quel point elle le désirait !... Et lui, son époux et son roi, le même soir... Les larmes l'étouffèrent.

Ainsi, était-elle donc meilleure que Morgause qui jouait les femmes légères en compagnie des chevaliers de son mari, ou même, disait-on à voix basse, avec les pages ou les hommes d'armes de l'entourage de Lot ? Comme Arthur était bon, loyal, honnête, et comme elle l'aimait ! Oui, infiniment, plus que jamais en cet instant. Elle devait se montrer digne de lui, rester bonne et vertueuse, garder son ‚me intacte, comme devait l'être l'‚me d'une reine ! Tous ceux qui la regardaient vivre devaient pouvoir clamer qu'elle était pure, pure de tout péché...

Mon Dieu, comment pourrait-elle demain regar-

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der Lancelot dans les yeux ? Il avait en lui le sang d'Avalon, il était le fils de la Dame du Lac, et peut-être avait-il le pouvoir, lui aussi, de lire dans les pensées ? Dieu !... S'il lisait en elle ? Un flot tumultueux de désirs et de pensées contradictoires l'envahirent : jamais elle n'oserait maintenant se retrouver seule devant lui !

Toutes les femmes de Caerleon aimaient Lancelot, c'était certain, même Morgane qui l'avait regardé souvent d'une façon si étrange, au point qu'Arthur avait parlé de les marier. Il y avait eu sans doute quelque chose entre eux, puis ils avaient d˚ se quereller car, pendant les trois jours qui avaient précédé le départ de Morgane pour Avalon, ils ne s'étaient pas une fois adressé la parole, cherchant même l'un et l'autre visiblement à

s'éviter.

Et si elle s'offrait à Lancelot et qu'il la refusait ? Non, elle n'oserait plus jamais lever les yeux sur lui... pas davantage sur Arthur d'ailleurs... quant aux prêtres de Caerleon, il était impossible de leur avouer pareil dessein ! que penseraient-ils d'Arthur, de leur roi très chrétien, osant proposer à sa femme... Comme elle se sentait seule, abandonnée de tous ! Vers qui se tourner, à qui demander conseil ?

Non, il ne fallait pas céder ; il fallait continuer à faire son devoir, rester une reine vertueuse, jusque dans ses pensées les plus secrètes, les plus intimes, si toutefois cela lui était possible... Arthur, très abattu par sa blessure et sa trop longue inactivité, avait sans doute éprouvé, ce soir, un instant de défaillance, d'égarement passager... Ayant recouvré la santé, il lui serait alors reconnaissant de n'avoir prêté aucune attention à sa folie, à sa fugitive inconscience d'un soir, d'avoir ainsi évité de les précipiter tous deux dans le péché et la damnation.

Sur le point de sombrer dans un sommeil réparateur, une petite phrase prononcée par l'une de ses dames d'honneur, deux ans plus tôt, lui traversa soudain l'esprit. C'était, elle s'en souvenait, quelques 294

jours avant le départ de Morgane. La jeune femme lui avait soufflé que cette dernière pouvait très bien lui procurer un charme... Ah ! si c'était vrai ! Si Morgane la Fée l'enchantait de telle sorte qu'elle n'ait d'autre possibilité que d'aimer Lancelot, ainsi serait-elle définitivement libérée de cet horrible choix, ainsi ne serait-elle plus responsable en rien d'elle-même... quand Morgane reviendrait, il faudrait aussitôt lui en parler... Mais Morgane reviendrait-elle seulement un jour à Caerleon ?

XVII

" Je deviens trop vieille pour ce genre d'équipée. C'est Morgane qui devrait être en ce moment à ma place !... " Frileusement emmitouflée dans sa grande cape, Viviane chevauchait sous la pluie glaciale de cette fin d'hiver. quatre ans avaient passé depuis le jour o˘ Merlin lui avait appris que Morgane était restée à Caerleon pour y devenir dame d'honneur de la reine Guenièvre. La future Dame du Lac, dame d'honneur d'une reine !

Comment Morgane avait-elle osé renier son destin au point d'accepter de servir une simple femme, et refuser de revenir à Avalon ? Pourquoi avait-elle ensuite fui brusquement le ch‚teau pour une destination inconnue ?

Non, Morgane, contrairement à ce que beaucoup supposaient, n'était pas revenue à l'Ile Sacrée. Elle n'avait pas davantage gagné Tmtagel ni la cour de Lot des Orcades. O˘ se trouvait-elle donc ? Avait-elle, femme seule sur des routes désertes, été attaquée, dépouillée, blessée, assassinée même et son corps jeté dans un fossé ?... Les bêtes sauvages l'avaient-elles dévorée ? Non, c'était impossible car si

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un tel malheur lui était arrivé, le miroir magique le lui aurait révélé.

Il est vrai que le Don de seconde vue, Viviane en était consciente, l'abandonnait de plus en plus fréquemment. Essayant parfois de percer le mystère des événements, ne trouvait-elle pas trop souvent maintenant rien d'autre devant ses yeux qu'un vague voile gris‚tre, voile de l'inconnu ? "

O Déesse ! supplia-t-elle, méprisant les trombes d'eau glacée qui lui fouettaient le visage, ô Déesse, je t'ai donné ma vie, rends-moi Morgane, je t'en supplie, pour le bien peu de temps qu'il me reste à vivre ! " Mais Viviane n'escomptait guère de réponse à sa prière désespérée, à part cet ouragan de pluie qui s'abattait sur elle, ce rideau opaque de silence et d'incompréhension derrière lequel s'abritait, dans le ciel menaçant, la Déesse cruelle...

Habituée aux longues chevauchées depuis son enfance, elle avait toujours supporté sans fatigue les courses les plus échevelées. Mais à présent le trot de sa monture brisait son corps, transi de froid qui, lui semblait-il, se recroquevillait davantage sur lui-même à chaque foulée. Par chance, l'un des hommes de son escorte vint alors lui annoncer que la ferme o˘ ils se rendaient était en vue au fond de la vallée. Réconfortée d'apprendre que l'on y arriverait avant la nuit, Viviane n'osa avouer à quel point il lui tardait de mettre pied à terre, et se contenta de remercier son éclaireur d'un bref signe de la tête.

Parvenue enfin au ternie de l'étape, elle se laissa, non sans difficulté, glisser au sol, à bout de forces.

Gawan l'accueillit avec empressement.

" Soyez la bienvenue, Dame ! Vous voir est pour moi un très grand réconfort... Mon fils Balin, et votre fils Balan, que j'ai fait mander à

Caerleon, nous rejoindront au plus tard demain matin.

- Est-ce donc si grave ? s'inquiéta Viviane avec sollicitude, regardant affectueusement le visage buriné de son vieil ami.

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- Vous aurez du mal à reconnaître notre malheureuse Priscilla tant elle est amaigrie ! Malgré vos bienfaisantes médecines, son état a beaucoup empiré

depuis votre dernière visite, et je crains qu'elle n'en ait plus pour longtemps. Elle s'éveille la nuit, et pleure comme une enfant... Il m'arrive même de souhaiter - j'ose à peine l'avouer - que la mort vienne vite abréger de telles souffrances. "

Installée maintenant au coin de la haute cheminée, Viviane essayait de réchauffer ses mains au contact du bol de soupe bouillante, que l'une des servantes venait de puiser dans un chaudron géant.

" Reposez-vous tranquillement et réchauffez-vous bien après cette course harassante, dit courtoisement le vieux Gawan. Pour l'instant, ma femme dort.

- Alors laissez-la reposer, le sommeil est le meilleur des remèdes ", approuva Viviane sentant sous la chaleur un peu de vigueur lui revenir.

Une servante lui avait en effet enlevé ses vêtements trempés, et la chaleur des flammes pénétrait peu à peu ses membres ankylosés par la froidure et l'humidité. Elle fermait les yeux, appréciant pleinement ce moment de délassement, prête à ouvrir les portes de sa mémoire à ses chers souvenirs, lorsqu'un cri déchirant venant de la pièce voisine la fit sursauter. La servante se signa et marmonna d'une voix à peine audible :

" Voilà que notre pauvre maîtresse se réveille... "

quittant péniblement sa place, Viviane suivit la servante et entra dans la chambre. Ce qu'elle y vit lui fit venir les larmes aux yeux : Gawan était assis près du lit o˘ gisait une forme si décharnée qu'elle semblait déjà

appartenir à la mort. quelques faibles gémissements s'échappaient cependant encore d'une bouche livide. Viviane s'approcha et hocha tristement la tête : quelle ressemblance subsistait-il entre ce masque défiguré par la souffrance et la jeune femme ronde et avenante qu'avait été Priscilla, mère adoptive de son fils Balan ? Ses lèvres blanches et 297

desséchées, le bleu de ses yeux, autrefois si limpide, si chaleureux, avaient perdu toute apparence de vie. Aucune médecine ne pouvait plus rien pour elle.

Ses pauvres yeux, presque éteints, s'ouvrirent dans un dernier effort sur le visage qui se penchait sur eux. Une lueur brilla au fond des prunelles ternes, puis les lèvres bougèrent lentement, péniblement :

" Est-ce vous, Dame Viviane ? fit un filet de voix presque imperceptible.

- Oui, c'est moi, répondit la prêtresse serrant entre les siennes la main squelettique. Dites-moi, très chère et fidèle amie, ce que vous ressentez au fond de votre corps. "

Les lèvres craquelées esquissèrent une grimace, émouvante tentative de sourire, et la voix reprit :

" Je n'imagine pas que l'on puisse être plus mal que je le suis... mais je suis si heureuse de vous voir... J'espère seulement vivre suffisamment longtemps pour avoir le bonheur de revoir mes chers fils... "

Elle se tut, soupira profondément, voulut se redresser, retomba, et continua péniblement :

" Je souffre tant... mon dos n'est que douleur, et lorsque je bouge, c'est comme si mille poignards me transperçaient la peau. J'ai soif... j'ai soif...

- Je vais vous soulager, ne vous inquiétez plus ", la rassura doucement Viviane.

Ayant en effet pansé délicatement les plaies occasionnées par une trop longue station couchée, Viviane humidifia la bouche de son amie avec une lotion rafraîchissante à base des plantes de la forêt dont elle avait seule le secret - en sorte que, sans avoir vraiment bu, la malade parut ressentir quelque apaisement à sa soif. Puis, elle s'assit près d'elle, silencieuse, attentive au moindre de ses mouvements, heureuse de constater que la pauvre femme s'était de nouveau assoupie.

C'est alors qu'un bruit de chevaux se fit entendre dans la cour. Priscilla ouvrit les yeux, balbutia en tentant de relever la tête : 298

" Les voici !... Les voici !... Ce sont mes fils !...

L'instant d'après, la porte s'ouvrait brusquement et Balan faisait son entrée suivi de son demi-frère Balin, fils de Gawan. Tous deux, s'immobilisant sur le seuil, embrassèrent d'un seul coup d'oeil l'affreux spectacle. Balan était moins beau, moins élancé que Lancelot, mais ses yeux étaient aussi sombres et attachants que l'étaient ceux de son frère cadet.

quant à Balin, robuste, r‚blé, ses yeux clairs et ses cheveux blonds rappelaient exactement ceux de sa mère Priscilla au temps de sa beauté.

" Mère, ma pauvre mère... gémit-il, penché sur la forme étendue. Ma pauvre mère... Comme vous avez maigri ! Il faut absolument manger un peu si vous voulez guérir !

- Non !... haleta-t-elle avec difficulté, il n'est plus temps ! Je serai bientôt auprès de Jésus et de Marie... dans le ciel...

- Non ! Je vous en prie... cria presque Balin, sous le regard désapprobateur de Viviane et de Balan, atterrés par l'inconscience du jeune homme.

- Il ne voit donc pas qu'elle est en train de mourir ! souffla Balan à

l'oreille de Viviane. Comment peut-il croire encore à sa guérison ? "

La Dame du Lac se pencha sur le lit et murmura à l'oreille de la mourante :

" Je peux en tout cas vous promettre que vous ne souffrirez plus...

- Oh ! oui, je vous en prie !... articula la malheureuse en serrant la main de Viviane dans un geste d'ultime supplication.

- Je vous laisse maintenant avec vos fils, car ils le sont tous deux, même si vous n'en avez porté qu'un ", dit encore Viviane ; puis elle quitta la chambre et demanda à Gawan de lui apporter les sacoches accrochées à sa selle. Lorsqu'il les eut déposées à ses pieds, elle en sortit différents petits sacs contenant des herbes et des racines et déclara gravement :

" Pour l'instant, elle est calme. Je ne peux hélas !

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plus rien pour elle, sinon mettre un terme à ses souffrances... C'est ce qu'elle souhaite... Elle me l'a dit...

- Il n'y a plus aucun espoir ? interrogea douloureusement Gawan.

- Aucun... Ses douleurs ne peuvent que devenir de plus en plus insupportables. Je ne veux croire que votre Dieu puisse accepter cela.

- Hélas ! je l'ai souvent entendu dire, reprit Gawan, qu'elle aurait mieux fait de se jeter à la rivière quand elle était encore capable de marcher...

- Il est donc temps désormais de l'aider à s'en aller en paix... puisque telle est sa volonté.

- Ma Dame, dit alors Gawan, des larmes dans la voix, j'ai toujours eu totale confiance en vous, ma femme aussi. Si vous avez pouvoir de mettre un terme à ses souffrances, je sais qu'elle vous en bénira. "

La douleur ravageait les traits de Gawan mais s'y lisaient en même temps une dignité et une résignation que Viviane ne put s'empêcher d'admirer.

Elle posa affectueusement la main sur son épaule et l'entraîna dans la chambre o˘ Priscilla échangeait calmement quelques mots avec Balin. Celui-ci s'étant éloigné du lit, Balan s'approcha à son tour.

" Vous aussi, avez été un bon fils pour moi, parvint-elle encore à dire.

Promettez-moi de veiller sur votre frère d'adoption et... " Sa phrase s'acheva dans un tel hurlement de douleur qu'il sembla un instant emplir toute la ferme.

" Priscilla, j'ai pour vous un remède qui va mettre un terme à toutes vos souffrances, intervint aussitôt Viviane.

- Oh ! oui, j'ai si mal !... se plaignit la mourante. Je voudrais tant dormir... tant oublier... je... vous bénis, ma Dame... et la Déesse aussi...

- En son nom, voici votre délivrance, murmura Viviane, soulevant la tête de Priscilla pour l'aider à

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boire. Lorsque vous aurez bu, toute souffrance en vous disparaîtra. "

La coupe vide, Priscilla se laissa retomber sur sa couche, essayant d'esquisser d'un geste vague de la main un remerciement à l'adresse de Viviane.

" Embrassez-moi... adieu... " articula-t-elle avec un pauvre sourire.

Viviane se baissa pour poser sur le front décharné un dernier signe de tendresse. " Ainsi, se dit-elle en se relevant, j'étais venue pour apporter la vie et la guérison, et je vais repartir comme la Vieille-Femme-la-Mort.

" Puisse, ce qu'elle venait de faire pour Priscilla, quelqu'un d'autre à sa place faire de même lorsque son tour, un jour, arriverait.

A quelques pas de sa mère, Balin, l'air sombre, regardait Viviane s'éloigner du lit de la mourante. Lorsqu'elle quitta la pièce, il la suivit en silence et s'assit auprès d'elle à la longue table de chêne o˘ le repas du soir était servi. Balan, lui aussi, était là, mais Gawan était resté

auprès de son épouse.

" La route a été longue pour vous aussi, n'est-ce pas ? demanda Viviane tout en faisant honneur aux plats et aux boissons car elle se sentait aussi affamée qu'épuisée.

- Oui, nous avons galopé d'une traite jusqu'ici, répondit Balan. Un voyage affreux, sous une pluie glaciale ! Mange, Balin, continua-t-il en tendant à

son frère d'adoption un plat de poisson.

- Je ne pourrai avaler la moindre chose ce soir, maugréa ce dernier en repoussant le plat, alors que notre mère souffre ainsi dans la pièce voisine. Mais, Dieu soit loué, gr‚ce à vous, ma Dame, j'espère qu'elle se sentira bientôt mieux. La dernière fois que vous vous êtes rendue à son chevet, vos remèdes ont déjà accompli un miracle... "

Viviane regarda le jeune homme avec insistance, ne pouvant croire qu'il n'avait toujours pas compris l'état désespéré de sa mère.

" Le seul miracle à attendre, dit-elle fermement, 301

est qu'elle puisse maintenant rejoindre son Dieu le plus paisiblement possible. "

Indigné, Balin la foudroya du regard, la bouche contractée, et cria presque :

" Comment osez-vous dire chose pareille ? Et pourquoi alors êtes-vous venue, si vous n'êtes pas capable de la guérir ? Vous avez pourtant affirmé

tout à l'heure que vous alliez mettre un terme à ses souffrances !

- En vérité, Balin, ma mère l'a fait ! intervint Balan en posant sur l'épaule de son frère une main amicale. Voulais-tu donc voir Priscilla souffrir plus encore qu'elle n'a souffert ces derniers jours ?

- Monstre, qu'avez-vous fait ? hurla alors Balin en se précipitant sur Viviane, la main levée comme s'il voulait la frapper au visage. Vous n'êtes qu'une criminelle, une sorcière hideuse qu'on devrait pendre ! Père, père, vous entendez ! Viviane a assassiné ma mère ! "

Mais comme il courait vers la chambre de la mourante, Gawan apparut sur le seuil, très p‚le, referma la porte derrière lui et réclama le silence d'un geste autoritaire.

" Priscilla n'est plus ", fit-il dans un sanglot.

Bousculant sans ménagements le vieil homme, Balin fit irruption dans la chambre de la défunte. Sereine, Priscilla, les yeux définitivement clos, reposait sur son lit, figée pour l'éternité.

Hébété, fou de douleur et de rage, le regard fixé sur le corps immobilisé, Balan se lança alors dans un monologue incohérent o˘ revenaient sans cesse les mots de : meurtre... sorcière... traître... folle... immonde... pauvre mère...

Gawan l'entraîna doucement hors de la pièce :

" Venez, mon fils, et reprenez-vous ! Votre mère aimait Viviane infiniment et lui a toujours fait confiance. "

A son tour, la Dame du Lac tenta d'intervenir avec des mots simples et affectueux. Mais Balin n'écoutait

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personne, et, l'air haineux, jetait de tels regards à leur adresse, qu'elle préféra regagner le coin de l'‚tre o˘, exténuée, elle s'assit, en proie à

un indicible découragement, les yeux rivés aux flammes.

" Pardonnez-lui ! demanda Balan en la rejoignant. Le choc a été si rude pour lui ! Il est si malheureux et ne sait plus ce qu'il dit... Plus tard, il vous sera reconnaissant, comme moi, d'avoir aidé Priscilla à quitter la vie sereinement. Pauvre petite mère... Elle souffrait tant ", acheva-t-il en se laissant tomber à genoux près de Viviane.

Et, comme un enfant, il s'abandonna à son désespoir, le visage enfoui dans sa jupe.

Loin d'être ému par ce spectacle, Balin revint à la charge avec une violence accrue :

" Tu sais que c'est elle qui vient d'assassiner notre mère, siffla-t-il, au comble de la fureur, et tu cherches consolation à ses genoux ! N'as-tu pas honte ? "

C'en était trop. A ces mots, Balan releva la tête, et apostropha son frère sans ménagements :

" Elle a fait ce que notre mère lui a demandé de faire ! Es-tu donc assez fou pour n'avoir pas compris que, même avec l'aide de Dieu, Priscilla ne pouvait survivre plus de cinq ou six jours, et cela dans d'intolérables souffrances ? Elle était ma mère d'adoption, donc ma mère à moi aussi... O

mon frère, mon frère, j'éprouve autant de peine que toi-même. Pourquoi faut-il en plus nous déchirer ainsi ? Allons, il suffit ! Viens, maintenant assieds-toi à côté de moi, et buvons ensemble un peu de ce vin qui nous réconfortera. Notre mère est maintenant auprès de Dieu, ses souffrances ont pris fin. Mieux vaut prier pour elle que de nous quereller !

- Non ! Je refuse de rester une seconde de plus sous ce toit o˘ l'inf‚me sorcière a assassiné ma mère ! "

Se relevant d'un bond, Gawan livide alla droit à son fils et le gifla à

toute volée, s'exclamant d'une voix blanche :

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" Je t'interdis, Balin ! La Dame d'Avalon est notre amie, notre hôte. Je ne permettrai pas que l'on bafoue ainsi les lois les plus sacrées de l'hospitalité. "

Mais Balin ne voulait rien entendre.

" Ainsi, vous êtes tous contre moi ! protesta-t-il comme un fou. C'est bon ! Je préfère quitter cette maison à jamais ! "

Et tournant les talons, il disparut dans la nuit.

" Faut-il le retenir, père, et l'empêcher de faire quelque sottise ?

demanda respectueusement Balan.

- Non, c'est inutile, répondit le vieil homme en secouant la tête, avec un abattement profond. Les mots ne lui seraient d'aucun secours dans l'état o˘

il est. Laissons-le se calmer. Lorsqu'il retrouvera la raison, peut-être reconnaîtra-t-il que la Dame du Lac avait apporté à sa mère la seule délivrance possible...

- Balan, savez-vous o˘ est Lancelot ? interrogea Viviane voulant faire diversion. Se trouve-t-il toujours, auprès du Haut Roi ?

- Oui, il est fidèle à Arthur, répondit pensivement Balan, bien qu'il s'absente souvent de la Cour en ce moment... "

Et Viviane lut dans ses yeux les mots que son fils retenait sur ses lèvres, ne voulant ni heurter, ni scandaliser sa mère : " Lorsque Lancelot se trouve à Caerleon, chacun sait bien qu'il ne quitte pas du regard la reine Guenièvre... "

" Lancelot nous a annoncé, expliqua Balan pour masquer son embarras, qu'il voulait mettre de l'ordre dans le royaume. Aussi est-il souvent par monts et par vaux, exterminant plus de brigands et de maraudeurs que ne l'a jamais fait aucun des compagnons d'Arthur. On dit qu'il vaut à lui seul une légion entière... Savez-vous aussi qu'il est devenu chrétien et pieux comme une jeune fille ?...

- Rien d'étonnant à cela, l'interrompit Viviane. Votre frère a toujours craint ce qu'il ne pouvait expliquer. La foi des chrétiens est une foi pour ceux qui ne pratiquent que l'humilité et la culpabilité... Mais 304

Lancelot n'a-t-il pas l'intention de se marier un jour ? "

Et, de nouveau, elle entendit les mots que Balan ne prononçait pas : " ...

