CHAPITRE II

 

Après la prière de l’aube, particulièrement fervente, les ambassadeurs francs et leurs assistants, Tahir et les siens, auxquels s’était joint le commandant de la garnison, tinrent conseil. Les recherches entreprises pendant la nuit n’avaient fourni qu’une seule information, mais de quelque importance : les fuyards avaient pris la piste qui se dirigeait droit vers le sud.

— Voilà qui confirme, dit le commandant sarrasin, ce que nous suggèrent les vêtements des bédouins morts ou blessés, en particulier leurs keffieh* et agal*, c’est-à-dire leur coiffure, ainsi que leur abba*, leur manteau. Chaque tribu a les siens. Ceux-ci désignent les Hilaym qui élèvent des troupeaux dans le sud de la Syrie… et qui passent aussi pour des redoutables scélérats !

— Faut-il se fier à des vêtements ? grommela le frère Antoine. Rien de plus facile que de se déguiser – c’est le cas de le dire – pour faire porter à d’autres la responsabilité de forfaits.

Tahir répliqua avec vivacité :

— Peut-être ! Mais ces fripouilles ont laissé quatre blessés entre nos mains. Deux d’entre eux sont, certes, hors d’état de parler. Mais les deux autres !… Ah, même s’ils ont déguisé leur tête et leur corps, ils ne pourront pas déguiser longtemps leurs paroles quand je les questionnerai, crois-moi ! Ils me diront qui ils sont, d’où ils viennent, et bien d’autres choses encore !

— Ils ne pourront jamais avouer que ce qu’ils savent, souligna Timothée en expert.

— Sans nul doute, approuva Erwin. Cependant, en venant ici, nous avons aperçu au loin des nomades qui menaient paître des troupeaux. J’avoue ne pas avoir prêté attention à la façon dont ils étaient vêtus. Ne peuvent-ils être confondus avec ces…

— Hilaym, rappela Timothée.

— … ces Hilaym donc ?

— En aucun cas, répondit le commandant de la garnison. D’abord leurs keffieh et abba sont différents. Et puis, nous les connaissons bien. Ce sont des tribus paisibles… chapardages, larcins, par-ci par-là, peut-être… mais au grand jamais des pillages comme celui que vous avez subi !

— Jamais, assurément ?

— Jamais !

— Toute chose ici-bas peut changer, murmura le frère Antoine.

— Il y a des regards partout dans le désert. Si l’une des tribus que nous connaissons s’était mise à razzier, je l’aurais appris !

— Donc ceux qui nous ont attaqués venaient d’une autre région, reprit Erwin.

— Oui, du sud. Selon les témoignages que j’ai recueillis, une caravane en provenance des zones désertiques du midi est arrivée dans les parages voici quelques jours.

— Rien d’une improvisation ?

Doremus se racla la gorge comme chaque fois qu’il voulait attirer l’attention sur l’importance de ce qu’il allait dire.

— Tout porte à le croire, seigneur, affirma-t-il. Hier, comme vous le savez, je suis arrivé rapidement près des resserres et j’ai participé au combat, hélas sans que nous puissions éviter le pire.

— Nul ne t’en fait grief, dit Childebrand.

— Les bédouins menaient leur assaut sous la conduite d’un homme de grande prestance, je dois dire, rien d’une vulgaire canaille, qui est resté sur son méhari pendant toute la bataille ; il lançait avec calme des ordres que je ne comprenais évidemment pas. Tout, son allure, ses gestes, son ton, indiquait un chef de guerre !…

Un silence suivit cette déclaration comme si chacun prenait le temps d’en mesurer la portée.

— D’autre part, tous paraissaient savoir exactement quoi faire.

— Et cela n’avait rien d’évident, compléta Erwin : les combats font rage, les resserres sont farouchement défendues ; à l’intérieur sont disposés les bagages, dans une semi-obscurité ; mais où, comment ?… Les pillards savent qu’ils disposent de peu de temps ; ils ne pourront tout emporter…

Le Saxon regarda tour à tour ses interlocuteurs.

— Par quel détestable sortilège ont-ils pu aussi rapidement distinguer et charger ce qui valait vraiment la peine d’être volé ?

Un nouveau silence, très lourd, suivit cette interrogation, tandis que Tahir, tête baissée, se taisait en serrant les mâchoires.

— Seulement, sans nul doute, s’ils étaient bien renseignés, avança Hermant, mezza voce.

— Ils ont dû l’être, murmura le commandant de l’escorte.

Il releva la tête. Il était très pâle. Il hésita encore avant de se résoudre à expliquer :

— Le chef de mes serviteurs vient de m’avouer que deux d’entre eux s’étaient enfuis dès notre arrivée ici, avant-hier soir. Il n’avait pas osé me le dire de peur d’être fouetté. Maintenant il paiera de la vie son impardonnable faute, et avant longtemps !…

L’abbé saxon, l’air sombre, passa la main sur son front.

— Le mal est fait, et quel mal ! lâcha-t-il. J’aurais toutes les raisons du monde de souhaiter que ce redoutable imbécile fût mis à mort…

— Il le sera !

— … Mais ne nous sera-t-il pas plus utile vivant ?

— Il doit être châtié !

— A l’évidence ! Cependant peut-être n’a-t-il pas encore tout dit. Peut-être en sait-il plus qu’il ne le croit lui-même. En outre, rien n’exclut qu’il soit complice des brigands…

— Si, par malheur pour lui, il l’était… gronda Tahir.

— Cela, quoi qu’il en soit, n’exige-t-il pas que nous l’interrogions sans tarder ?

Quand Ibrahim, le chef des serviteurs, fut traîné, livide, claquant des dents et tremblant, devant les deux ambassadeurs francs et Tahir, ceux-ci, d’abord, ne purent tirer de lui que des gémissements, des bredouillements, des suppliques incohérentes. Chaque fois que le commandant sarrasin haussait le ton, exaspéré, pour tenter d’obtenir de lui quelque chose d’intelligible, il chancelait, près de défaillir.

Le Saxon prit le relais. Il fit apporter un gobelet de vin.

— Bois, lui dit-il, c’est un ordre !

Ibrahim avala péniblement une gorgée ; le reste du liquide se répandit sur son menton et sa tunique. Erwin attendit un instant, très calme, puis lui posa des questions apparemment anodines sur un ton mesuré.

— Je suis sûr que tous tes aides ont été recrutés comme à l’ordinaire, traduisit Timothée.

— Oui, oui, seigneur, recrutés à Bagdad, comme à l’ordinaire, finit par répondre Ibrahim.

— Bien, très bien ! Mais où ?

— Ils faisaient partie… de la domesticité du palais !

— Et je suppose que tu as recueilli, sur tous, les meilleurs renseignements.

