NOTICE HISTORIQUE
L'Islam, de sa fondation au califat de Haroun al-Rachid
Mohammed, ou Muhammad (le Loué), celui que l'Occident médiéval appela Mahom avant qu'il fût nommé Mahomet, est né vers 570 à La Mecque. Il appartenait à la famille des Banou Hachim. Son grand-père, Abd al-Mottalib, avait eu dix fils, dont Abdallah qui épousa Amina bint Wahb, laquelle engendra Mohammed, fils unique. Abdallah mourut sans doute avant la naissance de celui-ci. Après la mort de sa mère et de son grand-père, Mohammed fut élevé par son oncle Abou Talib en compagnie de son cousin Ali.
Il mena jusqu'à la quarantaine une vie tranquille et ascétique. C'est au cours d'une retraite dans une grotte sur le mont Hira qu'il eut la révélation de sa mission : une voix lui ordonna de transmettre le message du Seigneur et l'ange Gabriel lui apparut pour lui révéler qu'il avait été élu par Allah pour être son Envoyé. Il lui commanda de prêcher et lui dicta peu à peu les paroles divines qu'il devrait « réciter » (le mot Coran dérive du verbe qui signifie en arabe lecture ou récitation), c'est-à-dire faire connaître au monde.
Le premier disciple de Mohammed fut sa propre femme Khadidja qui le soutint et l'encouragea dans ses moments de doute. Elle fut bientôt rejointe par Ali, par Zayd, un esclave affranchi, par Abou Bakr dont le Prophète épousera la fille Aïcha et par Othman. Ses prêches suscitèrent l'adhésion des petites gens mais aussi l'opposition de l'aristocratie, celle des Koraïchites, riches marchands de La Mecque, qui, après avoir accablé Mohammed de sarcasmes, en vinrent aux menaces.
La répression s'accentuant, le Prophète, qui avait rassemblé autour de lui une petite communauté, envisagea de quitter La Mecque. Invité par les habitants de Yathrib, il prépara longuement et secrètement sa fuite. Il gagna cette ville avec deux cents adeptes le 24 septembre 622. Les musulmans firent commencer la nouvelle ère de « l'hégire » (émigration), exactement du premier mois de cette année-là, à une date correspondant au 16 juillet 622.
A Yathrib, qui deviendra « Madinat al-nabi », la « ville du prophète » (Médine), Mohammed affirme sa vocation d'envoyé de Dieu (Rasoul Allah) et chef de la nouvelle communauté fraternelle (Oumma). Il fixe les règles essentielles de ce qui allait devenir l'Islam (soumission totale à la volonté divine); il se fait législateur, juge et chef de guerre, guide spirituel au nom d'Allah, fondant ainsi une théocratie.
Les musulmans livrèrent plusieurs batailles, notamment contre des assaillants venus de La Mecque à l'instigation des Koraïchites. Ces derniers échouèrent devant Médine lors de la « Bataille du Fossé », et Mohammed put passer à l'offensive. Finalement, après avoir divisé et isolé ses ennemis, tout en renforçant sans cesse son camp, Mohammed, le 20 ramadan de l'an 8 (11 janvier 630), entra en vainqueur dans La Mecque à la tête d'une forte armée. Monté sur une chamelle, il fit sept fois le tour de la Pierre Noire, la Ka'ba, située au centre du sanctuaire fondé, selon le Coran, par Abraham ; il la toucha de son bâton, fit abattre les idoles et effacer les fresques qui ornaient le temple sauf celles d' Abraham, de Jésus et de la Vierge Marie. Puis il fit jurer fidélité et obéissance à la population de La Mecque.
Les deux dernières années de la vie du Prophète furent marquées par de nombreux ralliements à l'Islam dans toute l'Arabie, tandis que les armées musulmanes commençaient la conquête du monde. Mohammed entra en agonie à Médine en l'an 11 de l'hégire et y mourut le 8 juin 632. Il fut enterré par les amis d'Ali à côté de la mosquée de la ville et sa tombe devint un lieu de pèlerinage.