Il ne peut posséder la seule femme pour laquelle il se meurt, car elle est l'épouse de son roi... "

" II prétend même, répondit Balan à voix haute, qu'il n'a envie d'aucune femme et n'aime que son destrier. Il est aussi valeureux et invincible au combat que dans les jeux qu'organisé Arthur à Caerleon. Si bien qu'il lui arrive de monter à cheval sans bouclier ou de choisir à dessein une mauvaise monture afin de laisser la victoire à son adversaire. Balin, une fois, l'a vaincu à la course, mais il a refusé le prix car Lancelot avait volontairement omis de serrer les sangles de sa selle qui avaient l‚ché...

- Ainsi Balin est, lui aussi, un chevalier courtois et courageux. Vous pouvez donc être fier de vos deux frères ! " conclut Viviane en se levant pour aller aider à la toilette de la morte.

Mais, lorsqu'elle pénétra dans la chambre, ce fut pour constater que des femmes du village et un prêtre l'y avaient précédée, et terminé leur t‚che.

Sans chercher à s'imposer, elle accepta donc avec reconnaissance l'offre de Gawan de se retirer dans la meilleure chambre de la maison pour y prendre un repos bien mérité.

Elle eut cependant beaucoup de mal à s'endormir. Tous ces propos échangés avec Balan au cours de cette éprouvante soirée se bousculaient dans son esprit-La mise en terre de Priscilla eut lieu le lendemain matin, sans que le soleil n'arrive à percer une seule fois l'épaisse couche de nuages.

Balin était revenu, et se tenait, en larmes, à quelques pas de la tombe refermée.

" Croyez-moi, je partage votre chagrin, lui dit doucement Viviane lorsqu'ils eurent tous regagné la ferme. Dame Priscilla et moi, avons été

intimement

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liées toute notre vie ; c'est la raison pour laquelle je lui avais confié

mon propre fils... Faisons la paix, voulez-vous, et oublions cette querelle passagère... "

Voulant accompagner ses paroles d'un geste de réconciliation, Viviane tendit les bras en direction de Balin. Mais celui-ci se détourna brutalement, le visage si fermé, si hostile qu'elle le laissa partir sans chercher à le retenir.

Alors malgré l'insistance de Gawan la suppliant de rester quelques jours en sa compagnie, Viviane demanda sa monture :

" J'ai h‚te, dit-elle, de regagner Avalon le plus rapidement possible.

- Désirez-vous que je vous escorte jusqu'à l'Ile Sacrée ? proposa Balan.

Les brigands pullulent dans la forêt.

- Merci de votre sollicitude, mon fils, mais je n'ai pas d'or sur moi, et ceux qui m'accompagnent sont tous des hommes des Tribus... En cas d'attaque, nous nous dissimulerons dans les collines ! Et puis mon ‚ge hélas ! me met à l'abri d'autres convoitises. On ne tentera pas de m'enlever ! poursuivit Viviane en souriant. Restez donc auprès de Gawan ; pleurez ensemble notre chère Priscilla ; réconciliez-vous, je vous en supplie, avec Balin et ne vous querellez plus jamais à mon sujet... "

Elle allait continuer, mais s'arrêta brusquement. Une image horrible traversait son esprit : Balan, le corps transpercé d'une épée, perdait son sang à grands flots !

" Mère, qu'avez-vous ? Vous êtes soudain si p‚le... Appuyez-vous à mon bras,

- Ce n'est rien, mon fils, ce n'est rien... Promettez-moi seulement de faire la paix avec votre frère Balin.

- Je vous le promets, ma mère... " répondit respectueusement Balan, scellant son engagement par un baiser sur la main que lui tendait sa mère.

Viviane, ayant fait ses adieux à Gawan, s'éloigna 306

alors dans la lumière froide de cette journée d'hiver, précédée par son escorte qui lui ouvrait la route te long voyage qui l'attendait allait lui permettre de réfléchir tout à loisir aux sombres présages qui venaient de l'assaillir. quelle était cette vision affreuse de Balan tout ensanglanté

par sa blessure ?... N'était-ce que l'image amplifiée d'une simple blessure qu'il recevrait dans un prochain combat ? Etant l'un des fidèles compagnons d'Arthur, il fallait bien s'attendre à ce qu'un jour ou l'autre, dans cette guerre interminable contre les Saxons, il reç˚t quelque mauvais coup... Et Lancelot... N'avait-il pas maintenant largement dépassé l'‚ge du mariage ?

Certes, il existait des hommes peu enclins à partager îeur vie avec une femme, et qui préféraient l'amitié virile de leurs compagnons d'armes...

Lancelot était peut-être de ceux-là ? A moins qu'il ne se soit jeté à corps perdu dans la guerre pour tenter d'oublier celle qui consumait son cour ?...

D'un geste de la main, Viviane chassa de ses pensées la silhouette de ses fils. Aucun des deux ne lui était aussi cher que Morgane... O˘ était-elle en cet instant ? Cette question seule prévalait sur les autres, car le temps était venu de lui transmettre la charge d'Avalon. Oui c'était elle maintenant qui devait devenir la nouvelle Dame du Lac, perspective sacrée que son inexplicable absence compromettait chaque jour davantage.

Dès son retour à Avalon, Viviane décida donc d'interroger sans plus attendre la doyenne des sages de l'Ile.

" Existe-t-il dans la Maison des Vierges, lui demanda-t-elle, une jeune fille susceptible de pénétrer dans le Bosquet sacré ou d'interroger le feu, mais qui n'ait jamais jusqu'à présent tenté ni l'un ni l'autre ?

- Oui, répondit la vieille dame, il y a la fille de Merlin.

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- La fille de Merlin ? quelle est donc cette vierge dont j'ignore jusqu'à

l'existence ? Nulle, pourtant, ne pénètre en ces lieux sans mon consentement, sans être supposée posséder le Don et présenter toutes les aptitudes nécessaires pour bien servir les druides. quel ‚ge a-t-elle ?

quel est son nom, et quand est-elle arrivée à Avalon ?

- Elle s'appelle Niniane, répondit la femme. C'est la fille de Branwen.

Vous ne pouvez pas ne pas vous en souvenir. Branwen prétend que Merlin a engendré l'enfant en célébrant les feux de Beltane, il doit y avoir déjà

quatorze ou quinze années... Elle a, il est vrai, été élevée au loin, dans le Nord, avant de venir ici, il y a cinq ou six saisons de cela, vous n'y avez sans doute alors guère prêté attention. C'est une enfant douce et obéissante, qui ne fait jamais parler d'elle. "

Niniane, oui, elle s'en souvenait maintenant, cette enfant discrète et frêle... Si elle était vraiment fille de Merlin et d'une prêtresse de l'Ile, elle possédait alors certainement le Don, et pourrait peut-être l'aider à retrouver Morgane.

" qu'on me l'amène, ordonna-t-elle, en se retirant. Dans trois jours, avant le lever du soleil ! "

Trois jours plus tard, une heure avant que ne p‚lisse l'aube, Niniane se présenta chez Viviane. La fillette semblait très effrayée et tremblait.

" Ainsi êtes-vous Niniane, lui demanda-t-elle avec douceur. quel ‚ge avez-vous ?

- Je vivrai mon quatorzième hiver à la fin de l'année. "

- Avez-vous déjà été aux feux de Beltane ?

- Non, jamais, répondit l'enfant en baissant la tête.

- Possédez-vous le Don ?

- Un peu, je crois. Je ne sais pas encore très bien...

- Bien. Venez avec moi, mon enfant, nous allons t‚cher de l'expérimenter...

"

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Prenant alors la fillette par la main, elle l'entraîna au-dehors et gravit avec elle le chemin détourné qui menait au Puits Sacré. L'enfant était svelte et plus grande que la prêtresse. Elle avait des cheveux blonds et de beaux yeux violets. Soudain, malgré elle, Viviane l'entrevit parée et couronnée telle la Dame du Lac... Etait-ce là prémonition sérieuse ou futile rêverie ? Elle l'ignorait, mais cette image s'était inscrite en elle avec une telle intensité, qu'elle se prolongea, à son corps défendant, jusqu'au moment o˘ elles parvinrent au bord de l'étang. Dans un silence religieux, face au grand miroir liquide, Viviane resta un instant immobile, la tête levée vers le ciel. Puis, elle tendit à la jeune fille la petite faucille "qui avait été offerte à Morgane lorsqu'elle était devenue prêtresse, et lui dit calmement :

" Regardez l'eau, mon enfant, et dites-moi o˘ se trouve celle qui, jadis, tenait dans sa main cet objet... "

Sans se faire prier davantage, l'enfant s'agenouilla, baissa la tête et se pencha sur l'onde. Comme toujours, la surface tranquille eut un frémissement, d'abord imperceptible, puis, comme sous l'effet d'une brise légère, des images firent peu à peu leur apparition...

" Ah !... je vois... commença Niniane d'une voix à la fois lointaine et rauque, je vois... elle dort dans les bras du roi noir... "

que voulait dire l'enfant ? Viviane voulut secouer la jeune fille, l'obliger à se pencher davantage sur l'étang pour préciser le sens de ses paroles, mais elle se ravisa, sachant que le moindre de ses gestes, un mot trop brutalement exprimé, pouvaient interrompre le charme et la vision.

Aussi se contenta-t-elle de dire dans un murmure :

" Niniane, dites-moi... dites-moi, je vous en supplie... Voyez-vous le jour o˘ Morgane reviendra à Avalon ? "

Un interminable silence suivit cette question. Puis 309

un souffle parcourut de nouveau la surface de l'eau agitée soudain, sembla-t-il, d'une vie mystérieuse. Et Niniane enchaîna :

" Oui, elle est debout dans un bateau... ses cheveux sont tout gris... "

Elle s'arrêta, poussa alors un profond soupir, comme si elle venait d'éprouver une grande souffrance.

" Ne voyez-vous rien d'autre, Niniane ? Ne craignez rien mon enfant, parlez... dites-moi tout... "

Etrange, mystérieuse, la voix d'un autre monde reprit :

" Oh !... la croix... la lumière me br˚le... le chaudron entre ses mains...

Raven ! Raven... allez-vous nous abandonner ? "

Niniane poussa un grand cri ; ses yeux s'ouvrirent démesurément sous le choc de quelque horrible vision, et elle tomba à terre en gémissant.

Frappée d'effroi et de stupeur, Viviane considéra quelques instants sans bouger la jeune fille inerte à ses pieds.,Puis elle se pencha sur l'étang, prit de l'eau dans sa main et inonda le visage de Niniane. Celle-ci ouvrit enfin les yeux, regarda Viviane avec la plus vive anxiété et se mit à

pleurer :

" Ma Dame... pardonnez-moi, mais je n'ai rien vu... " Ainsi, ne se souvient-elle pas de sa vision ? se demanda Viviane, écartant doucement sur le front de l'enfant les mèches qui lui couvraient le visage.

" Ne pleurez pas, je ne suis pas en colère, murmura Viviane presque maternelle... Vous avez s˚rement mal à la tête. Il faut vous reposer maintenant et surtout ne vous inquiéter de rien. "

Avec son aide, Niniane se remit alors debout et, pressant ses deux mains contre son front douloureux, prit le chemin du retour vers la Maison des Vierges.

Ayant elle aussi regagné la quiétude de sa retraite, Viviane se perdit en d'incertaines conjectures : Niniane avait-elle divagué ?... Elle avait pourtant à

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l'évidence entrevu " quelque chose "... Ses paroles étaient cependant restées si vagues et nébuleuses... que voulaient dire ces mots : " Elle dort dans les bras du roi noir ? " que Morgane dormait dans les bras de la Mort ? Non, puisqu'elle avait ensuite ajouté : " Elle est debout dans le bateau. " Or ce bateau était s˚rement la barge d'Avalon... Mais elle avait ajouté : " Ses cheveux sont tout gris. " Cela signifiait-il que Morgane reviendrait un jour, mais dans très longtemps ?...

Et la croix ? la lumière br˚lante ? Et Raven, le chaudron entre les mains ?... Non, tout n'était que délire, que vague tentative d'ausculter le destin, vision trop éphémère qu'on ne pouvait en aucun cas prendre en considération. Et pourtant... Raven portant le chaudron, symbole magique de l'eau et de la Déesse... Cela voulait-il dire que, Morgane ayant définitivement quitté Avalon, c'était Raven qui allait, à sa place, recueillir les pouvoirs de la Dame du Lac ? Oui, c'était là sans doute la meilleure interprétation des phrases sibyllines prononcées par Niniane...

Sinon, elles n'avaient aucun sens.

Dans l'‚tre, les prêtresses qui la servaient avaient allumé un grand feu.

L'une d'elles lui tendit une coupe de vin chaud qu'elle accepta pour rompre un je˚ne qu'elle supportait de moins en moins bien. Une autre l'aida à

gagner un siège et lui enveloppa les épaules d'un ch‚le de laine, tandis que plusieurs lui réchauffaient les pieds en les frottant longuement avec des herbes... Oui, elle les aimait toutes, ces femmes dévouées, ne pensant, tête baissée, avec leurs gestes doux et patients, leurs paroles retenues, qu'à bien accomplir leur office. Elle les aimait même si elle ne les connaissait plus, comme autrefois, chacune par leur prénom...

" Désirez-vous vous reposer, Mère ? demanda celle qui venait de lui servir à boire en s'inclinant très bas.

- Non, pas encore. Je voudrais d'abord qu'on aille chercher la prêtresse Raven. Je désire la voir. "

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Un moment s'écoula et Raven fut devant elle. Elle était venue si silencieusement que Viviane sursauta presque en la voyant brusquement apparaître. Elle lui fit signe de s'asseoir, et lui tendit sa coupe encore à demi pleine. Raven la remercia d'un bref mouvement de tête, la but, sans prononcer une parole et, semble-t-il, presque sans un geste, puis la posa par terre et leva vers Viviane un regard interrogateur.

" Chaque jour, l'‚ge me pèse davantage et, vous le savez, il n'y a personne pour me remplacer à Avalon. J'aimerais donc vous poser une question, comme je la poserais à la Déesse en personne : Morgane va-t-elle nous revenir ? "

Raven, les yeux baissés, d'abord ne broncha pas. Puis elle releva lentement la tête et la secoua doucement.

" que voulez-vous dire ? interrogea anxieusement Viviane. que Morgane ne reviendra pas, ou que vous ne pouvez le dire ? "

La prêtresse fit alors un geste vague, qui signifiait tout à la fois le découragement, le doute et l'ignorance.

" Raven, reprit Viviane, vous savez que le jour approche o˘ il va me falloir abandonner le fardeau de ma charge. Mais il n'existe personne, en Avalon, susceptible de me remplacer... personne, à l'exception de vous. Si Morgane ne revient pas, c'est donc vous qui serez, après moi, la Dame du Lac. Vous avez prononcé un vou de silence, et vous y êtes restée fidèle, mais aujourd'hui, je crois qu'il est temps d'y renoncer et d'accepter que je dépose entre vos mains le flambeau sacré de notre île. Il n'y a pas d'autre issue ! "

Derechef Raven secoua la tête. De haute taille, maigre et osseuse, elle allait atteindre son quarantième anniversaire. Ses cheveux, très noirs, encadraient un visage à la peau brune et mate, o˘ brillaient des yeux de braise étrangement fixes. Sous un masque impassible, elle restait impénétrable.

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S'étant trop longtemps maîtrisée, Viviane sentit soudain ses forces l'abandonner. Elle se couvrit le visage des deux mains et d'une voix que l'angoisse étouffait, elle cria presque :

" Non, je ne peux pas, Raven !... Je ne peux plus ! " Alors, toujours sans proférer le moindre mot, Raven la serra dans ses bras, longuement, tendrement. S'y abandonnant malgré elle, Viviane fondit en larmes, des larmes bienfaisantes, qui lui semblèrent ne jamais devoir s'arrêter...

XVIII

Ygerne était mourante. Un messager venait d'apporter la mauvaise nouvelle à

Caerleon. Mais ni Arthur, sur le point de se mettre en route vers le Nord pour inspecter de nouvelles fortifications, ni Morgane qui avait disparu, ni Viviane, maintenant trop ‚gée pour entreprendre un tel voyage, ne pouvaient se rendre au chevet de la malade. C'est donc à Gue-nièvre qu'Arthur demanda de bien vouloir partir sur-le-champ pour le couvent o˘

agonisait sa mère, là-bas à l'extrême pointe de la Cornouailles.

C'est non sans mal que Guenièvre s'arracha à la sécurité de Caerleon. Le voyage fut pour elle un véritable cauchemar, malgré le confort relatif que lui assuraient sa litière et les routes romaines du sud du pays. Parvenue au cour des landes solitaires, une véritable panique s'empara d'elle à la vue de l'horizon sans fin qu'elle entrevoyait dans d'interminables perspectives d'herbe rase d'o˘ surgissait, de temps à autre, hostile et fugitive, l'arête acérée d'un rocher. Aucune vie ne s'y manifestait, à

l'exception d'une multitude de corbeaux croassant haut dans le ciel 313

dans des rafales de vent, notes lugubres entre toutes, s'ajoutant à

l'oppressante désolation du paysage.

Son angoisse ne l'abandonna qu'en pénétrant dans le havre de douceur et de sérénité du monastère. Une cloche cristalline ponctuait paisiblement les heures, et ça et là dans les fissures des vieux murs, jaillissaient des touffes de rosés blanches. Le couvent étant une ancienne villa romaine, les religieuses avaient d˚ faire arracher les mosaÔques du sol de la grande salle, ces dernières évoquant des scènes paÔennes particulièrement inconvenantes, dont il avait fallu effacer les moindres vestiges. Sur certaines parois cependant, subsistaient encore des fresques o˘ dansaient des dauphins et de curieux poissons multicolores.

Conduite aussitôt auprès de la malade, Guenièvre en la voyant réalisa combien elle était ignorante en matière de maladie et de soins. Sans très bien comprendre quel mal rongeait Ygerne, elle constata que celle-ci avait beaucoup de difficultés à respirer. Les poumons pris, elle avait les lèvres très p‚les, les ongles bleus et les chevilles si enflées, qu'il lui était impossible de mettre un pied à terre. Ne quittant désormais plus son lit, chacun s'accordait à dire qu'elle mourrait avant NoÎl.

Le lendemain de son arrivée - on était aux jours les plus éclatants de l'été - Guenièvre, avant de rendre visite à sa belle-mère, cueillit dans le jardin une grosse rosé blanche teintée de jaune qu'elle posa sur son oreiller, auprès de son visage. Semblant à bout de forces, Ygerne sourit néanmoins à sa bru et la remercia d'une voix faible en respirant avec bonheur le parfum délicat des pétales. Puis elle demanda, semblant tout à

coup très inquiète :

" A-t-on enfin des nouvelles de Morgane ?

- Non, ma mère. Merlin affirme qu'elle n'est pas à Avalon. Peut-être est-elle encore à la Cour de Lot. Mais c'est un long voyage pour s'y rendre et notre messager n'est pas encore de retour. "

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Une quinte de toux empêcha un moment la malade de répondre. Puis avec l'aide de Guenièvre, ayant un peu repris son souffle, elle murmura avec difficulté :

" Elle devrait pourtant savoir, gr‚ce au Don, combien je suis mal !

Lorsqu'on sait que sa mère est mourante, on accourt à son chevet... "

Un bref silence s'installa entre les deux femmes et Guenièvre, non sans amertume, songea que la mère d'Arthur se souciait fort peu de sa présence.

A ses yeux, c'était certain, la seule qui comptait était Morgane. Mais elle n'eut guère le temps d'achever sa pensée.

" Dites-moi, Guenièvre, reprit la malade, aimez-vous mon fils ? "

Surprise par la question, la jeune femme préféra détourner son regard.

Ygerne lisait-elle dans son ‚me ?... Avait-elle aussi le pouvoir de deviner ses pensées les plus secrètes ?

" Oui, je l'aime, répondit-elle d'une voix qu'elle voulait assurée. Je l'aime infiniment et suis sa reine fidèle.

- Je vous crois, mon enfant... Vous devez être heureuse, et le serez davantage encore à l'avenir puisque vous portez enfin son fils. "

Guenièvre ne put réprimer un petit cri et regarda fixement la vieille reine :

" Je... mais comment ?... Je ne savais pas... " murmura-t-elle.

Pourquoi Ygerne lui disait-elle une chose pareille ? Ignorait-elle sa stérilité alors que tout le royaume était au courant ? Ou alors...

commençait-elle à divaguer ?...

" Comment savez-vous ? insista-t-elle à voix haute.

- Il m'arrive encore parfois de bénéficier du Don, sans le vouloir... et jamais il ne me trompe. Mais pourquoi pleurez-vous, mon enfant ? N'est-ce pas une bonne nouvelle ? "

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Déconcertée, Ygerne tendit sa main décharnée vers sa belle-fille.

" Je pleure de joie... Mais, dites-moi, ma mère, je vous en supplie, porterai-je cet enfant jusqu'à son terme ? M'avez-vous vue en train de l'allaiter ?

- Je ne peux vous en dire davantage, dit tendrement Ygerne en serrant la main de la jeune femme. Le Don vient et vous quitte comme il l'entend... "

Puis, comme si cette révélation avait épuisé ses forces chancelantes, terrassée de fatigue, la vieille duchesse de Cornouailles ferma les yeux.

Guenièvre attendit patiemment que la malade soit endormie, et quitta la chambre sur la pointe des pieds pour rejoindre les religieuses dans le jardin.

Mais la cloche, au même instant, annonçait l'office du matin et Guenièvre se rendit directement à la chapelle o˘ elle s'agenouilla dans la salle réservée aux visiteurs. Bouleversée par ce qu'elle venait d'apprendre, elle rendit gr‚ce au Seigneur du fond du cour. Ainsi, ne l'avait-elle pas imploré en vain. Tout à sa joie, Guenièvre mêla sa voix à celles des religieuses dans leur magnificat, si claire, si joyeuse, que plusieurs d'entre elles, tout étonnées, se retournèrent pour la regarder.

Désormais, en tout cas, elle devrait mettre un terme définitif à ses pensées secrètes, honteuses, déchirantes, concernant Lancelot. Mais n'était-il pas trop tôt pour se réjouir ? Après tout, la vieille reine pouvait se tromper. quels signes tangibles lui permettaient de croire qu'elle était vraiment enceinte ? Sans doute avait-elle remarqué un certain retard dans son cycle menstruel, mais les fatigues du voyage en étaient peut-être la cause. De toute façon, elle était coutumière de telles irrégularités et elle avait toujours été empêchée, comme la plupart des femmes, de se baser formellement sur les différentes phases de la lune. Et puis, les paroles d'Ygerne, n'étaient-elles pas le fruit de sortilèges indignes d'être évoqués dans un couvent ? quant à Lancelot, 316

pourrait-elle comme par enchantement l'oublier pour autant ?