— Oui, oui, c’est cela, les meilleurs… sur tous…

— A la bonne heure ! Tu n’as donc rien remarqué, au cours de la mission, qui puisse faire soupçonner qu’ils allaient commettre cette félonie.

— Non, rien, rien du tout, je le jure, répondit l’homme qui avait recommencé à trembler. Irréprochables, oui, ils paraissaient irréprochables, zélés même…

— Évidemment ! grommela Tahir.

— Ceux qui t’ont trahi, qui nous ont trahis, étaient-ils originaires de Bagdad ? demanda le Saxon.

— Non, de Koufa*.

— Quoi, de ce repaire de factieux ! s’écria le commandant sarrasin.

Ibrahim balbutia une justification que Tahir interrompit brutalement.

— Tais-toi, ignoble avorton ! Je ne sais ce qui me retient de te faire empaler sous mes yeux à l’instant !

— Mais son utilité, dit posément Erwin. Peut-être n’a-t-il pas encore vidé son sac. Et puis, ne pourrait-on pas nous reprocher à Bagdad d’avoir ôté la vie prématurément à un suspect que des juges, dans la capitale, auraient voulu entendre ?

Un temps.

— Pour l’heure, cependant, je crois que nous avons tiré de cet homme tout ce qu’on pouvait en attendre. Sans nul doute l’interrogatoire des bédouins blessés qui sont en état de répondre va maintenant éclairer bien des points demeurés obscurs.

Après qu’Ibrahim eut été reconduit, sans ménagements, vers le lieu où il était détenu, les deux prisonniers les moins gravement atteints furent présentés à leur tour aux missionnaires francs et au chef de leur escorte. Leur interrogatoire mené, malgré Erwin, à grand renfort de coups de bâton, confirma que les pillards appartenaient bien à la tribu des Hilaym. Cependant l’opération ayant pour cible la caravane des ambassadeurs n’avait pas été montée comme l’étaient ordinairement les razzias. En particulier, elle n’avait pas été dirigée par les chefs de cette tribu.

— Par qui alors ? s’enquit Childebrand.

— Quelqu’un d’ailleurs, bredouilla l’un des prisonniers.

— Mais encore ?

— Sûrement quelqu’un d’important… ses vêtements, son air, et sa façon de parler… Leurs méharis ? Des bêtes superbes !

— Et qu’ont-ils fait ?

— Je ne sais pas !

Une bastonnade ponctua cette réponse.

— Non, je ne sais rien ! hurla l’homme. Ils ont discuté dans la tente des chefs, comment savoir ? Je n’y étais pas !

Le Saxon fit arrêter la dégelée de coups.

— Crois-tu, demanda-t-il, que tes chefs ont reçu beaucoup d’argent pour ce qui allait suivre ?

— Oui, oh oui ! On a parlé d’une cassette remplie de dinars. Et puis il y avait le butin promis…

— Qu’a fait ensuite ce visiteur aux mains pleines ?

— Ah oui, aux mains pleines, tu l’as dit, seigneur étranger ! Il a réuni une soixantaine des nôtres qu’il avait choisis lui-même. Il m’a désigné aussi. Puis il nous a expliqué que nous allions partir pour Palmyre. C’est là que devait arriver une caravane qui venait de Tripoli, qui transportait des richesses et que nous devrions attaquer. Il s’y trouvait des complices pour faciliter… enfin…

— A-t-il dit aussi qu’il disposait d’espions au sein de notre caravane ?

— Oui, c’est exactement ce qu’il a dit, et que, forcément, il y aurait des pertes. « Mais ceux qui reviendront, si cela réussit, seront riches pour le restant de leur vie », voilà ce qu’il a promis, je m’en souviens tout à fait. Il ne voulait partir qu’avec ceux qui étaient prêts à le tenter…

— Et toi, tu étais prêt, hein, fripouille ! lança Tahir.

— Non, non, on m’a forcé, je le jure, je ne voulais pas ! J’ai été forcé… Et puis, voilà, aujourd’hui… murmura l’homme qui perdit connaissance.

Erwin se tourna vers l’autre prisonnier.

— Comment s’est déroulée votre marche d’approche ? demanda-t-il.

— Rien à dire, indiqua celui-ci. Nous avons campé au sud de Palmyre, puis fait mouvement vers les monts, ceux qui sont au nord de l’oasis.

— Est-ce là que vous ont rejoint les traîtres qui devaient vous renseigner ?

— On l’a dit. Je n’en ai vu aucun.

— Donc vous vous êtes établis près de Palmyre. Et ensuite ?

— Ce chef, dont il vous a parlé, nous a réunis dans l’après-midi avant…

— Avant l’assaut ?

— Voilà ! Pour nous indiquer… vous voyez. Je faisais partie de ceux qui devaient vous retarder. Je sais qu’il a convoqué à part une douzaine d’entre nous, je crois, pour leur donner des consignes sur ce qu’ils devaient faire une fois parvenus jusqu’au butin.

— Quelles consignes ?

— Je n’étais pas de ces douze-là.

Erwin arrêta d’un geste la menace d’une nouvelle bastonnade.

— Est-ce tout ?

— Tu peux me tuer, j’ai dit tout ce que je savais.

Le Saxon se tourna vers Tahir.

— Comme Ibrahim, n’est-ce pas, ces deux-là sont bien trop précieux pour qu’on les mette à mort tout de suite. A Bagdad, ils auront, eux aussi, beaucoup à dire.

— Beaucoup à dire ?… répéta le commandant sarrasin.

Il demeura un long moment plongé dans ses réflexions.

— Mais j’en connais d’autres, s’écria-t-il, qui ont certainement beaucoup à dire…

Il se tourna avec vivacité vers le chef de la garnison.

— Qui patrouille actuellement au sud, sur la piste qui va de Damas à Bagdad ?

— Ismaïl, avec un fort escadron. Tu sais bien que tous les contingents, même loin des frontières, ont été renforcés.

— Ismaïl ? Excellent ! Je le connais : courageux, décidé et, quand il le faut, expéditif. Tu vas lui faire porter par le plus rapide courrier que tu connaisses un message que je vais te remettre, et rédigé au nom du vizir duquel je tiens de larges pouvoirs. Je veux qu’il mette la main sur cette tribu des Hilaym, qu’il se saisisse de ses chefs et qu’il les ramène à Bagdad ! Vivants, tu as bien compris, vivants ! Qu’ils soient alors conduits jusqu’aux services du vizirat qui auront été prévenus par mes soins, et qui les prendront en charge. J’insiste : vivants, car ils auront eux aussi – oh combien ! – beaucoup à dire, et d’abord sur celui et ceux qui se sont rendus dans le désert de Syrie, auprès de leur tribu, pour y recruter des pillards !