La religion et l'État théocratique qu'avait fondés Mohammed survécurent à sa mort, mais non sans difficultés. Malgré des oppositions, dont celle d'Ali, Abou Bakr, oncle du Prophète, fut désigné comme successeur ou vicaire de l'Énvoyé de Dieu (Khalifa Rasoul Allah) et il imposa son autorité à toute la péninsule arabe. Son bref califat fut suivi par celui d'Omar (634-644), un Koraïchite qui s'était rallié à Mohammed, puis par celui d'Othman, appartenant à la famille des Omeyyades et gendre du Prophète. Ces débuts du califat n'allèrent pas sans d'âpres querelles et affrontements. Si Omar périt fortuitement, tué par un esclave mécontent, Othman, lui, fut victime d'un coup d'État dirigé par Aïcha, veuve du Prophète, et par Ali, qui avait épousé Fatima, fille de Mohammed et de Khadidja, et qui était donc cousin et gendre du Prophète. Ali fut proclamé calife à Médine le jour même du meurtre d'Othman.
Il se heurta immédiatement aux Omeyyades qui avaient à leur tête un cousin d'Othman, Moawiya, gouverneur de la Syrie, ainsi qu'à d'autres opposants comme le clan d'Aïcha. Mais il reçut le renfort de places fortes dont Koufa, située dans la vallée de l'Euphrate. Il en fit sa capitale après avoir abandonné Médine. Dans la guerre civile qui ne tarda pas à éclater, Ali remporta d'abord des succès comme la victoire de la « Bataille du Chameau ». En 657, à Siffin, il affronta les troupes de Moawiya. Les escarmouches, indécises, durèrent plusieurs semaines. Finalement, Ali accepta que son différend avec Moawiya soit réglé par un arbitrage. Certains de ses partisans le refusèrent : Ali, successeur du Prophète, n'avait pas le droit, dirent-ils, de s'en remettre à un arbitrage humain. Ils quittèrent son camp et ces Kharidjites (« ceux qui sont sortis ») créèrent ainsi le premier schisme dans l'Islam.
En janvier 658, les arbitres déclarèrent Ali responsable des événements qui avaient abouti à l'assassinat d'Othman, ce qui équivalait à une destitution. Tandis qu'Ali se retournait contre les Kharidjites qu'il massacrait à Nahrawan, Moawiya renforçait son emprise. Il put se faire proclamer calife en mai 660 à Jérusalem et prit Damas comme capitale. Ali, lui, fut assassiné en janvier 661, à Koufa, par un Kharidjite qui, ainsi, vengeait ses frères.
Cependant, le cousin, compagnon et gendre du Prophète avait conservé, même mort, des partisans qui furent à l'origine d'un autre schisme, celui des chiites. L'Islam va, en effet se diviser en deux grands courants : d'un côté les sunnites, qui se réclament de la Tradition à partir des faits, gestes et déclarations du Prophète, et qui fournissent les califes, d'un autre côté les chiites qui vont développer peu à peu leur propre interprétation des écrits sacrés.
Ali avait eu deux fils de son mariage avec Fatima. L'aîné, Hassan, fut proclamé cinquième calife par les chiites. Mais il renonça à cette élévation et s'entendit avec Moawiya (cependant les chiites prétendirent plus tard que ce dernier avait fait empoisonner Hassan). Le second fils, Hossein, ne se rallia pas. Lors de l'avènement comme calife du fils de Moawiya, Yazid, en 680, il refusa de le reconnaître comme tel et revendiqua le califat pour lui-même. Comme il s'efforçait de gagner Koufa avec quelques partisans, il se heurta à une troupe commandée par Obeyd Allah, aux ordres de Yazid. Hossein et tous les siens furent massacrés. C'était le 10 octobre 680 (10 mouharrem 61) à Karbala. Depuis, cette date est, chaque année, pour les chiites, une journée d'affliction, de méditation et de pénitence en souvenir des « martyrs de Karbala ».
Les cinquante années qui s'écoulent entre la mort du Prophète et le début de la dynastie des Omeyyades furent capitales pour l'enracinement, le développement et l'expansion de l'Islam.