En proie à de si cruelles incertitudes, Guenièvre passa le reste du jour dans un état de profonde agitation et la nuit venue, elle ne parvenait pas à trouver le sommeil quand on vint subitement la chercher : Ygerne se mourait. Allongée, elle étouffait et n'avait plus la force de se redresser.

Maintenue assise à l'aide de coussins, sa respiration devint bientôt si sifflante et hésitante, qu'on manda l'abbesse qui recommanda en toute h‚te une potion propre à lui dégager les poumons.

Agenouillée auprès du lit, Guenièvre fit part alors de son intention de ne plus la quitter. Dans la chambre, br˚lait une petite lampe à huile qui dispensait une lueur tremblotante. Dehors, le clair de lune étin-celait, et si chaude était la nuit, que la porte restée ouverte sur le jardin laissait entrer d'enivrantes bouffées d'arômes entêtants. Dans le lointain, on entendait en tendant l'oreille les grondements sourds et réguliers de la mer battant les falaises de Tintagel.

" Comme c'est étrange ! chuchota Ygerne. Je n'aurais jamais pensé mourir ici... Comme vous êtes bonne, ma fille, d'être venue de si loin pour prendre soin de moi alors que mes propres enfants m'abandonnent. Je... "

La suite de la phrase se perdit dans une violente quinte de toux.

" Ma mère, ne vous fatiguez pas... Reposez-vous, la pressa Guenièvre en serrant plus fort ses mains froides dans les siennes. Voulez-vous que j'appelle un prêtre ?

- Au diable tous les prêtres ! s'exclama la mourante d'une voix cassée en retrouvant son souffle. Je n'en veux pas en ce moment... Vous avez cru sans doute que je m'étais retirée dans un couvent par piété. Non, ce n'est pas vrai ! Mais en quel autre lieu aurais-je pu finir mes jours ? J'ai renoncé

au Don,

317

car Uther était chrétien et je voulais la paix sous mon toit... Les religions changent. Les Grecs, les Romains ont trouvé la leur ; les chrétiens ensuite ont cru eux aussi que leur foi était la seule, l'unique... Mais la Déesse est immuable, éternelle... tous les Dieux...

J'ai froid... Je sais que vous m'avez apporté des briques br˚lantes, mais je ne les sens plus... Un jour, il y a bien longtemps, j'ai lu dans un livre que m'avait donné Merlin, l'histoire d'un vieil homme saint et sage qui avait d˚ se résoudre à boire de la ciguÎ parce que les rois l'accusaient de propager de fausses doctrines... Et je me souviens qu'il disait... à l'instant de mourir, que le froid de ses pieds envahissait tout son corps... Je n'ai pas bu de ciguÎ, mais je ressens la même chose... Le froid doucement monte vers mon cour... "

La vieille femme eut alors un long frisson, et Gue-nièvre crut qu'elle allait passer. Le cour cependant battait encore faiblement, et un reste de conscience filtrait à travers ses yeux mi-clos. Puis la vieille reine ne parla plus. Reposant calmement sur ses oreillers, elle ouvrit la bouche à

trois reprises comme pour chercher son souffle en faisant entendre un petit sifflement rauque.

Un peu avant l'aube, elle cessa définitivement de respirer. Alors Guenièvre, les larmes aux yeux, ferma respectueusement les paupières de celle qui avait été Ygerne, duchesse de Cornouailles, reine de Grande Bretagne, femme très aimée d'Uther Pendragon et mère d'Arthur-La défunte fut mise en terre le lendemain à midi, après des funérailles solennelles dans la chapelle du cloître. Debout près de la tombe ouverte o˘ l'on descendait lentement le corps, enveloppé d'un linceul, Guenièvre pleurait sans chercher à cacher sa peine : sa belle-mère n'avait sans doute pas vécu en chrétienne sincère ; du moins lui avait-elle toujours témoigné une grande affection. Les yeux noyés de larmes, Guenièvre, d'un geste 318

instinctif, posa les deux mains sur son ventre comme pour implorer la protection divine. Pourquoi lui fallait-il toujours vivre la crainte au cour ? Elle était chrétienne, et à ce titre assurée de la protection de Dieu ! A l'inverse d'Ygerne, elle avait refusé toute compromission avec le Malin, elle était reine de Grande Bretagne, désormais seule à porter ce titre, dépositaire enfin du futur héritier d'Arthur... que pouvait-elle donc redouter ? Pourquoi sentir au fond d'elle-même cette angoisse qui ne la quittait pas ?

La cérémonie achevée, les religieuses, sur un dernier cantique, quittèrent une à une la tombe. Guenièvre, tremblante d'émotion, emboîta leurs pas en serrant sa cape autour d'elle. Une fois de plus, elle tenta de se remémorer avec précision la date o˘, pour la dernière fois, elle avait été aimée par Arthur : oui, c'était juste avant son départ pour Tintagel... Si la vieille reine avait dit vrai, son fils serait donc dans ses bras aux environs de P

‚ques : la meilleure saison pour venir au monde...

Une cloche égrena lentement ses notes sur les toits du monastère, et l'abbesse s'approcha de Guenièvre :

" Resterez-vous un peu avec nous, Dame ? demanda-t-elle respectueusement.

Nous serions très honorées de vous garder encore quelques jours dans nos murs.

- J'en aurais moi aussi été très heureuse, répondit Guenièvre sur un ton de regret, mais il me faut sans tarder regagner Caerleon pour apprendre au roi la mort de sa mère... " " Et la bonne nouvelle pour son fils ", se dit-elle en elle-même.

Puis elle ajouta rapidement :

" Soyez certaine que je lui ferai part de la sollicitude dont vous avez assisté sa mère dans ses derniers instants.

- Ce fut un grand honneur pour nous. Nous l'aimions toutes infiniment, répondit la vieille religieuse. Je vais faire préparer votre escorte. Elle sera

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prête dès demain. Dieu soit avec vous, et vous garde tout au long de votre route !

- Merci de prier pour moi. Je n'oublierai pas votre couvent. quelque don matérialisera ma reconnaissance.

- Les prières ne s'achètent pas avec de l'or " murmura sagement l'abbesse, sans parvenir toutefois à dissimuler complètement une petite lueur de convoitise dans les yeux à l'annonce des largesses promises par la reine.

Le bruit entêtant et régulier de la pluie sur les toits réveilla Guenièvre, un peu avant qu'une aube grise et triste ne se lève sur le couvent. Un instant, elle hésita à se mettre en route, mais changea aussitôt d'avis, se disant que le mauvais temps dans cette région de Cornouailles risquait de s'installer pour une année entière ! Bien que très lasse et un peu écourée, elle ne s'inquiéta pas et se contenta de passer délicatement la main sur son ventre comme pour se persuader de la réalité de ses nouvelles espérances. Elle n'avait pas.faim, mais mangea par raison un peu de pain et de viande froide, car la route serait longue jusqu'à Caerleon.

Comme elle nouait les derniers cordons de sa cape la plus chaude, l'abbesse entra. Après l'avoir grandement remerciée pour ses dons généreux, elle en vint au motif véritable de sa visite :

" Auriez-vous la bonté, Dame, de transmettre à votre arrivée un message au Roi Arthur ? Nous sommes très soucieuses de voir le ch‚teau inoccupé. La rumeur en effet court dans le pays que les seigneurs des parages songent à

conquérir les terres de Tinta-gel. Tant que dame Ygerne était en vie, tout le monde ici savait que le domaine relevait des possessions d'Arthur. Mais elle a disparu. Aussi serait-il sans doute souhaitable que le Haut Roi envoie ici l'un de ses chevaliers avec des hommes d'armes... "

Ayant assuré l'abbesse que son message serait transmis, Guenièvre en vint à

ses propres réflexions :

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elle ne connaissait rien de l'organisation du royaume, mais se souvenait des désordres qui avaient précédé l'arrivée d'Uther sur le trône de Grande Bretagne, de ceux aussi qui avaient suivi sa mort. Des troubles graves pouvaient en effet surgir en Cornouailles si aucune autorité n'intervenait pour faire respecter les lois. Or Morgane était duchesse de Cornouailles. A ce titre, c'était à elle de venir régner sur le domaine de Tintagel. Arthur n'avait-il d'ailleurs pas dit un jour qu'il souhaitait marier son meilleur ami à sa sour ? Puisque Lancelot n'avait ni biens, ni terres, ne serait-il pas judicieux que tous deux assurent ensemble l'avenir de la Cornouailles ?

Et puis ne fallait-il pas surtout, maintenant qu'elle portait l'héritier du Haut Roi, que Lancelot s'éloigne de la Cour, afin que jamais plus elle ne puisse porter les yeux sur lui ?

Perdue dans ses pensées, le visage enfoui dans le ch‚le qu'elle avait jeté

sur sa cape, Guenièvre chevauchait sans rien voir du paysage, sans rien entendre des bavardages de son escorte. Mais, soudain, une forte odeur de br˚lé la rappela à la réalité : à quelque distance derrière la haie qui bordait le sentier, un village entier achevait de se consumer...

Sur un geste de Griflet, qui commandait l'escorte, la petite troupe stoppa et un éclaireur fut envoyé à la recherche d'éventuels survivants. L'attente ne fut pas de longue durée. Le visage marqué par l'horreur, l'homme revint presque aussitôt.

" Les Saxons, c'est affreux ! " parvint-il à articuler.

Voyant que Guenièvre avait entendu, Griflet tenta de la rassurer :

" N'ayez nulle frayeur, Dame, les barbares sont partis ! Afin d'éviter toute mauvaise rencontre, il nous faut cependant nous h‚ter de prévenir le roi Arthur de la présence de l'ennemi dans la région. Si je trouve un coursier plus rapide pour vous, pourrez-vous suivre notre allure ? "

321

Guenièvre sentit son cour se serrer. D'une voix tremblante, elle répondit :

" Je... je ne peux pas chevaucher plus vite en ce moment... Je porte l'héritier du Haut Roi... et ne peux mettre sa vie en danger. "

Sentant le poids de sa responsabilité, Griflet proposa alors de la raccompagner à Tîntagel.

" Le Roi me ferait trancher la tête s'il vous arrivait le moindre malheur, ajouta-t-il. Il est encore temps de faire demi-tour. "

Tentée un instant d'aller retrouver l'abri des épaisses murailles du couvent, Guenièvre hésita. Pas longtemps, car accepter l'offre était impossible. Arthur ne devrait-il pas apprendre au plus vite la nouvelle et de sa propre bouche ? Elle fut donc la première étonnée de s'entendre répondre d'une voix ferme :

" II ne peut en être question. Votre mission est de me ramener saine et sauve à Caerleon, alors marchons ! "

Visiblement contrarié par sa décision, Griflet s'inclina les m‚choires serrées. A peine avait-il fait demi-tour que Guenièvre fut sur le point de le rappeler et de céder à ses injonctions. Mais elle y renonça définitivement : si vraiment elle portait l'enfant royal, elle se devait d'abord de veiller sur sa santé, mais elle devait aussi se comporter en reine et non en jouvencelle effarouchée. D'ailleurs, se dit-elle pour se rassurer, en regagnant Tintagel, le pays était infesté de Saxons, elle risquait d'y rester enfermée jusqu'à la fin de la guerre. En outre, Arthur, ignorant tout de la grande nouvelle, ne pourrait-il en venir à considérer qu'il était ainsi débarrassé d'une femme suspectée par tous comme stérile ?

N'écouterait-il pas, alors, les conseils de ce vieux fou de Merlin qui lui recommandait de mettre dans son lit une jeunesse prête à lui faire un héritier tous les dix mois ?... En revanche, il en irait tout autrement dès qu'Arthur

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apprendrait de ses lèvres la nouvelle si ardemment désirée.

Un vent glacial balayait les hauts plateaux, pénétrant Guenièvre jusqu'au fond des os. Harassée, elle demanda sa litière et continua le voyage retranchée derrière ses rideaux, consciente d'avoir fortement irrité

Griflet, que tout retard mettait dans un état proche de la rage.

Peu avant le crépuscule, la pluie cessa et de p‚les rayons de soleil soulevèrent de longues écharpes de brume sur les landes désertes,

" Nous allons camper ici cette nuit, ordonna Griflet. De ce plateau, nous pouvons voir très loin et ne risquons pas d'être surpris. Demain, nous atteindrons l'ancienne voie romaine et nous pourrons forcer l'allure ! "

A l'aube, ayant repris la route, les paysages qu'ils traversèrent semblaient déjà marqués par la guerre : pas un bruit, pas un être humain dans les champs, bien que l'on f˚t en pleine saison des récoltes... Pas le moindre bétail non plus autour des fermes isolées dans les collines... ni plus tard, un seul voyageur sur la voie romaine ! Se désolant du spectacle, Guenièvre sentit redoubler sa peur. Dans un réflexe de fuite, elle voulut même quitter sa litière et demanda un cheval.

La nuit tombait lorsque enfin, après une longue et épuisante chevauchée, ils parvinrent au pied de la tour de guet de Caerleon. La bannière des Pendra-gon flottait à son sommet et Guenièvre, passant sous son ombre, se signa instinctivement. Elle détestait cet étendard de soie cramoisie, symbole à ses yeux de la persistance du paganisme en Grande Bretagne, et ne cessait de s'étonner qu'un roi, qui se voulait chrétien, continu‚t de conduire ses armées sous cet emblème antique inspiré du Démon...

La plaine autour de Caerleon était cernée de tentes plantées par les troupes ayant rallié Arthur. De nombreux chevaliers, connaissant Guenièvre, 323

l'acclamèrent à son passage, ceux qui servaient sous les ordres de son père ou ceux de Lot, lui réservant l'accueil le plus chaleureux. Dans tout ce déploiement militaire Guenièvre reconnut la bannière de Morrigan, le grand Corbeau de guerre, puis Gaheris, le jeune frère de Gauvain qui s'avançait vers eux. Apercevant Griflet, ce dernier lui lança :

" Ton épouse est ici ! Elle se prépare à gagner Camelot avec ton fils.

Arthur a ordonné que toutes les femmes se rendent là-bas le plus rapidement possible car il a trop peu de soldats à consacrer à leur défense et Camelot est moins exposé que Caerleon. "

Camelot ! Guenièvre sentit son cour battre un peu plus fort : avoir chevauché à bride abattue depuis Tintagel pour être envoyée ensuite aussi rapidement à Camelot !... Non... C'était impossible !

Cependant, prévenue de son arrivée, la foule de ses admirateurs ne cessait de grossir. Guenièvre, se forçant à sourire, répondait avec gr‚ce à leurs ovations, levant à intervalles réguliers une main blanche, mais ne cessant de penser : dans un an, à la même heure, si Dieu le veut, c'est un petit prince qu'ils salueront !

C'est alors qu'un homme de haute taille, fortement charpenté et d'aspect peu engageant, revêtu d'une armure de cuir, vint littéralement se jeter dans les pattes de son cheval.

"... Ma sour... me reconnaissez-vous ? "

Guenièvre, les sourcils froncés, le dévisagea, puis murmura d'un air hésitant :

"... Meleagrant... ?

- Oui, c'est moi ! Je suis ici pour combattre aux côtés de votre époux et de notre père ! Il faut absolument que vous parliez de moi au Roi, ma sour ! Moi aussi, je veux être chevalier ! "

Guenièvre sentit un frisson de répulsion lui parcourir le dos. Meleagrant était énorme, et comme beaucoup de géants il semblait difforme. Il louchait légèrement et, en outre, un oil semblait plus ouvert que l'autre. Elle n'avait cependant rien de précis à lui

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reprocher si ce n'était le fait de l'appeler " ma sour " devant tout le monde et de vouloir à toute force lui baiser une main qu'elle tentait en vain de soustraire à son ardeur.

" Je ne doute pas de vos mérites, Meleagrant, rétorqua-t-elle en se raidissant, mais je ne suis qu'une femme, et n'ai nul poids sur les décisions du Roi... Mon père est-il ici ?

- Oui. En ce moment même il est avec Arthur dans la grande salle du ch

‚teau, et moi, pendant ce temps je reste dehors, avec les chevaux et les chiens ! Ecoutez-moi, insista-t-il avec arrogance, la tirant sans ménagements par la main comme s'il voulait à tout prix la faire descendre de cheval. ' - Holà ! l'homme... arrière ! Laissez la Reine en paix !

intervint rudement Griflet.

- Allez-vous m'empêcher de parler à ma propre sour, espèce de moustique ?

tonna le géant le poing levé.

- J'ai reçu mission d'escorter la Reine jusqu'au ch‚teau, et j'accomplirai ma t‚che jusqu'au bout, répliqua Griflet en tirant son épée. Arrière, vous dis-je, ou il vous en cuira !

- Pensez-vous vraiment qu'un avorton m'impressionne ? ricana grossièrement Meleagrant.

- Je vous prête main-forte, lança alors Gaheris venant se placer à droite de Griflet.

- Et moi aussi ! " claironna Lancelot accourant au galop, alerté à temps par l'agitation insolite autour de la caravane. En le voyant approcher, instinctivement Meleagrant recula. " qui êtes-vous ? lui cria-t-il d'une voix rauque.

- L'écuyer du roi Arthur, Lancelot du Lac et le champion de notre Reine !... que voulez-vous ? Reculez avant qu'il ne soit trop tard !

- C'est une affaire entre ma sour et moi ! gronda sourdement Meleagrant, les yeux injectés de sang.

- Mais... je ne suis pas sa sour ! cria Guenièvre qui avait cru défaillir de joie en voyant galoper à son

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secours celui qui n'avait jamais cessé de hanter ses rêves, en dépit d'elle-même. Cet homme prétend être le fils de mon père sous prétexte qu'autrefois sa mère a fait partie des servantes du ch‚teau.

- Allons... il suffit ! Ecartez-vous maintenant et passez votre chemin ! "

ordonna Lancelot d'un ton sans réplique.

Visiblement dépité, Meleagrant battit prudemment en retraite en menaçant d'un ton hargneux pour ne pas perdre la face :

" Un jour viendra o˘ vous regretterez ce que vous venez de dire, Guenièvre ! "

Puis il disparut dans l'obscurité, laissant la petite troupe franchir les murailles du ch‚teau fort.

Guenièvre, sous l'emprise de l'émotion, ne quittait plus des yeux Lancelot caracolant devant elle, tout habillé de rouge comme à son habitude, les boucles de ses cheveux au vent, une main négligemment posée sur sa cuisse.

Oh ! Cette main ! Comme elle aurait voulu la prendre dans la sienne, lui demander protection et réconfort !

Lancelot, son Lancelot ! n'avait qu'à apparaître, et toutes ses résolutions s'envolaient. Transfigurée, la joie illuminant son visage, elle leva la tête et sourit aux nuages qui couraient dans le ciel de Caerleon...

" II serait préférable pour vous, Guenièvre, d'éviter la grande entrée, lui murmura d'une voix qui la fit tressaillir son chevalier servant, tournant vers elle son visage d'archange. Vos habits de voyage sont mouillés et froissés... Je vais vous conduire par une petite porte de côté d'o˘ vous pourrez gagner directement vos appartements. "

Depuis longtemps Lancelot avait le privilège d'appeler Guenièvre par son prénom, mais chaque fois qu'elle l'entendait, son cour bondissait dans sa poitrine, comme si ces trois syllabes dans sa bouche devenaient pour elle la plus attendrissante caresse.

" Griflet, continua Lancelot, volez prévenir notre Roi que la Reine est enfin de retour. quant à vous.

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Gaheris, chargez-vous des hommes, je m'occuperai moi-même de la Reine. "

II l'aida à descendre de cheval, avec un sourire qui lui fit presque mal.

Tentant obstinément de garder les yeux baissés, l'espace d'un éclair, elle effleura son regard et s'engouffra sous la vo˚te.

Le grand vestibule était envahi par les compagnons d'Arthur, et un désordre indescriptible régnait dans tout le ch‚teau.

" La table ronde est partie il y a trois jours pour Camelot, portée par trois chariots, lui expliqua Lancelot en lui emboîtant le pas. CaÔ est sur place pour la recevoir et la faire monter dans la salle haute spécialement aménagée pour elle. Un messager cependant a été dépêché en h‚te pour lui demander de revenir d'urgence à Caerleon avec tous les hommes du Pays d'Eté

capables de combattre.

- Les Saxons vont-ils débarquer sur nos côtes ? interrogea Guenièvre, de nouveau gagnée par l'inquiétude. Est-ce vraiment la grande bataille qu'Arthur redoutait tant ?

- Oui, Guenièvre, répondit-il sereinement. C'est la raison pour laquelle Arthur entraînait ses guerriers avec tant de soin tandis que de mon côté je préparais les troupes à cheval. L'ennemi, cette fois, sera définitivement chassé de Grande Bretagne ! "

Ne pouvant en entendre davantage, Guenièvre bouleversée lui fit face et se jeta dans ses bras en sanglotant :

" Mais... vous pourriez être tué... "

C'était la première fois qu'elle s'abandonnait de la sorte, la tête sur sa poitrine, pleurant sans retenue, le laissant la serrer contre lui, consciente de toute son ‚me de l'affolante douceur de son étreinte. Alors, elle l'entendit chuchoter à son oreille d'une voix brisée par l'émotion :

" Guenièvre, ma douce, ma tendre Guenièvre, nous savions tous que cette guerre allait éclater un jour ou l'autre. Mais, par la gr‚ce de Dieu, nous 327

sommes prêts ! Arthur est un grand capitaine, un exceptionnel meneur d'hommes ! Il va nous conduire à la victoire. "

Essayant de sourire bravement à travers ses larmes, Guenièvre se recula d'un pas pour ne pas céder une seconde fois à la tentation de se blottir contre lui.

" Vous semblez épuisée, souffla-t-il d'une voix tremblante. Je vous en prie, il le faut, allez vite maintenant rejoindre vos femmes ! "

La plus grande confusion régnait dans les chambres o˘ Meleas, la femme de Griflet, entassait pêle-mêle dans de grands coffres toutes les affaires qui lui tombaient sous la main, sous l'oil attentif d'Elaine surveillant le va-et-vient incessant, les bras chargés de linge. En voyant entrer Guenièvre, p‚le et les traits tirés, toutes se précipitèrent vers elle lui exprimant leur joie de la revoir, mais aussi leur inquiétude :

" Nous nous sommes tant tourmentées pour vous... s'exclama Elaine. Les chemins si peu s˚rs, les Saxons, le mauvais temps... Et Ygerne ? Est-elle restée à Tintagel ?

- Ygerne n'est plus, leur annonça simplement Guenièvre. Griflet m'a escortée jusqu'ici pour rejoindre Meleas. Nous le retrouverons à l'heure du dîner, puisque, paraît-il, tous les compagnons d'Arthur sont convoqués ce soir...