Tahir se tourna vers les missi :

— Ici, comme en votre empire sans nul doute, on ne bafoue pas impunément l’autorité du souverain ! lança-t-il.

— En effet ! approuva Childebrand. Et ta décision nous permettra peut-être d’acquérir de nouveaux renseignements éclairant le comment et le pourquoi d’un forfait qui a coûté la vie à de trop nombreux braves, tant francs que sarrasins, et qui place notre mission en difficulté.

Le comte sembla se recueillir.

— Autant que toi et les tiens, nous avons été victimes de ce crime, reprit-il. C’est pourquoi, au nom des miens, je me sens en droit de te demander ceci : que deux des nôtres accompagnent le messager que vous allez envoyer à Ismaïl, qu’ils puissent prendre part à toute opération ou initiative que celui-ci jugera utile. Outre qu’une aide, même modeste, peut être d’un grand secours pour ce courrier, nos assistants pourront avoir un avis intéressant sur tel ou tel aspect des opérations et des investigations.

Le commandant sarrasin se rembrunit.

— Le désert qu’il faut traverser pour rejoindre la piste allant de Damas à Bagdad est un des plus rudes qui soient. Plus d’un bédouin y a péri. Alors combien ce parcours sera pénible pour des hommes qui sont sans conteste vaillants, mais qui n’ont pas l’expérience d’une telle épreuve, je le mesure pleinement. Ne peut-on craindre qu’ils retardent une mission qui doit pourtant être conduite rapidement, ou même qu’ils suscitent malgré eux des difficultés qui pourraient en empêcher la réussite ?

— Peut-être modifieras-tu ton opinion quand tu sauras à qui je pense. Je crois qu’Érard, qui parle parfaitement arabe, quoique avec un accent andalou, qui a vécu deux ans chez les Sarrasins d’Espagne, et en bons termes avec l’un de leurs gouverneurs, qui, de surcroît, est bon cavalier et bon archer ferait un compagnon efficace. Il s’est très vite habitué à la selle et à l’allure des méharis. Quant à Sauvat, homme dévoué, rude, combattant hors de pair, et lui aussi devenu bon méhariste, est-il besoin que je continue son éloge ?

— Cependant, le désert du sud, qui ne l’a pas traversé ne sait pas ce qu’est un désert… Il est vrai que la saison n’est pas trop défavorable. Cependant je dois te répéter…

— Et moi je dois te rappeler puisque besoin est, interrompit Childebrand, que notre mission se trouve plongée, par ce pillage, dans un embarras extrême, que nous devons, en tant qu’ambassadeurs, des comptes à notre empereur et que tout ce qui concerne la recherche des coupables nous regarde au premier chef. Il est hors de question que nous n’y prenions pas part !

Erwin ajouta sur un ton apaisant :

— N’avons-nous pas été frères au combat ? Quels que soient les risques et les fatigues, comment pourrions-nous ne pas l’être dans l’enquête qui s’ouvre ?

Tahir secoua la tête avec un air soucieux et ne répondit rien.

Childebrand, Erwin et Tahir se donnèrent encore trente-six heures pour prendre les dispositions que l’événement avait rendues nécessaires. Les morts furent enterrés le jour même, les quatre Sarrasins de l’escorte près de la résidence, le garde franc dans un cimetière où reposaient déjà des chrétiens. Les cadavres des bandits morts furent abandonnés aux charognards. Les blessés intransportables trouveraient sur place les soins nécessaires, les autres reprenant la route.

Hermant ne disposait plus que d’un effectif de gardes très réduit. Il arma quatre serviteurs parmi les plus robustes. Ils furent affranchis sur-le-champ. Tahir exigea et obtint de la garnison un renfort important.

Alors que ce dernier procédait, en compagnie du frère Antoine, à une évaluation des dommages, un garde vint lui annoncer que des caravaniers, arrivant à Palmyre par le sud, avaient ramené avec eux les cadavres de deux hommes qui avaient été égorgés et gisaient dans le désert, à plus d’une lieue de l’oasis. Le commandant et le moine se précipitèrent vers le local où ils avaient été déposés. Un Ibrahim épouvanté, traîné par deux gardes, les y rejoignit. Placé en présence des deux corps, il s’écria :

— Oui, ce sont bien eux, ces chiens ! Il cracha sur les corps et ajouta :

— Allah est grand ! Son châtiment s’est abattu sur ces abominables traîtres !

— Leur destin était écrit, dit plus sobrement Tahir. Mais a-t-il fallu qu’ils soient sots, et aveugles, pour ne pas avoir prévu de quelle monnaie ils seraient payés !

La veille du départ, les deux ambassadeurs et leurs assistants, réunis à l’occasion de la collation du soir, en reprenant le déroulement des événements, tentèrent d’établir un premier bilan.

— Cette affaire prend décidément une vilaine tournure, dit Childebrand. Commençons par celui qui a organisé cette expédition de pillards ! Étrange chef pour des bandits. Si j’en crois tous les témoignages, rien d’une crapule ordinaire. L’homme a de l’allure, il dispose de dinars à profusion. N’est-ce pas toi, Doremus, qui as parlé à son sujet de « chef de guerre » ?

— Si fait !

— D’ailleurs, n’a-t-il pas fait preuve, à nos dépens, de compétence et d’efficacité ? Donc rien de ces nomades que l’occasion fait bandit. Mais d’où venait-il ? Qui était-il ? Sur ce point, le témoignage de cet Ibrahim nous a apporté, je crois, quelques réponses, lorsqu’il nous a appris que les serviteurs devant faire partie de l’escorte avaient été recrutés à Bagdad, et parmi la domesticité du palais. C’est là seulement et à ce moment qu’ont pu être embauchés ceux qui devaient nous trahir. Et par qui ? Par celui qui leur a dit quand et où ils devaient rejoindre la troupe des pillards pour les renseigner avant leur attaque, par celui qui a monté toute l’opération ou par l’un de ses adjoints !

Erwin fit le geste d’applaudir. Childebrand poursuivit :

— Voilà de quoi mieux définir à quel adversaire nous avons affaire : un homme proche du pouvoir à Bagdad, qui était au courant du recrutement des serviteurs, qui avait la possibilité d’approcher et de corrompre au moins deux d’entre eux, qui dispose de moyens importants, de dinars, et en une quantité excédant peut-être la valeur du butin – du moins exprimé en or –, mais aussi un personnage qui a le souci de demeurer dans l’ombre puisqu’il a fait égorger les seuls complices qui auraient pu le reconnaître : ne les avait-il enrôlés à Bagdad et cela à visage découvert ?