Mohammed, de son vivant, avait établi son autorité sur toute l'Arabie. Abou Bakr consolida cet acquis tout en lançant les premières opérations de conquête. Il revint à Omar et à Othman de leur donner une grande ampleur. L'avancée des soldats de l'Islam fut foudroyante. Elle fut facilitée par l'affaiblissement de l'Empire byzantin et de l'Empire des Sassanides (ils régnaient sur la Perse et la Mésopotamie) qui s'étaient épuisés en une longue guerre. Les Arabes mirent moins de dix années à se rendre maîtres des vallées du Tigre et de l'Euphrate, de la Mésopotamie qu'ils appelèrent Irak. Ils y fondèrent les places fortes de Basra et de Koufa. Yazdgard III, souverain sassanide, trouva la mort au Khorasan en 651.
Dans le même temps les armées musulmanes avançaient en Palestine et en Syrie. L'empereur byzantin Héraclius tenta de contre-attaquer. Ses troupes furent écrasées à la bataille du Yarmouk (août 636). Damas fut définitivement prise par les musulmans la même année, Jérusalem en 638. En 640, la conquête de la Palestine et de la Syrie était achevée. Le « croissant fertile » était aux mains des conquérants arabes.
En Égypte, que les Grecs avaient reprise aux Sassanides, les Byzantins avaient confié le pouvoir au patriarche orthodoxe d'Alexandrie, Cyrus, auquel, d'ailleurs, s'opposaient les chrétiens coptes. Le général Amr, à la tête d'une armée musulmane, vint à bout de la résistance des contingents byzantins en moins de deux ans. Cyrus fut obligé de négocier la reddition de la province, et obtint, en contrepartie, des garanties pour les chrétiens, pour leur culte et pour la gestion de leur communauté. A la fin de 642, les Arabes entrèrent dans Alexandrie qui demeura entre leurs mains malgré une courte contre-offensive de Byzance. Amr fonda sur le Nil la citadelle de Fostat, près de laquelle se développera plus tard la ville du Caire.
Ainsi, une première vague de conquêtes avait étendu le monde islamique jusqu'à la Cyrénaïque, jusqu'à l'est de la Perse, jusqu'aux montagnes de l'Anatolie.
Les premiers califes, ceux qui sont considérés par la tradition comme éminents, se trouvèrent ainsi placés devant une tâche considérable : organiser l'empire que leurs conquêtes avaient créé, et d'abord régler le sort des populations. Si la marche irrésistible des armées musulmanes s'était accompagnée de massacres, les victimes en avaient été surtout les soldats vaincus. Les Arabes avaient besoin de ceux, travailleurs et administrateurs, qui se trouvaient déjà sur place.
Les Arabes conquérants, guerriers, gestionnaires, propriétaires de biens confisqués, constituèrent une élite bénéficiant de droits particuliers, notamment en matière fiscale, et d'un prestige résultant de leur appartenance à une communauté religieuse victorieuse. Ces privilèges suscitèrent un nombre croissant de conversions. Mais, avant d'en bénéficier, sur le plan fiscal notamment, ces convertis durent attendre une, voire deux générations.
Les « gens du Livre », chrétiens et juifs, auxquels étaient assimilés les zoroastriens et les Sabéens, purent continuer à célébrer leurs cultes et à œuvrer en tant que protégés (dhimmi) du pouvoir islamique et moyennant le paiement d'une capitation spéciale. En fait, assez continûment, les califes, qui se méfiaient des intrigues de leurs coreligionnaires, firent largement appel à ces dhimmi, y compris pour exercer les plus hautes charges, sauf dans l'armée.
L'esclavage fut maintenu, mais réglementé, un esclave pouvant devenir musulman. L'émancipation fut facilitée.