- Vous a-t-on dit que le Roi désire que nous partions pour Camelot le plus tôt possible ? poursuivit Elaine. Le ch‚teau est prêt à nous recevoir, gr

‚ce à CaÔ qui a tout préparé là-bas.

- Nous verrons bien si ce départ aussi précipité s'impose vraiment...

conclut Guenièvre. En attendant, voulez-vous, apportez-moi de l'eau fraîche et une robe qui soit un peu digne d'une reine !

- Camelot est proche du pays de votre enfance, l'encouragea Elaine, qui avait parfaitement senti la réticence de Guenièvre. Ainsi pourrez-vous rendre

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visite à votre famille, revoir vos frères et vos sours... "

Mais Guenièvre ne répondit pas. Elle n'avait rien à dire, pas davantage envie de partir pour Camelot que de revoir la femme de son père. Elle n'avait seulement envie que de s'asseoir là, et ne plus bouger, envie de crier qu'elle attendait un enfant et qu'elle refusait de remonter en selle.

Arthur cependant devait le premier apprendre la nouvelle. Elle sourit donc poliment à son entourage et s'en fut à sa toilette.

XIX

Sans l'immense table ronde, ses bannières et ses tapisseries, la haute salle de Caerleon semblait étrangement vide, sinistre même, songea Guenièvre en y pénétrant. Arthur, entouré de six de ses compagnons, siégeait à une table de fortune dressée à la h‚te sur des tréteaux devant la cheminée, tandis que d'autres chevaliers arpentaient la pièce, en conversant avec animation. Ne voulant interrompre la séance, la jeune femme s'arrêta net dans son élan : comment, devant témoins, annoncer à Arthur la grande nouvelle ? Mieux valait attendre le soir lorsqu'elle serait seule avec lui...

Cependant, en la voyant entrer, Arthur s'était levé et s'avança vers elle, les bras tendus :

" Guenièvre !... Mon doux cour, ma bien-aimée ! Vous voici de retour !

Enfin ! quel bonheur de vous voir saine et sauve. " Puis, changeant brusquement de ton, il poursuivit : " Mais... si vous avez quitté Tintagel, ma mère, hélas... . - Oui... votre mère nous a quittés il y a trois 329

jours. Nous l'avons aussitôt enterrée dans le cimetière du cloître. "

Pendant quelques instants Arthur garda le silence et ses yeux s'embuèrent de larmes. Puis, comme s'il refusait de se laisser gagner par la douleur, il prit tendrement Guenièvre par le bras et lui dit doucement :

" Venez, ma mie, venez vous asseoir à notre table et vous restaurer avec nous. Vous devez être épuisée après un tel voyage ! "

Le regard voilé de tristesse, Guenièvre contempla avec attention les murs dénudés de la vaste pièce. Toute son ornementation avait disparu, jusqu'aux plats d'argent et d'étain, aux poteries, à la grande jarre romaine que sa belle-mère lui avait offerte à l'occasion de son mariage.

" On dirait une maison dévastée par la guerre... remarqua-t-elle, comme si elle s'adressait à elle-même, trempant sans y prendre attention un morceau de pain dans le potage chaud qu'on venait de lui servir.

- C'est vrai, reconnut Arthur. J'ai jugé plus prudent d'envoyer à Camelot ce qu'il y avait ici de plus précieux. Le débarquement des Saxons est imminent, vous le savez. Mais vous n'avez pas encore salué votre père, Guenièvre ? "

Leodegranz se tenait respectueusement à l'écart, attendant que le Roi veuille bien l'inviter à sa table. Guenièvre, qui ne l'avait pas vu, courut à lui et l'embrassa, non sans remarquer avec mélancolie que lui, qui lui avait toujours paru si grand et si fier, n'était plus maintenant qu'un vieillard vo˚té au visage creusé de rides et au regard très las.

Lorsque, ses effusions terminées, elle regagna sa place à la haute table, Arthur traçait sur le sol, de la pointe de son poignard, de mystérieuses figures tout en consultant Lancelot. Ne voulant interrompre leur conciliabule, elle manifesta alors son intention de rejoindre ses appartements.

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" N'en faites rien, je vous en prie, la supplia Arthur la retenant avec douceur, il y a place pour vous ici, de quoi manger et boire aussi. Venez, prenez donc de ce pain fraîchement cuit et un peu de cette viande rôtie, ma Dame ! "

Mais Guenièvre n'avait plus faim. Elle prit place cependant sur le banc entre Arthur et Lancelot, et s'efforça d'écouter avec attention les projets qu'ils élaboraient ensemble pour la défense du royaume.

" On pourrait couper avec la cavalerie à travers champs en ligne droite, et laisser les chariots et le ravitaillement faire le détour par les collines, car il est vraisemblable qu'ils débarqueront ici... Leodegranz, Uriens, approchez ! " acheva Arthur désignant un point sur la carte grossièrement esquissée sur le sol.

Accompagné d'un guerrier mince, brun de peau, et d'allure encore jeune malgré quelques cheveux gris et un visage ridé, Leodegranz s'avança : à ses côtés, l'homme était Uriens, l'ancien ami d'Uther Pendra-gon, auquel Arthur avait toujours témoigné confiance et amitié.

" J'aurais préféré ne pas avoir à franchir en cet endroit le pays plat, remarqua Lancelot.

- Peut-être, mais mieux valent ces terres à découvert, croyez-moi, qu'un marécage, intervint Uriens, et ceux-ci sont nombreux dans le sud du Pays d'Eté.

- Voici justement le Pays d'Eté, continua Arthur, les lacs et le mur romain... Nous aurons trois cents chevaux ici, et deux cents là...

- Les légions de César n'en possédaient pas autant ! s'exclama Uriens incrédule.

- C'est juste, répondit Lancelot. Il y a sept ans que nous les entraînons !

- Hélas ! poursuivit Uriens, je suis trop vieux pour me lancer dans une telle entreprise. Saurais-je seulement me tenir encore sur le dos d'un cheval avec une lance à la main ?

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- N'ayez pas de remords, commenta Arthur d'une voix joviale, car nous n'avons ni chevaux, ni selles, ni harnais en nombre suffisant pour tous les combattants. Pourtant tout mon or y a passé ! Mais nous aurons aussi besoin d'infanterie et il n'y a aucun déshonneur à combattre à pied. Sans fantassins, la cavalerie perd de son efficacité. quoi qu'il en soit, voici venue l'heure de vérité ! acheva-t-il gravement. Les Saxons, cette fois, ont assemblé une immense armée, et si nous ne brisons pas leur avance, nous aurons la famine l'année prochaine dans tout le pays... Ne subsistera pour chacun, que ce que loups et corbeaux affamés voudront bien nous laisser...

- L'avantage d'un cavalier, s'enflamma Lancelot avec passion, est de pouvoir combattre cinq ou six adversaires à pied. Si nous ne nous trompons pas dans nos plans, nous écraserons les Saxons. Sinon... il ne nous restera qu'à mourir en défendant jusqu'à la fin les nôtres. J'ai reçu un message de mon demi-frère Lionel, le fils aîné de Ban de BénoÔc, conclut-il alors dans un silence pesant. Il m'annonce qu'il prend la mer avec quarante navires dans l'intention de pourchasser les Saxons jusque sur les falaises de la côte sud o˘ ils ne pourront débarquer leurs troupes. Lorsqu'il aura lui-même mis pied sur la terre ferme, Lionel nous rejoindra avec ses hommes en un lieu que je lui indiquerai le moment venu.

" Bref, avec ses soldats, nos fantassins, les archers, la cavalerie, beaucoup d'hommes des Tribus, et nos amis du Vieux Peuple qui peuvent dresser à l'impro-viste de dangereuses embuscades en atteignant l'ennemi de leurs flèches invisibles, nous expulserons les Saxons jusqu'au dernier !

- Dieu vous entende ! approuva Lot qui s'était joint au groupe. Je connais les Saxons. Depuis que j'ai commencé à les combattre sous le règne d'Ambrosius, je peux vous dire que jamais nous

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n'avons eu à faire face à une armée aussi nombreuse, aussi acharnée à nous exterminer.

- Depuis le jour de mon couronnement, reprit Arthur, j'attends ce jour...

Je savais qu'il viendrait, la Dame du Lac me l'avait prédit en me confiant Exca-libur. Je sais qu'elle appellera tout le peuple d'Avalon à rallier la bannière royale de Pendragon.

- Nous la rallierons tous ! " jura Lot en levant la main.

A ces mots, Guenièvre ne put réprimer un frisson et devint si p‚le qu'Arthur s'inquiéta :

" Mon cour, vous êtes lasse. Le voyage vous a éprouvée et demain à l'aube, il vous faut repartir. Il est temps, je le crois, d'aller prendre un peu de repos. "

Guenièvre secoua négativement la tête.

" Ce n'est pas seulement la fatigue qui m'accable, Arthur... Mais il me semble impossible que le peuple paÔen d'Avalon, conduit par une sorcière, vienne prêter main-forte à un roi très chrétien ! Je ne comprends pas...

- Ma Reine, il suffit ! l'interrompit Arthur sans rudesse mais fermement.

Comment pouvez-vous imaginer que le peuple d'Avalon puisse regarder les Saxons dévaster le royaume sans faire un geste ? La Grande Bretagne est aussi leur terre, je suis leur roi, et ils m'ont prêté serment. Comment refuserais-je, d'ailleurs, des bras qui me font si cruellement défaut ?

Guenièvre toussota pour affermir sa voix, eut une rapide pensée pour les femmes de son entourage qui osaient intervenir devant les hommes en de telles occasions - Morgause, membre du conseil de Lot, Viviane, qui se mêlait de toutes les affaires d'Etat - et se lança enfin :

" Je ne peux accepter l'idée que le peuple d'Avalon vienne combattre à vos côtés... Cette bataille doit être celle des hommes civilisés, des disciples du Christ, des descendants de Rome, contre ceux qui 333

ignorent ou refusent notre Dieu. Le Vieux Peuple fait partie de nos adversaires, au même titre que les Saxons eux-mêmes, et cette terre ne sera pas vraiment chrétienne tant que ceux d'Avalon ne seront pas définitivement refoulés au fond de leurs cavernes et de leurs souterrains, avec tous les démons qui leur servent de dieux ! Arthur, je vous le dis, je déplore que vous brandissiez au-dessus de votre tête un étendard paÔen. Comme Uriens, vous devriez vous rendre au combat sous l'unique protection de la croix du Christ !

- Et moi ? intervint Lancelot sans cacher son étonnement. Considérez-vous également que je fais une faute, Guenièvre ?

- Lancelot, vous êtes chrétien... c'est différent...

- Sans doute, mais ma mère est la Dame du Lac et vous la condamnez pour sorcellerie... J'ai été moi-même élevé à Avalon et le Vieux Peuple est mon peuple... "

Désenchanté, Lancelot lui parut brusquement très amer. Arthur, lui, gardait un silence prudent, mais Guenièvre le vit poser sa main sur la garde d'Excali-bur, puis caresser doucement les symboles magiques brodés sur son fourreau, le bas de sa manche entrour verte laissant voir les serpents bleus entremêlés à son poignet. Cette vision lui fit brusquement horreur.

Détournant les yeux, elle insista avec ardeur :

" Comment voulez-vous que Dieu vous apporte la victoire si vous n'effacez pour toujours ces symboles du Diable ?

- Il est vrai, se risqua Uriens d'une voix conciliante...

- J'ai juré ! trancha Arthur. J'ai juré de me battre sous la bannière royale des Pendragon. Il en sera ainsi jusqu'à ma mort. Mais je ne suis pas un tyran. Je n'empêche personne de porter la croix du Christ sur son bouclier. Pour ma part, je veux - et rien, ni personne, ne m'en détournera

- que le symbole des Pendragon demeure le signe de ralliement de tous 334

les peuples de Grande Bretagne, afin que tous s'unissent et combattent ensemble. De même que le dragon règne sur tous les animaux de la création, le Pendragon flottera au-dessus de tous les peuples pour les conduire à la victoire !... Et maintenant, mon cour, il faut vous retirer et vous reposer, ajouta-t-il à l'intention de Guenièvre. Notre conseil prendra fin certainement à une heure avancée de la nuit, et vous devrez être prête demain matin à l'aube ! "

Non, jamais ! Le cour de Guenièvre s'affola, elle devait parler, dire à

Arthur...

" Non, mon Seigneur, non ! Je ne partirai pas demain à l'aube, ni pour Camelot, ni pour tout autre lieu de la terre ! " déclara-t-elle à haute et intelligible voix.

Interloqué, Arthur s'empourpra de colère :

" qu'est-ce, ma Dame ? Vous ne pouvez différer ce départ alors que la guerre menace dans tout le pays. Je peux néanmoins, si vous le souhaitez, vous accorder un ou deux jours de répit, mais pas davantage : je désire vous mettre en s˚reté avant qu'il ne soit trop tard. Si les forces vous manquent pour chevaucher, eh bien, partez en litière ou en chaise, mais partez, je vous en conjure !

- Non, je ne partirai pas. A moins de m'attacher à mon cheval, personne ne me fera revenir sur ma décision.

- Personne n'osera agir de la sorte sans mon ordre, s'exclama Arthur qui, malgré un agacement grandissant, conservait un ton de modération ironique.

Guenièvre, que vous arrive-t-il ? Mes braves obéissent au moindre de mes ordres et vous, mon épouse, ma Reine, entreriez en rébellion contre votre roi ?

- Mon Seigneur, fit-elle d'un air désespéré, c'est pour l'amour de vous que je demande à rester ici avec une servante et une... sage-femme. Je ne suis en effet plus en état de voyager, à cheval ou en litière, 335

tant que... tant que... votre fils ne sera pas venu au monde ! "

Voilà, tout était dit. Arthur savait, et tous avec lui le savaient maintenant...

Hélas ! au lieu de l'expression joyeuse qu'elle s'attendait à voir éclairer son visage, Guenièvre ne vit tourner vers elle qu'un regard consterné :

" Guenièvre... Guenièvre, que me dites-vous là ? murmura-t-il en secouant la tête. Mais pour cette raison même il vous faut partir sans plus attendre ! " Puis il s'arrêta net, tandis que Lot se précipitait pour s'incliner devant la jeune reine et la féliciter.

" Cet événement béni ne doit nullement vous empêcher de voyager, reprit-il, essayant vainement de masquer son émotion. Morgause, quand elle était dans votre état, montait à cheval chaque jour. Vous pouvez en faire autant ! Nos sages-femmes prétendent que le grand air et l'exercice sont des plus salutaires pour une femme enceinte. Ainsi, lorsque ma jument favorite est pleine, je la monte jusqu'aux six dernières semaines précédant la naissance !

- Je ne suis pas une jument ! répliqua sèchement Guenièvre. Deux fois déjà

j'ai perdu mon enfant. Voulez-vous m'exposer de nouveau à ce malheur, Arthur?

- Guenièvre, ne le prenez pas mal ! Vous ne pouvez rester ici. La défense de la forteresse risque d'être difficile. Nous pouvons être obligés de la quitter avec l'armée à tout moment. Parmi les femmes qui sont parties la semaine dernière pour Camelot, certaines d'entre elles attendaient un enfant. Elles sont toutes arrivées en excellente santé. Pourquoi, ma mie, n'en feriez-vous pas autant ? Il est de toute façon impossible que vous restiez seule dans un ch‚teau transformé en camp militaire ! N'en parlons plus, mon cour, et faites selon mes désirs.

- Existe-t-il, parmi vous, une femme prête à rester avec sa reine ?

interrogea alors Guenièvre cherchant du regard celles qui étaient présentes.

- Moi ! Si notre roi l'autorise, répondit aussitôt Elaine. Oui, je suis prête à rester près de vous, ma Dame, poursuivit-elle, en venant s'asseoir auprès d'elle, mais pourquoi ne pas partir en litière ? Camelot est tellement plus s˚r que Caerleon !

- Guenièvre, le roi a raison, intervint Lancelot. Je vous le demande, je vous en supplie, rejoignez Camelot ! Cette terre peut, d'un moment à

l'autre, devenir cendres et ruines. qu'adviendrait-il de vous et de votre enfant si vous étiez capturés par les Saxons ? "

Un long moment, Guenièvre garda obstinément la tête baissée, luttant de toutes ses forces pour ne pas éclater en sanglots. Ainsi, une fois encore, elle allait devoir céder, se plier aux ordres, comme n'importe laquelle de ses suivantes ! Lancelot lui-même joignait sa voix aux autres pour lui demander de partir !

Avec terreur, elle revit le voyage qu'elle avait entrepris pour Caerleon en compagnie d*Ygerne, et cette autre chevauchée, non moins angoissante, qui l'avait conduite dernièrement à travers les landes désolées jusqu'à

Tintagel. Enfin saine et sauve derrière les murailles rassurantes de la forteresse, allait-il lui falloir de nouveau abandonner ce refuge ? Non, elle n'en avait pas le courage. Plus tard, peut-être, lorsque son fils serait bien vivant dans ses bras, mais pas maintenant, non !

" Je vous remercie de vos conseils, Lancelot, finit-elle par répondre fermement, mais je n'irai nulle part. Nulle part, tant que mon enfant ne sera pas né.

- Même si l'on vous conduisait à Avalon ? demanda Lancelot avec insistance.

Vous y seriez pourtant plus en s˚reté que partout ailleurs dans le monde !

- Dieu !... Vierge Marie !... Non ! Jamais, jamais, je n'irai en cette terre damnée ! protesta Guenièvre en se signant. Autant me rendre directement au Pays des Fées...

- Guenièvre, écoutez-moi... "

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La voix, d'abord ferme d'Arthur, avait faibli pour s'achever sur un long soupir de découragement :

" Guenièvre, faites comme vous l'entendez ! Si les aléas du voyage vous paraissent insurmontables, plus risqués que ceux qui vous attendent ici, alors, agissez selon vos désirs... Elaine peut rester près de vous, ainsi qu'une servante, une sage-femme et un prêtre. Allez, maintenant ! Nous autres avons encore de graves décisions militaires à prendre. "

Avec reconnaissance, Guenièvre embrassa respectueusement son époux, puis sortit, consciente d'avoir remporté la plus grande victoire de sa vie.

Comme prévu, le lendemain à l'aube, les femmes quittèrent Caerleon. Dès lors, le ch‚teau devint une garnison sous commandement militaire. La reine fut cantonnée dans une chambre avec interdiction formelle d'en sortir. La plupart de ses meubles ayant déjà été envoyés à Camelot, Guenièvre dut partager son lit avec Elaine. quant à Arthur, il passerait désormais ses nuits parmi ses hommes, loin de sa femme et de ses préoccupations.

Cependant, chaque jour qui se levait apportait à la reine l'espoir de voir se dérouler le combat décisif qui devait chasser les Saxons, espoir grandement entamé par l'éventuelle perspective de leur victoire. Mais les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines, et rien ne se produisait.

Cloîtrée entre sa chambre et le jardinet qu'Arthur avait mis à sa disposition, Guenièvre se sentait cruellement tenue à l'écart des événements. Sa servante, ou la sage-femme, avaient beau parfois rapporter de l'extérieur des bribes d'informations, ces dernières, loin d'apaiser ses craintes, ne faisaient que les amplifier.

Lasse dès le lever, elle passait la plus grande partie de son temps étendue sur sa couche, ou, lorsqu'elle se sentait mieux, à arpenter nerveusement les petites allées du jardin, la tête pleine de Saxons déferlant sur la plaine et lui arrachant son enfant. Elle aurait

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aimé tisser quelques vêtements pour le bébé à naître, mais elle n'avait ni lin, ni laine. Aussi, ayant encore des fils de soie et son nécessaire à

broder qui ne l'avaient pas quittée depuis son séjour à Tîntagel, décida-t-elle de se lancer dans la confection d'une bannière.

Arthur lui ayant dit un jour que si elle lui donnait un fils, elle pourrait lui demander tout ce qu'elle voudrait, elle entreprit donc de lui faire renoncer à l'affreuse bannière paÔenne des Pendragon, pour celle des chrétiens avec la croix du Christ. Ainsi, l'armée d'Arthur deviendrait-elle une armée sainte placée sous la protection de Jésus et de la Vierge Marie...

J C'est alors qu'un beau soir, tout près du crépuscule, Merlin se fit soudain annoncer. Guenièvre eut d'abord un instant de recul à l'idée que cet allié du Diable, dépositaire de toute la sorcellerie d'Avalon, allait s'approcher d'elle portant dans son sein le futur souverain d'un royaume chrétien. Mais en voyant approcher le vieillard, apparemment si amical et dénué de malice, toutes ses appréhensions s'estompèrent. Merlin n'était-il pas d'ailleurs le père d'Ygerne, et à ce titre, l'arrière-grand-père de son futur enfant ? Aussi le salua-t-elle avec tout le respect d˚ aussi bien à

son ‚ge qu'à son rang.

" que l'Eternel vous bénisse, mon enfant ! " répondit Merlin avec son habituelle bienveillance, étendant les bras en signe de bénédiction.

Elle se signa alors, pensant que ce geste risquait de l'offenser, mais Merlin n'y vit au contraire qu'un échange normal de politesse et de bons procédés.

". Eh bien, Guenièvre, comment vous sentez-vous, confinée ainsi dans votre solitude ? interrogea-t-il en faisant du regard le tour de la pièce. On se croirait ici dans une prison ! Vous seriez tellement mieux à Camelot ou à

Avalon, libre et au grand air ! Cette pièce ressemble à une étable !

- Je peux respirer quand je veux l'air du jardin, 339

répliqua Guenièvre tout en pensant qu'il faudrait, en effet, penser à aérer la chambre de temps à autre, et s'occuper peut-être un peu plus du ménage.

- C'est bien, mon enfant, veillez donc à vous promener chaque jour, même s'il pleut, c'est la meilleure des médecines ! Pour ma part, je me sens tout joyeux, car il est rare de vivre assez vieux pour voir naître son arrière-petit-fils. Si je puis faire pour vous la moindre chose, n'hésitez pas à me la demander. "

Guenièvre s'empressa de le rassurer. Elle ne manquait de rien, ni pour elle ni pour l'enfant à venir. Puis, elle lui raconta le décès d*Ygerne, son enterrement à Tîntagel, lui rapporta les dernières paroles de la vieille reine qui s'était douloureusement étonnée de ne pas voir sa fille auprès d'elle à l'heure de sa mort.

" Savez-vous o˘ se trouve Morgane ? demanda-t-elle enfin regardant le vieillard dans les yeux. Pourquoi n'est-elle pas venue au chevet de sa mère ?