Childebrand s’accorda un instant de réflexion, et but une gorgée de vin, avant de conclure :

— Un tel homme n’avait évidemment pas besoin des dinars qu’a pu lui procurer son opération. Le pillage visait autre chose. J’ai beau tourner et retourner cela en ma tête, je ne vois qu’une explication : il s’agissait de dérober les documents nous accréditant et surtout le présent destiné au calife ! Pourquoi ? Là, plusieurs pistes s’ouvrent. Il est clair, en tout cas, que ce vol porte grave atteinte à notre mission. Était-ce l’objectif que l’organisateur de l’expédition s’était fixé ? Je le crois. Était-ce le seul ? On ne peut l’affirmer.

— Irréfutable, ami, et tout à fait édifiant ! s’exclama Erwin. Cependant, convenons que, mis à part l’exécution des deux serviteurs félons, ce singulier écumeur du désert n’a pas entrepris grand-chose pour se dissimuler. Il se conduit de manière à faire comprendre qu’il figure parmi les personnages d’importance à Bagdad ; il se rend à visage presque découvert chez les Hilaym ; il soudoie, au palais même, avant le départ de l’escorte commandée par Tahir, deux de ses serviteurs ; il suggère ainsi qu’il a pris ses premières dispositions avant notre arrivée à Tripoli, qu’il est donc suffisamment haut placé pour avoir eu connaissance par avance de notre ambassade. Cela fait beaucoup. En outre, ne nous prenant sans doute pas pour des imbéciles, il a dû se douter que tout cela nous sauterait aux yeux sans tarder. A-t-il même souhaité qu’il en soit ainsi ? Si oui, alors pourquoi ?

— Peut-être n’a-t-il pas pu agir autrement, avança frère Antoine.

— Allons donc ! répondit Timothée. Il aurait pu s’y prendre d’une tout autre façon. La voie qu’il a suivie, il n’a pu l’emprunter que délibérément.

— On en revient alors à cette question : pourquoi ? demanda le comte en se tournant vers le Saxon.

— Si seulement j’en avais une idée, confessa celui-ci, je me ferais déjà moins de souci pour la suite de notre mission.

C’est dans une ambiance morose que l’ambassade et son escorte reprirent leur marche vers Bagdad. Tahir, qui n’avait pu manquer d’observer, lui aussi, à quel point l’expédition ayant abouti au pillage du convoi était étrange, chevauchait le plus souvent à l’écart, sans desserrer les dents, l’air soucieux. Cela ne l’empêchait pas de redoubler de précautions. Sur cette steppe au relief tourmenté que parcourait la caravane, il dépêchait fréquemment des éclaireurs vers des points élevés pour observer les alentours. Ils déclenchèrent trois alertes qui entraînèrent la mise en place immédiate d’un dispositif de défense : la première fois, il s’agit d’une tribu de pasteurs qui passèrent leur chemin pacifiquement, les deux autres fois de troupes qui se dirigeaient vers le nord, vers la zone frontalière au-delà de laquelle commençait l’Empire byzantin.

Après des journées de marche harassantes par un temps exécrable – ils essuyèrent même une tempête de sable qui les immobilisa vingt-quatre heures –, les missi dominici, Tahir, leurs gardes et serviteurs parvinrent enfin à l’Euphrate. Ils y retrouvèrent, fécondés par les eaux disciplinées du fleuve, des vergers, des cultures maraîchères et aussi des plantations de ces forts roseaux dont était tiré le soukkar, tandis que, sur des parcelles à demi inondées, un labeur incessant faisait pousser cette céréale venue du plus lointain Orient : le riz.

Ils bénéficièrent à Deir ez-Zor d’une résidence agréable au milieu de frais jardins, d’une nourriture enfin plus variée que les rations du désert à base de galettes et de dattes, et surtout de bains luxueux où ils se purifièrent et purent se détendre. Les serviteurs francs qui, nombreux, ainsi que Dodon et Hermant, souffraient de diarrhées épuisantes reçurent de médecins les remèdes efficaces.

Le comte Childebrand et l’abbé Erwin apprirent de Tahir, qui le tenait lui-même du commandant de la garnison, que le calife Haroun al-Rachid qui séjournait depuis deux semaines en son palais de Rakka situé au nord, sur l’Euphrate, venait de regagner Bagdad à la hâte en raison des événements survenus à Constantinople, lesquels n’étaient pas sans répercussions sur la situation qui prévalait dans la métropole du califat. L’ambassade ne s’attarda donc pas à Deir ez-Zor. Elle prit la route qui longeait le fleuve vers Bagdad. Après plusieurs journées de marche, elle quitta l’Euphrate pour se diriger vers l’est à bord de bateaux qui naviguaient sur le Nahr’Isà, large canal rejoignant le Tigre.

A mesure qu’ils avançaient sur cette voie d’eau parmi des embarcations de toutes les sortes qui transportaient des caravanes, hommes, animaux de selle et bêtes de somme, des troupeaux de chèvres et de brebis, du bois et des métaux, des céréales, des fruits, des légumes et tout ce qui est nécessaire pour la nourriture et les activités d’une ville, ils constatèrent que, peu à peu, la campagne, sillonnée d’innombrables canaux qui apportaient à de riches cultures le liquide de la vie, tandis que partout des hommes de la terre s’activaient sur les champs, cédait la place à des habitations de plus en plus serrées les unes contre les autres et qui finirent par constituer l’amorce de la cité.

— Ô ma ville, ô ma Bagdad aimée ! s’écria Tahir comme s’il touchait la Terre promise.

Le bateau aborda à un port situé sur une anse, et tous mirent pied à terre. La caravane, reconstituée, se dirigea par une large avenue vers le centre de la capitale. Les Francs n’en crurent pas leurs yeux. La foule était devenue multitude, une cohue qui inondait routes, rues, sentes et ruelles, places et cours, activité tourbillonnante, assourdissante, étourdissante. Aussi loin que portait le regard s’étendait la ville faite des habitations les plus disparates, tantôt misérables gourbis de glaise séchée flanqués de minuscules potagers et posés au hasard, le long de chemins défoncés, tantôt édifices à deux ou trois étages clos de murs, tantôt riches demeures auxquelles en accédait par des jardins luxuriants, tantôt résidences somptueuses composées de nombreux corps de bâtiment. Partout, autour d’eux, circulait un monde : des caravanes conduites par des hommes aux visages et aux vêtements étranges, de nombreux convois militaires, les cortèges de hauts dignitaires somptueusement habillés et enturbannés dont les serviteurs frayaient la route à coups de bâton, comme le faisaient ceux qui escortaient des litières aux rideaux fermés qui transportaient peut-être des femmes de haut rang…, et puis des portefaix ployant sous des fardeaux invraisemblables, des ânes, des mulets, des dromadaires et chameaux aux bâts surchargés, des charrettes à deux roues tirées par des esclaves ou des bêtes de somme, tout un peuple affairé, criard, irrité ou gouailleur, et où tous s’activaient comme si la vie de chacun eût dépendu de leur zèle immédiat.