Les conquérants arabes, en général, avaient laissé à leurs postes les administrateurs byzantins ou sassanides. Pour assurer leur domination, ils les placèrent sous l'autorité de hauts dignitaires musulmans, gouverneurs de province (wali ou amir) assistés d'amils, fonctionnaires ayant la haute main sur les services financiers dont l'importance s'accrut rapidement. En outre, ils créèrent des villes-citadelles avec forte garnison comme Koufa ou Basra en Irak, Fostat en Égypte. Les services centraux furent chargés de coordonner ce qui avait trait à la gestion des finances, à l'armée et aux opérations militaires, à la police, et à la poste. Ainsi les bédouins furent amenés à créer peu à peu un État, à la tête duquel se trouvait le calife. Sur quelle base pouvait-il reposer, hors la force des armes ? Évidemment sur l'Islam, âme de la conquête, lui-même défini par le Coran ainsi que par les faits et dits du Prophète (hadiths) tels que les avaient transmis les disciples. Encore fallait-il mettre en ordre cette tradition orale. Mohammed avait « récité » les révélations d'Allah à mesure qu'elles lui étaient dictées. Elles avaient été recueillies de multiples façons, parfois rudimentairement. Il fallait en constituer un texte cohérent. Cela demanda une vingtaine d'années et n'alla pas sans polémiques. Le Coran fut établi en sa version couramment admise par d'anciens compagnons et érudits et mis définitivement au point sous le califat d'Othman. Les 114 sourates, comprenant un nombre très variable de versets, furent classées, sauf la première sourate, liminaire, en forme d'invocation, selon leur longueur, la seconde (« La Vache ») comportant 286 versets, la dernière, 6 très courts.
Quant aux hadiths, l'imagination, faisant appel souvent à des légendes antérieures, en avait multiplié le nombre. Un examen critique ne retint que ceux qui étaient considérés comme authentiques, ce qui n'empêcha pas que des apocryphes continuent à circuler.
L'Islam, en ses fondements, repose sur cinq piliers : la profession de foi (chahada), la prière, l'aumône légale, le jeûne du Ramadan et le pèlerinage à La Mecque. Avant la prière, le musulman doit se purifier, avec du sable à défaut d'eau. Quant à l'aumône légale, elle devint rapidement une sorte d'impôt. Le croyant s'abandonne à la volonté d'un Dieu tout-puissant, Allah ; Mohammed est défini comme le dernier d'une longue lignée de prophètes, dont Jésus, et comme celui qui sera écouté par Allah. La guerre sainte (djihad) ne fait pas partie des fondements du dogme et pas davantage l'exécution de sentences édictées par des autorités religieuses.
Ainsi constitué, l'Islam avait transformé des bédouins et commerçants divisés et querelleurs en une force conquérante impétueuse. Mais il s'avéra indispensable d'édifier, à partir du Coran et des hadiths, ainsi que des exemples fournis par la vie du Prophète, un ensemble de règles politiques, sociales, juridiques et autres sur lesquelles pourrait reposer le gouvernement des califes. Cela se révéla d'autant plus nécessaire que les territoires occupés, par leur diversité et leurs richesses, avaient une tout autre dimension que l'Arabie de bédouins et marchands sur laquelle Mohammed avait fini par régner.
L'établissement de ces règles demanda des décennies et elles ne cessèrent d'évoluer. Il se fonda sur l'exégèse des textes sacrés, sur des gloses et commentaires, sur un long travail juridique qui n'hésita pas à puiser dans les droits antérieurs, mais sans jamais se démarquer du Coran. Il n'y eut pas, comme en Grèce, à Rome ou à Byzance de séparation entre la foi et la loi (charia), du moins telle qu'elle était issue, non sans controverses, polémiques et affrontements, de cette élaboration, et sous diverses formes. En outre, la pratique du pouvoir, celui des califes, fut loin d'obéir en toutes circonstances et en tous points à ces prescriptions, autre source de conflits.
Les Omeyyades que Moawiya avait portés au pouvoir y demeurèrent quatre-vingt-dix ans, jusqu'en 750. Bien qu'ils aient eu à faire face, à l'intérieur, à de nombreuses révoltes et séditions, les califes de cette famille purent entreprendre et mener à bien une nouvelle extension de l’Empire musulman.
