritablement que j'étais là, et encore moins qui j'étais. "
Mais depuis le temps, il s'était presque habitué à cette douleur. En outre, plus réelle que le souvenir était la présence de Sianna étendue à ses côtés dans l'herbe. Il sentait encore l'empreinte de ses petits doigts humides serrant les siens. Il voulut se relever, mais la fillette désignait l'extrémité de la clairière. Gawen se figea, n'osant plus respirer... Et soudain, il vit une ombre apparaître entre les arbres. ¿ peine entendit-il le petit cri que laissa échapper Sianna, tandis qu'un magnifique cerf, couronné de ramures, pénétrait lentement, majestueusement, dans l'espace dégagé. La tête haute, il se déplaçait avec une dignité pleine de gr‚ce.
Totalement immobile, Gawen regarda le cerf remuer la tête, puis se figer un instant, comme s'il apercevait le jeune garçon derrière le feuillage.
¿ ses côtés, Gawen entendit Sianna murmurer, avec une excitation difficilement contenue :
- Le Roi-Cerf. Il est venu pour t'accueillir ! Sais-tu qu'il m'est arrivé
d'observer les cerfs pendant plus d'un mois sans jamais l'apercevoir !
Malgré lui, Gawen se redressa. Pendant un long moment, son regard croisa celui du cerf. Puis l'animal remua les oreilles et se 55
LE SECRET D'AVALON
ramassa sur lui-même, avant de s'enfuir en quelques bonds spectaculaires.
Gawen se mordit la lèvre, convaincu d'avoir provoqué, par son geste inconsidéré, la fuite de l'animal, mais presque immédiatement une flèche empennée de noir traversa les airs en sifflant et vint se ficher en terre, à l'endroit o˘ se trouvait le cerf un instant plus tôt. Elle fut suivie d'une seconde flèche. Mais déjà, les autres cerfs avaient gagné le couvert des arbres.
Cherchant d'o˘ venaient ces deux flèches, Gawen vit deux hommes émerger du bois, les mains en visière face au soleil de l'après-midi qui les éblouissait.
- Halte-là !
C'était la Dame qui avait prononcé ses mots. Du moins, ses lèvres avaient remué, mais la voix semblait venir de tous les côtés à la fois. Les chasseurs se figèrent sur place, scrutant les abords de la clairière avec inquiétude.
- Cette proie ne vous est pas destinée !
- qui donc ose nous interdire..., commença le plus grand des deux hommes, tandis que l'autre, effrayé, se signait pour chasser le malin, en murmurant à son compagnon de se taire.
- La forêt elle-même l'interdit, ainsi que la Déesse qui donne vie à toute chose. Vous pouvez chasser d'autres cerfs, car c'est la saison, mais pas celui-ci. Vous avez osé menacer le Roi-Cerf ! Allez ! Partez chercher une autre piste !
Les deux hommes tremblaient maintenant. Sans même oser s'avancer pour récupérer leurs flèches, ils tournèrent des talons et prirent leurs jambes à leur cou.
La Dame émergea alors de l'ombre d'un énorme chêne, et fit signe aux deux enfants de se relever.
- Il est temps de rentrer, déclara-t-elle. La journée est déjà bien entamée. Je suis heureuse que nous ayons vu le Roi-Cerf. Voilà ce que je voulais te montrer, Gawen... C'est la raison pour laquelle je t'ai fait venir ici.
Le garçon voulut dire quelque chose, puis finalement se ravisa. Mais cela n'avait pas échappé à la Reine des Fées.
- qu'y a-t-il ? Tu peux me dire librement ce que tu as sur le cour.
- Vous avez empêché ces hommes de chasser le grand cerf. Pourquoi ? Et pourquoi vous ont-ils obéi ?
- Ce sont des habitants de cette région, et ils savent qu'il vaut 56
LA SIBYLLE
mieux ne pas me désobéir. quant au Roi-Cerf, aucun chasseur des races anciennes n'oserait y toucher délibérément. Le Roi-Cerf ne peut être tué
que par le Roi...
- Mais nous n'avons pas de roi..., murmura-t-il, pressentant la réponse à
sa grande question, sans être toutefois certain de vouloir l'obtenir.
- Nous en parlerons plus tard. Allons-nous-en. Sur ce, elle rebroussa chemin. Les deux enfants lui emboîtèrent le pas.
Gawen soupira :
- Je n'ai pas envie de rentrer, dit-il. Je ne suis qu'un fardeau pour les habitants du Tor.
¿ sa grande surprise, la Dame négligea de le rassurer sur les intentions de ses tuteurs. Il était pourtant habitué à entendre les adultes se donner mutuellement raison.
Or, la Dame sembla hésiter. Et lentement, elle dit :
- Je préférerais moi aussi que tu ne sois pas obligé de rentrer ; je ne veux pas que tu sois malheureux. Mais chaque individu doit, tôt ou tard au cours de son existence, faire des choses pour lesquelles il n'a ni go˚t ni talent. Et même si je considère comme un privilège d'élever un membre de ta lignée, et même si j'ai toujours désiré avoir un fils que j'éduquerais aux côtés de ma fille... il est important que tu demeures au Temple, tout le temps requis pour la formation d'un druide, et cet enseignement est également capital pour Sianna.
Après avoir médité le sens de ces mystérieux propos, Gawen dit:
- Je n'ai aucun désir de devenir druide.