- Je ne sais... J'ignore complètement o˘ elle se trouve, reprit le vieillard en hochant doucement la tête. Peut-être, comme le font parfois les prêtresses d'Avalon, Morgane s'est-elle retirée dans quelque lieu désert pour y attendre la révélation ? Dans ce cas précis, il m'est impossible de savoir o˘ elle est. D'ailleurs, Morgane est adulte, et n'a nul besoin de l'autorisation de quiconque pour aller ou disparaître à sa guise ", acheva-t-il avec une facétieuse mimique.

" A sa guise, peut-être, mais aussi avec son entêtement et sa légèreté

habituels... pensa Guenièvre en elle-même... Morgane, c'est certain, est bien trop heureuse de savoir que je m'inquiète pour elle... " Puis, ayant ruminé quelques secondes ces pensées peu avouables, Guenièvre changea de sujet.

" Voyez, Merlin, à quoi nous passons nos journées, fit-elle en montrant avec attendrissement son travail de broderie.

- C'est un très beau travail, déjà fort avancé !

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Vous ouvrez comme de véritables abeilles dans leur ruche !

- Ce n'est pas tout, bien s˚r, continua Guenièvre sur un ton de défi. Je prie aussi, et chaque point est l'occasion d'une prière pour Arthur, pour que la croix du Christ triomphe des barbares et de leurs dieux paÔens.

J'espère que vous ne m'en voudrez pas trop, Seigneur Merlin, de tout faire pour décourager Arthur de combattre sous une bannière qui vous est si chère ?

- Guenièvre, mon enfant, une prière n'est jamais perdue, rétorqua-t-il non sans malice. Mais nous aussi, nous prions ! Lorsque le roi Arthur a reçu son épée Excalibur, elle était glissée dans un fourreau qu'une prêtresse avait décoré de symboles destinés à le protéger. Et cette prêtresse avait elle-même je˚né et prié tout au long des cinq journées qu'avait duré son labeur... Sans doute avez-vous remarqué que, gr‚ce à ces signes, Arthur, même blessé, n'a perdu que très peu de son sang ?

- Je voudrais tant le savoir protégé par le Christ, par lui seul, plutôt que par toutes les divinités paÔennes ! s'exclama Guenièvre avec une telle fougue que le vieillard ne put s'empêcher de sourire, avant de répondre doucement :

- Dieu est unique... il n'y a qu'un seul Dieu... Le dragon et la croix sont deux mêmes symboles qui traduisent les mêmes aspirations de l'homme pour l'infini !

- Ainsi ne seriez-vous pas contrarié de voir la bannière du Pendragon abandonnée au profit de la croix et des couleurs de la Vierge ? "

interrogea ironiquement Guenièvre.

Merlin s'approcha du métier, caressa lentement les soies délicates et brillantes, puis murmura :

" Comme tout ceci est beau, et fait avec amour... Comment pourrais-je le condamner ? Certains aiment leur Pendragon, vous-même aimez la croix du Christ. Les druides et les prêtres savent que la 341

bannière n'est qu'une image, et une image est peu de chose. Mais le petit peuple, lui, ne comprend pas ces choses, et veut combattre sous la protection de son Dragon. "

quelques instants, Guenièvre imagina ce petit peuple d'Avalon qui avait accouru des lointaines collines du Pays de Galles, armé de leurs haches de bronze, de leurs flèches aux pointes taillées dans le silex, le corps grossièrement peint de couleurs très vives, et elle frissonna en songeant que ces êtres combattaient aux côtés de son époux.

Merlin, qui avait sans doute deviné ses pensées, en interrompit affectueusement le cours :

" Mon enfant, vous devez vous rappeler que cette terre appartient à tous ses habitants, quels que soient leurs dieux. Nous combattons, tous ensemble, contre les Saxons, non parce qu'ils n'adorent pas nos divinités, mais parce qu'ils veulent br˚ler nos foyers, dévaster nos champs, s'approprier nos biens. Nous nous battons pour défendre la paix sur cette terre, chrétiens et paÔens unis dans une même volonté. C'est la raison, la seule, pour laquelle tant d'hommes sont venus rejoindre Arthur.

Préféreriez-vous donc voir un tyran enchaîner nos ‚mes et les offrir à son seul Dieu ?... Non ! Cela, les Césars eux-mêmes n'ont jamais osé le faire.

"

La quittant alors sur ces paroles, Merlin se leva et s'effaça dans l'ombre plus vite encore qu'il n'était apparu.

Cette nuit-là, Guenièvre fit un rêve étrange. Les serpents enroulés autour des poignets d'Arthur prenaient vie, grimpaient sur la bannière et la souillaient de leur bave. Indisposée par cette vision, elle se réveilla en sursaut et ne quitta pas son lit de la journée. Aussi, venant lui rendre visite en fin d'après-midi, Arthur ne manqua pas de remarquer son abattement.

" Cette vie confinée entre ces murs ne semble guère vous convenir, Guenièvre, murmura-t-il l'air

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préoccupé. Vous seriez tellement mieux à Camelot !... Ah ! Comme je voudrais que cette guerre s'achève ! " ajouta-t-il en tendant une main vers elle.

Mais en voyant les serpents se tordre au poignet d'Arthur, Guenièvre eut un mouvement de recul.

" Mon cour, qu'avez-vous ? Cette solitude vous détruit, j'en suis s˚r !

- Non, j'ai rêvé simplement... Un simple rêve, Arthur, hoqueta-t-elle, essayant en vain de refouler ses larmes tout en rejetant ses couvertures avec impatience. Je... je ne peux plus supporter les dragons ni les serpents... Mais, regardez plutôt ce que j'ai fait pour vous ! "

D'un bond, elle se leva et, pieds nus, l'attira jusqu'au petit métier o˘

elle tissait la bannière de soie finement brodée.

" Elle est presque finie, dit-elle avec fierté, et dans trois jours vous pourrez la brandir à la tête de vos armées ! "

Tout ému, Arthur se tourna vers elle, la prit dans ses bras et la tint étroitement serrée contre lui.

" Oui, je la brandirai à la tête de mes chevaliers, Guenièvre, à côté de la bannière des Pendragon. Comprenez-le ! Je ne peux renoncer au serment que j'ai fait le jour de mon couronnement.

- Dieu vous punira si vous restez fidèle à la parole donnée à un peuple paÔen, cria-t-elle presque en éclatant en sanglots. Arthur, mon Roi, il nous punira tous les deux, vous et moi...

- Ma tendre, ma douce, murmura-t-il navré, vous êtes souffrante et désemparée. Comment s'en étonner avec la vie que vous menez ici ! Hélas !

il est maintenant trop tard pour vous réfugier à Camelot : l'invasion saxonne est à nos portes. Je vous en prie, séchez vos larmes. Oublions tout ceci et laissez-moi aller : j'attends un messager. Demain, je vous enverrai Kevin : lui, saura vous distraire et adoucir vos pleines. "

A deux reprises il l'embrassa longuement sur le

343

front puis sortit rapidement, lui adressant de la main et des yeux un très tendre adieu.

Kevin le barde se présenta en effet le lendemain soir, aux premiers rayons du couchant, appuyé sur son b‚ton, sa harpe suspendue à l'épaule, ressemblant plus que jamais à ces êtres indéfinissables dont parlent les anciennes légendes. Il leva la main vers Guenièvre, et lui donna la bénédiction des druides.

" Laissez-moi vous aider à porter votre harpe, maître Kevin ", dit alors Elaine courtoisement, se signant intérieurement pour éloigner d'elle et de l'enfant de sa maîtresse une éventuelle malédiction.

Mais le barde la repoussa :

" Je vous dis un grand merci. Dame, mais je n'autorise personne à toucher ma compagne. Si je la porte moi-même, alors que je peux à peine me tenir sur mes jambes, c'est qu'il me faut obéir à d'impérieuses raisons. "

Elaine baissa la tête, consciente d'avoir agi trop vite. Kevin alors détacha les lanières de cuir qui retenaient la harpe à son épaule et la posa sur le sol avec précaution.

" Voulez-vous un peu de vin pour vous éclaircir la voix avant de chanter ?

" demanda Guenièvre poliment, ne sachant trop que faire pour plaire à

l'irascible artiste.

Loin de repousser l'offre, Kevin accepta sans trop se faire prier et, tandis qu'il portait la coupe à ses lèvres, fixa du regard la bannière tendue sur le métier :

" Vous êtes la fille du roi Pellinore, Dame, dit-il en s'adressant à

Elaine. Votre père sans doute portera dans ses futurs combats la bannière que vous êtes en train de broder ?

- Cette bannière est destinée à Arthur ! " intervint Guenièvre promptement.

Le barde s'approcha du rectangle de soie bleu p‚le rehaussé de fils d'or.

344

" C'est beau... très beau... dit-il du ton faussement admiratif qu'aurait employé un adulte pour complimenter un enfant. Mais je pense qu'Arthur néanmoins continuera de brandir la bannière des Pendra-gon, comme son père l'a brandie avant lui... Mais les dames n'aiment guère parler de batailles... Venons-en maintenant plutôt aux vraies consolations de la musique... "

Les mains de Kevin effleurèrent les cordes, et une mélodie suave s'éleva envo˚tant peu à peu l'auditoire : Guenièvre perdue dans un rêve, Elaine les yeux mi-clos, la tête inclinée sur l'épaule, la servante aussi, ensorcelée par un charme qui la dépassait complètement. Les doigts de Kevin couraient sur les cordes ; le monde qu'elles évoquaient parlait d'universelle fraternité o˘ paÔens et chrétiens se trouvaient réunis, à la lueur d'une flamme spirituelle br˚lant comme une torche immense, qui s'élevait vers le ciel à l'assaut des ténèbres...

Lorsque enfin la musique cessa, l'ombre avait totalement envahi la chambre.

Revenant sur terre, Guenièvre exprima sa reconnaissance avec effusion :

" Aucun mot ne saurait exprimer tout ce que vous venez d'éveiller en nous, Kevin. Je peux seulement vous dire que jamais je n'oublierai...

- En musique. Dame, celui qui donne reçoit autant que celui qui écoute, répondit le barde sur un ton mi-figue mi-raisin. La harpe est le plus bel instrument du monde ; c'est pourquoi il est consacré aux Dieux... "

A ces mots, Guenièvre fit une moue dubitative. L'évocation de ces divinités infernales s'obstinait décidément à la troubler sans cesse. Oui, ce barde était un étrange personnage : physiquement défavorisé par le ciel, son merveilleux talent de musicien le plaçait tout à fait en dehors de sa modeste condition de paysan. Or ce n'était guère l'instant de lui déplaire 345

alors qu'il venait de leur offrir un ineffable moment de bonheur.

Comme elle s'avançait vers l'ouverture de la fenêtre en quête d'un peu de fraîcheur, un éclair de feu déchira le ciel, si aveuglant, si terrifiant, qu'elle poussa un cri. Elaine accourut, suivie de Kevin et de la servante, et tous regardèrent, stupéfaits, la fulgurante lumière céleste embrasant l'horizon.

" qu'est-ce ?... N'est-ce pas un présage ? haleta Guenièvre.

- Les hommes du Nord disent qu'il s'agit de l'éclat des lances au pays des Géants, fit le barde de sa voix calme. Lorsque ces reflets sont visibles sur la terre, ils annoncent une grande bataille, sans doute celle o˘ vont s'affronter sous peu les légions d'Arthur et les hordes saxonnes. Selon son issue, ou nous continuerons à progresser sur la voie du bien et de la civilisation, ou nous nous enfoncerons à jamais dans les ténèbres du mal et de la barbarie.

- qu'est:ce qu'un barde peut savoir des batailles à venir ? questionna Guenièvre ‚prement.

- Dame, je n'en suis pas à mon premier combat ! répondit Kevin piqué au vif. Ma harpe m'a été offerte par un roi, afin que ma musique l'accompagne sur les champs de bataille ! Non, ni Merlin, si vieux soit-il, ni moi-même ne fuirons le combat... Pour l'heure, je vous demande la gr‚ce de me retirer. Je vais rejoindre le Roi et m'entretenir avec Merlin sur la signification précise de ces langues de feu. "

Ainsi, cet homme devant elle, cet homme que la nature avait presque courbé

en deux, avait, lui, le droit et l'honneur d'être constamment aux côtés de son roi, et elle, Guenièvre, qui portait l'héritier du royaume, devait rester cloîtrée dans une pièce étroite et insalubre ! C'en était trop ! Non seulement on ne lui témoignait aucun respect, mais on la traitait en épouse encombrante, en femme tout juste bonne, dans sa situation, à broder de jolies banniè-346

res qu'en définitive, on laisserait sans doute dans un coin d'écurie !

" Ma Dame, qu'avez-vous ? " demanda Kevin avec déférence, voyant Guenièvre soudain blêmir.

Tendant vers elle une main secourable pour l'empêcher de tomber, sa manche se releva laissant voir des reptiles, tatoués en bleu, s'enroulant jusqu'au repli de l'avant-bras.

" Non ! Ne me touchez pas !... Sortez ! hurla Guenièvre comme frappée brusquement de démence. Ne me touchez pas ! Retournez à l'enfer d'o˘ vous êtes sorti et n'approchez jamais vos horribles serpents de mon enfant...

- Je vous en prie, seigneur Kevin, intervint Elaine tentant de calmer Guenièvre. La Reine est souffrante... Ne lui tenez aucune rigueur de ses propos...

- Comment ? explosa Guenièvre. Croyez-vous que je suis aveugle, que je ne vois pas la façon dont vous me regardez tous, comme si j'étais folle !

Pensez-vous que j'ignore le travail de sape auquel se livrent les druides dans le dos des prêtres pour obliger Arthur à rester fidèle au Démon qui ne répand que le mal et le mensonge sur terre... Allez-vous-en, tous ! Vous surtout, afin que mon bébé ne puisse jamais vous ressembler. Je n'ai que trop vu votre horrible visage ! "

Kevin serra les poings, puis se détourna attrapant brutalement au passage sa harpe déposée dans un coin. Elaine s'élança à sa suite répétant d'un air égaré :

" Seigneur Kevin, il ne faut pas... Il ne faut pas lui en vouloir, elle est malade...

- Je sais, ne vous mettez nullement en peine, répliqua le barde en se h

‚tant. J'ai entendu toute ma vie des mots bien plus cruels encore...

Dommage ! J'étais venu uniquement pour vous offrir ma musique et vous distraire... uniquement pour votre plaisir... "

347

Tournant les talons, il s'éloigna alors et le choc régulier de son b‚ton se perdit peu à peu sur les dalles. Guenièvre, la tête dans les mains, secouée de sanglots, s'abandonnait aux terribles images qui l'assaillaient comme autant de coups de fouet, lui arrachant de temps à autre des gémissements incontrôlables. Kevin, c'était certain, lui avait jeté un mauvais sort : en elle grouillaient des serpents qui lui fouaillaient les entrailles, et la malédiction céleste la transperçait tout entière...

Guenièvre tendit brusquement les bras vers le ciel, comme pour supplier, ou se défendre, puis elle s'écroula, terrassée par ses visions. Affolée, Elaine se précipita à son secours tandis que la servante criait :

" Oh ! regardez !... Il y a du sang !... Du sang par terre ! "

Guenièvre eut alors un dernier sursaut : se relevant avec peine, elle se traîna jusqu'à la bannière de soie, l'arracha du métier, s'y accrocha convulsivement. Puis, elle se signa plusieurs fois, parvint à gagner sa couche, s'y affala de tout son long et sombra dans l'inconscience.

Ce n'est que quelques jours plus tard que Guenièvre apprit que, dangereusement malade, elle avait frôlé la mort, qu'elle avait perdu beaucoup de sang et que l'enfant qu'elle portait en elle depuis quatre mois était mort.

Ses hallucinations redoublèrent aussitôt. Dans un inextricable chaos s'enchevêtraient dans sa tête le corps et le visage de Kevin, des langues de feu zébrant un ciel d'encre et d'horribles serpents agglutinés en une masse immonde...

Lorsque enfin ses cauchemars se dissipèrent et qu'elle fut hors de danger, Guenièvre, refaisant peu à peu surface, se mit à errer comme une ‚me en peine, les épaules rentrées, les yeux vides, et les pas mal assurés. Hantée désormais par l'idée que son malheur était son oeuvre à elle, et à elle seule, que jamais elle n'aurait d˚ rester à Caerleon, cloîtrée sans exer-348

cice, et sans air, son esprit vacillait, miné par la crainte lancinante de perdre bientôt la raison. Oui, le barde n'était pour rien dans sa détresse ; elle seule s'acheminait sans doute sur les pentes fatales de la folie...

Le prêtre qui lui rendait visite chaque jour, renforçait d'ailleurs sa propre conviction : Kevin était innocent de tout, car Dieu n'aurait jamais choisi des mains impies pour la ch‚tier. Si faute il y avait, c'était donc la sienne et non pas celle d'un autre. Mais quelle faute ? Avait-elle sur la conscience un péché qu'elle n'avait pas avoué ?

Un péché caché ? Non... Elle avait confessé, il y avait bien longtemps déjà, son amour pour Lancelot, et le prêtre auquel elle s'était confiée lui avait donné l'absolution. Depuis lors, elle avait de toutes ses forces fait l'impossible pour l'oublier, pour ne penser uniquement qu'à Arthur... Ce n'était donc pas là qu'il fallait chercher...

Peut-être alors... peut-être n'avait-elle pas su persuader Arthur d'abandonner l'emblème des Pendra-gon, et Dieu avait puni son enfant pour cela ? Elle avoua donc son tourment à son confesseur :

" Ne parlez pas de punition, répondit l'homme de Dieu. Votre enfant repose dans le sein du Christ. Si ch‚timent il y a, c'est Arthur et vous qui avez été punis. Vous seuls pouvez en connaître la raison profonde !

- Comment racheter une faute que j'ignore ? implora faiblement la reine.

que puis-je faire pour donner enfin un fils à notre Roi, un héritier au royaume de Grande Bretagne ?

- Etes-vous bien s˚re, ma Dame, d'avoir tout fait pour que notre vieille terre s'unisse enfin derrière un souverain chrétien ? Ne refoulez-vous pas inconsciemment au fond de vous-même certains mots parce que vous préférez en prononcer d'autres qui plaisent davantage au roi Arthur ? " questionna le prêtre avec gravité.

349

Lui demandant d'interroger son ‚me en toute honnêteté, le prêtre prit congé

d'elle, la laissant à loisir examiner sa conscience. Plongée dans ses douloureuses réflexions, Guenièvre, les yeux fixés sur la bannière, songea alors aux éclairs qui, presque chaque nuit maintenant, embrasaient l'horizon, présages de la grande bataille à venir. Jadis, un empereur romain avait également vu se dresser dans le ciel, à la veille d'un combat, une croix immense, et le sort d'une partie du monde en avait été

bouleversé...

" Vite ! dit-elle soudain à sa servante. Je dois me lever, et terminer la bannière avant que le Roi ne parte pour la bataille. "

S'acharnant tout le jour durant à la t‚che, le soir venu, Arthur en lui rendant visite la trouva penchée sur son métier brodant fiévreusement à la lumière de deux lampes à huile.

" quel bonheur de vous trouver levée à nouveau, et au travail, mon cour aimé ! lança-t-il gaiement en l'embrassant II faut désormais oublier tous vos chagrins. Tout est de ma faute d'ailleurs, j'aurais d˚ exiger votre départ pour Camelot... Nous sommes encore jeunes, Guenièvre, et avons devant nous tout le temps d'avoir beaucoup d'enfants... "

Sous cette apparente bonne humeur, Guenièvre perçut cependant une grande amertume. Le prenant par la main, elle fit asseoir Arthur devant le métier et lui montra la bannière :

" Comment la trouvez-vous ? demanda-t-elle comme un enfant espérant recevoir des félicitations.

- C'est magnifique ! Je croyais n'avoir jamais vu un travail aussi réussi que celui-ci, s'exclama-t-il en désignant le fourreau brodé d'or d'Excalibur, mais le vôtre l'est encore beaucoup plus !

- Et ce n'est pas tout... voyez ! s'égaya la jeune femme. Chaque point représente une prière à votre intention, mon doux seigneur, et à celle de chacun de vos fidèles compagnons... "

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Guenièvre s'arrêta brusquement, se mordit la lèvre puis reprit d'un ton suppliant :

" Arthur, écoutez-moi... Ne se pourrait-il que Dieu nous ait punis parce qu'il nous trouve indignes de donner un héritier à ce royaume tant que nous ne le servirons pas comme JJ le souhaite, tant que nous ne lui serons pas totalement fidèles, non pas à la façon paÔenne, mais à celle du Christ ?

Toutes les forces du mal se sont alliées contre nous. Nous devons les combattre avec la croix !

- Mon cher amour, tout ceci est folie ! Vous savez que je sers Dieu du mieux que je le peux !

- Oui, mais vous brandissez à la tête de vos troupes une bannière impie o˘

courent des serpents ! répliqua-t-elle en larmes.

- Guenièvre, je ne peux pas manquer à la parole donnée à la Dame du Lac le jour o˘ je suis monté sur mon trône, tenta de la convaincre Arthur avec dans la voix des accents de détresse que ne sembla pas percevoir son épouse.

- C'est Dieu, et personne d'autre, qui vous a confié ce trône ! reprit-elle de plus belle. O Arthur... ! Si vous m'aimez vraiment, si vous désirez plus que tout un enfant, je vous en supplie, accédez à ma demande !... Ne comprenez-vous pas que Dieu vient de nous enlever notre enfant pour nous ch

‚tier ?

- Non, Guenièvre ! Ne parlez pas ainsi, c'est folie et superstition !...

Mais brisons là. J'étais venu ce soir vous apprendre une grande nouvelle : cette fois, les Saxons sont là, ils approchent et nous allons leur livrer bataille à Mont Badon. Nous partirons tout à l'heure au lever du jour...

- Ainsi Dieu a voulu que j'achève ma t‚che aujourd'hui même afin que vous puissiez emporter avec vous cette nouvelle bannière ! " triompha Guenièvre avec exaltation.

Puis, se jetant aux genoux d'Arthur, elle ajouta : " Oh ! je vous en supplie, mon Seigneur, br˚lez votre Pendragon, oubliez tous les mages d'Avalon et

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combattez en roi chrétien ! Il y va de votre vie, il y va de notre espoir de donner enfin un héritier au royaume ! "

Perdu dans ses pensées, Arthur la regarda longuement en silence, cherchant visiblement les paroles qui pourraient la convaincre. Puis d'une main il lui leva doucement le menton, plongea ses yeux dans les siens et murmura très calmement :

" Ma bien-aimée, ma tendre, ma douce Gueniè-vre... Pensez-vous vraiment ce que vous venez de me dire ? "

Surprise malgré elle par la gravité et l'indulgente modération de sa voix, elle ne répondit rien, mais d'un mouvement très lent fit un signe affirmatif de la tête.