Contre les Byzantins ils menèrent plusieurs campagnes avec l'aide d'une flotte importante et bien conduite. Ils mirent trois fois le siège devant Constantinople, mais sans succès. Ils renforcèrent leur présence en Méditerranée, s'emparèrent même, temporairement, de plusieurs îles, dont Rhodes, et poussèrent jusqu'en Sicile.
Mais c'est vers l'est et le sud-ouest que leurs conquêtes furent les plus spectaculaires. En plusieurs campagnes ils se rendirent maîtres de vastes territoires au-delà de la Perse, jusqu'à l'Afghanistan et à l'Indus ; ils pénétrèrent profondément en Asie centrale. A l'ouest, après avoir fondé Kairouan en Ifrikiya (Tunisie), et après des fortunes diverses, les armées musulmanes vinrent à bout (difficilement) de la résistance des Berbères et finirent par conquérir tout le Maghreb jusqu'à l'Atlantique. A la tête de troupes berbères converties à l'Islam, Tarik, profitant de dissensions qui opposaient entre eux les Wisigoths, alors maîtres de l'Espagne, et aidé par des populations, dont les Juifs qui avaient été cruellement opprimés, s'empara, en 711, en une opération audacieuse, du sud et du centre de la péninsule Ibérique jusqu'à Tolède. A partir de là, les Sarrasins commencèrent des incursions en Francie, envisageant même une conquête que Charles Martel arrêta à la bataille dite de Poitiers en 732. Mais les raids n'en continuèrent pas moins dans tout le sud de la Gaule et le long du Rhône et de la Saône jusqu'au cœur de la Bourgogne.
Moawiya, s'il était sorti vainqueur des luttes intestines qui l'avaient opposé aux partisans d'Ali et aux Kharidjites, s'était rendu compte que l'expansion même de l'Islam rendait indispensable un pouvoir central fort. En opposition avec ceux qui privilégiaient les autorités purement religieuses, il renforça le califat, notamment en le dotant d'une administration puissante, en s'appuyant sur des gouverneurs de province disposant eux-mêmes de larges pouvoirs et en faisant du calife, en tant que tel, le guide suprême de la Communauté islamique, le « commandeur des croyants ». Il établit, dans la pratique, que la succession du califat serait assurée en ligne directe ou, à défaut, de telle manière que cette fonction demeure l'apanage des Omeyyades.
Malgré ces précautions, le règne des califes omeyyades fut marqué par des soulèvements et affrontements ayant souvent des fondements économiques et sociaux, et pour origine des rivalités tribales ou des ambitions territoriales. De même que l'assassinat d'Ali n'avait pas mis fin à l'opposition des Alides, de même le massacre de Karbala n'arrêta pas le développement du chiisme qui provoqua plusieurs séditions en Irak, en particulier à Koufa.
De leur côté, les Kharidjites, bien que scindés en plusieurs groupes, continuèrent à inspirer des révoltes, souvent de grande envergure, comme celle qui plaça momentanément en leur pouvoir Médine et La Mecque. D'ailleurs, dans cette Arabie frustrée de n'être plus le centre politique de l'Islam, puisque les Omeyyades avaient choisi Damas comme capitale, des luttes tribales engendrèrent une semi-anarchie.
Lorsque Marwan II accéda au califat, en 744, il trouva l'empire dans le plus grand désordre et il dut mater des rébellions provoquées, une fois encore, par des chiites et des Kharidjites. Un descendant d'al-Abbas, oncle du Prophète, profita de ces circonstances pour fomenter une révolte. Sans apparaître lui-même, il envoya un aventurier iranien organiser un soulèvement dans la province du Khorasan déjà en proie à une vive agitation. Cet aventurier, Abou Mouslim, déclarant agir au nom des descendants du Prophète, rechercha et trouva l'appui de contingents chiites, et constitua, sous les plis du drapeau noir, une armée avec laquelle il se rendit maître du Khorasan et de l'Iran. Puis il remporta contre les troupes omeyyades une bataille décisive, dite du « Grand Zab ». Marwan II dut s'enfuir. Alors fut dévoilé le nom de celui qui allait désormais assumer le pouvoir suprême : Abou'l-Abbas, qui sera surnommé al-Saffah, celui qui verse le sang. Proclamé calife en 750, il entreprit de faire place nette : tous les Omeyyades furent massacrés au cours d'un festin qui était un guet-apens, hommes, femmes et enfants. Un seul demeura vivant pour brandir encore le drapeau blanc des Omeyyades : Abd al-Rahman, petit-fils du calife Hicham, qui réussit à s'enfuir. Marwan fut tué en Égypte où il avait cru trouver un refuge. Le fondateur de la dynastie des Abbassides, al-Saffah, mourut en 754, laissant la place à son frère al-Mansour, le Victorieux, qui poursuivit la mise en ordre entreprise en se retournant contre ceux-là mêmes qui avaient porté Abou'l-Abbas au pouvoir et continuaient à conspirer. Abou Mouslim fut assassiné en 755.