- Je n'ai jamais dit ça... J'ai simplement dit que tu devais recevoir cet enseignement pour que ton destin s'accomplisse.
- Mais quel est donc mon destin ? s'écria-t-il avec une colère soudaine.
- Je ne peux te le dire.
- Vous ne pouvez ou ne voulez pas ? répliqua-t-il, et il vit le beau visage de Sianna blêmir.
Il n'avait aucune envie de se quereller avec sa mère devant elle, mais il avait besoin de savoir.
Un long moment, la Fée garda les yeux fixés sur lui. Finalement, elle déclara :
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LE SECRET D'AVALON
- quand tu vois le ciel empourpré et furieux à la tombée de la nuit, tu sais que le lendemain sera jour d'orage, n'est-ce pas ? Mais tu ne peux prédire à quel moment précis viendra la pluie, ni en quelle quantité. Il en va de même avec les éléments des mondes intérieurs. Je connais les marées et les cycles. Je connais les signes et je sais discerner ses pouvoirs. Je sens le Pouvoir qui est en toi, mon enfant ; les courants astraux ondoient autour de toi, comme l'eau se sépare au-dessus d'un arbre caché. Et même si présentement cela ne t'apporte aucun réconfort, je peux t'assurer que tu possèdes un destin parmi nous.
" Mais, ajouta-t-elle après un court silence, j'ignore ce qu'il sera précisément, et d'ailleurs, si je le savais, je n'aurais pas le droit d'en parler, car très souvent, c'est en cherchant à accomplir ou au contraire à
éviter une prophétie que les gens commettent des actes qu'ils ne devraient pas commettre. Il existe une vieille légende que je te raconterai un jour, au sujet d'un homme qui, en voulant fuir pour échapper à une malédiction, l'attira plus promp-tement sur sa tête.
Gawen écoutait ces paroles d'un air sombre, mais quand la Dame eut terminé
son explication, il demanda :
- Vous reverrai-je, ma Dame ?
- Sois-en certain. Ma propre fille ne vit-elle pas parmi les vierges d'Avalon ? quand je viendrai la voir, je ne manquerai pas de te rendre visite à toi aussi. Acceptes-tu de veiller sur elle au milieu des druides comme elle a veillé sur toi au milieu de la forêt ?
Gawen la regarda avec étonnement. Sianna ne correspondait nullement au modèle des prêtresses dont l'incarnation était à ses yeux Bilan, ou peut-
être Caillean. Sianna allait-elle devenir prêtresse ? Avait-elle une destinée elle aussi ?
" Laquelle ? se demanda Gawen. Et quelle serait la mienne ? "
III
¿ l'approche du Solstice d'Hiver, le ciel devint plus sombre, le temps humide et froid. Les chèvres elles-mêmes n'avaient plus le cour à
vagabonder. De plus en plus souvent, Gawen se retrouvait près des habitations en forme de ruche, là o˘ les p‚turages s'étendaient, au pied du Tor. Au tout début, lorsqu'il perçut les chants qui s'échappaient de la vaste construction ronde que les chrétiens nommaient leur sanctuaire, il demeura dans les prés. Mais il était fasciné par ces bribes de musique qui lui parvenaient. Peu à peu, jour après jour, il se rapprocha. Comme pour se justifier, il se disait que c'était à cause de la pluie, ou du vent glacé, et il voulait juste se mettre à l'abri pour surveiller les chèvres.
Pourtant, même s'il se cachait promptement dès qu'il apercevait un moine dans les parages, le flot ininterrompu et lent de leur musique le remuait profondément, autant que la musique des bardes, mais dans un autre registre.
Un jour, peu de temps avant le solstice, l'abri qu'offrait le mur du sanctuaire lui parut particulièrement attirant. Toute la nuit son sommeil avait été peuplé de cauchemars. Sa mère, environnée de flammes, appelait à
grands cris son fils à son secours. Spectateur bouleversé de cet effroyable spectacle, Gawen, dans son rêve, ignorait pourtant que ce fils qu'elle suppliait c'était lui, et il demeurait sans réagir. ¿ son réveil, le souvenir de ce rêve affreux l'assaillit... Il fondit en larmes, car il était trop tard désormais pour sauver sa mère, ou même simplement lui dire que, si l'occasion lui en avait été donnée, il l'aurait aimée.
Il s'adossa au mur et se laissa glisser contre le revêtement du clayonnage, en s'enveloppant dans sa peau de chèvre. La musique 59
LE SECRET D'AVALON
aujourd'hui était particulièrement belle ; elle était pleine de joie, se dit Gawen, bien qu'il n'en comprît pas les paroles. Elle parvenait à
dissiper les affres de la nuit, tandis que les premiers rayons du soleil faisaient fondre le givre. Ses yeux restaient fixés sur les reflets irisés des cristaux de glace, et peu à peu ses paupières s'alourdirent, et sans même s'en apercevoir, il s'endormit.
Ce ne fut pas le bruit, mais le silence, qui le réveilla. Les chants avaient cessé, et la porte du sanctuaire venait de s'ouvrir. Une douzaine d'hommes en sortirent, des hommes ‚gés, ou du moins à son estime, vêtus de tuniques grises. Le cour battant, Gawen, dans l'espoir de passer inaperçu, fit le mort sous sa peau de bête, sans plus bouger qu'une souris quand la chouette prend son envol. En queue de cortège marchait un petit homme très
‚gé, vo˚té par les ans, les cheveux entièrement blancs. Il s'arrêta, dardant autour de lui son regard vif, qui, trop rapidement, vint se poser sur le corps tremblant de Gawen. Il fit quelques pas vers lui et déclara avec un hochement de tête.