" Pour ma part, je pense que la volonté de Dieu ne s'inscrit pas dans la forme ou la couleur d'un étendard. Mais si cela représente pour vous tant de choses... Guenièvre, j'élèverai cette bannière du Christ et de la Vierge au-dessus de mes rangs, et elle seule... car je ne veux plus que ces beaux yeux versent des larmes. "

Guenièvre leva vers lui un visage illuminé : ainsi ses prières n'avaient pas été vaines ! Ainsi était-elle exaucée !

" Mon Seigneur, êtes-vous vraiment prêt à faire un tel sacrifice pour moi ?

- Oui, ma Reine, soupira Arthur. Je vous jure de porter cette bannière dans la bataille, cette bannière du Christ et de la Vierge, cette bannière que vous avez avec tant de ferveur brodée de vos mains. Je le jure. Elle seule se déploiera à la tête de mes armées. "

Tendrement, il se pencha pour la relever, et pour la première fois, Guenièvre ne détourna pas les yeux des serpents bleus tatoués à ses poignets. Passionnément elle se laissa aller dans ses bras en balbutiant :

" Oh ! mon Seigneur merci ! Je vous aime tant, je vais prier pour vous tellement fort... "

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S'arrachant avec peine à cette douce étreinte, Arthur appela alors son écuyer, lui confia la bannière en lui ordonnant de l'élever à la plus haute tour du ch‚teau :

" Elle flottera sur nos troupes demain, précisa-t-il. Je veux que tous voient l'oriflamme de ma Reine au-dessus de nos lignes !

- Sire... que ferons-nous de l'étendard des Pen-dragon ? demanda l'écuyer avec étonnement.

- qu'on le retire ! Nous marcherons désormais sous la seule protection de la Croix du Christ ! "

L'écuyer s'inclina et Arthur sourit à Guenièvre. Mais son sourire était un sourire de nostalgie.

" Je reviendrai bientôt. Ce soir, nous dînerons ensemble avec votre père et mes plus proches compagnons. A tout à l'heure, ma bien-aimée ! "

II l'embrassa avec fougue mais s'en alla d'un pas rapide qui ressemblait à

une fuite.

Le souper eut lieu dans l'une des salles de Caer-leon car la chambre des femmes était trop exiguÎ pour recevoir tant de monde. Ce repas, malgré la frugalité du menu, parut un véritable festin à Guenièvre et à Elaine qui pour l'occasion avaient revêtu leurs plus beaux atours et passé dans leurs cheveux des rubans multicolores...

La plupart des rois alliés à Arthur étaient là, ainsi que ses fidèles compagnons et Merlin. Lancelot était arrivé parmi les derniers avec son demi-frère Lionel, venu grossir à la tête de ses hommes les armées du Haut Roi.

" Comme j'ai été inquiet pour vous ! " murmura-t-il à l'oreille de Guenièvre, effleurant sa tempe d'un furtif baiser.

L'étreinte de son père, le roi Leodegranz, qui s'avançait à son tour pour l'embrasser, l'empêcha de répondre.

" Voilà ce que vous avez gagné, ma fille, à rester dans ces mUrs... Si j'avais été Arthur, je vous aurais envoyée de force à Camelot, attachée dans une

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litière ! Jamais Aliéner ne se serait permis de me tenir tête ainsi !

- Ne l'accablez pas trop, plaida Merlin en sa faveur. Elle a été

suffisamment éprouvée comme cela !

- quel est ce duc Marcus de Cornouailles ? demanda vivement Elaine, désignant un chevalier qui venait d'entrer dans l'espoir de dévier le cours de la conversation.

- C'est un cousin de Go'rlois de Cornouailles qui mourut avant qu'Uther ne monte sur le trône, répondit Lancelot. Si demain nous gagnons la bataille, il demandera à Arthur le fief de Tintagel et la main de Morgane.

- Ce vieil homme ? s'étonna Guenièvre.

- Morgane est fine et cultivée, mais son genre de beauté n'attire guère les jeunes, expliqua distraitement Lancelot.

- Et vous, seigneur Lancelot, quand nous parlerez-vqus de vos prochaines noces ? interrogea ironiquement Elaine.

- Le jour o˘ votre père m'offrira votre main, Elaine ! Mais je pense qu'il préférera vous donner à un chevalier plus fortuné que moi ! "

Sa voix, comme toujours, vibrait joyeusement, mais chacun toutefois discerna aisément le voile de mélancolie qui marquait son visage.

" J'avais demandé à Pellinore de se joindre à nous, intervint alors Arthur, mais il a voulu rester avec ses hommes pour veiller aux préparatifs du combat : quelques chariots sont, en effet, déjà en train de partir...

Regardez, mes amis ! Les langues de feu du Nord s'allument de nouveau à

l'horizon !

- Pourquoi Kevin le barde n'est-il pas avec nous ce soir ? reprit Lancelot, l'air toujours aussi absent,, sa musique manque à notre veillée.

- Je lui ai demandé de venir, répondit Merlin, mais il a refusé craignant que sa présence n'offense

354

la Reine. Vous êtes-vous querellée avec lui, Guenièvre ?

- Je lui ai parlé un peu durement lorsque j'étais souffrante. Si vous le voyez, veuillez, je vous prie, lui dire que je le regrette infiniment. "

Avec Arthur et Lancelot si près d'elle, sachant la bannière du Christ flottant dans le vent au-dessus des tours de Caerleon, la jeune femme se sentait envahie d'une telle allégresse qu'elle était prête ce soir à aimer n'importe qui, même le barde. Tout à sa joie, elle remarqua à peine l'entrée, pourtant bruyante, de Lot et de Gauvain qui s'immobilisèrent face au roi en l'apostrophant vivement :

" Arthur, que se passe-t-il ? lança brutalement Gauvain. La bannière des Pendragon, que nous avions juré de suivre, ne flotte plus au-dessus du camp, et une préoccupante effervescence agite les Tribus. qu'avez-vous fait ? "

Seule Guenièvre, et pour cause, imagina aussitôt l'embarras de son époux.

Ce dernier répondit néanmoins avec calme :

" L'explication est simple, mon cousin : nous sommes un peuple chrétien et il nous faut à présent combattre sous la bannière du Christ et de la Vierge.

- Les archers d'Avalon parlent de se retirer, clama Lot à son tour.

Brandissez la bannière du Christ si votre conscience vous l'ordonne, mais levez aussi celle des Pendragon, celle des serpents de la sagesse, sinon vos hommes vont déserter. Tenez-vous donc tant à décourager les Pietés, qui ont pourtant déjà fait des ravages chez les Saxons et sont prêts à en occire des légions ? Nous vous en supplions, roi Arthur, n'abandonnez pas cette bannière, symbole sacré pour tant de vos sujets !

- Comme l'empereur qui jadis vit un signe dans le ciel et déclara : " Par ce signe, nous vaincrons ! " nous aussi serons vainqueurs derrière la croix du Christ ! Vous, Uriens, qui marchez sous la protection des aigles romaines, vous connaissez les faits !

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- Je les connais. Seigneur ! Mais est-il prudent de renier brutalement le peuple d'Avalon ? Comme moi, vous portez des serpents à vos poignets...

- Si nous gagnons cette bataille, l'interrompit Guenièvre, cette terre connaîtra une résurrection. Si nous la perdons, hélas, avoir changé de bannière sera de peu d'importance.

- Je comprends ! J'aurais d˚ me douter tout de suite que c'était votre ouvre... gronda Lot d'un ton si lourd de reproches qu'un brusque malaise s'empara de toute l'assistance.

- Mon Roi et mon cousin, tonna Uriens à son tour, en tant que doyen de vos fidèles compagnons, je vous conjure de porter haut la bannière des Pendragon dans cette bataille décisive, afin que tous ceux qui le désirent puissent d'un seul élan s'y rallier !

- Mon Seigneur, je joins ma voix à cette juste et ultime requête. Ecoutez vos fidèles ! Moi, Lancelot du Lac, j'honore, vous le savez, la Dame d'Avalon... Au nom de celle qui a été votre amie et votre protectrice, je vous demande l'infime faveur de me permettre de porter en personne, sur le champ de bataille, le glorieux étendard des Pendragon. Ainsi, pourrez-vous rester vous-même fidèle à votre engagement, sans renier pour autant le serment fait au peuple d'Avalon. "

Le roi Arthur hésita quelques instants, Guenièvre remua imperceptiblement les lèvres, et Lancelot interrogea du regard Merlin resté de marbre...

Alors, interprétant le silence général pour un accord tacite, le roi, se dirigeant vers la porte, fit mine de sortir.

Lot l'arrêta d'un geste :

" Non, Arthur ! On ne murmure que trop sur les faveurs dont vous comblez Lancelot ! Le voir désormais porter dans la bataille l'étendard sacré ne fera qu'augmenter les dissensions et redoubler les divisions dans le royaume, entre la croix du Christ et le Dragon des Dieux...

- Tous ici avons nos propres préférences et affi-356

chons sans crainte nos couleurs ! protesta Lancelot avec fougue. Vous, Leodegranz, vous Uriens, vous, duc Marcus de Cornouailles, portez vos propres emblèmes ! Pourquoi donc n'aurais-je moi-même le droit d'arborer la bannière d'Avalon ?

- Il est dangereux, répliqua Lot, pour l'unité de notre terre de multiplier les symboles.

- Tu as raison, approuva Arthur, nous devons tous combattre sous une seule oriflamme. C'est pourquoi il faut suivre la croix du Christ. Lancelot, je ne peux, tu le comprends, accéder à ta demande. " , Lancelot s'inclina sans protester.

" Roi Arthur, il en sera fait selon votre volonté, soupira-t-il à regret.

Mais, que va dire le peuple d'Avalon en apprenant la nouvelle ? "

De nouveau, ce fut le silence dans la haute salle, chacun s'interrogeant en lui-même sur les conséquences prévisibles de cette décision. N'était-ce pas là folie, bravade insensée vis-à-vis du destin ?

Guenièvre alors leva les yeux et lut dans ceux de Lancelot, embués de tristesse, toute l'incertitude de l'avenir qui les attendait.

XX

En fuyant Caerleon, Morgane avait l'intention de retourner auprès de Viviane dans l'Ile Sacrée, et de chasser à jamais Lancelot de son souvenir.

Pourtant, tout en chevauchant vers le soleil levant, elle ne pouvait s'empêcher de penser à lui et au cruel affront qu'elle venait de subir.

Irrésistiblement attirée vers lui, elle s'était offerte de toute son ‚me et de tout son corps, en toute innocence, et il s'était affreusement joué

d'elle.

Le spectacle bucolique des collines et des vallées 357

verdoyantes qu'elle traversait atténuait cependant quelque peu sa peine et ramenait ses pensées à de plus immédiates préoccupations : quel accueil allait-on lui réserver à Avalon ? Non seulement elle avait quitté l'île en bafouant l'autorité de Viviane, et en abandonnant ses obligations de prêtresse, mais elle avait fait pire, en masquant délibérément, sous une frange de cheveux, le croissant bleu de sa destinée qui la marquait au front. Ainsi avait-elle été par trois fois infidèle : infidèle à elle-même, infidèle à sa foi, infidèle à ses serments... A moins, comme le disait Lancelot, qu'il n'y e˚t ni dieux, ni déesses, mais seulement faibles imaginations des hommes pour surmonter leur peur, en donnant une forme et un nom à ce qu'ils ne comprenaient pas.

Aucune de ces considérations cependant n'excusait sa faute : que la Déesse f˚t une création de l'homme ou le nom donné aux grands mystères de la nature, elle avait abandonné le temple, elle avait renié la vie à laquelle elle s'était consacrée, elle avait absorbé dçs aliments interdits, elle avait vécu de manière inconséquente, elle s'était offerte enfin à un homme faisant fi des volontés de la Déesse, recherchant le plaisir aux dépens du devoir... qu'allait penser Viviane de ces inqualifiables égarements ? Et elle-même avait-elle seulement encore le pouvoir de parvenir jusqu'à l'Ile Sacrée ?

Aux vallonnements boisés avaient succédé maintenant des plaines mordorées o˘ une brise légère inclinait doucement les blés. Les embrassant du regard, Morgane aspira à pleins poumons le souffle enivrant de la terre nourricière, mesurant à regret l'étendue du chemin parcouru hors des lois premières d'Avalon.

Même lorsqu'ils sont chrétiens, ceux qui cultivent la terre, pensa-t-elle, vivent loin d'elle car selon leur Dieu, l'homme a tout pouvoir sur la nature, sur tout ce qui jaillit et vit dans les champs et les forêts. Or, seule la nature nous domine ! Tout appartient à la 358

Mère Déesse, tout lui est soumis. Sans elle, nous ne pouvons ni exister, ni subsister. Et lorsque enfin vient pour chacun de nous le temps de la mort, pour que d'autres, après nous, puissent trouver leur place sur cette terre, c'est encore la Déesse qui décide et ordonne. Non, elle n'est pas seulement la Dame Verte de la terre fertile, de la semence qui attend patiemment sous la neige, mais aussi la Dame Noire, celle qui commande aux corbeaux et aux vautours qui annoncent la mort et le retour aux profondeurs de la glèbe.

Mère de toutes fins et de tous commencements, pourvoyeuse de vie, mère du ciel et des étoiles, Elle est tout, est et demeure à jamais en chacun de nous...

Ainsi songeait Morgane dans sa chevauchée qui, de plus en plus, la rapprochait de l'Ile Sacrée d'Avalon. Sa faute la plus grave, était-elle convaincue, n'était pas de s'être offerte à Lancelot comme elle l'avait fait, mais de s'être sciemment détournée de la Déesse, début et fin de tout, source et aboutissement de toutes choses. qu'était donc, en regard de ces vérités éternelles, l'éphémère blessure faite à son orgueil de femme par le champion d'Arthur ?

Viviane allait-elle avoir pitié d'elle ? Peut-être consentirait-elle à la voir réparer ses fautes ; peut-être accepterait-elle qu'elle puisse continuer à vivre à Avalon en servante, ou en humble travailleuse des champs ?... Bien s˚r, il lui fallait d'ores et déjà accepter de perdre ses privilèges anciens de Haute Prêtresse. Coupable et repentie, il ne lui restait plus qu'à espérer indulgence et clémence, et à jurer éternelle fidélité à la Déesse si indignement reniée.

Aussi, lorsqu'au soir se profila au loin le sommet du Tor, enveloppé d'une légère brume, dressant sa fière silhouette sur tous les alentours, ses yeux s'emplirent-ils de larmes de contrition et de bonheur. Enfin, elle était de retour, de retour au pays de son cour. Bientôt elle se tiendrait debout dans le cercle de pierres, suppliant la Déesse d'absoudre ses trahi-359

sons, l'implorant de bien vouloir l'accueillir à nouveau parmi les siens, de recouvrer la place d'o˘ l'avaient chassée son orgueil impie et son égoÔsme...

Tantôt projeté vers le ciel comme un phallus en érection, tantôt dissimulé

derrière les contreforts boisés ou sous une nappe de brouillard, apparaissant puis disparaissant, le Tor semblait jouer à cache-cache avec elle. La douce lumière du soleil couchant se reflétait dans les eaux miroitantes du Lac et les roseaux, faiblement agités par la brise, cachaient et révélaient tour à tour les rivages, à peine visibles, de l'Ile des Prêtresses.

Longtemps, très longtemps, Morgane, ayant mis pied à terre, resta immobile, sur le rivage, attendant, les yeux perdus dans les brumes irisées, qu'on vînt la chercher... Puis elle comprit que la barge ne viendrait pas, ni maintenant, ni plus tard.

L'eau du Lac avait viré au gris, et la lumière rosé du couchant s'était dissipée. Insensiblement s'insinuait désormais une pénombre inquiétante engloutissant peu à peu formes et couleurs. Un instant, Morgane se demanda si elle n'allait pas faire demi-tour, oublier ses remords et renoncer définitivement aux mystères d'Avalon. Mais elle se reprit vite et décida d'essayer de gagner l'Ile Sacrée en empruntant le chemin secret qui serpentait à travers les marais. Menant son cheval par la bride, elle fit donc lentement le tour du Lac, à la recherche de cette sente connue des seuls initiés. Si elle venait à s'égarer, il lui faudrait alors passer la nuit à la belle étoile, pelotonnée contre l'encolure de sa monture, la tête enfouie dans sa douce crinière. Aux premières lueurs de l'aube, elle retrouverait ensuite son chemin.

Un calme étrange semblait de toutes parts l'encercler : aucune cloche ne tintait dans l'Ile des Prêtres, aucune voix ne se percevait dans le couvent, aucun oiseau ne chantait dans les arbres. Déjà, lui semblait-il, ses pas, l'un après l'autre, la menaient sur les traces magiques d'un pays irréel... Comme

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par enchantement, elle parvint tout à coup à 1 endroit o˘ naissait le layon mystérieux. La nuit était tombée. Les buissons et les arbres revêtaient des formes inquiétantes, se transformaient en monstres grimaçants et en redoutables dragons. Mais Morgane n'avait pas peur : rien ici, elle le savait, ne pouvait désormais plus l'atteindre, rien si elle chassait de son esprit toute pensée pouvant incliner au mal.

S'avançant avec précaution, attentive à chaque bruissement dans les branches, consciente que la moindre erreur pouvait l'entraîner vers le cloître ou le potager des moines, elle allait les yeux mi-clos, insensible au froid et à l'humidité, uniquement guidée par une force infaillible et sereine ne pouvant la mener qu'au but qu'elle s'était assigné.

quelques pensées fugaces parvenaient cependant parfois à troubler momentanément son recueillement : Gwydion, son fils, cet enfant donné à

Mor-gause, Gwydion à la peau douce et aux yeux rieurs, le seul être au monde à lui avoir apporté sur terre une joie véritable ; Lancelot aussi, gravissant avec elle, leurs doigts entrelacés, le sentier serpentant jusqu'au sommet du Tor...

Avait-elle traversé les brouillards sans s'en apercevoir ? Soudain le sol, sous ses pieds, n'était plus marécageux, mais sec et ferme. O˘ était-elle ?

Elle ne voyait ni le cloître des moines, ni la Maison des Vierges, ni même le verger d'Avalon. Et l'ombre, n'était-elle pas brusquement moins épaisse ? La lune blanche, si pleine, allait sans doute lui montrer le chemin.

Pourtant elle ne reconnaissait rien. Les buissons, les feuilles, les sombres touffes d'herbe, elle ne les avait jamais vus. Mais fallait-il s'en étonner, après ces longues années d'absence ? Ou bien, s'était-elle, malgré

elle, trompée par les brumes, écartée de l'énigmatique frontière séparant les deux mondes ? Non, Morgane y voyait maintenant presque comme 361

en plein jour. Une clarté laiteuse baignait un univers étrange complètement inconnu.

Déconcertée, elle leva les yeux au ciel. Il n'y avait pas un nuage, pas une étoile et la lune avait disparu. D'o˘ venait donc alors cette immense clarté ? Un frisson glacial lui parcourut le dos ; des images sur-gies du plus profond de sa mémoire assaillirent son esprit-Ce jour, ce jour lointain o˘ elle était partie toute seule à la recherche des racines et des herbes ayant pouvoir, espérait-elle, de la débarrasser de l'enfant qu'elle portait, n'avait-elle pas déjà erré dans ce pays étrange, qui n'était ni celui des anciens peuples de l'Ile de Grande Bretagne, ni le monde occulte o˘ les druides avaient rejeté Avalon, mais un autre, plus vieux encore et plus mystérieux, là o˘ n'existaient ni astre de la nuit, ni soleil, ni étoiles...

Le cour battant, elle s'accrocha à la crinière de son cheval, y enfouit son visage pour sentir sous sa joue, sous ses doigts, sa rassurante et chaude réalité... Tentant de se raisonner, elle sentit néanmoins une frayeur grandissante prendre possession de tout son être. Oui, elle était ch‚tiée, définitivement rejetée de l'univers d'Avalon. Jamais plus elle ne trouverait son chemin à travers le brouillard qui séparait les mondes. Elle avait trahi la Déesse, trahi les enseignements sacrés des druides ; elle était coupable, coupable à jamais et définitivement responsable. Non, elle ne retrouverait plus la route d'Avalon !...

Morgane savait pourtant que la panique était la pire des conseillères : imaginer le mal était l'attirer irrémédiablement sur soi. Les bêtes sauvages elles-mêmes, fuyant l'homme courageux, sentaient toujours les effluves de peur se dégager des faibles et ne manquaient alors de les attaquer.

Non, rien de mal ne pouvait ici lui arriver, même si elle était entrée sans s'en apercevoir au royaume des Fées. Celle qu'elle y avait rencontrée naguère, loin de la menacer, l'avait, au contraire, aidée à retrouver sa 362

route. Essayant donc de conserver son calme et de réduire les battements de son cour, Morgane vit tout à coup un point brillant scintiller devant elle, telle une flamme vacillante tantôt verte, tantôt jaune, qui s'allumait et s'éteignait à travers les arbres.

En fait, une torche approchait, brandie à bout de bras par un étrange petit homme à la peau sombre, portant autour de la taille et des épaules des lambeaux de peau de bête. Sur ses cheveux noirs longs et luisants était posée une couronne automnale de feuilles. " C'est un homme des Petites Tribus ", se dit aussitôt Morgane, tout à l'écoute de la voix très douce, qui s'adressait à elle dans un dialecte très ancien :

" Ma sour, soyez la bienvenue..., êtes-vous égarée ? Laissez-moi prendre votre monture et vous guider : je connais le chemin ! "

Comme dans un rêve, Morgane suivit le gnome le long d'une sente si bien tracée qu'elle s'étonna de ne l'avoir pas elle-même remarquée. La végétation dense, les nappes de brouillard semblaient s'écarter toutes seules pour leur livrer passage. De temps à autre, le guide mystérieux se retournait vers elle, le regard brillant, les dents étincelantes, comme pour lui dire : " Ne craignez rien, faites-moi confiance, je vous mènerai à

bon port ! "

Morgane en le suivant avait perdu toute notion de temps et d'espace. Etait-ce depuis des heures ou bien quelques secondes qu'elle marchait à sa suite ? Depuis quand les arbres avaient-ils fait place à ces hautes colonnes ? Elle était en effet maintenant dans une salle immense, brillamment éclairée, remplie d'hommes et de femmes couronnés de feuillages, de fleurs printanières ou de p‚les guirlandes de boutons d'arbousier.