Al-Mansour décida de transférer la capitale en Irak, sans doute par défiance envers les Damascènes, parmi lesquels les Omeyyades comptaient toujours des partisans, mais aussi en raison de l'importance de plus en plus grande que revêtaient les provinces de l’Est et les relations avec l'Orient et l'Extrême-Orient. Il fonda sur un site appelé Bagdad une « cité ronde » de quatre kilomètres de diamètre, entourée de remparts percés de quatre portes, d'où partaient des artères se croisant à angle droit. Cette ville, centre administratif et politique, au sein de laquelle se trouvaient les palais du calife et des hauts personnages, les édifices pour les différents diwans, etc., fut appelée Madinat al-salam, ville du Salut, Madinat al-Mansour, ville de Mansour, ou plus simplement, d'après son site, Bagdad. Elle devint bientôt le cœur d'une prodigieuse agglomération.
Les successeurs d'al-Mansour, jusqu'à Haroun al-Rachid qui devint calife en 786, furent contraints de continuer à lutter contre des rébellions, dissidences et mouvements séditieux qui affectèrent en particulier les provinces lointaines, le Khorasan à l'est, l'Afrique du Nord à l'ouest, laquelle échappa de fait au contrôle de Bagdad. Quant à l'Espagne musulmane, le survivant omeyyade Abd al-Rahman parvint à s'imposer comme souverain d'un émirat pratiquement indépendant ayant pour capitale Cordoue.
Le gouvernement d'un empire aussi vaste, divers, puissant et riche, mais également turbulent, que celui à la tête duquel se trouvaient les Abbassides exigeait que l'État soit à nouveau renforcé et perfectionné. Le calife, à la fois guide spirituel, chef de guerre et souverain civil, put s'appuyer sur des diwans efficaces, aux compétences étendues, qui géraient notamment les organismes financiers, les douanes, le trésor, la poste comportant le renseignement, les forces armées et la police et ce qui avait trait à la vie de la cour où le chambellan jouait un rôle de premier plan. Les tâches de justice et d'état civil étaient confiées à des cadis, nommés par le grand cadi, juge suprême siégeant auprès du calife.
Mais l'innovation la plus spectaculaire consista en la création d'un poste de vizir, inspiré par l'exemple persan et qui eut sous sa coupe de nombreux services civils dont les finances. Il fut confié par les Abbassides à la famille des Barmakides qui le transformèrent en un redoutable instrument de puissance.
Les conquêtes arabes avaient créé un empire sans précédent, car il s'étendait de l'Atlantique à l'Indus, de l'Asie centrale à l'Afrique et reliait de ce fait l'Extrême-Orient à l'Extrême-Occident, avec une langue utilisée ou comprise par de nombreux peuples : l'arabe.
Ce fait unificateur entraîna une diffusion des connaissances et savoir-faire, des procédés agricoles ainsi que des activités artisanales et manufacturières, avec des produits tels que le sucre, le riz ou le coton, et des progrès dans le tissage, la poterie, la cristallerie et la maroquinerie, sans parler de la révolution du savoir qu'apportait le papier, venu de Chine…
Les échanges commerciaux se développèrent rapidement, appuyés sur des réseaux de comptoirs et servis par une monnaie stable. Ils furent accompagnés par une intensification des relations financières et bancaires, avec lettres de change, etc., à quoi les filières juives, comme celle des Radhanites, prirent une large part.