- Je ne te connais pas. Serais-tu un jeune druide ?
Le moine qui se trouvait juste devant le vieillard, un homme de grande taille aux cheveux clairsemés et à la peau marbrée, s'était retourné vers eux, l'air mauvais. Mais l'ancêtre leva la main, en signe de reproche ou de bénédiction, et l'autre, sans se départir de sa mine renfrognée, se détourna pour rejoindre, comme ses frères, sa petite cabane.
Rassuré par l'attitude pacifique du vieil homme, Gawen se leva.
- Non, monsieur, répondit-il. Je suis orphelin; ma mère adoptive m'a conduit ici, car je n'avais pas d'autres parents. Mais ma mère était une des leurs, et je suppose que je le deviendrai à mon tour.
Le vieil homme l'observa, avec un certain étonnement.
- Vraiment ? dit-il. Je croyais pourtant que les prêtresses des druides faisaient toutes vou de chasteté, comme nos propres jeunes filles ; qu'elles ne se mariaient point et ne portaient pas d'enfants.
- C'est exact, répondit Gawen qui se rappelait quelques remarques faites par Eiluned quand celle-ci croyait qu'il n'entendait pas. Certaines personnes disent que je n'aurais pas d˚ naître. Ou bien que ma mère et moi aurions d˚ mourir.
Le vieux prêtre posa sur lui un regard rempli d'affection.
LA SIBYLLE
- Du temps o˘ II vivait avec nous, le Maître éprouvait de la compassion même pour la femme coupable d'adultère ; il ne la ch‚tiait pas, il lui demandait simplement de s'en aller et de ne plus pécher. Et, des petits enfants, II disait qu'ils peuplaient le Royaume des Cieux. Mais je n'ai pas le souvenir qu'il ait une seule fois cherché à savoir, à propos d'un enfant, s'il était né ou non selon la loi des hommes. ¿ Ses yeux, toutes les ‚mes viennent de Dieu et possèdent la même valeur.
Gawen plissa le front, perplexe. Sa propre ‚me avait-elle une quelconque valeur, elle aussi, aux yeux de ce vieux prêtre ? Après un instant d'hésitation, il trouva le courage de lui poser cette question.
- Les ‚mes de tous les hommes ont le même prix aux yeux du véritable Dieu, jeune frère. La tienne, comme celle de n'importe qui d'autre.
- Le véritable Dieu ? répéta Gawen. Votre Dieu, quel qu'il soit, considère-t-il que mon ‚me lui appartient, bien que je ne fasse pas partie de ses fidèles ?
Le prêtre répondit d'une voix douce :
- La vérité première de ta foi, comme de la mienne, c'est que les dieux, quels que soient les noms qu'on leur donne, ne font qu'un. Il n'existe en vérité qu'une seule Source, et c'est Elle qui commande à tous, aux Nazaréens comme aux druides.
Il lui sourit et, d'un pas raide, alla s'asseoir sur un banc qu'on avait installé à côté du petit Buisson d'…pines.
- Eh bien, reprit-il d'un ton enjoué, nous parlons d'‚mes immortelles, et nous n'avons même pas fait les présentations ! Les deux frères qui dirigent le chour se nomment Bron - il a épousé ma sour - et Alanus. Frère Paulus est le dernier venu dans notre compagnie. Moi, je me nomme Joseph, et les membres de notre congrégation m'appellent " père "l. Si ton père véritable n'y voit pas d'objection, je serais heureux que tu m'appelles ainsi.
Gawen le regardait avec de grands yeux ébahis.
- Je n'ai jamais eu la chance de voir mon vrai père, et main-1. Dans le Roman de l'Histoire du Graal de Robert de Boron (vers 1200), Joseph d'Arimathie, à qui le Christ a confié le vase ayant servi à
instituer l'eucharistie et qui recueillit le sang du Seigneur après sa descente de croix, devait transporter le Saint Graal en Angleterre et fonder avec son beau-frère Bron l'Ordre des Gardiens du Graal dans les "
vaus d'Avaron " (Avalon). Nous assistons ici à la genèse du mythe arthurien.
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LE SECRET D'AVALON
tenant qu'il est mort, impossible de savoir ce qu'il en pense ! quant à
mère... (la gorge serrée il repensa au cauchemar), je l'ai connue, mais nous n'avons jamais été très proches.
Le vieux prêtre l'observa quelques instants. Finalement, il poussa un soupir.
- Tu te dis orphelin, mais pourtant tu as un père et une mère...
- Dans l'Autre Monde..., répondit Gawen, mais le père Joseph l'interrompit.
- Tout autour de toi. Dieu est ton père et ta mère. Mais tu possèdes également une mère dans ce monde. N'es-tu pas le fils adoptif de la jeune prêtresse Caillean ?
- Caillean ? Jeune ?
Gawen réprima un petit éclat de rire.
- Pour moi, qui suis vraiment vieux, répondit le père Joseph sans se départir de son calme, Caillean n'est encore qu'une enfant. Le garçon demanda, d'un air soupçonneux :
- Vous a-t-elle parlé de moi ?