Aux notes harmonieuses d'une harpe le petit homme sombre entraîna Morgane devant une longue table. Une femme aux yeux gris y était assise et elle la reconnut aussitôt. Oui, ce visage serein, ce

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regard qui semblait refléter toute la sagesse du monde, appartenait à celle qu'elle avait rencontrée jadis, en franchissant par mégarde les frontières imprécises du Royaume des Fées. Sans un mot, la femme lui tendit une coupe, faite d'un métal inconnu, pleine d'un breuvage dont le go˚t amer lui rappela celui de la bruyère. Trop tard, elle se souvint du conseil maintes fois entendu : ni boire, ni manger dans le pays des Fées, sous peine de rester à jamais prisonnière. Se persuadant qu'il ne s'agissait là que d'innocents contes pour enfants, elle demanda alors non sans appréhension :

" O˘ suis-je ?

- Vous êtes au Ch‚teau-Chariot, lui fut-il répondu. Soyez la bienvenue, Morgane ! Après un voyage si long, vous avez besoin de vous restaurer et de vous reposez. Demain, nous vous conduirons là o˘ vous le désirez. "

Une petite femme brune frappa légèrement dans ses mains, et apparut aussitôt un homme minuscule, agile et mince comme un korrigan, portant à

bout de bras un énorme plateau couvert de fruits et de tranches de pain noir. Aux poignets fins de l'homme s'enroulaient, semblables à des serpents vivants, plusieurs cercles d'or. Morgane ne put retenir un frisson.

O˘ était-elle donc et en quelle compagnie ? Des ombres allaient et venaient en silence, échangeaient sans un mot mets, vases, et fleurs étranges. La tête couronnée d'osier, le cou orné d'un collier de minuscules coquillages en forme de vulve, une autre femme vint lui porter à boire. La musique s'était faite plus proche, plus envo˚tante, ensorcelante comme l'indéfinissable parfum qui flottait dans l'air, rappelant la suave amertume du fruit inconnu qu'elle venait de porter à sa bouche.

Lorsqu'elle fut pleinement rassasiée, un petit homme lui mit entre les mains un curieux instrument de musique, ressemblant vaguement à une 364

harpe primitive. Ses doigts effleurèrent les cordes et, presque sans le vouloir, elle se mit à chanter. Sa voix semblait à la fois plus grave et plus chaude que d'habitude, sous l'effet vraisemblable de la liqueur de bruyère qu'elle venait d'absorber.

Tandis que ses doigts s'activaient en cadence, et que sa voix s'alanguissait en douce mélopée, Morgane se sentit dériver dans un autre univers : une plage au soleil, un rivage de sable o˘ s'enfonçaient délicieusement ses pieds nus, des visages, inconnus ou familiers, dansant autour d'elle. quels étaient ces visages ? Les avait-elle croisés dans une vie antérieure, embrassés dans des rêves oubliés ? Puis, une grande cour ronde et un druide en robe blanche se présentèrent à elle. Le druide lui tendait d'étranges instruments et comptait les étoiles... Enfin des chants magiques entrouvrirent des portes et un cercle de pierres o˘ glissaient des serpents surgit des ténèbres...

Alors, elle sombra dans un profond sommeil. Les murs de sa chambre, tapisseries de feuillages, bruis-saient doucement dans le vent. Dans ses rêves émergeaient Gwydion, et très souvent un peu en retrait, Lancelot, au milieu de visages de femmes, qui voulaient lui parler, mais dont elle ne parvenait pas à saisir les voix-Cette nuit-là, à plusieurs reprises, Morgane s'éveilla en sursaut. Hantée par tous ses songes, elle explora avec angoisse l'obscurité : pourquoi aucune étoile ne brillait-elle dans le ciel ? Pourquoi la lune elle-même avait-elle disparu ? quelle était cette étrange clarté qui baignait toutes choses ?

Puis vint une nouvelle journée. Elle la passa avec dans les cheveux une guirlande écarlate de fleurs, signe, lui dit-on, que sa virginité s'était enfuie. Puis les jours et les nuits s'enchevêtrèrent dans sa tête dans une ronde sans fin.

L'univers dans lequel elle planait ne connaissait ni le feu du soleil, ni l'argent de la lune, ni la course du

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temps. Morgane mangeait quand elle avait faim, tendait la main vers les fruits quand elle avait soif, s'étendait sur une herbe printanière lorsqu'elle se sentait lasse, chantait ou jouait de la harpe dès qu'elle en éprouvait le désir. Dans un monde enchanté tout devenait possible...

Il lui arrivait aussi de vivre parfois des instants tout à fait insolites, presque incongrus, telle cette soirée étrange o˘ elle se retrouva assise sur les genoux d'une des Dames de Ch‚teau-Chariot, en train de lui téter longuement, tendrement, le sein avant de s'endormir sur son épaule... La femme, qui ressemblait à Viviane, ne la quittait pas, l'entraînait très souvent dans la forêt profonde aux arbres millénaires pour récolter baies et fleurs destinées aux guirlandes.

Un jour o˘ elle déambulait le long d'une sente sans fin, son pied heurta quelque chose de dur qu'elle prit d'abord pour une simple pierre. Mais en se penchant pour examiner de plus près l'objet, elle vit qu'il s'agissait d'un fragment de squelette d'un très gros animal. En fait, c'était une tête à laquelle pendaient encore de longues lanières de cuir décoloré. " Mais, c'est mon cheval ! se dit Morgane. que lui est-il donc arrivé et pourquoi ne m'attend-il pas tranquillement à l'écurie ? " Mais y avait-il une écurie à Ch‚teau-Chariot ? Curieusement cette découverte ne l'affectait en rien.

C'était sans importance. Danser, chanter, oublier le temps dans l'univers enchanté des Fées, suffisait amplement à occuper son esprit.

Une autre fois - elle se trouvait à la lisière d'un bois pour cueillir des baies, - le petit homme qui l'avait amenée, et dont elle ignorait le nom, surgit de l'ombre à sa rencontre :

" Vous portez un poignard sur vous, lui dit-il brièvement. Jetez-le, car tout ce qui peut tuer doit être repoussé ! "

Obéissant, elle défit donc les liens de cuir qui retenaient le coutelas à

sa ceinture et le jeta au loin.

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Alors, il vint à elle et l'enlaça voluptueusement. Sa bouche était de velours, sa peau tiède et, lorsqu'il l'étendit sur l'herbe, elle ne s'étonna nullement de se retrouver entièrement nue dans ses bras. Il était chaud et doux, et se sentir si soudainement chevauchée faillit lui arracher un long cri de plaisir. Ses mains puissantes et tendres s'attardaient sur ses hanches, ouvraient ses cuisses. Alors, tenaillée par un désir vertigineux et trouble, reconnaissante et gémissante, elle accueillit avec l'ardeur et l'impatience d'une bête sauvage le membre viril et fort qui la fit défaillir. Emportés tous deux par une houle irrésistible, celle des grandes pulsions de la terre et des océans, ils glissèrent enfin dans le paradis éphémère de toutes les félicités.

" C'est le temps du plaisir, lui souffla-t-il doucement à l'oreille. Donne-toi toute à moi sans souci du futur, sans crainte de recevoir les fruits naturels de l'amour. "

Mais Morgane ne s'appartenait plus. Sans réserve, consentante, elle s'abandonnait à toutes ses caresses, à toutes ses volontés. Et ce n'est qu'à l'instant o˘ l'homme laissa s'échapper un long r‚le qu'elle devina, au sommet de son front, l'ombre d'une ramure. Ainsi, pour la deuxième fois, le Grand Cornu avait eu raison d'elle...

Ses errances au pays des Fées n'étaient pas pour autant terminées. A quelque temps de là, toujours dans la forêt, elle arriva au bord d'une vaste mare et s'y pencha. Du fond des eaux, une femme la regardait. C'était Ygerne, à coup s˚r. Ses cheveux étaient presque tout blancs et de nombreuses rides creusaient son visage. Ses lèvres remuaient ; ses bras se tendaient, comme si elle appelait quelqu'un à son secours. Bouleversée, Morgane se releva, tenta de faire le vide dans son esprit, et se pencha une fois encore sur les eaux transparentes. Alors, elle vit Arthur, entouré

d'hommes de guerre et de chevaux piétinant la poussière, puis Guenièvre aussi, épa-367

nouie mais lasse, Lancelot enfin qui lui disait adieu en lui baisant les lèvres. Un douloureux pincement au cour, elle chassa alors cette dernière vision de son esprit...

Mais la nuit suivante, elle fut tout à coup réveillée par un terrible hurlement qui explosa dans le silence. C'était, lui sembla-t-il, au sommet du Tor, le cri terrifiant de Raven, qui résonnait d'un monde à l'autre...

" Le Pendragon a trahi Avalon... enchaînait comme en écho une voix lointaine. Le Dragon s'est envolé... la bannière sacrée ne flotte plus sur les troupes du Haut Roi... "

Un long sanglot suivit, puis des gémissements qui déchirèrent longtemps les ténèbres et lorsque enfin le silence revint, Morgane était assise baignée d'une lumière blafarde, l'esprit lucide pour la première fois depuis son arrivée dans le monde des Fées.

" Depuis combien de temps suis-je ici, se demanda-t-elle : dix jours, dix mois, dix ans ? Pourquoi suis-je en ces lieux alors que tout le monde me cherche, alors que j'ai encore tellement à faire ? Il faut, sans plus attendre, fuir... Mais comment ? Je n'ai plus de cheval, plus de couteau, plus rien à moi. qu'importé ! Cette fois, je le sens, je le sais, aucune force au monde ne pourra me retenir. "

Naturellement, comme si de toute éternité il était inscrit que son séjour chez les Fées avait effectivement pris fin, elle se leva, noua ses cheveux en une grosse natte, puis se couvrant les épaules d'une peau de bête, elle s'engagea résolument sur le chemin, le seul, elle le savait, qui cette fois allait la mener en toute certitude à Avalon.

Morgane parle :

" Au pays des Fées, le temps n'existait pas et je ne m'en souciais guère.

Mais, revenue en ce

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monde, il me fallut bien constater que le visage de Guenièvre s'était marqué, que l'exquise fraîcheur d'Elaine s'était à jamais enfuie. Seule, je n'avais pas vieilli, et mes cheveux, toujours noirs, comme l'aile d'un corbeau, n'avaient pas un fil blanc.

" Un phénomène assez semblable se produisait à Avalon depuis que les druides l'avaient isolé du monde des chrétiens. Non que le temps se f˚t totalement arrêté comme au pays des Fées, mais parce qu'il s'écoulait à un rythme différent. Incontestablement, on voyait se lever tour à tour le soleil et la lune, se dérouler les rites à l'intérieur du cercle de pierres, un peu comme dans un rêve.

" Ainsi, pouvais-je moi-même rester un mois à Avalon et découvrir ensuite qu'une saison entière s'était écoulée dans le monde extérieur. Je séjournais d'ailleurs de plus en plus souvent dans l'Ile Sacrée, car le monde des chrétiens ne m'apportait que tristesse et désillusion. C'est alors que chacun se mit à remarquer que le temps n'avait plus d'emprise sur moi. J'étais même de plus en plus jeune, et pour cette raison on commença à

m'appeler Morgane la Fée, Le mot de "sorcière" vint aux lèvres de ceux qui ne m'aimaient pas. Pour les prêtres, bien s˚r, c'était là un état appelant toutes les condamnations. "

Sans le cri de Raven, ce cri horrible dont le seul souvenir l'avait déterminée à revenir à Avalon, Morgane n'aurait probablement jamais quitté

le pays des petits hommes sombres. Elle aurait même, sans doute, partagé

volontiers leur vie jusqu'à la fin de ses jours. Une existence sans heurts s'y déroulait, dans le plus grand mystère, sous les eaux des lacs ou sous les îles de la mer, sous les dolmens ou les combes sauvages, dans un domaine inaccessible aux mortels.

Comment oublier les instants d'ineffable émotion que lui avaient procurés la musique des Fées, l'incomparable saveur des fruits, ce langoureux 369

enchantement de l'esprit et des sens, ce sentiment de si totale communion avec la nature, l'atmosphère surtout de tendresse et d'amour qui présidait au moindre échange entre les êtres, les plantes et les choses ?...

D'un pas ferme et assuré, Morgane cheminait donc vers Avalon sans cesser de s'interroger, presque douloureusement, sur la durée de son absence. Elle avait quitté Caerleon au milieu de l'été, et voilà que maintenant ses pieds glissaient sur des plaques de neige durcie. Tout un automne s'était-il réellement écoulé ?

Lorsqu'elle parvint enfin au bord du Lac, o˘ l'eau, près des rives, était gelée, son interrogation tourna au malaise. Pourquoi, au sommet du Tor, voyait-elle soudain une nouvelle église ? Ne fallait-il pas des années pour construire un tel édifice en haut d'une montagne ? Mais alors, les jours, les mois qu'elle recomptait indéfiniment dans sa tête, avaient-ils échappé

au grand livre du temps ? Plus elle tentait de démêler l'écheveau des saisons, plus elle s'embrouillait, plus elle essayait de comprendre, plus un vertige intérieur s'emparait de sa raison-Indécise, après avoir longtemps erré sur les bords du lac, elle prononça enfin la formule magique qui devait lui ouvrir les portes d'Avalon. Mais en vain ! La barge fendant doucement les brouillards dorés refusait d'apparaître et tout, soudain, lui sembla si hostile, qu'elle décida de rebrousser chemin. Sans doute tournait-elle le dos à l'Ile Sacrée. Demain, à l'aube, elle dirigerait ses pas vers la voie romaine qui la ramènerait au besoin jusqu'à Caerleon.

Ayant passé la nuit dans une hutte abandonnée, ouverte à tous les vents, elle repartit le lendemain et ne tarda pas à apercevoir derrière un bouquet d'arbres une petite ferme. Parvenue jusqu'à elle, elle poussa la porte. Un jeune garçon, apparemment simple d'esprit, l'invita à prendre place près du foyer. Il préparait la nourriture de ses oies, et lui offrit sans

!

cérémonie un morceau de pain sec pour calmer sa faim. Un peu réconfortée, elle reprit alors la route, prenant conscience de ses haillons, de ses cheveux emmêlés, de ses pieds écorchés...

La réalité de son état l'abandonna cependant vite lorsque, arrivée dans le pays de Caerleon, elle découvrit un spectacle d'indescriptible désolation : maisons détruites ou incendiées, moissons ravagées pourrissant sur pied dans les champs, fermes saccagées et désertes hantées par quelques poules indifférentes...

Attrapant sans difficulté l'une d'elles, elle lui tordit le cou, alluma un maigre feu derrière une grange épargnée, puis embrocha la volaille sur une tige de bois vert. Elle avait si faim qu'elle dévora à pleines dents la chair encore à moitié crue, suçant les os jusqu'à la dernière parcelle de viande. Revigorée par son festin, elle reprit courageusement sa route, un b

‚ton à la main et marchait depuis peu lorsqu'elle entendit derrière elle résonner les sabots d'un cheval sur le sentier pierreux. N'ayant eu que le temps de se dissimuler derrière un buisson, la contrée devant être infestée de brigands et de pillards, elle vit approcher entre les branches un cavalier solitaire, enveloppé d'une cape grise, et portant en croupe un fardeau volumineux de forme allongée ressemblant à un cadavre dans son linceul. Prise de panique, Morgane se tassa de son mieux derrière sa cache, mais quelle ne fut pas sa surprise, lorsque le cheval parvint à sa hauteur, de reconnaître Kevin le barde, et sa harpe protégée dans son habituelle housse !

Surgissant de sa cachette, Morgane courut à lui, qui, la prenant d'abord pour quelque mendiante chassée par la famine, s'empressa de la repousser :

" Arrière, femme !... Je n'ai rien pour toi ! Ote-toi de ma route ! "

Et il allait talonner sa monture pour forcer le passage, quand soudain, il reconnut la silhouette en guenilles :

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" Morgane ! Est-ce vrai ? s'écria-t-il. que faites-vous ici. et dans quel état êtes-vous ? Mais enfin d'o˘ venez-vous ? J'avais entendu dire que vous étiez à Tintagel lors de la maladie de la reine Ygerne, mais Guenièvre m'a appris ensuite qu'il n'en était rien...

- que dites-vous... ma mère est-elle souffrante ? Mais... je l'ignorais !

Dites-moi tout... "

Descendant péniblement de son vieux palefroi, Kevin mit pied à terre et s'appuyant à l'encolure de la bête, lui apprit la nouvelle :

" Oui, Ygerne a été au plus mal. Tous les soins des sours hélas, ont été

inutiles. Elles n'ont pu la sauver... Oui, Morgane, elle nous a quittés...

Seule Guenièvre était auprès d'elle au jour de sa mort... "

Le cour brisé, Morgane resta sans voix. Ainsi, lorsqu'elle avait entrevu l'image d*Ygerne dans la mare forestière, celle-ci appelait au secours, et elle ne l'avait pas entendue. Toutes deux avaient toujours vécu si éloignées l'une de l'autre...

" quand , cela s'est-il passé ? demanda-t-elle le visage baigné de larmes.

- Il y a un an, au printemps. Mais cette disparition appartient à l'ordre naturel des choses : Ygerne était déjà très vieille... "

Un an, au printemps ! Combien de temps alors était-elle restée absente ?

Lorsqu'elle avait quitté la cour de Caerleon, Ygerne semblait en si parfaite santé ! Non, ce n'était plus en mois qu'elle devait mesurer son séjour chez les Fées, mais en années, en années entières...

" Comme vous êtes p‚le, Morgane ! Prenez un peu de vin dans ma sacoche.

J'ai du pain et du fromage aussi... Dites-moi, que faites-vous sur cette route solitaire revêtue de ces misérables loques ? "

que pouvait-elle répondre ? Comment lui expliquer, sans mentir tout à fait, une vérité impossible à croire ?

" J'ai vécu dans la solitude... loin du monde... je 372

n'ai rencontré aucun être humain depuis très longtemps...

- Ainsi, n'avez-vous jamais entendu parler de la grande bataille ?...

- Non, j'ai vu simplement cette région désertée, ravagée...

- Tout est arrivé il y a trois ans ", expliqua Kevin.

A ces mots, Morgane eut un sursaut.

" Les Saxons ont envahi la région, pillant et br˚lant tout sur leur passage. Arthur a été si gravement blessé qu'il a d˚ rester allongé pendant près d'une année. Mais rassurez-vous, il va bien désormais, poursuivit-il en voyant l'inquiétude se peindre sur le visage de Morgane. C'est alors que Gauvain est accouru du Nord avec les troupes de Lot pour défendre la contrée. Les Saxons ont été refoulés et nous avons connu la paix pendant trois bonnes années. Mais brusquement, l'été dernier, la lutte a repris de plus belle, et une terrible bataille s'est déroulée au Mont Badon. Lot y a trouvé la mort, mais une grande victoire a été remportée. Une si grande victoire, Morgane, que les bardes la chanteront pendant des siècles et des siècles à venir. Jamais on n'avait vu un tel affrontement depuis l'époque des Césars. Gr‚ce à cette victoire, nous avons enfin gagné la paix. Nous la devons au roi Arthur. "

Morgane, chancelante, absorba d'un trait le vin que lui tendait Kevin, mais elle toucha à peine au pain et au fromage. En retour, elle voulut lui offrir une cuisse de poulet, relief de son dernier repas.

" Non, merci, refusa-t-il poliment, j'ai fait vou de ne jamais manger de chair animale. Lorsque je vivais sur l'île d'Avalon, les druides disaient que l'homme pouvait raisonnablement go˚ter à tous les dons de Dieu, et que le pire n'était pas ce qui entrait dans sa bouche, mais ce qui en sortait !

Merlin dit la même chose, mais, quant à moi, je préfère renoncer à la chair car elle donne soif, et pousse à boire trop de vin... "

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Morgane n'ignorait pas que le barde avait raison. Elle-même, lorsqu'elle buvait les décoctions d'herbes sacrées, ne pouvait manger qu'un peu de pain et des fruits. Mais c'était autrefois, il y avait très longtemps, à

l'époque o˘ elle était encore fidèle à ses voux, alors que maintenant...

" Morgane, o˘ allez-vous ? questionna à nouveau Kevin.

- Je vais à Caerleon...

- A Caerleon ? Pourquoi Caerleon ? Il n'y a plus rien, là-bas. Arthur a fait don de ce fief à l'un de ses chevaliers et il est parti avec toute sa Cour pour Camelot depuis plus d'une année. Mais j'y songe, si vous ignoriez tout de ce combat épique, vous ne savez sans doute pas davantage qu'Arthur a trahi Avalon et les Tribus ?

Morgane tressaillit. Arthur avait trahi... Ainsi, Raven... le cri...

chuchota-t-elle, intérieurement...

" A-t-il vraiment livré ses alliés aux troupes saxonnes ? s'entendit-elle demander le cour battant.

- Non ! Mais sur l'insistance de Guenièvre, à la veille de la bataille de Mont Badon, il a abandonné l'emblème du Dragon pour celui de la croix du Christ... "

Se rappelant le couronnement d'Arthur et son solennel serment au peuple d'Avalon, Morgane leva vers Kevin un regard horrifié.

" Ainsi, il a osé trahir sa parole ! Les Tribus ne l'ont-elles pas abandonné ? demanda-t-elle d'une voix blanche.

- Certaines d'entre elles, si ! Le Vieux Peuple des collines galloises par exemple, voyant la croix brodée sur la bannière, a fait demi-tour sans que le roi Uriens parvienne à le retenir ! Mais la plupart furent pris entre l'enclume et le marteau : ou ils livraient bataille aux côtés d'Arthur et de ses chevaliers, ou ils tombaient irrémédiablement aux mains des Saxons... Viviane veut accuser Arthur de haute trahison, poursuivit le barde, mais elle éprouve quelque

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réticence à agir au grand jour devant le peuple entier. C'est pourquoi je me rends à Camelot : là-bas, je tenterai de faire revenir Arthur sur sa décision. S'il refuse de m'entendre, Viviane alors s'y rendra, en personne, afin de lui rappeler le ch‚timent réservé aux parjures. Personnellement, j'aurais agi beaucoup plus sévèrement, mais ainsi en a décidé la Dame du Lac... Voilà, Morgane, vous savez tout. Désormais, il nous faut repartir.

Mon cheval peut nous porter tous deux. J'aimerais arriver à Camelot dès demain !

- Merci, Kevin, mais je préfère marcher à vos côtés, répondit Morgane en aidant l'infirme à enfourcher sa monture. Ce dont j'ai pour l'instant le plus besoin, c'est d'un couteau car j'ai perdu le mien, et de quelqu'un qui puisse réparer mes bottes. "

A quelques lieues de là, ils trouvèrent bientôt, niché au creux d'une gorge solitaire, un hameau épargné o˘ Morgane put faire arranger ses bottes et acheter une dague de bronze. Lorsqu'ils reprirent leur route, quelques flocons tourbillonnaient dans un ciel menaçant. Aussi, plutôt que de risquer d'être surpris en rase campagne par une tempête de neige, Kevin proposa-t-il de s'arrêter avant la nuit dans une étable abandonnée qu'il connaissait.