Cette prospérité suscita partout un important développement des villes qui, nouvellement créées ou non, gagnèrent en importance et en nombre.
Bagdad était merveilleusement située, d'abord parce qu'elle était au cœur d'une riche région agricole pouvant nourrir une abondante population, ensuite parce qu'elle était au carrefour de voies commerciales essentielles. Au sud, par le golfe Persique, s'ouvrait celle qui menait vers l'Afrique orientale, terre de l'or et des épices ainsi que des esclaves, vers Ceylan et l'Inde, pierres précieuses et métallurgie renommée, vers les pays du riz. Par routes et pistes terrestres, on pouvait gagner la Perse, les terres turques et mongoles, la Chine d'où venait la soie, et tant de sagesse ingénieuse. Vers l'ouest on accédait à la Méditerranée offrant toutes les ressources d'un commerce millénaire. Bagdad devint, comme Rome l'avait été jadis, la Ville, lieu de toutes les ambitions et de toutes les fortunes, bonnes ou mauvaises, cité monstrueuse, centre de l’Empire.
Centre aussi d'une vie intellectuelle qui connut un prodigieux essor sous le califat de Haroun al-Rachid et plus encore sous ceux de ses successeurs qui voulurent un Islam largement ouvert à tous les apports, ceux des chrétiens et des juifs, comme ceux des musulmans persans, arabes et autres, et ceux des Grecs ou des Indiens… Les résultats en furent impressionnants, aussi bien en mathématiques qu'en physique ou en chimie, en médecine qu'en chirurgie, en astronomie qu'en géographie, sur le plan théorique comme sur le plan pratique. L'étude du Coran servit de base à des travaux de grammaire et de philologie. Les chroniques précédèrent la critique historique. Dans les madrasas se développèrent de fécondes recherches juridiques. Enfin les gloses, commentaires et interprétations des écrits sacrés ouvrirent la voie à des études philosophiques qui demeurèrent toutefois étroitement reliées à la religion elle-même et, d'autre part, dégénérèrent souvent en affrontements factieux.
En définitive, tous les développements, matériels ou intellectuels qui caractérisèrent cette période conférèrent aux califes abbassides et à leur cour un prestige incomparable. La cour, lieu du pouvoir vers lequel affluaient les richesses du monde, lieu de plaisirs, lieu de savoir, mais aussi d'ambitions et d'intrigues, finit par devenir, avec ses multiples rouages à la hiérarchie complexe et son personnel sans cesse plus nombreux, un monde à part, prélevant d'ailleurs une part excessive des revenus de l'empire. Mais elle laissa pour des siècles, partout, y compris en Occident, le souvenir d'un âge d'or. Haroun al-Rachid, bien plus tard, dans Les Mille et Une Nuits, contes plus persans qu'arabes, apparaîtra comme le souverain d'une époque enchantée faite d'abondance, d'aventures héroïques et galantes, de prestige et de gloire.
Sur l'Islam, de ses origines à l’Empire abbasside, on consultera avec intérêt et profit :
Dominique et Janine Sourdel, La Civilisation de l'Islam classique, Éditions Arthaud, coll. Les Grandes Civilisations.
Dominique Sourdel, Le Vizirat abbasside de 749 à 936, Institut français, Damas.
ainsi que :
Robert Mantran, L'Expansion musulmane, Éditions des Presses Universitaires de France.
Maurice Lombard, L'Islam dans sa première grandeur (VIIIe-XIe siècle), Éditions Flammarion.
René Kalisky, L'Islam – Origine et essor du monde arabe, Éditions Marabout – Histoire.
Pour le Coran, nous nous sommes fondé sur la version de la Bibliothèque de la Pléiade – Introduction, traduction et notes de D. Masson. (Éditions NRF – Gallimard.)
Concernant notamment les paysages et climats du Proche-Orient, d'intéressantes précisions nous ont été fournies par M. Mahmoud Younis, docteur en géographie, membre du centre culturel de Syrie à Paris.