Il savait qu'Eiluned et les autres ne se privaient pas de faire des commérages à son sujet. L'idée qu'elles aient pu parler de lui aux chrétiens l'emplissait de colère.
Mais le vieux prêtre accompagna sa réponse d'un sourire.
- Ta mère adoptive et moi avons parfois l'occasion de discuter. Au nom du Maître qui disait que tous les enfants sont les enfants de Dieu, je serai pour toi un père.
Gawen secoua la tête, car il se souvenait de ce qu'il avait entendu dire au sujet des chrétiens.
- Non, vous ne voudrez pas de moi. J'ai une deuxième mère adoptive, la Dame du Vieux Peuple qu'on nomme les Fées. La connaissez-vous ?
¿ son tour, le vieil homme secoua la tête.
- Je n'ai malheureusement pas ce privilège, mais je suis s˚r que c'est une excellente femme.
Gawen, mis en confiance, conservait néanmoins un semblant de réserve.
- On m'a dit que pour les chrétiens toutes les femmes étaient mauvaises...
- Moi, je ne le pense pas, déclara le père Joseph, car le Maître Lui-même, du temps o˘ II vivait parmi nous, avait de nombreuses amies. Marie de Béthanie qui, s'il avait vécu assez longtemps,
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LA SIBYLLE
serait devenue son épouse, et cette autre Marie, de la ville de Magdala, dont il disait qu'on lui pardonnait beaucoup, car elle aimait beaucoup.
Bien s˚r, les femmes ne sont pas mauvaises. Vois ta propre mère adoptive, Caillean ; c'est une noble femme.
- Donc, la Dame du Vieux Peuple n'est pas mauvaise ? Et sa fille non plus ?
Apparemment, ce vieil homme n'avait rien de menaçant, mais Gawen tenait malgré tout à s'en assurer.
- Ne connaissant pas cette Dame dont tu parles, je ne peux me prononcer.
quant à la fille, ce n'est qu'une enfant, non ? Les enfants peuvent-ils être mauvais ? Le Maître disait qu'ils peuplent le Royaume des Cieux. (Le père Joseph regarda Gawen en souriant.) Souvent tu nous as écoutés chanter, n'est-ce pas ? Te plairait-il de nous entendre de l'intérieur ?
Gawen lui jeta un regard méfiant. Certes, son cour le poussait vers ce vieil homme si doux et compréhensif, mais il était las d'entendre les adultes l'éclairer sur sa nature et lui dicter sa conduite.
Sentant les réticences du jeune garçon, le père Joseph s'empressa d'ajouter :
- Ce n'est pas une obligation, mais, crois-moi, on entend bien mieux à
l'intérieur du sanctuaire.
Il avait prononcé ces paroles d'un ton grave, mais en voyant la lueur qui pétillait dans ses yeux, Gawen ne put retenir un éclat de rire.
- Après la fête du Solstice d'Hiver, quand nous aurons plus de loisirs, tu pourrais même, si tu le souhaites bien entendu, apprendre à chanter...
Gawen retrouva brusquement son sérieux.
- Comment le savez-vous ? Comment avez-vous su que c'était là mon plus cher désir ?... Mais Caillean m'y autorisera-t-elle ? Le père Joseph esquissa un petit sourire.
- Laisse-moi m'occuper de Caillean.
La vaste salle du temple embaumait le parfum épicé des branches de sapin que les druides étaient partis couper sur la colline voisine, le long du tracé préhistorique qui partait d'Ava-lon. La ligne magique traversait le Tor en venant du nord-est, et se poursuivait jusqu'au point le plus extrême, là o˘ la Grande Bretagne avançait dans la mer à l'ouest. D'autres lignes de
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pouvoirs, venues du nord-est et du nord, traversaient le Tor, délimitées par des pierres levées, des étangs-ou des collines, la plupart couronnées de sapins. Caillean ne les avait pas explorées physiquement, mais elle les avait vues en voyageant par la pensée. Aujourd'hui, il lui semblait que toutes palpitaient d'énergie.
D'après les calculs des druides, cette nuit serait la plus longue de toute l'année. Dès demain, le soleil entreprendrait son voyage de retour, abandonnant les cieux du Sud, et même si le pire de l'hiver restait à
venir, on pouvait oser espérer que l'été reviendrait un jour. " Ce que nous sommes en train d'accomplir ici, en ce lieu de Pouvoir, songea Caillean, tandis qu'elle expliquait à Lysanda comment accrocher l'extrémité d'une guirlande à un pilier, diffusera des ondes d'énergie à travers tout le pays. "
Et cela valait pour toutes leurs actions, pas uniquement pour le rituel de ce soir. De plus en plus, elle avait le sentiment que ce refuge lacustre constituait en réalité le centre secret de la Grande Bretagne... Les Romains avaient eu beau soumettre à leur joug la tête, à Londinium, et diriger en apparence toutes les actions ; par leur seule présence ici, les prêtresses d'Avalon pouvaient parler directement à son ‚me.
Soudain, un cri strident jaillit à l'autre bout de l'immense salle, et la jeune Dica, le visage en feu, se retourna brutalement vers Gawen et se mit à le fouetter avec une branche de sapin. Eiluned se précipita vers eux, la mine sévère, prête à sévir, mais Caillean la devança.