Sur une lieue, le convoi des ambassadeurs francs parcourut ainsi, pendant plus d’une heure, une artère de part et d’autre de laquelle le quadrillage des voies prenait peu à peu un aspect plus ordonné, avec des carrefours à intervalles réguliers ainsi que des marchés couverts à proximité d’oratoires de quartier. Contrairement à ce qui s’était produit à Tripoli, il suscitait peu de curiosité. Des badauds s’arrêtaient un instant pour un bref coup d’œil puis reprenaient leur cheminement.

— Inimaginable ! grommelait de temps en temps Childebrand, qui se demandait comment il était possible qu’existât en ce bas monde une telle multitude dans une ville sans limites.

Les missi et leur escorte atteignirent enfin, près du Tigre, ce qui leur parut être le cœur de cette monstrueuse cité, à en juger par les édifices. Tahir leur désigna avec fierté les palais des maîtres de l’Empire abbasside*, celui du vizir, imposant, sur la rive gauche du fleuve, ceux des hauts dignitaires, ceux des plus importants Hachimides*, les descendants du Prophète, et, par place, de belles constructions abritant des collèges où était dispensé un enseignement religieux et juridique : les madrasas*. Ils arrivèrent enfin à la « ville ronde », ceinte de remparts, qui avait été construite pour le calife al-Mansour et était quelque peu délaissée par al-Rachid au profit de séjours situés hors de la tumultueuse Bagdad. Ils longèrent pendant un moment les murs, en partie effondrés d’ailleurs, de cette ville dans la ville, avant de parvenir à l’une de ses portes monumentales où les attendait un détachement de gardes. Il était commandé par un officier qui montait un cheval superbement harnaché ; lui-même portait sur une tunique frangée de soie une cape brodée et était coiffé d’un turban volumineux qui exprimait son importance. Après un échange de politesses, il indiqua qu’il avait été envoyé par le chambellan Al Fadl ben al-Rabi et qu’il était chargé d’escorter les « seigneurs francs » jusqu’à la résidence qui leur était provisoirement attribuée. Tahir, visiblement contrarié, s’assombrit et entraîna l’officier à part pour une discussion qui prit rapidement un tour assez vif. Il revint peu après vers les ambassadeurs pour leur annoncer qu’il avait obtenu de les accompagner jusqu’à cette résidence. Les serviteurs sarrasins qui appartenaient au palais et qui devaient quitter le convoi à cette porte pour regagner les communs firent leurs adieux, non sans émotion, aux domestiques francs avec lesquels, au fil des étapes et des épreuves, ils avaient noué des liens de camaraderie. Quant à Ibrahim et aux bédouins prisonniers, ils furent dirigés vers les services du « grand cadi* » ayant la haute main sur la justice pour y être interrogés et jugés, sort peu enviable.

Puis, guidés par l’escorte que leur avaient détachée les services du chambellan, les deux ambassadeurs, leurs assistants et leurs gardes, Tahir et les siens reprirent leur chevauchée dans la ville. Par une avenue qui longeait le cours du Tigre, et après un quart d’heure de marche, ils arrivèrent à un ensemble de bâtisses distribuées autour d’une cour à laquelle on pouvait accéder soit par un portail depuis la route, soit par un débarcadère depuis le fleuve. En son centre se trouvait un bassin rempli d’une eau croupissante ; quelques arbres de piètre aspect avaient été plantés parcimonieusement, sans goût, ni soin. Les bâtiments eux-mêmes, qui certes étaient vastes, paraissaient passablement délabrés. Devant l’un de ceux-ci se tenait un groupe de serviteurs, deux douzaines environ, habillés de façon disparate, et qui regardaient sans un mot, sans un geste, comme apeurés, ceux qui venaient d’entrer.

Erwin et Childebrand étaient restés sur leurs montures et parcouraient des yeux cet ensemble désolant. Accompagnés par Timothée, ils s’approchèrent du commandant de leur escorte pour lui demander, sur un ton sans aménité, que rendit la traduction du Grec, « si c’était bien là le séjour qu’on leur destinait ».

— Ce n’est que provisoire, tout à fait provisoire, en attendant que les formalités concernant l’arrivée de votre ambassade et son accréditation aient été accomplies, répondit l’officier d’un air gêné. En vérité, nous ne vous attendions pas si tôt et la résidence où sont d’habitude logés nos hôtes est encore occupée par des gouverneurs que notre sublime calife – qu’Allah le protège ! – a mandés récemment. Mais nous allons, sur l’heure, faire réparer ce qui doit l’être, et faire apporter tout ce qui est nécessaire pour votre service et votre commodité. Tout sera nettoyé, mis en état, orné, vous pouvez y compter.

Comme Childebrand, dont les yeux bleu pâle et le visage crispé exprimaient une colère contenue à grand-peine, s’apprêtait à lancer quelques observations cinglantes, Erwin, avec un geste d’apaisement, lui glissa :

— Cela ne servirait à rien, mon ami. Je ne suis pas moins furieux que toi. Mais il y a là tout autre chose que de la négligence ou du mépris. Peut-être cet accueil déconcertant a-t-il précisément pour but de nous désarçonner ; peut-être… Mais laissons cela !… De toute façon, nous n’entrerons pas dans leur jeu. Cet officier enturbanné n’est, après tout, qu’un sous-ordre et, apparemment, bien embarrassé. Ne perdons pas notre salive !

— Quand même…

— Le temps éclaircira tout cela. Quant au reste, il y a des plats que je préfère manger froids, dit le Saxon avec une lueur de férocité dans le regard.

— Encore faut-il pouvoir se maîtriser.

Erwin examina de nouveau les bâtiments qui les entouraient, se caressa le menton et lâcha :

— En somme, il y a de la place et la position de ce séjour entre route et fleuve ne manque pas d’avantages. Tout compte fait…

Tahir venait de s’approcher. Son visage exprimait amertume et courroux. S’adressant aux ambassadeurs et sans se soucier que l’envoyé du hadjib* pût l’entendre, il lança à haute voix :

— Voici donc comment sont reçus en cette ville les hôtes de notre magnifique et généreux calife, orgueil de la terre, lesquels sont venus de si loin pour s’incliner devant lui ? Quelle honte, non pour eux mais pour nous ! Je ne puis croire que le hadjib soit au courant de cela, encore moins qu’il l’ait ordonné. Les choses n’en resteront pas là !

Mais l’officier, qui avait déjà rassemblé les cavaliers de l’escorte, donna le signal du départ sans répondre un mot.