Côte à côte, ils dormirent à même le sol, frileusement emmitouflés dans leurs vêtements. Morgane, en dépit de sa fatigue extrême, se réveilla aux premières lueurs de l'aube. De p‚les rayons s'infiltrant à travers les pierres mal jointes lui révélèrent la repoussante saleté des lieux. Elle en eut la nausée. Elle, Morgane, duchesse de Cornouailles, prêtresse d'Avalon, avait passé la nuit dans cette étable ! quelle déchéance !

" qu'ai-je fait de ma vie ? s'interrogea-t-elle douloureusement, plus meurtrie encore dans son ‚me que dans son corps, frissonnant davantage d'angoisse et de remords, que de froid et de solitude. J'ai laissé ma mère mourir seule loin de moi, j'ai

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abandonné mon enfant, j'ai trahi Viviane, je me suis l‚chement reniée moi-même... "

" qu'avez-vous, Morgane ? " murmura tout près d'elle la voix douce de Kevin, en l'entendant pleurer.

Alors, pour toute réponse, Morgane éclatant en sanglots se jeta dans les bras du barde.

" Mon Dieu, vous acceptez de poser votre tête sur mon épaule... chuchota-t-il tout ému, caressant tendrement ses cheveux. Vous ne me fuyez pas, comme toutes les autres, en dépit de mon corps difforme, de mes jambes tordues, de mes mains mutilées...

- Kevin... Kevin, vos mains créent la plus belle musique du monde !

Pourquoi donc vous fuirais-je ?

- Toutes les femmes hélas ne parlent pas comme vous, répondit le barde d'une voix si malheureuse que Morgane sentit ses propres chagrins fondre devant une telle détresse. Je leur fais peur, et même aux feux de Beltane, les servantes de la Déesse s'arrangent pour être loin de moi afin de ne pas se retrouver dans les bois en ma compagnie ! Ne voulant pas les obliger à

supporter mes infirmités, je les fuis donc à mon tour. Voilà pourquoi il ne m'a jamais été donné d'aimer une femme... Jamais... Pardonnez-moi, je ne devrais pas vous dire tout cela... Mais avoir tout à l'heure senti votre tête sur mon épaule, votre corps contre le mien, m'a rendu si heureux... "

L'amertume de telles paroles, l'indicible douleur de son regard, remuèrent Morgane à tel point qu'elle se pencha spontanément sur son visage. Hormis ses cicatrices affreuses, il ne manquait ni de beauté, ni d'attrait. Ne pensant d'abord qu'à lui dispenser un peu de vraie tendresse, elle lui baisa le front, puis les joues et les lèvres. Mais, lorsqu'elle vit briller dans son regard l'étincelle d'un bonheur auquel le malheureux n'avait jamais go˚té, un profond désir de lui faire don d'elle-même s'empara d'elle. Oui, lui aussi avait le droit de connaître le grand élan universel.

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Elle voulait, telle la Déesse généreuse, lui apporter la joie et la consolation...

Voilà pourquoi, Morgane la Fée, dans cette étable misérable perdue dans la campagne, offrit ce matin-là à Kevin le barde sa première leçon d'amour...

" Morgane, lui demanda-t-il, rayonnant de joie au sortir de la grange, Morgane... dites-moi : o˘ aviez-vous disparu toute cette éternité ?

- Je ne le sais exactement, éluda-t-elle. Loin, très loin, hors de ce monde, me semble-t-il. J'essayais d'atteindre Avalon, mais n'y parvenais pas : la voie m'était interdite ! Je me suis retrouvée alors ailleurs, en marge du temps, dans un monde de rêve et de sortilèges, un monde immobile, un monde d'amour et de musique...

- Moi aussi, me semble-t-il, j'ai séjourné un jour dans cet étrange au-delà, moi aussi j'ai entendu leur musique enchanteresse. Peut-être, y retournerai-je bientôt pour ne plus revenir. Là-bas, les femmes ne se rient pas de moi ; elles m'aiment pour ma musique... Mais allons maintenant, Morgane ! Ce soir nous devons être à Camelot ! Nous arriverons ensemble.

Toute la cour d'Arthur croira ainsi que vous venez d'Avalon en ma compagnie. "

II s'arrêta un instant, la regarda longuement avec des yeux tout à la fois de vraie reconnaissance et de mélancolie :

" Morgane, merci ! Vous m'avez fait le plus beau des dons... "

C'est alors, comme il effleurait de ses doigts son front, l'arête fine de son nez, ses lèvres, la courbe délicate de son menton, que brusquement se produisit dans l'air une explosion de lumière. Morgane venait de détacher son regard du sien et elle entr'aperçut dans un éclair le visage ravagé du barde : entouré d'un cercle de feu, il paraissait br˚ler sous l'effet d'une douleur insoutenable. Puis les

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flammes envahirent tout son corps et il devint une torche vivante...

Morgane poussa un cri et arracha sa main de celle de Kevin qui parut stupéfait de la voir reculer :

" Morgane, qu'avez-vous ?

- Ce n'est rien... rien... je me suis tordu la cheville ", murmura-t-elle en détournant la tête.

Mais Morgane ne connaissait que trop la fatale signification de cet éblouissement bref et cruel : elle avait vu la mort ! La mort par le feu !

que signifiait donc cette vision ? Les traîtres eux-mêmes ne mouraient pas ainsi ! A moins qu'elle n'ait plongé sans le vouloir dans le passé du barde, quand le destin l'avait à jamais marqué dans sa chair ?

" Partons ! dit-elle si brusquement que Kevin sursauta. Partons ! Ne restons pas ici une minute de plus ! "

XXI

Guenièvre se réveilla la tête encore pleine de son rêve : Morgane l'entraînait par la main jusqu'aux feux de Beltane, et là lui ordonnait de s'allonger auprès de Lancelot. Souriant d'abord de cette vision nocturne, elle se demanda bientôt si ce songe ne lui avait pas été envoyé par le Diable. Curieusement, à chaque fois que lui venait une mauvaise pensée, Morgane y était intimement mêlée d'une manière ou d'une autre. Certes elle n'éprouvait aucune sympathie pour la prêtresse mais ne lui souhaitait pas pour autant le moindre mal. Elle espérait seulement qu'elle finirait par se repentir de ses fautes et trouverait la paix de l'‚me au fond d'un monastère, le plus éloigné possible de Camelot !

Toute la matinée cependant, assise devant le linge 378

d'autel qu'elle était en train de broder pour l'église, Guenièvre ne parvint pas à chasser de son souvenir les images de la nuit. Bien plus, chaque point de son ouvrage o˘ elle achevait une croix, une croix de fils d'or... semblait prendre un malin plaisir à coudre dans son cour l'inoubliable visage de son chevalier nocturne !

Marmonnant du bout des lèvres quelques prières pour se faire pardonner, ses pensées la ramenèrent aux feux de Beltane. Arthur lui avait promis de les supprimer dans tout le pays, et sans doute l'aurait-il déjà fait si Merlin ne s'y était violemment opposé. Elle n'en voulait d'ailleurs pas au vieil homme d'avoir de telles réactions. Il était si bon et si doux que, chrétien, il aurait sans nul doute fait le meilleur des prêtres. Il avait simplement supplié Arthur de ne pas désespérer brutalement les adeptes de la Déesse, pour eux l'unique protectrice de la fécondité de leurs épouses, de leurs moissons et de leurs troupeaux. " Ces pauvres hères, avait-il ajouté, passent leur vie à retourner la terre pour ne pas mourir de faim.

Ils ont bien d'autres préoccupations que de se complaire dans le péché ! "

Mais pour une chrétienne convaincue comme Guenièvre, aller danser nue dans les champs et s'offrir à un inconnu ne pouvait que conduire en enfer. Aussi en avait-elle fait la remarque à Merlin.

" Un roi doit protéger son peuple contre les envahisseurs comme un fermier doit défendre ses moissons contre les rats et les voleurs, avait répliqué

Merlin. Il n'est pas du devoir d'un souverain d'imposer à ses sujets la conduite de leur conscience !

- Le roi est le protecteur de son peuple, avait-elle insisté avec la certitude d'être dans le vrai. A quoi lui servirait de protéger les corps s'il laissait les ‚mes tomber aux mains du Diable ? Merlin, de nombreuses mères m'envoient leurs filles pour les faire bénéficier de l'éducation de la Cour. quelle reine serais-je si je les laissais courir aux feux de Beltane ou s'aven-379

turer hors des murs du ch‚teau avec un inconnu ? Ces mères me confient leurs filles parce qu'elles ont confiance en moi, elles savent que je les protégerai...

- Veiller sur la vertu de jeunes filles inexpérimentées est une chose, avait-il ironisé ; gouverner un royaume en est une autre !

- Mais Dieu n'a jamais dit qu'il existait une loi pour les gens de la Cour, et une autre pour ceux des campagnes ! Chacun doit rester fidèle aux mêmes commandements... que se passerait-il si mes suivantes et moi-même nous nous égarions dans les champs pour y satisfaire nos quatre volontés, comme cela se pratique aux feux de Beltane ? Je ne peux croire...

- Mais, Guenièvre, l'avait interrompue Merlin avec douceur, la regardant au fond des yeux, comme pour lire dans son ‚me, pensez-vous vraiment qu'une simple interdiction de se rendre aux feux de Beltane nous empêcherait de répondre à l'appel de la Déesse, Mère Eternelle qui règne sur nos corps et nos ‚mes ? Ecoutez-moi : il y a juste deux siècles, toutes les lois du Pays d'Eté interdisaient formellement d'adorer le Christ, de crainte de porter tort aux dieux de Rome. Or, des chrétiens sont morts plutôt que de se prosterner devant des idoles, morts pour avoir refusé de renier leur foi...

Guenièvre, ne me dites pas que votre Dieu est aussi un tyran, comme le fut jadis l'empereur de Rome ?

- Dieu est la réalité et la vérité. Les idoles ont été fabriquées par les hommes, avait-elle protesté.

- Ni plus ni moins que l'image de la Vierge Marie que vous avez brodée sur la nouvelle bannière d'Arthur, avait rétorqué Merlin non sans malice. Pour moi, toute matérialisation d'un dieu est inutile. Dieu vit en moi, il m'accompagne et me montre le chemin. Mais d'autres ressentent, au contraire, le besoin de placer leur Déesse dans des cercles de pierres, ou de voir leur Dragon flotter sur les bannières, exactement comme certains chrétiens ont

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besoin de la Vierge Marie ou de la croix sur leurs emblèmes. Vos chevaliers eux-mêmes ne portent-ils pas désormais cette croix sur leur bouclier ?... "

Des mois s'étaient écoulés depuis cette conversation, mais elle revenait sans cesse à la mémoire de Guenièvre. Nul doute que Morgane elle aussi lui aurait conseillé de se rendre aux feux de Beltane pour retrouver Lancelot.

Même Arthur ne lui avait-il pas promis de ne poser aucune question s'il apprenait un jour qu'elle portait enfin un enfant ? Ne lui avait-il pas, en d'autres termes, laissé entière liberté de prendre Lancelot pour amant...

CaÔ arriva à propos pour l'arracher à ses pensées honteuses :

" Le roi vous demande de bien vouloir le rejoindre dans le champ clos. Il désire, je crois, vous montrer quelque chose. "

Guenièvre appela Elaine et Meleas, et les précéda dans le grand escalier.

Les dernières traces de neige avaient presque entièrement disparu des prairies entourant le ch‚teau. Déjà quelques bourgeons d'un vert très tendre, illuminant les branches, annonçaient le printemps. Un tapis de fleurs multicolores envahirait bientôt la nature et, dans le petit jardin qu'elle avait fait aménager au pied des murailles, avec l'aide du jardinier préféré du roi Leodegranz, s'épanouiraient dans quelques semaines de somptueux massifs et d'innombrables plantes potagères. Arthur, attentif toujours à ses moindres désirs, avait pour elle accepté d'installer à flanc de colline le champ réservé aux manouvres militaires situé normalement dans l'enceinte du ch‚teau. Ainsi, disposait-elle d'un plus vaste parterre spécialement aménagé à son intention.

Lancelot, si proche d'elle la nuit dernière, s'avançait à sa rencontre. Le cour battant, elle prit son bras et le suivit jusqu'à la clôture de bois qui entou-381

rait le champ. Arthur avait fait placer plusieurs rangées de sièges.

Accoudé à la lice, il observait, en les attendant, une dizaine de chevaliers joutant à l'intérieur de l'enclos. Tous combattaient avec des lances de bois prévues pour l'entraînement, en se protégeant derrière des boucliers de cuir.

" Venez ! lança Arthur les voyant approcher. Venez ! " Puis, s'adressant à

Guenièvre, il désigna un jeune garçon en chemise safran. " Ne vous rappelle-t-il pas quelqu'un ? demanda-t-il.

- Non, je ne vois pas... Il se bat comme un diable !... qui est-ce ? "

Très juvénile, le visage ovale à peine ombré d'une barbe naissante, un adolescent se démenait furieusement dans la mêlée harcelant ses partenaires de si fougueuse manière qu'il se retrouva bientôt seul au centre d'un vaste cercle.

" qui est-ce ? interrogea Guenièvre de nouveau. Comme il se bat avec ardeur !

- Il vient-d'arriver à la Cour et a refusé de révéler son nom, répondit Lancelot sans le quitter des yeux. CaÔ l'a aussitôt envoyé aux cuisines o˘

l'on se moque de lui en l'appelant " Beau Sire ", à cause de ses mains blanches et de ses bonnes manières ! "

Guenièvre fixa à son tour le jeune homme avec attention. Son beau visage encadré de cheveux blonds rayonnait dans le vent léger. Ce front haut, large, ce nez volontaire, cette allure énergique...

" II a quelque chose de Gauvain, avança-t-elle, se retournant vers ce dernier.

- Nous avons la reine la plus perspicace qui soit ! répondit joyeusement le chevalier. Ma Dame, vous avez raison. Ce jeune homme n'est autre que mon jeune frère Gareth...

- Et comment ce garçon se trouve-t-il à ma cour à mon insu ? questionna sévèrement Arthur.

- Si je n'en ai rien dit, expliqua Gauvain l'air embarrassé, ce n'était nullement dans l'intention de

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tromper mon Roi. Mais Gareth m'avait expressément demandé de ne pas révéler son identité, se refusant à jouir des faveurs spéciales qu'aurait pu lui valoir sa qualité de cousin du Haut Roi. Il souhaite avant tout qu'on le distingue pour sa force, son courage et son adresse, et non parce qu'il est le fils de Morgause !

- L'intention est louable ! intervint Lancelot. Mais une année sous les ordres de CaÔ ne sera pas de trop pour faire de lui un preux. Il a encore beaucoup à apprendre. "

Et pour expliciter ses dires, Lancelot sauta la barrière, empoigna une lance de bois et se rua sur l'adolescent qui, fièrement campé sur ses deux jambes, le regarda venir avec étonnement.

Gareth en effet hésita. Bien qu'il e˚t une tête de plus que lui, fallait-il défier l'écuyer du roi ? Mais, voyant Arthur lui adresser un signe d'encouragement, il bondit, la lance en avant... pour ne trouver, à sa grande surprise, que le vide, car Lancelot, d'un saut de chat, s'était écarté, et contre-attaquant aussitôt, il l'avait touché à l'épaule, déchirant sa chemise.

Lancelot cependant avait glissé sur l'herbe mouillée. Un instant à genoux, vulnérable, il s'exclama :

" Attaque, mon garçon. Profite de la situation ! Tu as de la chance que je ne sois pas un Saxon, car voilà ce qui se passerait maintenant, regarde ! "

Se relevant d'un bond, Lancelot frappa comme la foudre. Du plat de sa lance, il lui assena en travers de la poitrine un coup d'une telle violence que le garçon désarçonné mordit aussitôt la poussière à demi assommé.

" Pardonne-moi, lança Lancelot en se précipitant pour l'aider à se relever.

Je voulais simplement t'apprendre à parer tous les coups.

- Vous m'avez grandement honoré, sire Lance-lot, balbutia à grand-peine le jeune homme, tout

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étourdi par le choc, les cheveux en bataille. Nul doute que cette leçon me sera profitable.

- Nous ferons de lui un chevalier aussi adroit et fier que son frère, commenta Arthur à l'intention de Gauvain. Veille cependant à ne pas lui révéler que je connais son identité : les raisons qu'il a invoquées méritent le respect. Dis-lui seulement que je l'ai vu combattre et que je le ferai chevalier à la Pentecôte. "

Un sourire de gratitude illumina le visage de Gauvain.

" Voilà encore un homme prêt à donner sa vie pour le roi ", songea Guenièvre. Décidément Arthur, par sa tranquille simplicité, savait inspirer amitié, enthousiasme, dévotion même. Généreux et serein, il attirait à lui toutes les énergies, conscient de ses très relatives aptitudes aux joutes si prisées par les siens.

Laissant les chevaliers et les dames d'honneur commenter avec passion les assauts de deux nouveaux qui venaient de faire leur entrée sur le terrain, Arthur prit la reine par la main et la conduisit lentement vers le mur fortifié protégeant le ch‚teau et la cité de Camelot. De la hauteur, Guenièvre pouvait apercevoir au loin l'île de son enfance, le royaume de son père et, un peu plus au nord, une autre île ressemblant à un dragon endormi.

" Votre père vieillit... dit Arthur, plongé, lui aussi, dans la contemplation du paysage. Comme il n'a pas de fils, je me demande qui régnera après lui ?

- Le mieux ne serait-il pas de confier la régence de ce royaume à l'un de vos vassaux ? Car si j'en suis l'héritière unique, je me sens bien incapable de le protéger des convoitises qu'il suscitera après la disparition de mon père... Arthur, votre père, Uther Pendragon, a-t-il été

fait roi, lui aussi, sur l'île du Dragon ?

- Oui, c'est du moins ce que m'a affirmé la Dame du Lac, répondit Arthur à

mi-voix, et, ce jour-là, il

s'est solennellement engagé à défendre l'ancienne religion et le peuple d'Avalon, comme j'en ai fait serment après lui. "

Un long moment, tous deux gardèrent le silence, Arthur perdu dans ses souvenirs, Guenièvre s'interrogeant sur les tenaces convictions héritées des paÔens, qui hantaient encore, même s'il n'en disait rien, les pensées de son époux.

" Arthur, dites-moi, n'est-ce pas le jour o˘ vous vous êtes enfin tourné

vers le vrai Dieu, insinua-t-elle, que vous avez chassé à jamais l'ennemi de notre sol ?

- Ne parlez pas ainsi, Guenièvre ! Personne ne sait quand un pays est définitivement délivré de ses ennemis !

- Dieu vous a apporté la victoire, Arthur, pour que vous régniez sur cette terre en roi chrétien. Si les mystères d'Avalon recelaient la moindre vérité, Dieu et la Vierge vous auraient-ils accordé une si éclatante victoire ?

- Mes armées ont chassé les Saxons en brandissant la bannière du Christ, je n'en disconviens pas, mais qui sait si, un jour, je ne serai pas ch‚tié

pour avoir failli à tous mes engagements envers Avalon ? "

A ces mots, Guenièvre détourna son regard vers le sud imaginant le clocher de l'église, dédiée à saint Michel, qui se dressait au sommet du Tor. Les religieuses de Glastonbury lui avaient raconté qu'autrefois la colline était couronnée de très hautes pierres que les prêtres avaient fait disparaître avec beaucoup de mal... Or n'avait-elle pas justement rêvé, une nuit, que Lancelot la menait par la main jusqu'à ces sombres rocs et qu'elle lui offrait enfin ce qu'elle lui avait refusé jusqu'alors ?...

La voix d'Arthur l'arracha brutalement à ses pensées :

" Guenièvre... je vous parle et vous ne m'écoutez point ! Dites-moi plutôt : ne serait-il pas grand temps pour Lancelot de prendre femme ?

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- Pourquoi ne pas attendre qu'il en manifeste lui-même le désir ? "

La voix de Guenièvre était calme, presque indifférente, et elle s'étonna malgré elle de la manière dont elle réussissait maintenant à dominer son émotion lorsque l'on prononçait devant elle le nom de Lance-lot.

" II ne m'en parlera jamais, poursuivit Arthur. Il ne veut pas me quitter et ne s'intéresse nullement au mariage. La fille de Pellinore l'aime pourtant et le rendrait heureux. De plus, il n'est pas riche et Elaine a du bien pour deux...

- Sans doute avez-vous raison, Elaine en effet ne le quitte pas des yeux, reste sans cesse à l'aff˚t du moindre de ses regards... "

" Comme je souffrirais de le perdre à jamais, disait en même temps son cour, démentant aussitôt ce que sa bouche venait de dire, mais comme je me sentirais soulagée de le savoir marié ! Ainsi quitterait-il sans doute Camelot, et ne le voyant plus, mon ‚me échapperait au péché permanent qui me ronge... "

" Je crois que Lancelot accepterait plus facilement de prendre épouse si son mariage ne l'éloignait pas de la Cour, reprit Arthur. Comme il serait doux, pour nous tous, de voir ses enfants et les nôtres, car nous en aurons aussi un jour, grandir ensemble à l'ombre des remparts de Camelot !

- Dieu vous entende ! murmura Guenièvre en se signant.

- Oh ! regardez, s'exclama soudain Arthur en se penchant pour mieux voir le chemin sinueux qui montait au ch‚teau, un cavalier arrive là-bas ! On dirait Kevin le barde... Il vient sans doute d'Avalon et, pour une fois, il a eu la sage idée de se faire accompagner d'un serviteur.

- Ce n'est pas un serviteur, rectifia Guenièvre les yeux fixés sur la mince silhouette assise en croupe derrière le harpiste. C'est une femme ! Et moi qui

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croyais que les druides, comme les prêtres, se tenaient toujours à

l'écart de la gent féminine !

- Pas tous, mon cour, seulement ceux qui occupent d'éminentes fonctions : les autres se marient fréquemment. Mais, peut-être Kevin a-t-il simplement rendu service à une voyageuse de rencontre. Envoyez vite l'une de vos femmes prévenir Merlin de son arrivée, et une autre aux cuisines car je veux qu'on donne un festin en son honneur. Allons au-devant de lui, voulez-vous, allons tous deux accueillir notre poète et musicien favori ! "

Lorsqu'ils atteignirent la haute porte, CaÔ était déjà là, souhaitant chaleureusement la bienvenue au Sarde qui, en les apercevant, s'inclina aussitôt devant eux. Mais Guenièvre n'avait d'yeux que pour la fragile silhouette qui se laissait glisser à terre le long des flancs du palefroi.

" Morgane, balbutia-t-elle, Morgane, est-ce possible ?...