- Je ne t'ai pas touchée ! s'exclama le garçon, en se réfugiant derrière Caillean.
Du coin de l'oil, la prêtresse vit Lysanda qui tentait de s'éclipser ; elle la rattrapa avant qu'elle ne s'enfuie.
- Le premier devoir d'une prêtresse est de dire la vérité, déclara Caillean d'un ton grave. Si nous disons la vérité en ce lieu, la vérité se répandra dans tout le pays.
La fillette se tourna vers Gawen, en rougissant.
- Elle a bougé..., murmura-t-elle. C'est à lui que je voulais donner un coup dans le dos.
Caillean se garda bien de demander pour quelle raison. ¿ cet ‚ge, les garçons et les filles étaient comme chat et chien, deux genres de créatures : différentes, tour à tour hostiles et fascinées par leurs différences.
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LA SIBYLLE
- Faut-il vous faire remarquer que vous n'êtes pas ici pour jouer ? dit-elle sans se départir de son calme. Pourquoi croyez-vous que l'on accroche toutes ces branches de sapin, uniquement pour leur bonne odeur ? Non. Ce sont des symboles bénits, le témoignage de ce que la vie continue, quand les autres arbres sont nus.
- Comme le houx ? demanda Dica, dont la colère et l'indignation avaient cédé la place à la curiosité.
- Oui, et le gui également, né de l'éclair et qui vit sans être en contact avec le sol. Demain, les druides le couperont avec des serpes en or pour qu'il ait ensuite sa place dans leurs rites magiques. (Caillean s'interrompit pour balayer la salle du regard.) Nous avons presque terminé
les préparatifs. Allez donc vous réchauffer, car bientôt le soleil va se coucher et nous éteindrons tous les feux.
Dica, petite chose toute maigre et toujours tremblotante, se précipita vers le feu qui br˚lait au centre de la salle, dans un immense brasero de fer, à
la manière romaine. Lysanda lui emboîta le pas aussitôt.
Caillean reporta son attention sur Gawen.
- Si elles te font trop de misères, dis-le-moi. Elles sont encore jeunes, et tu es le seul garçon de leur ‚ge dans leur entourage. Profite bien de leur compagnie maintenant, car dès qu'elles deviendront femmes, elles n'auront plus le loisir de fol‚trer si librement.
Voyant la confusion sur le visage du jeune garçon, elle ajouta :
- Oublie ce que j'ai dit. Pourquoi n'irais-tu pas demander à Riannon si l'un de ces délicieux g‚teaux qu'elle a confectionnés pour la fête n'a pas un peu trop cuit ? Nous qui avons prononcé les voux sommes tenues de je˚ner, mais il n'y a aucune raison que les enfants meurent de faim.
Un immense sourire éclaira alors le visage de Gawen, car c'était encore, et avant tout, un enfant, et en le regardant s'éloigner à toutes jambes, Caillean ne put s'empêcher de sourire elle aussi.
Privé de lumière, le temple des prêtresses semblait encore plus immense, vaste caverne remplie d'obscurité glacée, à l'intérieur de laquelle les humains qui s'y étaient rassemblés couraient le risque de se perdre. Gawen demeurait prudemment aux côtés de Caillean, assise au milieu d'eux, dans un grand fauteuil. ¿ travers
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l'étoffe de sa tunique il sentait la chaleur de son corps, et ce contact lui apportait le réconfort dont il avait besoin.
- ...et c'est ainsi que naquit la " Danse des Géants ", conclut Kea, dont c'était maintenant le tour de narrer une histoire. Et nulle force maléfique ne put l'empêcher.
Depuis le coucher du soleil, elles s'étaient regroupées dans le temple, et là, les prêtresses avaient raconté des histoires de vent et d'arbre, de terre et de soleil, des histoires qui parlent de l'esprit des morts et des actions des vivants, de ces êtres étranges qui ne sont ni l'un ni l'autre et qui hantent le " no man's land " entre les deux mondes. Kea racontait la création de ce vaste Cercle de Pierres au cour de la plaine centrale balayée par les vents, à l'est du Pays d'…té ; Gawen en avait entendu parler, mais ne l'avait jamais vu. D'ailleurs, il lui semblait que le monde était rempli de merveilles qu'il n'avait pas vues, et ne verrait jamais si Caillean le retenait prisonnier ici.
Même si présentement il était bien content de rester là o˘ il était. Le souffle du vent dans le chaume du toit accompagnait d'un fond sonore le récit de Kea, et parfois, il lui semblait entendre des mots chuchotes. Les prêtresses disaient qu'en cet instant de profonde obscurité rôdaient des forces qui n'aimaient pas les humains, et en entendant ces murmures, il les croyait sans peine.
- Et les ogres, ils sont restés sans rien faire ? demanda Lysanda.
- Non, pas tout à fait, répondit Kea, et on percevait dans sa voix un rire à peine contenu. Le plus grand d'entre eux, dont je refuse de prononcer le nom à voix haute par une telle nuit, jura qu'il enterrerait le Cercle de Pierres o˘ nous vénérons la Mère... celle qui repose au nord-est d'ici. Une des lignes de Pouvoir qui traversent la terre nous relie, et ce soir, ceux qui vivent là-bas allumeront un feu sur la pierre centrale.