Il fallut parer au plus pressé. Les serviteurs francs, aidés par ceux qui avaient été placés à leur disposition et que Tahir, assisté par Doremus, avait mis à l’ouvrage avec fermeté commencèrent à aménager la résidence attribuée « provisoirement » à l’ambassade et qui, d’ailleurs, était à l’intérieur en moins mauvais état que son triste aspect n’avait pu le faire craindre. Les missi, à cette occasion, voyant de quelle manière Doremus participait à cette amélioration, s’aperçurent avec surprise que, grâce aux leçons que lui avait données Timothée pendant des mois avant leur départ de Francie, et aussi grâce à ce que lui avaient appris des semaines passées en compagnie des gardes sarrasins de l’escorte, il avait acquis en arabe des connaissances suffisantes pour comprendre et se faire comprendre dans la routine des jours.

Le frère Antoine, lui, avait mis les siennes, acquises dans les mêmes conditions, bien entendu au service de l’efficacité de la mission, mais aussi à celui de son agrément. En la circonstance, il avait décidé d’accompagner au marché et au souk voisins ceux qui devaient y faire les premiers achats, notamment de la nourriture, car rien n’avait été prévu. Il se proposait de demander aux cuisiniers qu’il avait emmenés avec lui de déployer tous leurs talents à l’occasion du premier souper servi en cette résidence, auquel Tahir et ses gardes sarrasins avaient été conviés.

Ce banquet permit un au revoir d’autant plus chaleureux que les épreuves surmontées en commun avaient mis en évidence la vaillance des uns et des autres et créé une fraternité d’armes que Francs et Sarrasins, ayant peu de mots en commun, manifestaient surtout par des gestes d’amitié et des rires. Tahir ne participait que par à-coups à cette liesse et montrait souvent un visage songeur. A la fin du repas, il se retira avec Childebrand, Erwin, et Timothée comme interprète, dans une pièce où, tout en buvant une tisane à la menthe tandis que ses hôtes dégustaient un vin chaud aux aromates, il commença par renouveler ses excuses pour l’accueil réservé à l’ambassade, lequel « entachait les vertus d’hospitalité que les Arabes avaient toujours eu à cœur d’honorer ». Puis il en vint à ses préoccupations, à cette « affaire de résidence » qui lui paraissait très étrange.

— Je veux bien, dit-il, que l’hôtel dans lequel nous recevons habituellement des personnalités telles que vous ait été occupé. Mais, à défaut, on aurait pu vous offrir autre chose que ce bâtiment dans lequel… mais passons !

— Il est vrai que nous nous en accommodons, dit Erwin, mais je ne sais pas comment interpréter cette décision.

— Peut-être n’est-ce pas vous que l’on voulait offenser…

— L’offense demeure…

— … mais moi, et, à travers moi… La situation est loin d’être simple, en ce moment, ici…

— J’avais cru le comprendre. Mais, dis-moi, c’est bien sur ordre du vizir, si mes souvenirs ne me trompent pas, que tu t’es rendu à Tripoli, à notre rencontre.

— Exactement sur ordre de son fils Al Fadl ben Yahya, qu’il ne faut surtout pas confondre avec le chambellan Al Fadl ben al-Rabi…

— Pourquoi « surtout pas confondre » ?

Nouvelle hésitation du commandant sarrasin qui finit par répondre :

— Parce que entre les bureaux du vizirat et les services du chambellan…

— Vraiment ? dit le Saxon avec un sourire au coin des lèvres.

— A-t-on pris ombrage chez le hadjib du fait que nous ayons été désignés pour accompagner votre ambassade ? avança Tahir.

— Quelque différend pourrait-il l’expliquer ?

— Non, certes non ! Mais vous savez ce que c’est : chacun veut être le premier dans l’esprit et dans les bonnes grâces du maître et s’y emploie. Cela suscite naturellement des jalousies, des compétitions, parfois même des manœuvres obliques… N’en est-il pas de même partout ?

— Sans doute, sans doute…

— Mais je n’arrive pas à croire que ce soit le cas. Il doit y avoir quelque part un malentendu.

— Il se peut. Ou pire… en tout cas pour nous…

Tahir secoua la tête avec agacement et marmonna des paroles inintelligibles. Puis il se décida :

— Je vais laisser auprès de vous l’un de mes adjoints, pour le cas, que j’espère improbable, où quelque chose de fâcheux surviendrait. Il saura où et comment me joindre dans les moindres délais, de façon que je puisse intervenir… précaution inutile sans doute… Mais sait-on jamais ? Notamment à cause de ce coup d’État à Constantinople, nous vivons et allons vivre des temps troublés.

Ce « notamment » laissa Erwin quelque peu rêveur, mais il se garda bien de le relever pour en faire éclaircir le sens.

 

Le lendemain, veille de la Noël, le frère Antoine se rendit au marché avec des domestiques, comme il l’avait déjà fait, afin de guider leurs achats. La piété n’excluant pas la bonne chère, il avait décidé que la nativité du Christ devait être célébrée, en cette terre étrangère, avec une ferveur et par des agapes exceptionnelles qui rattacheraient en esprit les Francs à leur lointaine patrie. « Par la gueule aussi, je l’espère », pensa-t-il.

Au lieu des sourires et des propos plaisants qui l’avaient accueilli le jour précédent, de l’obligeance qu’on avait montrée, il trouva des commerçants aux mines renfrognées qui prenaient des attitudes hostiles accompagnées de propos désobligeants, voire d’insultes prononcées à mi-voix. Un boucher et un boulanger refusèrent même tout service. Il parvint, non sans difficultés, à acquérir de quoi organiser un festin. Il ne s’attarda pas dans le souk, mais regagna au plus vite la résidence afin d’avertir Childebrand et Erwin du changement qu’il avait observé.

Les missi, assistés de Timothée et de Doremus, venaient d’accueillir pour une audience un personnage somptueusement vêtu mais avec quelque chose dans son allure, ses gestes et son élocution qui le distinguait des dignitaires sarrasins ; il parlait, quoique avec un fort accent, un latin des plus corrects. Erwin fit signe à frère Antoine de prendre place en nommant leur interlocuteur :

— Voici le très honorable Ruben ben Nemouel, collaborateur du Rech Galutha.

D’un geste courtois, Childebrand invita ce dernier à s’exprimer.

— Nous savons, commença l’émissaire de l’exilarque, que votre empereur, au contraire des Byzantins, et à l’instar de ce qui se passe ici – l’Éternel en soit loué ! – a consenti à nos communautés juives, en ses royaumes, un statut leur assurant la prospérité dans la justice ainsi que la liberté de culte. Exemple magnifique, bonté qui réjouit nos cœurs ! Le commandant Éléazar qui entretient avec ses navires une liaison entre Orient et Occident nous a fait parvenir depuis Tripoli un courrier qui annonçait votre arrivée, et précisait l’objet, ô combien noble, de votre ambassade.