- Mais l'ogre, qu'a-t-il fait ? demanda Gawen, impatient de connaître la suite.
- Ah ! Eh bien... on m'a raconté qu'il prit dans ses mains un énorme tas de terre, qu'il emporta jusqu'au cercle, mais la Dame se dressa sur son chemin, et l'ogre s'enfuit, après avoir abandonné sa charge. Et si vous ne me croyez pas, vous n'avez qu'à aller voir vous-même la colline dont je vous parle. Elle est située tout près du Cercle de Pierres, à l'ouest.
¿ chaque équinoxe de printemps, nous envoyons là-bas un prêtre et une prêtresse pour effectuer les rites.
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LA SIBYLLE
Une rafale de vent plus violente que les autres fit trembler les murs.
Gawen posa sa main à plat sur le sol en terre battue, certain de sentir la terre elle-même trembler sous le poids d'un pas lourd et ancestral. Et le Peuple des Fées ? se demanda-t-il. Et Sianna et la Reine ? Chevauchaient-elles le vent, ou bien accomplissaient-elles le rituel dans un lieu secret, profondément enfoui sous terre ? Depuis cette expédition sur le Lac, il avait souvent pensé à elles.
- Sommes-nous en sécurité ici ?
Gawen était heureux que la question vienne de la petite Dica.
- L'île d'Avalon est une terre sacrée, répondit Caillean. Tant que nous servons les dieux, les esprits maléfiques ne peuvent entrer ici.
Pendant un moment de silence, Gawen écouta le vent gémir autour du toit, puis s'éloigner.
- Dans combien de temps..., murmura Dica, dans combien de temps reviendra la lumière ?
- Le temps qu'il te faudrait pour grimper jusqu'au sommet du Tor et en redescendre, répondit Riannon qui, à l'instar des autres prêtresses, avait une manière bien étrange de mesurer le passage du temps.
- Et donc, les druides qui nous apporteront le feu sont là-haut à cet instant, dit Gawen, qui n'avait pas oublié les paroles de Brannos.
Ce fut Caillean qui répondit :
- Ils attendent minuit, en bravant le froid et les dangers de la nuit.
Demeurez silencieux maintenant, mes enfants, et implorez la Dame d'allumer une lumière à l'intérieur de votre propre obscurité, car même si vous l'ignorez, elle est plus profonde, plus dangereuse que cette nuit qui enveloppe le monde.
Sur ce, elle se tut. Pendant un long moment, semble-t-il, personne ne bougea. Gawen appuya sa tête sur les genoux de Caillean. On n'entendait pas le moindre bruit, uniquement le doux soupir des respirations ; le vent lui-même était retombé, comme si le monde entier attendait avec les humains rassemblés en ce lieu. Le garçon sursauta tout à coup en sentant quelque chose le toucher, avant de constater que c'était simplement la main de Caillean qui lui caressait les cheveux. Surpris, il se figea, et quelque chose en lui qui était aussi gelé que le givre de l'hiver commença à se détendre. Tandis que la prêtresse poursuivait cette douce et régu-67
LE SECRET D'AVALON
Hère caresse, Gawen blottit son visage contre sa cuisse, avec une pensée reconnaissante pour cette obscurité qui masquait ses larmes.
Ce ne fut pas un bruit, mais un autre changement, dans l'air lui-même peut-
être, qui le ramena à lui. Il faisait encore nuit, mais les ombres qui l'entouraient paraissaient peser moins lourdement. quelqu'un bougea ; il entendit des bruits de pas qui se dirigeaient vers la porte.
- …coutez !
La porte s'ouvrit, révélant un rectangle bleu nuit constellé, et de loin, faiblement, comme si les étoiles elles-mêmes chantaient, leur parvint le souffle d'un hymne.
" Des ténèbres jaillit la lumière
Et de notre aveuglement nous libère ;
que les ombres s'envolent dans les airs !
¿ l'heure sainte
la parole magique est prononcée
et la nuit est brisée... "
Tendant l'oreille pour saisir les paroles, Gawen leva les yeux. Au sommet du Tor, une lumière venait d'éclore ; le minuscule point jaune d'une flamme vacillante, suivie presque aussitôt par une autre, puis par une troisième.
Les jeunes filles échangèrent des murmures, le doigt pointé en direction de la colline, mais Gawen, lui, attendait la strophe suivante.
" Le cycle des saisons s'en reviendra,
La terre gelée enfin s'ouvrira
Tout ce qui fut perdu reparaîtra ! ¿ l'heure sainte, le mot magique est prononcé et la glace est brisée... "
Le ruban de lumière formé par les torches redescendit enfin le chemin circulaire du Tor. quand il disparaissait derrière la colline, les murmures s'atténuaient, pour reprendre de plus belle lorsqu'il réapparaissait. S'il avait pris plaisir à entendre la musique des chrétiens, Gawen tremblait en écoutant ces harmonies. Là o˘ les liturgies des moines étaient de majestueuses affÔr-68
LA SIBYLLE
mations de l'ordre, les multiples lignes mélodiques des druides se séparaient et se rejoignaient, s'envolaient puis retombaient, avec l'harmonie et la liberté d'un chant d'oiseau.
" quand la perte se transforme en gain,
par la joie effaçant le chagrin,
La tristesse s'acharne en vain, ¿ l'heure sainte, le mot magique est prononcé, et la mort est brisée... "
Ils étaient suffisamment proches maintenant pour que les torches lui permettent d'apercevoir les hommes qui les portaient ; une procession de druides descendant la colline en suivant un chemin sinueux. Gawen se balançait sur place, au rythme de cette lente psalmodie.
" La nouvelle bénie est arrivée, quand meurt l'hiver, le printemps est né, Et nous chantons la vérité ¿ l'heure sainte le mot magique est prononcé et la peur est brisée... "
Les chanteurs, conduits par Cunomaglos à la barbe neigeuse, marchèrent vers le temple. Les femmes s'écartèrent pour les laisser entrer. L'extase de la musique illuminait le visage ridé du vieux Brannos ; il croisa le regard ardent de Gawen et lui sourit.
" Je serai barde, se dit le garçon. C'est décidé. Dès demain je demanderai à Brannos de m'enseigner son art. "
¿ l'intérieur du ch‚teau il fut ébloui par l'éclat des torches qui projetaient leur lumière sur des visages souriants. L'un d'entre eux le retint : Sianna... mais ce n'était plus sa jeune compagne d'une journée d'automne. Ce soir, c'était - entièrement - une Fille des Fées.
Une main lui tendit une part de g‚teau et il y mordit sans quitter des yeux la jeune fille. Peu à peu, il revint sur terre. Il apercevait maintenant les taches de rousseur qui saupoudraient ses joues et la tache au bas de la robe. Mais à cause peut-être de ces
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LE SECRET D'AVALON
heures passées dans le noir, cette première image conserva la force de l'illumination.
" Souviens-toi ! se dit-il. quoi qu'il arrive, tu as vu son véritable visage. N'oublie jamais ce jour ! "
qu'importé le nombre de nuits du Solstice d'Hiver o˘ elle avait ainsi attendu le retour de la lumière, songeait Caillean, venait toujours un moment o˘ elle se demandait si, cette fois, l'événement tant redouté
n'allait pas se produire : le feu ne se rallumerait pas, et les ténèbres submergeraient le monde. Ce soir, comme toujours, sa réaction immédiate en voyant jaillir la première flamme avait été le soulagement. Mais peut-être avait-elle cette année plus de raisons encore d'éprouver un sentiment de reconnaissance. Après tant de tragédies, comment ne pas accueillir avec joie la promesse d'un renouveau ?
Les b˚ches disposées dans l'immense brasero, au centre de la salle, avaient été enflammées, et avec la chaleur des torches, la température s'élevait rapidement. Caillean laissa flotter les pans de son manteau, et regarda autour d'elle. Elle était entourée de sourires. Même Eiluned, pour une fois, était gaie.
Le père Joseph, ayant lui aussi achevé ses célébrations de minuit, avait accepté l'invitation de la grande prêtresse, et était venu accompagné d'un des membres de sa congrégation, non par le père Paulus au visage revêche, mais par un moine plus jeune, le frère Alanus.
" Dans quels autres corps, dans quelles autres vies, quels autres pays, avons-nous attendu ensemble le retour de la lumière ? " se demanda-t-elle.
Ses rencontres avec le père Joseph entraînaient souvent ses pensées sur de tels chemins. C'était un singulier réconfort de penser qu'en dépit des bouleversements et des peines qui affectaient présentement leurs vies il existait un élément éternel et immuable.
Caillean se fraya un chemin au milieu de ses semblables pour aller l'accueillir.
- Au nom de la Lumière, je vous retourne votre bénédiction, dit le père Joseph. que la paix soit sur tous ceux qui se trouvent dans ces murs. Il faut que je vous parle, ma Dame. Au sujet de l'apprentissage du jeune Gawen.
Caillean se tourna vers lui. Le garçon, le visage empourpré et 70
LA SIBYLLE
les yeux brillants comme des étoiles, regardait fixement un point au-delà
du feu. Un poignant souvenir lui serra le cour. Bilan avait eu cette même expression de béatitude après son initiation, en ressortant de l'étang.
Suivant la direction du regard de Gawen, elle aperçut une jeune fille aux cheveux blonds, avec un visage aussi éclatant et gai que si elle était née des flammes, et derrière elle, comme une ombre, la Reine des Fées.
En regardant alternativement le gauche adolescent et la jeune fille éclatante, Caillean sentit, comme seuls elle et ses pairs en avaient l'apanage, qu'un inéluctable destin était en marche. ¿ la suite de cette nuit o˘ elle s'était entretenue avec la Dame des Fées, Caillean avait très souvent repensé à cette jeune enfant qu'elle avait promis d'emmener, et à
son avenir éventuel ici. Il n'était déjà pas facile d'éduquer des filles venant du pays des hommes. Comment traiter un enfant élevé en partie dans l'Autre Monde ? Mais elles n'étaient jamais venues, et au bout d'un moment, ces préoccupations avaient été noyées sous les exigences du quotidien. Et voilà qu'elles se trouvaient ici tout à coup.
- Père Joseph... je m'entretiendrai volontiers avec vous de ce garçon, mais j'aperçois là-bas quelqu'un que je me dois d'accueillir...
Le regard du père Joseph suivit le sien, et ses yeux s'écar-quillèrent.
- Oh, je comprends, dit-il. Le garçon m'a justement parlé d'elles, mais j'avoue ne pas l'avoir cru. Décidément, ajouta-t-il d'un ton révérencieux, le monde reste un lieu d'émerveillements et de prodiges !