Il reprit son souffle.

— Cependant nous avons appris, par un autre courrier arrivé récemment et directement de Palmyre, l’abominable forfait dont vous avez été les victimes. Nous ne savons pas exactement quels sont les dommages que vous avez subis. Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour estimer que les pillards s’en sont pris en premier lieu aux dinars dont vous disposiez depuis qu’ils vous avaient été remis par l’un de nos changeurs à Tripoli.

Childebrand, à cet instant, tendit à Ruben ben Nemouel un document que celui-ci parcourut rapidement du regard avant de le rendre au comte.

— Point n’est besoin de ceci, dit-il, pour que vous puissiez disposer auprès de nous de toutes les sommes dont vous pourrez avoir besoin afin de mener à bien votre mission. Ce sera pour nous un honneur que de servir les ambassadeurs de l’empereur Charles.

Il jeta un coup d’œil autour de lui.

— Sachant dans quel état se trouvait cette demeure où un certain oncle de l’actuel calife organisait des fêtes… enfin vous me comprenez… et qui a été laissée à l’abandon depuis un quart de siècle, nous n’avons pas voulu croire, d’abord, qu’elle vous avait été attribuée comme résidence, ou, pour être plus exact, qu’on vous y avait conduits…

— Cela fait-il une différence ? demanda Erwin.

— Peut-être… Mais puis-je savoir qui vous y a menés ?

— Un officier escorté par une garde et qui nous attendait à l’une des portes de la « ville ronde ». Il nous a déclaré qu’il avait été chargé par le chambellan…

— Que dis-tu ? Par le hadjib ? s’étonna Ruben. Mais l’accueil des hôtes de marque du calife ne dépend pas de ses services, et encore moins l’attribution d’une résidence !

— De qui alors ?

— Du vizir ! Il m’étonnerait fort que ce dernier se soit dessaisi de cette prérogative !

— Voilà qui m’explique l’étonnement et la colère rentrée de Tahir…

— Tahir ?

— C’est l’homme qui commandait l’escorte qui nous attendait à Tripoli et nous a accompagnés jusqu’ici, non sans les graves difficultés que tu connais.

— Tahir ?… s’interrogea Ruben. N’est-ce pas un homme assez jeune, d’une certaine prestance, et qui appartient à l’entourage de Yahya, le très puissant vizir ?

— Plus exactement de son fils, Al Fadl, précisa Timothée.

— Je vais, je vous l’avoue, d’étonnement en étonnement, dit l’envoyé de l’exilarque. Si ce Tahir est celui auquel je pense, il dispose d’un certain pouvoir et d’un crédit certain auprès du vizirat, qu’il s’agisse du père, Yahya donc, de son fils Al Fadl ou de son autre fils Djafar, quoique ce dernier… Mais enfin…

— Est-ce donc un vizirat à trois têtes ? s’enquit Childebrand.

Ruben ben Nemouel sourit.

— C’est à peu près cela, répondit-il. Oui, un pouvoir à trois têtes, mais avec des hauts et des bas. Cela dit, les Barmakides* – c’est le nom de cette lignée de vizirs – le tiennent encore fermement, et il est vraiment stupéfiant qu’un de leurs hommes de confiance, en l’occurrence ce Tahir, ait été évincé au dernier moment par un émissaire du chambellan ! Il est vrai que nous vivons des temps…

Il chercha ses mots et renonça à achever sa phrase.

— En tout cas je suis chargé de vous dire que si quelque difficulté surgissait… ou avait déjà surgi, si votre mission se heurtait à des obstacles imprévus, voire insolites, vous pouvez, vous pourrez compter sur nous.

— Des obstacles ? intervint Childebrand. Nous en avons déjà rencontré et de taille. Et nous voici en cette étrange résidence, à l’écart, et nous demandant comment nous allons pouvoir approcher ce calife qu’il nous faut pourtant rencontrer.

— Une audience de Haroun al-Rachid n’est déjà pas facile à obtenir en temps ordinaire, mais alors, dans les circonstances actuelles !… Cependant, pour vous, ce sera évidemment plus aisé. Avec les documents vous accréditant, je pense que deux ou trois semaines suffiront. Ce sont précisément les services du vizir, à qui vous les aurez remis, qui…

— Un instant, intervint Erwin. Je crois que nous devons en venir au fait. Il est inutile de se cacher derrière son petit doigt. Ces documents, nous ne les possédons plus ! Ils nous ont été volés en même temps que le cadeau choisi par notre souverain et destiné au calife : un sabre de très grande valeur. Et désormais…

Ruben ben Nemouel hocha la tête puis réfléchit longuement en caressant son abondante barbe.

— Voilà, dit-il, qui va compliquer sérieusement votre mission… et qui pose, d’autre part, de nombreuses questions, lesquelles, d’ailleurs, n’ont pas seulement trait à votre ambassade… Naturellement, je garderai le secret…

Il réfléchit encore un instant.

— Mais enfin, vous êtes ici, nul ne peut l’ignorer et l’on doit bien savoir à la cour qui est venu, sur mandat de qui et pourquoi. En attendant, vous pouvez déposer oralement une demande d’audience, d’abord auprès du vizir. Et puis il m’étonnerait fort que celui-ci ou celui-là ne prenne pas l’initiative de vous rencontrer. Voyez-vous, nous sommes tous, sur le damier de la puissance, les pions d’un jeu terrible.

— … qui nous intéresserait aussi ?

— Comment vous le dire ainsi ? Cependant, ce que vous m’avez appris a de quoi nous intriguer. Une enquête s’impose, et pas seulement pour votre édification. Je ne manquerai pas de vous communiquer, ou de vous faire communiquer, tous les éléments d’appréciation présentant de l’intérêt pour votre mission. Vous pouvez vous fier à nous et compter sur notre aide. Votre souverain est un juste et votre ambassade, eu égard aux dispositions belliqueuses de Nicéphore, particulièrement bien venue. La reconnaissance, l’estime et l’intérêt s’accordent pour que nous l’appuyions. Ne trahissant pas celui qui règne ici, nous pouvons aider loyalement celui qui règne là-bas, au loin, à l’ouest.