Voyant approcher Caillean, la Fée sortit de la pénombre pour venir à sa rencontre. Elle possédait le don d'attirer toute l'attention quand elle le souhaitait, et les conversations s'interrompirent, à mesure que ceux qui l'avaient ignorée quelques instants plus tôt découvraient soudain sa présence.
- Je viens, Dame d'Avalon, réclamer la faveur que vous m'avez promise...
(La douce voix de la Dame portait à travers la salle.) Voici ma fille. Je vous demande de l'accueillir parmi vous pour lui dispenser l'enseignement de prêtresse.
- C'est avec grand plaisir que je la reçois en ce lieu, répondit Caillean.
Mais en ce qui concerne l'enseignement, cette décision doit être prise par l'enfant, et elle seule.
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LE SECRET D'AVAL‘N
La Fée murmura quelques mots à l'oreille de Sianna, et cette dernière s'avança vers Caillean, tête baissée. Les flammes du feu étincelaient dans ses cheveux blonds.
- Je sais que tu es ici avec le consentement des tiens. Mais es-tu venue jusqu'à nous par ta volonté, sans menaces ni pressions d'aucune sorte ?
demanda Caillean.
- Je vous l'assure, ma Dame.
La réponse fut prononcée d'une voix frêle, mais claire, bien qu'elle sache certainement que tous les yeux étaient braqués sur elle.
- Promets-tu de vivre en paix avec toutes les femmes de ce Temple, et de traiter chacune d'elles comme une mère, ou une sour née de ton propre sang ?
Sianna jeta un bref regard vers le ciel. Dans l'ensemble, ses traits étaient principalement ceux de son père inconnu, mais elle avait hérité du regard pénétrant de sa mère.
- Avec l'aide de la Déesse, je le promets.
- Au terme de leur enseignement, les jeunes filles que nous formons ici appartiennent à la Dame, et n'ont le droit de se donner à aucun homme sans le consentement ou le souhait de la Déesse. Acceptes-tu de te conformer à
cette règle ?
- J'accepte.
Sianna regarda ses pieds, avec un petit sourire gêné.
- Dans ce cas, déclara Caillean d'un ton solennel, je t'accueille parmi nos jeunes filles. quand tu seras adulte, tu pourras, si la Déesse te choisit, assumer les engagements qui sont les nôtres en tant que prêtresse, mais dans l'immédiat, ces promesses seront tes seuls liens.
Elle ouvrit les bras pour attirer l'enfant contre elle, enivrée l'espace d'un instant par l'odeur douce‚tre de ses cheveux blonds.
Puis elle s'écarta, et toutes les autres vinrent, une à une, souhaiter la bienvenue à leur nouvelle sour ; les doutes s'envolèrent, les fronts plissés se détendirent, même celui d'Eiluned, à mesure qu'elles venaient toucher la jeune fille. Jetant un regard en direction de la mère, Caillean crut discerner une étincelle de malice dans les yeux sombres de la Fée.
" Elle a enveloppé sa fille d'un voile envo˚tant pour que nous l'acceptions, songea-t-elle. Mais cela ne pourra pas durer. Sianna devra mériter sa place ici, ou sinon, nous serons sans pitié envers 72
LA SIBYLLE
elle. " Assurément, les difficultés ne lui manqueront pas. Il lui faudra s'adapter à la discipline du Temple ainsi qu'au monde étrange des humains.
Un modeste sortilège pour l'aider à prendre un bon départ, c'était en définitive fort bénin.
- Voici Dica, et voici Lysanda, déclara-t-elle pour présenter à Sianna les deux dernières jeunes filles de la file. Vous partagerez toutes les trois la petite cabane près des cuisines. Un lit t'y attend ; tes camarades te montreront o˘ ranger tes affaires.
Elle observa avec un sourire attendri la magnifique tunique de Sianna, en laine naturelle et brodée d'une profusion de feuilles et de fleurs.
- Va donc manger quelque chose. Demain matin, nous ne trouverons une tenue semblable à celle des autres jeunes filles.
Caillean les congédia d'un petit geste, et Lysanda, toujours la plus prompte à réagir, prit la main de Sianna pour l'entraîner à sa suite, et les trois jeunes filles s'éloignèrent. ¿ peine étaient-elles parties que Caillean entendit le chuchotement de Dica, auquel le rire de Sianna répondit.
" Traite-la dignement, et elle sera pour toi une bénédiction. Aujourd'hui, tu viens de gagner ma gratitude... "
Caillean comprit que ces paroles n'avaient pas été prononcées à voix haute.
En se retournant elle découvrit que la Reine des Fées avait disparu. Et soudain, la salle s'emplit de bavardages et de rires, car maintenant, après avoir je˚né toute la journée, les membres de la communauté s'attaquaient au festin disposé sur les grandes tables
- Voici donc la fille de la Dame du Vieux Peuple. La camarade de jeu de Gawen ? commenta le père Joseph en s'approchant de Caillean.
- Oui.
- Et vous ne trouvez rien à redire ?
- Si je n'approuvais pas cette présence, je ne l'aurais pas autorisée à
prononcer ses voux.
- Elle ne fait pas partie de vos ouailles, il me semble...
- Pas plus que des vôtres, père Joseph, répliqua Caillean. Ne vous méprenez pas, surtout.