Sur cette promesse, Ruben ben Nemouel prit congé. Timothée, qui l’avait reconduit jusqu’au portail, revint précipitamment indiquer aux missi que des factieux, pierres en main, armés de bâtons et poussant des cris menaçants étaient en train de s’attrouper autour de la résidence. Le frère Antoine venait justement de faire le récit de l’accueil hostile que les commerçants du souk, de façon inattendue et apparemment inexplicable, lui avaient réservé. Childebrand et Erwin, tout en prenant les mesures de défense que leur permettaient leurs propres moyens, et jugeant qu’ils seraient très insuffisants en cas d’émeute, décidèrent d’envoyer immédiatement par le fleuve l’agent de liaison que leur avait laissé Tahir prévenir ce dernier de la fâcheuse tournure que prenaient les événements. Puis ils répartirent aux différents accès, préalablement fermés, tous ceux, gardes et serviteurs, qui pouvaient opposer une résistance à un éventuel assaut ; eux-mêmes, avec Hermant et leurs assistants, se réservèrent d’intervenir aux points chauds. Timothée, à qui ils avaient demandé de tendre l’oreille pour mieux discerner à qui s’en prenait la foule, de plus en plus nombreuse, put leur indiquer que les vitupérations et injures avaient principalement pour cible les Byzantins auxquels étaient promis désastres, supplices raffinés et hécatombe. Les « chiens étrangers », les « infidèles, porcs abjects et vomissure de l’univers », n’étaient pas non plus épargnés.

— Mais ce qui m’a fort étonné, ajouta le Grec, c’est que les vociférateurs s’en prenaient aussi, et avec violence, au vizir en lui reprochant d’avoir invité à Bagdad « des sectateurs de l’abominable Nicéphore, ennemi juré de l’Islam », et d’avoir offert l’hospitalité à ses espions !

— Voilà qui est pour le moins inattendu, commenta le Saxon… Instructif peut-être…

Le Goupil le regarda : qu’avait-il encore derrière la tête ?

— Je croyais pourtant, intervint Childebrand, que les autorités avaient fait parcourir le quartier et le souk par des crieurs pour faire savoir que nous n’avions rien à voir avec les Byzantins, tout au contraire…

— Il faut donc croire qu’ils n’ont pas été entendus, avança le frère Antoine.

— … ou que les séditieux viennent d’un autre quartier et d’un autre souk, ajouta le Grec.

— … auquel cas ils ont été rassemblés et conduits jusqu’ici par des meneurs, compléta Doremus. Or c’est précisément ce que j’ai pu conclure en observant la manière dont certains commandaient la manœuvre et lançaient des outrages et des invectives (y compris contre le vizir) qui étaient ensuite repris et répétés en chœur par les séditieux.

— Une manifestation sur commande ? suggéra Erwin.

— Cela y ressemble fort, maître !

— Tout va donc dépendre de ce que les meneurs en question veulent faire. Jusqu’où entendent-ils aller ? S’en tenir aux vociférations ou lancer un assaut ?

— En attendant, nous en sommes aux jets de pierre, constata Doremus en voyant tomber dans la cour des projectiles lancés par-dessus le mur.

— En se serrant contre l’enceinte, nos défenseurs pourront éviter qu’ils ne leur tombent dessus, fit observer Childebrand. Et si les assaillants s’en tiennent là…

— Seigneur, tu sais ce qu’il en est, releva l’ancien rebelle : les meneurs ne maîtrisent que les commencements ; tout peut leur échapper rapidement. Et alors le pire peut advenir !

Timothée jeta un regard autour de lui, en caressant son collier de barbe.

— Cela m’ennuierait vraiment beaucoup, dit-il, de rencontrer la mort en un lieu aussi sordide.

— Nous n’en sommes pas encore là, marmonna Hermant.

Cependant les émeutiers qui ne se heurtaient à l’extérieur à aucune résistance, s’étaient enhardis, tout en continuant à hurler et tempêter, jusqu’à tenter de forcer l’entrée de la résidence. Ils en martelaient le portail et lançaient des pierres de plus belle pour en écarter les défenseurs. Doremus, qui, depuis un poste élevé, observait leur tactique, aperçut tout à coup un groupe d’émeutiers, une dizaine, qui transportaient un lourd madrier et approchaient au pas de course : ils allaient sans nul doute s’en servir comme d’un bélier pour enfoncer le portail. En effet, accélérant encore l’allure, ils lui portèrent un premier coup qui l’ébranla, puis, reculant pour prendre de l’élan, un second qui le fendit. Construit pour un séjour d’agrément et non pour une citadelle, il ne résisterait pas longtemps. Au moment où ils allaient le frapper de nouveau sous les encouragements cadencés de la foule, surgirent une douzaine de miliciens menés par un homme en lequel Doremus reconnut immédiatement Tahir. Ceux qui s’apprêtaient à attaquer l’entrée une nouvelle fois se retournèrent surpris, lâchèrent leur poutre et firent face. Une bataille s’engagea, à coups de gourdin, car, par une sorte d’accord tacite, personne n’avait recours aux armes blanches. Le commandant sarrasin et ses miliciens furent bientôt cernés par des factieux qui continuaient de vouer aux affres de l’enfer tout ensemble les Byzantins, les infidèles, les espions ainsi que le vizir « leur complice », et qui acclamaient, chose nouvelle, le chambellan, lequel saurait bien, lui, « écraser la vermine », « faire place nette » et remettre de l’ordre vigoureusement » en terre d’Islam.

Comme ceux qui étaient venus à leur secours, agressés de toute part, étaient sur le point d’être submergés, les missi décidèrent qu’il était temps de passer à la contre-offensive. Ils rassemblèrent toutes les forces dont ils disposaient et en formèrent un groupe d’assaut derrière le portail qu’ils firent ouvrir brusquement. Tous alors chargèrent aux cris de « Noël, Noël ! ». Pris en tenaille entre les miliciens de Tahir qui se défendaient avec énergie et les « assiégés » qui, à présent, les attaquaient, les émeutiers commencèrent à décrocher, ceux qui paraissaient être leurs chefs leur ayant eux-mêmes donné l’ordre de se replier.

C’est alors qu’un homme, qui s’était tenu jusque-là à l’écart, saisit brusquement sous sa robe une dague et courut vers Tahir qui lui tournait le dos pour la lui planter entre les deux épaules. Frère Antoine fut plus prompt que lui. L’agresseur, qui allait atteindre sa cible, s’arrêta tout à coup, avec un visage qui exprimait une intense surprise, puis il lâcha son arme, porta les mains à sa gorge dans laquelle était fiché un couteau et s’abattit, foudroyé, en vomissant un flot de sang. Les derniers manifestants s’enfuyaient. Tahir, qui ne s’était rendu compte de rien, se retourna. Il aperçut celui qui gisait, puis le frère Antoine qui s’approchait. Un milicien, qui, lui, avait observé toute la scène, parla à l’oreille de son commandant. Celui-ci resta un instant sans voix, regardant alternativement le mort et le moine qui se penchait pour reprendre son couteau de jet. Enfin, avec gravité, il salua le frère Antoine d’une inclinaison de la tête.

— Je te dois la vie, mon ami, lui dit-il.

Pour tout commentaire, le moine, avec un sourire, de sa main droite, désigna le ciel.